Les titres de John Bunyan à la place qu'il occupe
dans le coeur de la chrétienté protestante sont nombreux. Sans doute
les chrétiens de langue anglaise ne peuvent-ils oublier que, venu au
monde douze ans après Shakespeare, et, lui aussi, un magnifique
ouvrier de la langue anglaise, 9 a été plus lu que Shakespeare. Mais
le protestantisme du monde entier, Indifférent aux bornes du monde
anglo-saxon, voit en Bunyan un de ces hommes cariatides qui, de
siècle en siècle, se dressent superbement pour supporter le toit de
l'édifice chrétien.
Il a une place à part. Il réalise un
type de chrétien. Il le fait avec tant de force Qu'il est devenu un
« héros » religieux, chef de file d'une lignée, Incarnation d'un
Idéal. Dans la grande famille chrétienne de l'Eglise, il représente
le peuple ou la plèbe, la multitude des petits, de ceux qui se
comptent autour des Béatitudes, qui n'ont le prestige ni de la
richesse, ni de l'éducation, mais qui vivent de la Bible, ayant
trouvé en elle leur vocation d'enfants de Dieu. Ils sont rois,
sacrificateurs, au demeurant petits artisans, hommes et femmes,
humbles, pauvres, travailleurs. Bunyan est frère aîné parmi eux,
rien de plus, en toutes choses leur égal, sauf pour la marque
particulière qu'une vocation divine toute spéciale a mise sur son
âme, sauf aussi pour le génie de sa personnalité exceptionnelle,
puissante et délicate tout ensemble.
John Bunyan. serait sans doute le
patron saint des rétameurs si nous nous payions le luxe de sainte et
de confréries. Il n'en est pas moins monté en vitrail. Si ses restes
reposent dans le cimetière de Bunhill Fields, à Londres, l'Abbaye de
Westminster, le sanctuaire national de l'Angleterre a honoré sa
mémoire, et s'est honorée elle-même, en consacrant un vitrail au
souvenir de « l'immortel rêveur ». Les princes de l'Eglise établie,
celle-là même qui, jadis, tint le chaudronnier de Bedford sous les
verrous, pendant douze ans, pour le crime d'avoir prêché l'Evangile
sans autorisation, exaltent aujourd'hui « le plus grand génie
religieux que l'Angleterre ait jamais connu ».
Il y a eu réparation éclatante. Mais aujourd'hui,
pas plus que de son temps, Bunyan n'est chez lui parmi les
dignitaires. Il appartient à la Meeting House de Bedford, point à la
Cathédrale nationale. Sa place est parmi les petits. D'ailleurs,
même au temps de son plus haut éclat, alors qu'il vivait encore, Il
était solitaire parmi les grands de sa génération. Est-ce parce
qu'il était terriblement sincère, entier, à l'emporte-pièce ? Il
n'avait pas quitté le peuple. Son testament commence par ces mots :
« Moi, John Bunyan, chaudronnier... » Il demeure ouvrier, s'il
appartient à la fine aristocratie de l'esprit et de l'art, aux côtés
du pauvre Charpentier.
D'ailleurs, il était l'élu des petites
gens. Aucun évêque, aucune autorité ecclésiastique ne le leur avait
Imposé. Il était des leurs, Ils tenaient à lui, Il tenait à eux. Et
si vraiment toute l'oeuvre de ce chaudronnier offre l'image d'une
lutte pour la vie, celle de l'âme s'entend, qui sait si,
confusément, ils ne sentaient pas que ce conflit si magnifiquement
décrit, n'était pas le prolongement de celui qui leur était propre à
tous, hommes et femmes du peuple, pour le droit au pain quotidien,
au sein de leur misère ?
