HISTOIRE DES VAUDOIS.
CHAPITRE
XII.
VIE MORALE ET RELIGIEUSE DES
VAUDOIS.
Aperçu général. -
Discipline sévère. - Barbes ou pasteurs. -
Rapports entre eux. - Synodes. - École des barbes. -
Missionnaires. - Instruction des enfants. - Correction
fraternelle. - Peines ecclésiastiques. - Renoncement
aux cabarets et aux danses. - Connaissance de la Bible. -
Témoignage de Rainier. - Effets de cette
étude. - Moralité, témoignage de
Rainier, - de saint Bernard, - de Claude de Seyssel, - de
Thou, - de Botta. - Conclusion.
Tout arbre qui est bon porte de bon
fruit, a dit le chef de l'Église, notre Seigneur
Jésus-Christ (Matth., VII, 17). D'après cette
règle invariable, une Église qui
prétend être fondée sur la Parole de
vérité doit en donner la preuve par des
institutions, par des usages et des actes, où
brillent en même temps la foi, l'humilité, le
zèle, l'amour de Dieu et du prochain, le renoncement
au monde et la pureté de coeur, ainsi que tous les
autres fruits de l'Esprit. De telles vertus n'ont point fait
défaut à l'Église vaudoise. Nous aurons
occasion d'en signaler de nombreux et de sublimes exemples
dans le cours de cette histoire, à mesure que les
faits se développeront sous nos regards. Pour le
moment, nous décrirons l'organisation de l'ancienne
Église vaudoise et les traits principaux qui l'ont
caractérisée.
Une preuve sans
réplique de la piété de l'Église
vaudoise est la discipline forte et éminemment
évangélique qu'elle avait établie.
Conservée dans les habitudes et par
l'obéissance de chacun, consignée dans des
actes authentiques, copiée sur d'anciens manuscrits,
cette discipline est parvenue jusqu'à nous. Sans
pouvoir assigner une date précise à la copie
que nous en avons, et que l'historien Léger nous a
conservée, l'on peut dire qu'elle est
antérieure à la réformation, comme le
prouve le témoignage des réformateurs Bucer et
Mélanchton qui l'ont approuvée. (LÉGER,
Histoire générale, Ire partie, p. 190 à
199.)
Sa simplicité et sa
sévérité attestent d'ailleurs son
ancienneté. « La discipline, ainsi s'exprime le
document que nous analysons, la discipline est un corps ou
un assemblage de toute la doctrine morale enseignée
par Jésus-Christ et par les apôtres, montrant
à chacun de quelle manière il doit vivre et
marcher dignement dans la justice par la foi, selon la
vocation qui lui a été adressée, et
qu'elle doit être la communion des fidèles dans
un même amour (pour le bien) et dans un même
éloignement du mal.
Pour atteindre ce but,
l'Église a des pasteurs qui la dirigent. Un grand
soin est apporté à ce qu'on n'en consacre que
de fidèles. » En effet, les aspirants à
cette charge importante devaient faire preuve
d'humilié et de leur désir sincère de
se consacrer à l'oeuvre du ministère. Les
barbes (1)
ou pasteurs formaient leurs successeurs.
Nous leur donnons des
leçons, disent-ils dans leur discipline, nous leur
faisons apprendre par coeur tous les chapitres de saint
Matthieu et de saint Jean, et toutes les
épîtres appelées canoniques, une bonne
partie des écrits de Salomon, de David et des
prophètes. Et ensuite, s'ils ont un bon
témoignage, ils sont admis par l'imposition des mains
à l'office de la prédication.» Le droit
de les consacrer était reconnu aux pasteurs. «
Entre autres pouvoirs que Dieu a donnés à ses
serviteurs, il leur a donné puissance d'élire
des conducteurs (pasteurs) qui régissent le peuple,
et de constituer des anciens en leurs charges, selon la
diversité de l'oeuvre, dans l'unité de Christ,
comme le prouve l'Apôtre dans son épître
à Tite (au chapitre 1.) : Je t'ai laissé en
Crète, afin que tu règles les choses qui
restent à régler, et que tu établisses
des anciens dans chaque ville, suivant que je te l'ai
ordonné. »
Quant à la discipline
des pasteurs, il est dit : « Quand quelqu'un de nos
pasteurs est tombé dans quelque péché
déshonorant, il est rejeté de notre compagnie,
et l'office de la prédication lui est retiré.
