De l'oeuvre écrite de John Bunyan venue jusqu'à
nous, soit une soixantaine de livres, opuscules, poèmes, tracts et
sermons, on ne lit plus guère que quatre livres: le Voyage du
Pèlerin, la Sainte Guerre, Grâce Surabondante, et la Vie et la Mort
de M. Badman. L'ouvrage qui a valu à l'auteur l'immortalité est Le
Voyage du Pèlerin, particulièrement la première partie, composée
quinze ans avant la seconde.
Le Voyage du Pèlerin est après la
Bible le livre le plus répandu dans le monde. En plus des
innombrables éditions qui se sont succédées dans les pays de langue
anglaise, le livre a été traduit en 144 langues et dialectes
différents. Le seul ouvrage comparable pour sa diffusion au livre de
Bunyan est l'Imitation de Jésus-Christ de Thomas à Kempis. 81 ce
dernier ouvrage est le classique de la piété catholique, l'autre
l'est de la piété protestante.
Le Voyage du Pèlerin - nous
continuerons à désigner par ce titre la première partie de l'ouvrage
qui forme d'ailleurs un tout indépendant - est une allégorie. Son
titre complet s'étend comme suit : « Le Voyage du Pèlerin de ce
monde à celui qui est à venir, rapporté sous la forme d'un rêve,
comprenant le récit de son départ, du voyage dangereux qu'il fit et
de, son heureuse arrivée dans le Pays Désiré ».
Le Pèlerin nous apparaît d'abord sous
les traits d'un homme couvert de haillons et chargé d'un fardeau qui
l'écrase. Il lit dans un livre et sa lecture semble le plonger dans
la plus vive anxiété. Puis bientôt, il est sur le chemin, Il court,
Il fuit. C'est le commencement du voyage. Ni femme, ni enfant, ni
voisins ne peuvent le retenir ; ni non plus les Incidents fâcheux ni
les déconvenues répétées. Nous savons bientôt son nom : Chrétien.
C'est sur les conseils de l'Evangéliste qu'il s'enfuit, tel Lot, de
la Cité de Destruction. Il est en route pour la Cité Céleste.
Le Voyage sera long et rempli
d'imprévu. Malgré le Bourbier dans lequel Il tombe et en dépit des
propos fleuris de Sage Mondain, Il arrive à la Porte Étroite où Bon
Vouloir lui tend la main. Sur les indications de son nouvel ami,
Chrétien se dirige vers la maison de l'Interprête où Il est admis à
contempler les objets rares et des spectacles frappants qui lui
apprennent une foule de choses. C'est après avoir quitté cette
maison étonnante que Chrétien est enfin délivré en face de la croix
du fardeau qui l'accablait. Ce fardeau roule dans un tombeau ouvert
et des hommes de lumière paraissent qui le revêtent d'un habit
nouveau. Ce n'est certes pas sans encombre qu'il atteint le Palais
plein de Beauté, au sommet de cette colline Difficulté dont l'accès
est gardé par les lions. Accueilli par d'aimables et graves
hôtesses, Prudence, Piété et Charité, il ne quittera pas le château
sans avoir été armé de pied en cap et préparé pour les batailles
prochaines.
Elles ne vont pas tarder à arriver.
Dans la Vallée d'Humiliation, il se rencontre avec son pire ennemi,
Apollyon. Le combat est terrible ; le Diable, toutefois, doit céder
le terrain. Mais à peine ce combat singulier a-t-il pris fin qu'un
autre commence, plus terrible peut-être parce que l'ennemi ne se
présente pas visage contre visage et qu'on ne peut le combattre épée
contre épée. Chrétien est maintenant dans la Vallée de l'Ombre de la
Mort, peuplée d'êtres étranges, remplie de voix lugubres, habitée
aussi par les géants Pape et Païen. Ce qui est le plus obsédant,
sans doute, ce sont les traces de ceux qui ont été vaincus, Jadis.
Mais Chrétien a maintenant un
compagnon: Fidèle, âme de même fibre. Ils causent, échangent des
souvenirs jusqu'au moment où le brillant Beau Parieur les rejoint et
leur impose son babillage creux. Mais Chrétien va démasquer sans
peine le manque de profondeur et le vide du hâbleur.
Les dangers ne sont pas finis, loin de
là. Évangéliste survient, qui leur annonce de prochaines épreuves.