Il était prince dans le royaume de la
foule. Une estampe nous le montre haranguant une assemblée en plein
air. « Figure puissante et fine, plus en chair que ne l'est
d'ordinaire un homme en qui l'esprit est aussi actif ; les os sont
saillants sous la peau, il est rouge de complexion, a les yeux
grands, brillants, poétiques, les lèvres charnues, la mâchoire
carrée, le nez droit et hardi, la chevelure ondulée, rousse... A sa
puissance physique s'ajoute une grâce naturelle. S'il fronce les
sourcils, c'est sans trace de vulgarité ou d'humeur. Quand Il
sourit, c'est le rayonnement d'une âme ensoleillée, Irrésistible,
cordiale. Il y a dans une telle physionomie une richesse de bonhomie
qui est elle-même une force magnifique. »
Contraste : il est au naturel
taciturne et silencieux, tordant en son esprit quelque question
subtile qu'il vient de prendre au collet. Mais qu'il argumente,
voici l'homme massif en action. Il discute avec véhémence, ne
pouvant faire autrement, le visage embrasé, sa chevelure léonine au
vent. Il est déchaîné contre Bélial et ses suppôts, c'est-à-dire
contre les évêques et les sectaires, contre ceux qui tiennent le
peuple dans l'erreur et sous l'oppression, fût-ce l'oppression d'une
formule. Son langage est violent. John Bunyan est de son temps. Il
décoche les épithètes sonores et injurieuses avec une fougue
martiale. Certains de ses écrits sont savoureusement truffés des
douceurs du temps où l'assimilation au diable et aux démons est bien
parmi les plus bénignes.
Mais, n'est-ce pas, les temps exigent
de ces hommes, fils de la tempête. Bunyan en impose par sa
corpulence, par son langage abrupt, à angles, à tranchants et à
pointes, qu'il manie comme une masse d'armes dans la défensive et
l'offensive, avec une adresse déconcertante.
En lui, cependant, Savonarole voisine
avec Saint François. Il harangue sa génération avec des paroles Qui
brûlent, mais il chante son amour pour Christ comme un troubadour. «
Est-ce donc trop que d'être une viole... ? Les dons d'un homme ne
sont au mieux que les instruments sur lesquels l'amour joue sa
mélodie. »
Le prédicant illuminé, le Gospeller,
est une évocation du Moyen Age, mais c'est un moine sans bure ni
capuche, porteur plutôt de la défroque sombre d'un compagnon de
Cromwell ou des Pères Pèlerins.
Il a été et Il demeure héros religieux
parmi le peuple pour la magnifique certitude qu'il incarne. Le
Bunyan universellement connu est le solide vainqueur qui a remporté
le prix de son obstination. Ce que les petites gens de la vie
demandent, ce n'est pas la belle architecture des dogmes ou
l'étalage de puissance d'une Institution ecclésiastique. Il y a là
de la force, sans conteste, et qui Impressionne. Mais rien ne vaut
un homme de stature gigantesque, solidement planté 'dans ses
convictions simples, puissantes, et qui porte des cicatrices,
peut-être, mais aussi sur son visage cette gloire qui ne s'emprunte
pas, qui est le don indiscuté de la victoire. Voilà ce que
confusément, nous cherchons tous parmi les héros de l'âme et tel se
présente à nous John Bunyan, héros Inoubliable une fois rencontré.
Pour grandir son ascendant encore
auprès du peuple, il a son auréole d'homme de douleur. Il est homme
sur qui Dieu s'est acharné. Le saint n'est pas sorti tout fait des
mains du Très Haut. Il a été arraché éclat par éclat, sous le burin
et le maillet, du bloc de granit dont il est fait. Il est homme sur
qui lui-même s'est acharné ; il fait figure d'écorché et
l'impitoyable valet d'inquisition c'est lui-même qui l'a été. Enfin,
les puissants de ce monde se sont ameutés contre lui. Un cinquième
de sa vie en prison ! Son chant immortel, épopée de l'âme libre, a
jailli de la cellule d'une prison. Le musée de Bedford conserve
comme relique la porte de cette geôle, symbole éloquent de
l'impuissance humaine contre la volonté d'une âme et le
retentissement d'une voix.
A cet homme de douleur, la souffrance
a créé une auréole ; et comme pour compléter la beauté romantique de
cette vie faite de sanglots et de cris de victoire, voilà que la
mort le touche, alors qu'il est à cheval environné d'éclairs, au
sein de la tempête contre laquelle il lutte.