» - Quant à leur entretien ~ il est dit: «
La nourriture, et ce dont nous sommes couverts, nous sont
administrés et donnés gratuitement, et par
aumônes, en suffisance, par le bon peuple que nous
enseignons. » Les barbes s'adonnaient d'ailleurs tous
à quelque art utile, spécialement à la
médecine et à la chirurgie.
Aucune distinction
hiérarchique n'était établie; la seule
différence qui existât entre pasteurs
était celle qu'amenaient l'âge, les services
rendus et la considération
personnelle.
« Les barbes
s'assemblaient d'ordinaire une fois l'an en synode
général pour traiter des affaires de leur
ministère, le plus souvent au mois de septembre,
» dit Gilles notre historien. « Dans ces synodes,
dit-il encore, ils examinaient et admettaient ait saint
ministère les étudiants qui leur paraissaient
qualifiés, et nommaient aussi ceux qui devaient aller
en voyage auprès des Églises
éloignées (2).
» - On sait que, par la suite, l'espace de temps
ordinairement assigné à leur mission
était de deux ans. Ils devaient attendre, dans leurs
stations lointaines, que d'autres pasteurs vinssent les
relever. Les pasteurs aptes aux voyages les entreprenaient
courageusement, quoique ceux-ci fassent le plus souvent fort
dangereux.
Gilles dit encore, en parlant
de temps moins anciens:
«Ils s'assemblaient aussi
extraordinairement par députés de tous les
quartiers de l'Europe, où se trouvaient des
Églises vaudoises. Tel fut le synode tenu à
Laux (Laos), au val Cluson, au temps de nos plus prochains
aïeux, auquel se trouvèrent cent et quarante
pasteurs des Vaudois, venus de divers pays. » (GILLES,
Histoire Ecclésiastique; Genève, 1644, p. 16,
17.)
Ces faits sont
confirmés par beaucoup d'écrivains. Dans la
bulle du pape Jean XXII, adressée à Jean de
Badis, inquisiteur dans le diocèse de Marseille, au
commencement du XlVe Siècle, on lit entre autres :
« Il est arrivé jusqu'à nos oreilles que,
dans les vallées de Luserne, de Pérouse, etc.,
les hérétiques vaudois (Valdenses) se sont
accrus et augmentés, au point de former des
assemblées fréquentes, en forme de chapitres,
dans lesquelles ils se trouvent réunis jusqu'à
cinq cents. » Il ne peut être question dans ce
passage que des synodes.
La tradition rapporte que
l'école des barbes vaudois était dans un
vallon reculé, le Pradutour, au centre des montagnes
d'Angrogne.
Il parait que quelques
pasteurs étaient mariés; cependant la plupart
ne l'étaient pas, bien qu'il n'y eût aucune
défense, mais afin d'être plus libres au
service du Seigneur. (GILLES, ibidem.)
Des anciens (regidors)
étaient choisis par le peuple (et parmi le peuple)
pour recueillir les aumônes et les offrandes. L'argent
qui leur était remis était porté par
eux au concile général, et là, en
présence de tous, délivré à
leurs supérieurs. Une part était
réservée, par ces derniers à ceux qui
devaient se mettre en voyage (Comme messagers de Christ,
ainsi que cela sera dit plus bas, chapitre XIII), et l'autre
était destinée aux pauvres
(3).
L'instruction des enfants
formait un point important de la discipline. « Les
enfants, y est-il dit, doivent être rendus spirituels
à Dieu, par le moyen de la discipline et des
enseignements. Celui qui enseigne son fils confond l'ennemi,
et à la mort du père, on peut presque dire
qu'il n'est pas décédé, car il laisse
après lui quelqu'un qui lui est semblable. Enseigne
donc ton fils en la crainte du Seigneur et dans la voie des
(saintes) coutumes et de la foi. De plus, as-tu des filles?
garde leur corps de peur qu'elles ne s'égarent. Car
Dîna, la fille de Jacob, s'est corrompue pour
s'être exposée aux yeux des étrangers.
»
La correction fraternelle
était établie, ainsi que la correction
ecclésiastique. « La correction doit avoir lieu
pour inspirer de la crainte, pour punir ceux qui ne sont pas
fidèles, et pour qu'ils soient délivrés
de leur vice et ramenés à la saine doctrine,
à la foi, à la charité, à
l'espérance et à tout bien. » La
fermeté, la prudence et la charité
présidaient à la répréhension.
Si le failli résistait aux exhortations fraternelles
et que sa faute ayant été grave et publique,
il refusât de s'amender, les peines
ecclésiastiques lui étaient infligées.