Ils arrivent bientôt en effet à la Foire aux Vanités, la ville
corrompue. Tous les trésors du monde y sont en montre et aussi toute
la puissance du péché sur le coeur humain. Fidèle va Ici souffrir le
martyre et mourir ! Chrétien est de nouveau seul sur le Chemin, hors
de la Cité maudite.
Mais à Fidèle succède un autre
compagnon, Plein d'Espoir, « né des cendres de Fidèle », pour ainsi
dire. Survient un nouveau bavard, originaire de la ville Beau
Discours, un Monsieur Intéressé, qui, de son propre aveu « règle sa
conduite et ses sentiments sur l'opinion du monde ». Ce personnage,
décrit avec grand bonheur par l'auteur, est bien vite dépassé par
nos deux pèlerins, qui délaissent aussi un certain Démas et sa mine
de métal précieux, et arrivent enfin aux bords du ruisseau
enchanteur du psaume premier au long duquel croissent des arbres
chargés de fruits. Repos précieux dont ils usent. Le voyage repris,
leur projet malencontreux de prendre un chemin plus facile fait
d'eux la proie du géant Désespoir qui les jette dans le Château du
Doute. Ils ne sortiront de leur affreux cachot que grâce à la petite
clef Promesse enfin retrouvée.
Les voici dans les Montagnes
Délectables où ils rencontrent d'aimables bergers. Ah, Ils
voudraient bien s'y arrêter, mais la vie ne s'arrête pas, elle. Ils
continuent leur route, entendent le récit pathétique de Petite Foi
dépouillé par des voleurs de grand chemin ; ont maille à partir avec
Flatteur et son Filet, avec Athée et son rire cynique, traversent
sans encombre les Terres Enchantées et atteignent enfin la Terre de
Beulah, « Mon-plaisir-est-en-elle », dont l'air est doux et
agréable, et qui est la frontière du ciel. Alors, c'est la traversée
du fleuve et l'entrée dans la cité du Roi. Le Pèlerin a fini son
voyage.
Le succès du Voyage du Pèlerin dès son
apparition fut tel que Bunyan entreprit de composer un autre ouvrage
destiné à en être, pour ainsi dire, la contrepartie. Après avoir
décrit les aventures de cet excellent homme Chrétien en route pour
la cité céleste, il décrit la descente de Monsieur Badman, M.
Méchant-Homme, vers la cité maudite, histoire « d'une âme qui. se
défait ». C'est en 1685 que parut La Vie et la Mort de M. Badman.
Quels que soient les mérites du livre, l'instinct populaire ne
l'accepta jamais comme le compagnon du Voyage du Pèlerin qui eut
bientôt, signe de la faveur du public, l'honneur du plagiat. Des
gens graves et bien intentionnés entreprirent de faire mieux que
Bunyan et de le corriger, car le digne homme n'était pas assez
doctrinal et, faute impardonnable, faisait sourire et même rire.
Bunyan eut à se défendre contre les contrefaçons.
Beaucoup mieux acceptée que La Vie et
la Mort de M. Badman fut la véritable suite du Voyage du Pèlerin que
Bunyan composa en 1685 sous la forme d'une seconde partie. Il s'agit
Ici du pèlerinage de Christiana, la femme de Chrétien qui, avec ses
quatre fils, prend le Chemin après la mort de son mari, prise de
remords mais émue et encouragée par les hauts faits et la vie
valeureuse de Chrétien. On dit que celle qui servit de modèle à
Bunyan pour peindre le caractère de Christiana fut Elisabeth, sa
seconde femme.
Elle prend le même chemin, que son
mari, mais comme elle est femme et ne peut, comme feu son mari qui
était homme d'armes, combattre de l'épée contre les ennemis du
chemin, l'auteur lui donne pour compagnon Grandcoeur, un chevalier
sans peur et sans reproche ; elle emmène aussi avec elle une jeune
amie, Miséricorde. de la même ville qu'elle et qui ne la quittera
pas.