Il porte le signe de la croix, grand
parmi les croisés, à l'avant-garde, un chef.
Il est aussi le chef populaire par son
solide bon sens et son clair jugement. Il faut évidemment prendre
Bunyan dans sa forme définitive, lorsqu'il a achevé d'émerger du
chaos et en est sorti pour toujours. Certes, quand Jésus-Christ
convertit un loup, il n'en fait pas un agneau ; son bon sens solide
et ses certitudes claires, Bunyan les exprimera toujours avec
impétuosité. Il sera toujours de tempérament périlleux et violent,
et d'imagination passionnée ! Mais au travers de l'homme se livre
une vérité nue, autoritaire, irrésistible, qu'elle soit dite dans le
délicieux humour du chaudronnier en verve ou qu'elle apparaisse
enveloppée de tous les éclairs du Sinaï dans une tempête de mots.
Voyez Bunyan, pauvre riche, qui secoue sur nous en somptueuse
largesse, les pierreries de son manteau !
Il était adoré du populaire : il ne
pouvait en être autrement. Il l'est encore.
Le Christianisme perpétue son génie
intime, non dans des institutions et dans des dogmes principalement,
mais dans des personnalités. De temps à autre, une haute stature
émerge de la foule, s'isole, s'affirme par la seule autorité de ce
qu'elle est. Sur elle les regards convergent et aiment à s'arrêter.
Chacun reconnaît en elle un peu de lui-même et chacun peut prendre
en elle un peu de ce qui lui manque. Il faut à l'homme-troupeau des
hommes-bergers.
Bunyan est un de ces hommes en qui
l'homme d'une époque n'éclipse pas l'homme éternel. Toutefois, le
Bunyan que connaît l'histoire, est celui surtout Que la chrétienté
évangélique a appris à connaître non dans sa biographie, mals bien
dans les portraits dessinés de sa main, qui se sont détachés de ses
ouvrages, vivent de leur vie propre, mais bien pourtant de la
substance de leur Créateur, ayant été faits de son Image.
L'oeuvre de Bunyan est l'homme même.
Ses créations sont chair de sa chair, esprit de son esprit. Les 446
personnages Qui peuplent ses allégories, sont pour chacun un reflet
de sa propre personnalité, en telle ou telle de ses humeurs. Mais,
inévitablement, de cette multitude de formes, se détachent deux ou
trois silhouettes qui sont des manières de synthèses fortement
campées et à qui, en dépit de leurs mines différentes, Bunyan
ressemble comme un frère. Il y a le Puritain, Chrétien, l'homme au
fardeau et l'homme à l'épée ; Il y a Grandcoeur, le vainqueur, le
chevalier revêtu de lumière ; Il y a l'Homme à la Bible,
l'Evangéliste, le Témoin qui se tient au bord du chemin. Figures
d'un triptyque, dont chacune est le portrait de Bunyan en pied,
Inoubliable, et tel que nos yeux le cherchent, en quête d'un aîné
dans la vie.
Le puritain est le saint protestant.
Aucune béatification ne l'attend, faute de miracles à son actif, à
moins que l'on ne consente à considérer l'acier de son caractère et
la rigide et droite beauté de sa personnalité, née de l'absolu de
Dieu, comme le miracle qui dénonce en l'homme le saint.
Qu'on veuille bien oublier le puritain
de la caricature hostile et Injuste, forcée à plaisir de gros traits
noirs qui le font funèbre. Le puritain vrai a une grande sévérité
d'âme soulignée d'une joie grave et triomphante. Tel fut Bunyan.
Le puritain, dès qu'il nous apparaît,
nous semble être sous les armes, rigide dans une consigne ; ou
alors, son épée fait de grands moulinets. Il est au coeur d'un
combat. Il vit dangereusement, en défensive contre l'invisible, se
frayant un chemin droit, étroit, tenace, les mâchoires contractées,
le regard fixe et étrangement fulgurant. C'est que l'angoisse du
péché le poursuit et l'armure de sa sainteté l'écrase. Le puritain
est toujours chargé d'un fardeau. Après celui de sa culpabilité,
celui de l'armure de sa sainteté.