Il pouvait être privé « de tout aide de
l'Église, du ministère, de la compagnie de
l'Église et de l'union. » La
fréquentation des tavernes, « ces fontaines de
péché, ces écoles du diable, où
il fait des miracles à sa manière, »
était défendue aussi bien que la danse, «
qui est la procession et la pompe du malin esprit. Dans la
danse, le diable tente les hommes par les femmes de trois
manières, par l'attouchement, par la vue et par
l'ouïe. De même en la danse, on viole les dix
commandements de Dieu, les coeurs s'y enivrent de joies
temporelles, oublient Dieu, ne disent que mensonges et que
folies, et s'adonnent à l'orgueil et aux convoitises.
»
La discipline réglait
le mariage et requérait le consentement des parents.
Elle rappelait enfin sommairement les principales
règles de conduite chrétienne, contenues dans
l'Évangile.
Une organisation
ecclésiastique aussi puissante, et aussi conforme
à l'esprit de l'Évangile, n'a pu
dériver que dune seule et unique cause; savoir, de la
connaissance de la Parole de vie et d'une longue soumission
à ses préceptes par la foi.
La connaissance de la Bible et
la soumission à ses enseignements forment en effet le
trait distinctif des anciens Vaudois. L'examen des saintes
lettres n'était pas le devoir ou le privilège
des seuls barbes et de leurs élèves. L'homme
du peuple, le laborieux campagnard, l'humble artisan, le
vacher des montagnes, la mère de famille, la jeune
fille gardant le bétail, tout en filant avec le
fuseau, faisaient de la Bible une étude attentive et
consciencieuse. L'inquisiteur Rainier rapporte que des
hommes du peuple pouvaient réciter tout le livre de
Job, ce qui n'est certainement pas facile, et beaucoup de
psaumes. Ce même auteur met dans la bouche d'un
missionnaire vaudois les paroles suivantes :
« Chez nous, il est rare
qu'une femme ne sache pas communément, aussi bien
qu'un homme, réciter l'ensemble du texte en langue
vulgaire. » Assurément Rainier n'a pas
avancé sans fondement de tels faits.
Une étude aussi
laborieuse et aussi générale de la Parole de
Dieu est déjà à elle seule, chez un
peuple, l'indice d'un caractère profondément
sérieux, réfléchi, et éminemment
moral. Elle suppose un sentiment religieux
très-développé, aussi bien que des
habitudes de piété anciennes et
vénérables. Fruit de la foi, elle est
elle-même semblable aux fruits qui ont en eux le germe
d'une plante de même espèce : elle
possède à son tour le principe de sa
reproduction, en même temps qu'elle alimente les
âmes déjà fécondées. Oui!
l'étude constante de la Bible, oeuvre de foi chez le
fidèle, devient pour celui qui en est le
témoin une semence qui germera en son temps, comme
aussi elle demeure un aliment vivifiant pour la foi faible
encore.
Un des agents de Rome dans les
persécutions contre les Vaudois, l'inquisiteur
Rainier Sacco, leur a rendu justice en disant, dans son
livre contre les Valdenses : « On peut
reconnaître les hérétiques à
leurs moeurs et à leurs discours; car ils sont
réglés dans leurs moeurs et modestes; ils
évitent l'orgueil dans leurs vêtements qui ne
sont d'étoffe ni précieuse ni vile. Ils ne
s'adonnent Pas au négoce pour n'être pas
exposés au mensonge, aux jurements et aux fraudes;
ils vivent de leurs travaux comme artisans; leurs docteurs
sont même cordonniers. Ils n'entassent pas des
richesses, mais se contentent du nécessaire.ils sont
chastes, surtout les léonistes.ils sont
tempérants dans le manger et dans le boire. Ils ne
fréquentent ni les cabarets ni les danses, et ne
s'adonnent pas aux autres vanités. Ils se tiennent en
garde contre la colère. Ils travaillent constamment,,
Ils étudient et enseignent, aussi ils prient peu....
- On les connaît aussi à leurs discours concis
et modestes. Ils se gardent de proférer des discours
bouffons, la médisance ou des jurements. »
(Maxima Biblioth. P. P., t. XXV, chap. III et VII, col. 263,
264, 272. - Voir un passage. analogue d'un autre auteur,
275.)