Il y a beaucoup de ressemblance entre
cette seconde partie et la première. Il ne pouvait en être
autrement, et c'est ce qui rend ce nouveau livre inférieur au
premier. L'auteur s'imite. Une magnifique réussite ne se produit pas
deux fois de suite. Christiana et sa famille traversent les mêmes
endroits, parcourent les mêmes étapes et rencontrent nombre de
personnes qui ont connu son mari et ont fait une apparition dans le
récit de son pèlerinage. Il y a pourtant des additions notables et
d'importantes variations. Les voyageurs voient dans la maison de
l'Interprête des objets que Chrétien n'avait pas vus, par exemple,
une pomme d'Eden qu'Eve n'eut pas le temps de manger, et l'échelle
de Jacob à Béthel. -Ils traversent dans les Monts Délectables des
sites nouveaux. Des personnages apparaissent pour la première fois,
un M. Craintif, par exemple que Bunyan doit reconnaître
fraternellement, et pour qui les eaux du fleuve se feront basses
jusqu'à permettre la traversée à gué, lorsqu'il aura à les
traverser. A côté de Christiana et de Miséricorde, figures féminines
délicates et fortes, de solides, massifs et valeureux personnages de
la trempe des puritains de Cromwell incarnent la combativité
essentielle à tout chrétien : Grandcoeur, MM. Honnête et
Vaillant-pour-la-Vérité.
Pour n'être pas égale en valeur à la
première partie qui était d'une coulée magnifique et originale,
cette seconde partie du Voyage du Pèlerin n'est pas Indigne de la
première.
La substance dont est fait le
chef-d'oeuvre de John Bunyan peut se rechercher dans des ouvrages
similaires composés avant lui. Mais on s'apercevra bien vite que ce
qui se découvre en de tels ouvrages se trouve aussi dans la Bible.
Nous ne savons si John Bunyan lut Le
Pèlerinage de l'homme de Guillaume de Guileville, écrit en 1330,
après l'apparition du Roman de la Rose. En 1663-1665, pendant que
Bunyan était en prison parut sous la plume de l'évêque Patrick une
Parabole du Pèlerin. Mais la parabole n'était qu'un prétexte à
homélies.
A-t-il lu d'autres livres ? Nous ne
savons. A-t-il lu seulement ceux-là ? En a-t-il eu le loisir ?
D'ailleurs, Il prétend que tout est de lui. Entendons-nous: de lui,
fils de la Bible. Le Voyage du Pèlerin se déroule en grande partie
dans la vallée de l'Ombre de la Mort ; mais le psaume 23 lui en a
donné l'idée. Éphésiens lui dépeint l'armure du Chrétien. L'Evangile
lui donne la Porte Étroite. Paul dit à Timothée: « souffre avec moi
comme un bon soldat de Jésus-Christ ». La Bible ne nous
présente-t-elle pas aussi Abraham obéissant à l'appel de Dieu et
partant pour le pays qu'il doit recevoir en héritage ? « Il partit
sans savoir où il allait... Il attendait la cité qui a de solides
fondements. »
Notre chaudronnier est par excellence
l'homme formé par la Bible. Le catholique parle de sa Sainte Mère
l'Eglise ; il pourrait, lui, nous parler de sa Mère la Bible. Ainsi
que l'enfant grandit pour ressembler à sa mère, physiquement et
moralement, John Bunyan porte en son langage comme en sa pensée le
langage même de la Bible anglaise, et ses seuls héros sont ceux que
la Bible dresse devant ceux qui se mettent à son école, les
batailleurs pour Dieu et les héros du devoir.
La Bible est créatrice de caractères ;
Bunyan s'est tellement nourri de l'Ecriture que désormais il porte
en lui-même, incarné, son message éternel. Qu'alors il écrive, où
sera l'imitation ? Si vraiment le style est l'homme même, l'oeuvre
de Bunyan ne peut être qu'une oeuvre biblique.
Le Voyage du Pèlerin est l'expression
pure de toute la personnalité de Bunyan. Il s'est mis là sur le
papier. Il n'a point l'arrière pensée de prêcher ou de faire oeuvre
d'art. En parfaite candeur, il se livre dans son oeuvre pour passer
des loisirs forcés. Tout est naturel et primesautier. Il commence à
écrire et court après sa plume. Sa pensée jaillit d'une coulée.
Bunyan se donne fort Ingénument et complètement.