On le dit pessimiste. Peut-être. C'est
qu'il a le sens de l'éternel et de l'absolu, ayant appris à
connaître Dieu dans la Bible et surtout dans le draine de la grâce.
Et cette sainteté de Dieu lui brûle l'âme. Tout ce qui n'est pas
elle, ou tout ce qui n'est pas d'elle, est noir de nuit affreuse.
L'horrible laideur du péché ! Il la voit partout. Ce faiseur de
moulinets n'est pourtant pas un Don Quichotte chargeant des moulins
à vent. Le péché est inexorable réalité. Pessimiste, oui, il l'est
douloureusement parce qu'il voit clair et que son coeur, épris de
sainteté et de perfection est meurtri, plus qu'irrité, par le
perpétuel contact du frivole, du superficiel et du faux.
Incontestablement son esprit a pris le
pli de la critique, et c'est assez pour le rendre exaspérant.
Assurément sa sensibilité extrême le fait Impatient ,et irritable à
l'excès, et tout est dit quand on l'a proclamé insupportable. Mais
le puritain traduit à sa manière la grande angoisse de Dieu et la
rude et rigide exigence de sa sainteté, l'Evangile incarné dans une
croix rugueuse et sanglante. Il est ici question de vie et de mort ;
il est Impossible à celui qui le sait, de demeurer impassible et
froid. Le puritain a pris Dieu au sérieux ; il porte sa part du
fardeau de Dieu.
Il est jaloux. Il y a en lui un
vestige d'Elie dont la jalousie pour Dieu s'exhalait dans des
sanglots et dans des révoltes passionnées. Le puritain est
révolutionnaire. Il voit partout des esclaves et veut les libérer,
des âmes liées et entravées, et il veut couper leurs liens : parfois
il entame les chairs. Il est inexorable : laissez-le agir, Il fera
de ces hommes, des saints presque malgré eux. Ce libérateur est prêt
à se faire tyran. Mais on ne comprend pas ses colères dans
lesquelles se dissimule mal un sanglot.
Le puritain est raide, abrupt, absolu
et par conséquent violent. Il ne connaît pas de petit péché. Dans
une peccadille, il y a le monde, présence apocalyptique, puissance
d'enfer, Il y a l'abîme, Il y a l'Ennemi. On s'étonnera de cette
grande rigueur ! Mais le monde sera-t-il sauvé par des trousseurs de
madrigaux 7 Accordons-lui cette erreur « détestable » de peindre
trop noir. Encore une fois, le puritain considère toute chose dans
la perspective de l'éternel.
Il est, avons-nous dit,
révolutionnaire. Aussi n'est-il pas aimé des grands. Elle est chassé
dans sa montagne, Jean-Baptiste est décapité, Savonarole est brûlé,
Coligny poignardé, Bunyan jeté au cachot. Ces hommes parlent trop de
liberté, bien que loyaux sujets de l'Etat. Puis, ils mettent la
Justice de Dieu au-dessus de celle des hommes, les décrets d'En-Haut
au-dessus de la législation du temps. Ils sont raides et
inflexibles, au garde-à-vous devant la conscience, voix de Dieu.
C'est pour leur malheur, c'est pour leur grandeur.
Et pourtant, Bunyan est loyaliste. Les
autorités sont instituées par Dieu lui-même. Devant son roi ou son
Commonwealth, le puritain, cet homme qui ne plie pas, s'incline :
c'est qu'il a un culte, celui de la loi, celui du devoir. Dieu est
le garant de toutes les lois, de tous les devoirs. Mais il ne plie
devant la loi de son roi ou du Commonwealth que si elle s'identifie,
selon le témoignage de l'Esprit en lui, avec la loi de Dieu. Que le
roi lui-même sorte du chemin du devoir, malheur au roi ! Cromwell se
fait régicide; Bunyan, lui, préfère se laisser jeter en prison par
le roi : Il humilie ainsi la force splendide de l'Etat qui s'acharne
sur un homme qui ne se défend pas. Bunyan ici domine Cromwell ; Il a
mieux appris la leçon de la croix.