Nous revendiquons aussi le
témoignage de saint Bernard. Les
hérétiques dont il parle ne sont pas, il est
vrai, les Vaudois des Vallées du Piémont, mais
ce sont, nous croyons l'avoir prouvé, leurs
disciples, leurs enfants et leurs frères dans la foi,
leurs compagnons de travaux, ceux que le midi de la France
nomma apostoliques, parce qu'ils aspiraient, comme tout
chrétien ami de l'Évangile, à
reproduire, dans leurs discours et dans leurs actes, la
doctrine et la vie des apôtres. À
côté de rapports dictés par la
prévention et le mauvais vouloir d'un partisan de
Rome, les écrits de saint Bernard contiennent des
aveux à signaler. Reprochant aux
hérétiques leur refus de prêter serment,
il leur demande sur quel passage de l'Évangile ils se
fondent? Et alors il reconnaît qu' « ils se
glorifient, mais à tort selon lui, de le suivre
jusqu'à un iota. » Ce seul trait dit
déjà beaucoup. Des hommes qui
s'étudiaient à suivre scrupuleusement
l'Évangile et qui, par conscience et pour
obéir au Seigneur, refusaient de prêter
serment, ne pouvaient être que des hommes moraux.
Saint Bernard, entraîné par les
préventions, accuse encore « cette
très-méchante hérésie
d'être habile à mentir, non-seulement de
langue, mais encore dans sa vie. Si, dit-il, vous demandez
quelle est sa foi, rien n'est plus chrétien; si vous
demandez quelle est sa manière de vivre, rien n'est
plus irréprochable. Et elle prouve par des effets ce
qu'elle dit. En témoignage de sa foi, vous voyez
l'homme fréquenter l'église, honorer les
prêtres, faire son offrande, se confesser et
participer aux sacrements. Qu'y a-t-il de plus fidèle
(4)?
En ce qui concerne la vie et les moeurs, il ne frappe
personne, il ne circonvient personne, il ne
s'élève au-dessus de personne. Les
jeûnes le rendent pâle; il ne mange pas le pain
de l'oisiveté, il travaille de ses mains pour
sustenter sa vie. » (Divi BERNARDI Opera; Parisiis,
1548. Sermo 65, p. 170 et 171.)
Un archevêque de Turin,
Claude, de Seyssel, qui, vers l'an 1517, chercha à
entraîner les Vaudois des vallées
piémontaises dans le giron de l'Église
romaine, leur rend le témoignage que, « pour
leur vie et leurs moeurs, ils ont été sans
reproches parmi les hommes, s'adonnant de tout leur pouvoir
à l'observation des commandements de Dieu. »
(LÉGER,.... Ire part., p. 184.)
De Thou, dans son Histoire
universelle, nous a conserve le récit que fit
à François 1er Guillaume du Bellay de Langey,
qui avait été chargé par ce prince de
prendre des informations sur les Vaudois de Provence, de
Mérindol, de Cabrières, etc. (colonies des
Vaudois du Piémont) : « Il trouva, dit l'auteur,
par d'exactes perquisitions, que ceux qu'on appelle Vaudois
étaient des gens qui, depuis environ trois
siècles, avaient reçu de quelques seigneurs
des terres en friche à certaines conditions;... que,
par un travail infatigable et une culture continuelle, ils
les avaient rendues fertiles en blé, et propres
à nourrir des troupeaux; qu'ils savaient souffrir
avec patience et le travail et la nécessité;
qu'ils abhorraient les querelles et les procès,
qu'ils étaient doux à l'égard des
pauvres; qu'ils payaient avec beaucoup d'exactitude et de
fidélité le tribut au roi et les droits
à leurs seigneurs; que leurs prières
continuelles et l'innocence de leurs moeurs faisaient voir
assez qu'ils honoraient Dieu sincèrement. »
(Histoire universelle, par de Thou; Bâle, 1742, t. I,
p. 539.)
Enfin, un historien
piémontais, Botta, dit en parlant de temps plus
modernes : « Du reste, les Vaudois, soit que ce
fût l'effet de leur religion, de leur pauvreté,
de leur faiblesse, ou des persécutions qu'ils avaient
souffertes, avaient conservé des moeurs
intègres, et l'on ne pourrait pas dire qu'ils eussent
rejeté le frein de l'autorité pour
obéir à l'impétuosité des
passions. » (Storia d'Italia di CARLO BOTTA ; Parigi,
1832, t. 1, p. 369, 370.)
D'après ces diverses
preuves et tous ces témoignages, on doit
reconnaître que les anciens, Vaudois ont
honoré, par leur caractère, leurs paroles et
leur vie, la profession qu'ils faisaient d'être en
toutes choses soumis à l'Évangile.
|