Aussi, trouvons-nous ici réminiscences
bibliques à foison. C'était la substance même de l'auteur. Et voici
aussi, sous forme de marionnettes fort vivantes, tout le petit monde
d'Elstow et de Bedford. Nous faisons, avec l'auteur, un voyage
autour de son village. Les portraits concis, vivants, pris sur le
vif, ce sont autant de personnages que nous rencontrons un instant
au coin d'une rue, sur le bord du trottoir; une salutation, quelques
mots nous donnent tout de suite la physionomie spirituelle, le
travers ou la perfection particulière de l'interlocuteur; un coup de
chapeau, et notre homme est déjà loin. Il n'a été devant vous que
quelques minutes et vous le connaissez comme s'il vous était
familier depuis toujours.
Mais surtout, Bunyan se raconte. Le
pèlerin, c'est lui. C'est lui qu'a toujours travaillé cet instinctif
vouloir-vivre, cette aspiration à l'éternel et à l'immortalité,
mystérieux travail de la vie qui veut s'affirmer au-dessus et
au-delà de ce qui est condamné à la destruction. Mystérieux travail
de Dieu C'est le héros de Grâce Surabondante qui reparaît cette
épopée de l'âme, il l'a parcourue et continue à la vivre ; et chaque
fin d'étape porte la trace de quelqu'une de ses angoisses vaincues.
Sans doute ne décrit-il pas d'expérience la traversée du grand
fleuve! mais il connaît tout au moins les délices des Montagnes
délectables d'où se contemplent dans le lointain, les cimes
éternelles.
Il a connu des défaites, et a goûté
des triomphes ; le Voyage n'est autre que le cri de souveraine
assurance, de foi et de victoire du chaudronnier de Bedford en route
vers les rivages de Dieu. Là se reconnaît le livre protestant, car
seul un protestant peut parler avec assurance de son salut. En dépit
de toutes vicissitudes, Il arrive. L'essentiel de ce livre, en
effet, c'est que le pèlerin arrive. C'est l'enseignement de
l'Evangile de la grâce : Chrétien arrive au terme espéré, et par la
grâce de Dieu. Taine dit, dans son Histoire de la littérature
anglaise, que le Voyage du Pèlerin est le plus populaire des livres
religieux anglais parce que c'est en lui que s'exprime le mieux la
doctrine cardinale du Protestantisme: le salut par grâce.
Dès son apparition, le Voyage du
Pèlerin rencontra un extraordinaire succès dont le plus étonné fut
John Bunyan lui-même. N'avait-il pas hésité à publier cette oeuvre
d'imagination ? Ses amis avaient hoché la tête devant cette oeuvre
si différente des massifs serinons puritains construits en solides
pierres de taille. Cet ouvrage de Frère Bunyan, fruit de son ennui
de prison, était bien un peu léger... Notre héros suivit son
inspiration et l'oeuvre parut. Elle fut rapidement consacrée
chef-d'oeuvre.
Puis survint après la mort de l'auteur
un assez long oubli, et enfin le retour à la faveur. Toutes choses,
en ce monde, sont soumises au rythme du flux et du reflux.
Aujourd'hui, il est aussi lu que
jamais. Il est le réconfort du simple et fait les délices de
l'intellectuel. Il est grand favori des enfants et des Jeunes gens,
et incline les vieillards aux contemplations paisibles. Il est le
compagnon des âmes viriles et la joie des âmes mystiques. Il est au
surplus, suivant le mot de Corelidge, « la meilleure Somme
évangélique » que nous possédions.
La forme et la beauté littéraire du
Voyage du Pèlerin sont, sans doute, un des éléments les plus sûrs de
cette universelle popularité. Les traductions sont incapables de
nous faire sentir la force et la saveur du texte original. C'est le
style de la Bible de 1611 et le langage dru et pittoresque du paysan
du XVIIe siècle. A la force rustique du style se joignent la
puissance et le charme de la simplicité. Point de préciosité ;
l'homme est rude, il est homme du peuple et au surplus homme de la
vérité. Que votre oui soit oui, tout ce qui s'ajoute vient du malin.
Il n'est pas paysan du Danube, mais Puritain de la solide espèce, à
la franchise abrupte et vive. La simplicité est un grand art.
Celle-ci est musclée, nerveuse et nue.
Nous n'avons point en Bunyan un homme
de lettres, encore moins un dilettante : c'est un homme terriblement
sérieux. Il chante : mais c'est le chant grave et profond de toute
sa vie qui nous atteint.