Homme du devoir, homme de la loi,
homme de l'éternité, homme de Dieu, Il est éternellement honni, haï,
pourchassé, parce qu'il est un terrible gêneur et parce Que les
hommes n'ont pas le souci de la gloire de Dieu. Et notre monde se
meurt faute de puritains de l'ancienne trempe : car le puritain est
le sel de la terre.
Le puritain pourtant connaît la joie.
Elle est farouche, tenue sous le manteau ou sous le masque d'une
Immuable rigidité ; mais elle éclate parfois et frappe nos regards
comme les rayons dorés qui fusent sous la porte fermée contre le
soleil. Joie grave, profonde, au rythme puissant, qui n'a rien du
halètement des Joies mondaines à souffle court. C'est la joie,
compagne d'une vie pleine malgré les restrictions, abondante comme
l'océan et connaissant de l'océan les lames de fond. Le puritain
cache sa joie. Il ne jette pas ses perles devant les pourceaux. Il
n'ouvre ni entr'ouvre sa cassette devant les frivoles, les moqueurs,
les ignorants.
Cet homme détaché ne connaît pas les
déceptions. Il est partout dans la maison de Dieu, en la présence,
dans le ruissellement d'une gloire invisible et qui lui suffit.
Tel nous paraît Bunyan.
Mais voici la seconde figure du
triptyque. C'est un chevalier à l'armure étincelante et qui va son
chemin,
« Comme un haut cri de foi, Il tient
en l'air sa lance », et sa cuirasse ne le protège que sur la
poitrine « parce qu'il ne tourne jamais le dos à l'ennemi »
Grandcoeur, comme aussi le chevalier bardé de fer sortant du «
Palais plein de Beauté », c'est Bunyan. En son héros vainqueur
destiné à toutes les victoires, s'incarne sa foi alerte, gaillarde,
et surtout une Immense certitude de triomphe. Le chevalier revêtu de
lumière est essentiel dans l'oeuvre de Bunyan. C'est lui qui,
dominant le peuple des différentes allégories, entraîne tout ce
monde, et le lecteur avec lui, dans son élan inlassable et têtu vers
la Cité Céleste, vers la vie et plus de vie encore, vers l'éternité
triomphante. Si l'existence est une avancée, une lutte constante,
une grande victoire, en définitive, faite d'une multitude de petites
victoires, Il est aux avant postes, guidant les plus hardis. Il est
à l'arrière garde aussi, insufflant sa vision, son courage, son
enthousiasme au traînard. Il lui dit son histoire merveilleuse : la
vie vaut la peine d'être vécue. Oui, dût-elle être passée, pour un
bon cinquième, dans une geôle ! Allez, les barreaux de la fenêtre ne
seront jamais assez serrés pour empêcher de jaillir, de sortir et de
s'épandre, le chant libre du prisonnier !
Mais la vie se prend bravement, à bras
le corps, en vainqueur, car, c'est ici le secret, l'armure est celle
de Christ qui a vaincu le monde.
Voici le bon chevalier Bunyan qui
passe. Son pas est assuré. Il a l'expérience des mauvais chemins, il
sait d'instinct où mettre les pieds. Il peut l'enseigner à d'autres.
Il passe, le regard perdu dans un horizon lointain. Il porte des
cicatrices sur tout le corps, son armure nous livre les souvenirs
des rudes coups reçus. Notre âme tressaille de joie à le voir
passer. Elle veut le suivre, emboîter le pas ! Il nous accueille, il
est l'aîné. Il nous prêtera ses armes et la flamme de son
enthousiasme.
Sans doute, ce n'est qu'un rétameur de
casseroles et de chaudrons ; il n'a pas de supériorité sociale sur
le plus humble d'entre nous. Mais il vient en ambassadeur de ce pays
que Christ éclaire. Il vibre de la joie et de l'ardeur de vivre. Il
nous change des âmes stagnantes et qui nous chassent par leur odeur
putride. Il est, lui, un torrent qui dévale sa pente, qui s'étale
majestueusement et va son chemin vers l'océan.