Il n'a pas besoin d'autres ornements
que la vérité de son âme profondément humaine. Dans l'auteur se
montre l'homme même, rien d'autre. Il est fait d'humaine et
pathétique tendresse. Une Immense sympathie le lie à chacun de ses
personnages, même les vilains. Ce sont des créatures humaines ; Il
n'en fait pas des pantins dont Il joue un Instant. Non. Ils sont
tous chair de sa chair. Aussi le rire succède-t-il aux larmes,
l'alléluiah au cri de désespoir. Toutes les émotions humaines
coulent à plein bord et pétillent, bouillonnent ou éclatent dans les
mots savoureux qui disent fort à propos et avec grande justesse ce
qu'ils veulent dire. Un délicat humour vous fait sourire dès la
première page. Vous voilà conquis.
Le style fait du Voyage du Pèlerin un
classique anglais ; sa forme magnifique lui assura dans une grande
mesure, une partie de son immortalité.
Une autre raison du succès
véritablement extraordinaire de l'allégorie de Bunyan réside en
ceci, qu'elle répond merveilleusement à, ce désir, profondément
enraciné en l'homme et universellement, de récits, de fables, de
métaphores, d'allégories et de paraboles. Les temps n'ont point
changé depuis l'époque où les aèdes chantaient les exploits
d'Achille et les voyages d'Ulysse. Les motifs, peut-être, ou plutôt
l'habit des personnages ! Jadis, Ulysse, ou Enée ou leurs compagnons
; plus tard les Chevaliers de la Table Ronde, les héros du Roman de
la Rose, les grands vagabonds de la foi, croisés et pèlerins en
Terre Sainte, chantés par les troubadours.
N'avons-nous pas encore, en nos
bibliothèques, quelque épopée de conquistadores, d'explorateurs
audacieux, de missionnaires... ? L'âme humaine est éternellement la
même et se laissera toujours attirer par les jeux de l'imagination
et du rêve. Les contes de fées seront toujours racontés aux petits
et feront les délices des grands, les fables de La Fontaine
enchanteront encore longtemps gamins et savants à bésicles, et le
monde redira inlassablement, jusqu'à la fin des temps, les paraboles
de l'Evangile.
L'homme est ainsi fait : l'imagination
lui est nécessaire pour vivre, et c'est bien souvent sa seule voie
d'évasion hors des réalités meurtrissantes qui l'encerclent. La foi
et la charité feraient-elles fi de l'imagination ? Point, depuis que
Francesco, le petit pauvre d'Assise, poète inoubliable de la vie
chrétienne a, en chantant à la mode des troubadours, lié sa vie à
celle de Dame Pauvreté.
Le chef-d'oeuvre de Bunyan a la
simplicité et la spontanéité de la vie. Il grandit et s'épanouit
sans effort. Une grande unité dramatique se révèle d'un bout à
l'autre ; l'intérêt jamais ne se disperse, ni jamais ne fléchit. Il
faut suivre. Et c'est parce qu'une seule pensée le guide, Qu'une
seule vision le possède, Qu'une seule vérité l'étreint, que le
lecteur tout nouveau a le sentiment d'avoir été initié par cette
seule lecture à une vie inconnue qui est vraie, qui doit être vraie,
qui ne peut être autre que vraie.
Notre chaudronnier-auteur se révèle maître
psychologue. Sa propre expérience a été son école. Sa vie n'a-t-elle
pu été sauvée que par une unification profonde et totale de toutes
ses puissances intérieures, par la domination absolue et définitive
d'une seule et exclusive passion, Christ ?
Les personnages de Bunyan ne nous
fatiguent pas. Ils ne bavardent pas Inutilement. Leur foi, s'Ils
sont religieux, s'exprime dans leurs gestes. La véritable piété ne
se surcharge pas de phrases. Et tel qui s'enfuit, les doigts dans
les oreilles, nous en dit assez sur son attitude spirituelle, sans
qu'il soit nécessaire d'insister.
John Bunyan n'est pas un portraitiste
à La Bruyère. Il ne fait pas oeuvre volontairement littéraire et
n'entend pas vouloir enchanter l'esprit par de subtiles et délicates
descriptions. Non, il suit tout simplement son voyageur. Mais en
trois traits de plume il vous plante un personnage sur ses deux
jambes. Tout de suite vous êtes au clair sur ce qu'il est, sur ce
qu'il veut, sur ce qu'il vaut.
John Bunyan ne s'arrête pas, sauf
parfois en fin d'étape pour un léger hors-d'oeuvre. Le voyage est le
récit d'un effort toujours tendu, et cet unique effort seul compte.
Inconsciemment, le lecteur s'associe à lui, par sympathie, et n'en
peut plus sortir. Il entre lui aussi dans la course.
Pourtant, bien volontiers, on
s'arrêterait pour examiner de plus près ces personnages : ils sont
bien intéressants ! Ici encore se découvre une des raisons du succès
prodigieux du Voyage du Pèlerin. C'est que cette parfaite allégorie
atteint cette autre perfection de faire oublier qu'elle est une
allégorie. N'était le nom dont chacun est affublé, nous ne nous
croirions pas dans le monde de la fable. Ces abstractions qu'il a
voulu nous peindre, il les a habillées d'humain et de concret au
point qu'elles cessent d'être des abstractions. Et ceci a entraîné
les commentateurs à bien des critiques Injustifiées. C'est ainsi
qu'on a dit à l'envi que Chrétien était un piètre personnage qui
acceptait d'abandonner femme et enfants et la ville où il vivait
pour se lancer à la poursuite d'un bonheur purement personnel et
égoïste ! On a oublié qu'il ne quitte rien sinon un état d'âme, une
attitude de coeur et de volonté. Ce voyage du pèlerin est vertical.
Il ne quitte ni famille ni cité. Tout doit être transposé du plan
matériel et physique sur le plan spirituel. Jésus n'a-t-il pas dit
qu'il faut haïr femme, enfants... et Paul n'a-t-il pas écrit à
quelques lignes de l'énoncé de la loi royale : « Portez les fardeaux
les uns des autres », cette autre phrase non moins vraie : « Chacun
portera son propre fardeau ? » Chrétien ne bouge pas de place,
géographiquement parlant. Et lorsqu'on dit Qu'il se désintéresse de
ses devoirs sociaux en tant que chrétien, on se trompe. Car lorsque
plus tard sa famille guidée par Grandcoeur traversera la ville de la
Foire aux Vanités, elle trouvera bien des améliorations dans la vie
de la collectivité, nées du passage du voyageur.
Paysannerie et petite bourgeoisie du
comté de Bedford font cortège au Pèlerin. Ce sont néanmoins des
types universels. Presque trois siècles après leur apparition sur
les bords de l'Ouse, Ils se révèlent pour Français, Chinois, Hindous
et Bassoutos comme des gens de leur peuple et de leur temps. Ces
personnages vivent concrètement mais sur le plan de l'universel et
du permanent. Voilà qui est proprement classique. Le Voyage n'est
dépaysé en aucun siècle parce qu'il y a en l'homme quelque chose qui
ne change pas, un fond Immuable. Ce qui fait de la Bible, même
envisagée du point de vue humain, le livre qui demeure et demeurera,
fait du Voyage du Pèlerin, fruit biblique d'ailleurs, un livre qui
demeure et durera. Il peint l'humanité éternelle, ses malheurs, ses
luttes, ses espérances inchangeables. Sous leur habit Imaginaire et
dans des attitudes prises sur le vif de chaque jour, les bonshommes
qui servaient de jeu à Bunyan dans les heures longues de sa prison,
sont des interprètes de l'homme éternel.
On a remarqué que Bunyan, un des
créateurs, en somme, du roman, se différencie des hommes de lettres
de son temps par l'absolue absence d'incongruités dans le langage.
Les paysans parlent comme des paysans, hormis la grossièreté quasi
naturelle à cette époque. Bunyan avait été radicalement converti sur
ce chapitre, et nous savons comment.
Le Voyage du Pèlerin est accueilli par
tout homme réellement homme et ayant une vision juste de son
humanité, et qui sent, à cause de cela, un besoin d'évasion. Pour
une vie humaine ordinaire, l'évasion est une question de vie et de
mort. Le Voyage est un récit d'évasion, par la victoire. Son héros
est un vainqueur qui atteint sa victoire à travers bien des
défaites, et qui fait, de ses difficultés mêmes, des Instruments de
cette victoire. Et le secret de cette victoire est la grâce.
C'est en 1682, deux ans après la
parution de La Vie et la Mort de M. Badman que parut la Sainte
Guerre, le second grand ouvrage de John Bunyan. Macaulay affirme que
la Sainte Guerre eût été le chef-d'oeuvre de l'allégorie religieuse
si le Voyage du Pèlerin n'avait pas été écrit. Sans doute. Mais à
bien des égards, malgré peut-être Quelques perfectionnements dans la
technique, cette épopée est inférieure au Voyage du Pèlerin.