Ce n'est qu'un homme comme nous, mais
qui a vaincu. Il a conquis la vie à la pointe de ses sacrifices. Il
s'est ouvert un chemin à travers les épouvantes, les craintes
subtiles, propres aux âmes scrupuleuses, au travers de sombres
désespoirs. Nous avons besoin de lui. Celui qui a été beaucoup
tenté, sait. Or, Bunyan a beaucoup douté, il a beaucoup pleuré ;
mais il n'a cessé d'avancer. Il a appris beaucoup et peut beaucoup
nous apprendre. Il sait Que toutes choses concourent au bien de ceux
qui aiment Dieu, qu'il lui suffit d'aller droit devant lui ; la
vérité qu'il porte en lui est sa sécurité. Fille est armure sortie
de l'arsenal divin. Bunyan, jadis la proie de toutes les peurs, a
maintenant confiance en lui-même, ayant éprouvé la trempe des forces
neuves que Dieu lui a remises en sa grâce généreuse.
Je le vois jeune et emblème d'une
Indestructible jeunesse. Je ne me l'imagine pas mourant à soixante
années d'âge, le corps usé, victime d'une pluie glacée. C'est son
âme qui nous est restée en héritage, éternellement flambante du bel
enthousiasme de la vie, de jeune et belle foi. C'est bien cela : un
chevalier dont l'armure étincelle et joue avec les rayons du ciel.
Il m'oblige à son allant, il m'impose
sa vaillance. J'ai été lâche : il me réconforte et m'arrache à ma
paresse. Il me convainc que je ne puis être un raté définitif. Je ne
puis demeurer en place, il faut que J'aille, moi aussi. J'avais,
avant de le connaître, le sentiment de vivre. Lui connu, il me
semble que je piétine, que J'ai renoncé à vivre. En avant donc !
Vivre est autre chose que de se laisser porter. Tout me dit
maintenant que la vie doit être une prestigieuse aventure, une
épopée, sonore de cris de guerre poussés, de chants clamés à
tue-tête, de coups donnés, et reçus, et rendus ; que la vie doit
être vécue sur la ligne de danger, faute de quoi on n'est qu'un
pleutre. On se terre dans la médiocrité, dans le néant, et tout
serait dit ?
Il est cuirassé dans ses certitudes.
Il avance à l'abri de sa prière ; ses combats se livrent à genoux.
Ce n'est pas un chevalier errant. Il sait où Il va. Même devant le
juge Sir John Kely et Mr Cobb, greffier du tribunal, homme sincère
mais geôlier Inflexible, il sait où il va. En Terre Sainte ? Oui,
mais point celle que détient le Turc ! Il est maître de sa vie. Sa
gracieuse Majesté Charles II Stuart tient le corps, mais cette
étreinte est risible. Qui peut arrêter l'âme sur le chemin de
l'éternité ? Le péché seul ! Mais il en a disposé. Il a fait sienne
tout simplement la parole divine : « Ma grâce te suffit ».
Et pourtant, il est chair de notre
chair. Ce maître ès science de la vie et qui est l'image même de la
victoire, de la vie conquise de haute lutte, porte les marques
profondes de mystérieux combats. Il n'a pu effacer les cicatrices de
son visage ; Il ne veut pas le faire, d'ailleurs. Il veut « les
montrer au Seigneur de la vie ». Mais que ce saint nous est précieux
Il a traversé nos vallées et piétiné nos ornières Il a connu nos
étouffements, nos étranglements ; il a heurté son front,
sauvagement, aux parois abruptes de nos impasses. Il a pleuré de
rage, de douleur, de désespoir. Mais il en est sorti, lumineux,
grandi. Tout est là. Et tout son passé affreux est absorbé dans
l'éclat de son épanouissement. C'est cela qu'il nous lègue, avec son
épée.