Le titre complet de cet ouvrage est :
La Sainte Guerre, entreprise par Shaddaï contre Diabolus pour
reconquérir la Métropole du Monde ; ou, la Chute et la Reprise de la
Ville d'Ame Humaine (Mansoul).
Ainsi que dans Le Voyage du Pèlerin,
c'est le drame de l'âme humaine Que Bunyan met en scène ; mais ici,
ce sont des mouvements de masse. C'est la guerre. L'âme, n'est plus
un pèlerin solitaire, mais Une ville entière aux nombreux citoyens
et qui a son maire, ses échevins, ses bourgeois, ses soldats. Elle
est située sur le fameux continent Univers qui s'étale entre deux
pôles et Quatre points cardinaux. Elle fut jadis bâtie par Shaddaï
et fortifiée par lui de telle sorte Qu'elle ne pouvait tomber en la
puissance d'un ennemi qu'avec le consentement de ses habitants.
Diabolus circonvient ceux-ci et
s'empare de la ville. Il enlève l'image de Shaddaï qui était gravée
au-dessus de la porte du château et change tout le personnel de
l'administration de la ville. Au surplus, Il bâtit trois forteresses
nouvelles pour consolider sa souveraineté sur la ville. Alors, c'est
la guerre.
Le roi Shaddaï envoie une armée forte
de 40.000 hommes pour assiéger la ville rebelle. Le siège est long.
Il dure un hiver. Le fils du roi, Emmanuel, vient prendre lui-même
le commandement des troupes. Il exige reddition complète, à sa
discrétion. La ville enfin se rend, à bout de ressource&
Emmanuel entre en vainqueur, chasse Diabolus et proclame un pardon
général. Cette proclamation de grâce est faite sur la place du
marché, au milieu de l'allégresse universelle.
Le livre va-t-il se fermer sur ce
triomphe complet d'Emmanuel ? Ce serait mal connaître la nature
humaine. Bunyan sait de quoi est fait le coeur de l'homme. La ville
reconquise reçoit de son prince une nouvelle charte et des hommes
nouveaux en prennent la direction. Deux maîtres sont désignés pour
enseigner la loi et les commandements nouveaux Esprit de Vérité et
M. Conscience. Par les soins d'un nouveau gouverneur, excellent
homme qui porte le nom de Paix-de-Dieu, Perdre est rétabli. On se
livre au travail journalier dans la joie et dans les chants. Ainsi
passe un été.
Mais deux dangers vont poindre et
bientôt devenir pressants. Pour Bunyan l'âme humaine est constamment
menacée par deux périls, l'attrait du monde et la persécution. Grâce
aux agissements d'un certain M. Sécurité Charnelle et de quelques
Diabolistes demeurés dans la ville - ah, que n'avait-on expulsé tout
ce vilain monde ! - un plan se déroule subrepticement et qui tend à
asservir la ville par l'excès de ses richesses. Il ne s'agit rien
moins que de faire de la citadelle du Coeur un entrepôt de
marchandises et d'obliger ainsi la garnison à établir ses quartiers
ailleurs ! Magnifique chef-d'oeuvre de l'enfer que ce plan
machiavélique ! Les fidèles d'Emmanuel, cependant, déjouent le
complot.
Un autre danger surgit alors.
Emmanuel, il faut le dire, n'était plus dans la ville, ayant voulu
montrer son mécontentement pour la faveur indéniable avec laquelle
bon nombre de citoyens avaient accueilli lés projets de Sécurité
Charnelle. Mais voici que la cité est de nouveau investie. Une armée
d'Hommes Sanguinaires doublée d'une autre armée de 25.000 Douteurs,
soumet la ville à un siège interminable. Escarmouches et charges se
succèdent, jusqu'à ce qu'une sortie des hommes d'Emmanuel mette
enfin en fuite l'assiégeant.
L'alerte avait été rude, si rude même
qu'un Jour Emmanuel, le fils du roi Shaddaï vint en sa ville, se
rendit en grande pompe sur la place du Marché, convoqua tout le
peuple et le harangua. Il leur faudrait dans quelque temps, leur
dit-il, transplanter leur ville dans un autre pays où le danger de
retour en force de Diabolus fût absolument impossible. En attendant,
qu'ils conservent éclatants de blancheur les vêtements qu'il leur a
donnés, qu'ils se souviennent de. la constance de son amour pour eux
et qu'ils tiennent bon jusqu'à son retour.
Les personnages de la Sainte Guerre
sont trop nombreux pour être, ainsi que ceux du Voyage du Pèlerin,
vivants et concrets. Ils parlent surtout et vivent par leur nom.
Certains d'entre eux, pourtant, ont été dessinés de main de maître,
comme ce Monsieur Conscience, greffier de la ville qui savait rugir
comme un lion et faisait trembler toute la ville quand il avait une
de ses crises ; on ne pouvait le faire taire qu'en l'enivrant et en
l'entraînant à quelque débauche.
Bunyan se montre toujours conteur
Incomparable et psychologue subtil. Il sait ce qui est en l'homme.
Rudyard Kipling, dans un poème Intitulé Guerre Sainte, a montré
comment le chaudronnier de Bedford décrivit dans son livre, par
anticipation, toutes les passions humaines qui firent beau carnaval
dans la grande guerre de 1914-1918. On ne peut rendre un meilleur
hommage au peintre de l'homme qu'était l'allégoriste puritain.
John Bunyan a écrit des vers.
Toutefois, Quelques pièces seulement ont l'honneur des anthologies.
C'est surtout pour l'édification de la jeunesse qu'il composa ses
poèmes. La popularité rencontrée par le Voyage du Pèlerin semble
l'avoir encouragé dans cette vole. Mais le résultat nous apparaît
assez piètre.
Passées de mode sont toutes les autres
oeuvres de Bunyan. Elles eurent leur vogue, mais ne dépassèrent
guère en influence les limites de sa génération. Ce sont des
homélies, des expositions, des controverses. Ces écrits, instruments
de son activité pastorale, servaient son dessein immédiat, qui était
d'instruire et de fortifier dans la foi. Ils ont les défauts des
ouvrages du genre et de l'époque, et comme eux dorment dans l'oubli.
De tous ces ouvrages composés en
dehors des deux grandes allégories du Voyage du Pèlerin et de la
Guerre Sainte, et du petit roman Vie et Mort de M. Badman, un seul
ouvrage conserve la faveur du lecteur moderne ; précieux, de forte
sève et d'importance religieuse capitale : Grâce Surabondante, son
autobiographie spirituelle, dramatique à souhait et bouleversante.
Nous n'en parlerons plus puisque toute la biographie que nous avons
retracée de l'auteur repose sur cet ouvrage de confession, et obéit
à son rythme. Elle est un joyau pour les explorateurs de l'âme
humaine, bien qu'elle rebute ceux des théologiens qui ne veulent
plus «une théologie qualifiée de désuète. Mais les doctrines
énoncées ne sont ici qu'un léger voile qui n'encombre pas ceux qui
devinent, sous ses plis, une âme extraordinairement vivante, et qui
livre un formidable combat singulier à cet adversaire, qui ne dit
pas son nom, et qui est Dieu lui-même.
La grande allégorie de Bunyan et sa
confession dureront. Dans notre monde en désarroi spirituel et
moral, se devine l'effort de l'âme humaine en quête de ce qui est
indestructible et de ce qui assurera sa sécurité. Elle ne trouvera
rien d'autre que ce que lui offre John Bunyan en un langage
Inoubliable : la Bible et la Grâce de Dieu, manifestée en
Jésus-Christ. Point de théorie sur la Bible, certes, ni d'aperçus
théologiques sur la grâce, en tout cas dans ces livres qui émergent
de deux siècles et demi de vie humaine ; mais les grandes et
intangibles certitudes qui tiennent l'âme en parfaite assurance de
vie, et qui lui viennent par la connaissance de Jésus-Christ. Et
John Bunyan ne ferait-il que de nous laisser ses Images et les
bonshommes créés par sa verve de conteur, qu'il remplirait un rôle
nécessaire et plus utile peut-être que tous les autres. Car l'homme
sera conduit toujours par des visions et par des hommes d'os et de
chair. Le Chaudronnier de Bedford n'a pas fini son oeuvre.
Silencieusement, il doit continuer à éduquer les générations, pour
le pèlerinage qui ne s'arrête jamais.
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