Ce preux chevalier de la vie porte un
nom en devise sur ses armoiries : la grâce de Dieu. Il est compagnon
de Paul : c'est par la grâce de Dieu qu'il est ce qu'il est. Ce mot
est Inséparable de ses hauts faits, de ses victoires, de son départ
et de son arrivée. Il faut qu'il initie tous les nouveaux venus: ce
mot, la grâce, explique tout.
Ainsi nous apparaît John Bunyan, par
le truchement des personnages qu'Il a créés, et traduit dans les
phrases haletantes et sonores de son autobiographie ; brave devant
la vie, en acceptant tous les devoirs, les responsabilités, les
épreuves et les joies, brave devant la mort, devant l'éternité;
l'âme égale confiante, obéissante, allante, le regard toujours
orienté vers l'horizon de Dieu d'où la lumière jaillit qui lui
embrase le visage. Tel est Bunyan, qui donne le mot d'ordre aux âmes
qui passent, pour le combat qui les attend.
Nous ignorons ce que furent les
dernières paroles de Bunyan. Mais son testament spirituel, nous le
trouvons dans la bouche de Grandcoeur au seuil de la mort : « Je
lègue mon épée à celui qui me succédera dans mon pèlerinage, et mon
courage et mon habileté à celui qui est capable de les recevoir.
J'emporte avec moi mes marques et mes cicatrices, qui prouveront que
j'ai combattu pour celui qui veut me récompenser. »
Mais voici la troisième figure du
triptyque: l'homme à la Bible, la Voix sur le bord du chemin,
l'Evangéliste, le prophète.
Dans le Voyage du Pèlerin, nous lisons
ces lignes, décrivant un portrait que le Pèlerin découvre sur un
mur, dans la maison de l'Interprète, et que celui-ci explique ;
« ... Un homme remarquable... les yeux
tournés vers le ciel. Dans ses mains, il tenait le meilleur des
livres; la loi de vérité était écrite sur ses lèvres, et le monde se
trouvait derrière lui. Il avait l'attitude de quelqu'un qui plaide
avec les hommes... Cet homme est un entre mille. Il peut engendrer
des enfants, être en travail pour les enfanter et les nourrir
lui-même après les avoir mis au monde. Le fait qu'il a les yeux
levés vers le ciel, le meilleur des livres en sa main et la loi de
vérité sur ses lèvres, signifie qu'il doit faire connaître les
choses cachées aux pécheurs; c'est pourquoi il plaide avec eux... »
Ces mots ont été gravés sur la statue
que les admirateurs de Bunyan ont élevée à sa mémoire, au centre de
Bedford où Il a travaillé, lutté et souffert et qui le représente
sur le bord du chemin, la Bible ouverte, et plaidant avec les
passants.
Bunyan demeure le type du prédicateur
laïque, Incarnant l'esprit du christianisme militant et agressif,
l'esprit des premières générations de la foi où tout chrétien était
porteur d'un message, l'esprit le plus authentique et le plus
caractéristique de l'Evangile, celui du don gratuit et du
témoignage, faute duquel le christianisme s'étiole et se condamne à
une nécrose lente, prélude à une mort décisive.
On le voit sur la place de Bedford, en
bronze et gigantesque, enraciné dans la masse du socle par des
jambes puissantes, massif, image même de la force de conviction. Il
a en mains la Bible, inséparable de sa force, la Vérité. Il
s'identifie avec son message de grâce. Il est là, ne représentant
aucune Église en particulier, aucun corps de doctrine d'une façon
spéciale : il a un livre, la Bible, un message, la grâce. Et parce
que la Bible est ouverte pour tous et la grâce offerte à tous, il
est ainsi, homme fraternel qui offre ses services aux venants sur le
chemin, le symbole de la gratuité et du souci désintéressé des âmes.
Il n'est pas racoleur. Il donne et voit partir les âmes
réconfortées. Il plaide auprès de tout venant pour son salut ; il a
l'angoisse de sa destinée.
Au surplus, il est plein d'une vérité
qu'il ne peut retenir. Chaudronnier, il faut qu'il parle en harangue
agressive ; prisonnier, il faut qu'il parle par le livre et par le
chant ; pasteur, il reprendra la parole du haut de la chaire ; mort,
il parle toujours.
Il est par excellence, l'Homme de la Bible. C'est
pratiquement le seul livre de sa vie. Dans la Bible, il apprend la
langue qu'il écrira avec tant de force et de grâce ; elle lui
enseigne à parler comme les prophètes et les apôtres. La Bible pèse
sur sa vie, lui impose une tradition, celle du témoignage. Il ne
peut se secouer de cette contrainte ; elle lui est d'ailleurs
légère. Comme Dieu a pris Amos à son troupeau, Il l'a enlevé, lui, à
son réchaud et à son soufflet. Il a à se servir de lui comme il
s'est servi de Simon Pierre pris à ses filets, ou de Lévi entraîné
loin de son banc de péage et de ses comptes.
John Bunyan serait-il désorienté de
nos jours ? Peut-être. Le chrétien moyen a perdu le sens de ses
responsabilités. Il ne sent plus la contrainte de la vérité qui veut
et qui doit être proclamée à tout prix; il ne ressent plus la
douloureuse solidarité qui l'associe à la perdition des perdus. Une
sorte de ,sécurité personnelle, ou plutôt le sentiment qu'une telle
sécurité lui est assurée, a émoussé en lui la préoccupation
essentielle du chrétien primitif ; à moins que ce ne soit parce que
l'expérience personnelle de la grâce lui manque, ce qui, certes,
n'avait pas fait défaut au chaudronnier de Bedford. N'est-il pas
l'homme qui a traversé des vallées ténébreuses et qui a émergé de
tous ces désespoirs, victorieux par la seule vertu de cette grâce
qui l'a saisi, qui l'a contraint, qui l'a sauvé, et que maintenant
il prêche à tout venant ? Il a ressenti une grande délivrance. Sa
vie tourmentée a été apaisée, son âme écartelée a trouvé l'unité;
désorientée, elle a ressaisi le sens profond de sa destinée ;
épouvantée, elle a conquis la claire certitude, l'a connue par
possession et non par ouï dire. Une telle expérience oblige au
témoignage. John Bunyan est un homme qui a été conquis et c'est ce
qui lui fait une âme de conquérant. Il porte le signe de la
violence, semblable à Paul que la grâce de Dieu a amené de force à
la vie, comme avant terme. Il use envers les autres du procédé dont
Dieu a usé envers lui : il devient un sauveteur d'âme. Il a été
poursuivi par la grâce divine, par la voix qui ne veut se taire, qui
relance le fuyard et le fait sortir des excuses sans fin dans
lesquelles Il se terre. A son tour, il est l'infatigable voix. Il
arrête les âmes qui cheminent sur les routes, les harangue, les
harcèle, les assiège, les vaine.
Mais est-ce lui vraiment ? N'est-ce
pas, par lui, cette même grâce qui agit, cette grâce de proie qui
est en besoin de conquête et qui, à travers les âmes conquises,
cherche à conquérir d'autres âmes ?
Bunyan est plus que l'homme saisi par
la grâce, brisé par elle et reconstruit et qui est mis sur le bord
du chemin comme un signe pour les générations qui passent. Il est un
pilier essentiel de l'Eglise. Ce n'est point l'ascète du Moyen Age
catholique, ni l'intercesseur enseveli dans un couvent, ni le saint
qui, ayant trop de mérites pour lui seul, en déverse le trop-plein
sur la foule superstitieuse et quémandeuse. Il est le chrétien
prédicateur laïque de la tradition des pêcheurs du lac de Galilée,
de Paul, de Barnabas : une arme de conquête entre les mains du
Christ vivant.
Tel est le Bunyan que nous lègue son
oeuvre. Chaudronnier, pèlerin, homme de l'épée et homme de la Bible,
Il est chevalier errant de l'âme, troubadour tour à tour et rude
lutteur, et toujours le merveilleux conteur des hauts faits,
discrets ou éclatants, de la grâce de Dieu.
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