HISTOIRE DES
VAUDOIS.
II
CHAPITRE
XXIII.
CRUAUTÉS INOUÏES
COMMISES PAR LES PAPISTES AUX VALLÉES
Expulsion des Vaudois de la plaine de
Luserne. - L'armée piémontaise aux:
Vallées. - Massacres. - Défense
héroïque de Janavel. - Les Vaudois sous les
armes. - Trêve. - Ambassade des Cantons
évangéliques de la Suisse. Démarches de
la Grande-Bretagne et des autres puissances protestantes.
Collectes. - Conférences de Pignerol. -
Médiation de la France. - Signature du
traité.
Le calme avait succédé
au vent d'orage. Les événements, semblait-il,
n'avaient pas servi les intentions du conseil pour
l'extirpation des hérétiques; aussi les
Vaudois, au sein de leurs Vallées, se complaisaient
déjà dans l'espérance d'un meilleur
avenir et se hâtaient de solliciter l'enregistrement,
au sénat, des quatre décrets par lesquels, en
1653 et 1654, le duc avait confirmé leurs
privilèges. Mais, qu'ils étaient loin
d'entrevoir la vérité et de soupçonner
l'épouvantable catastrophe qu'on leur
préparait. Car, tandis que sous divers
prétextes on écartait leurs demandes, ou que
l'on tardait de s'en occuper, les agents de Rome à la
cour de Turin, d'accord avec les principaux personnages du
gouvernement, ourdissaient dans l'ombre de nouvelles trames,
dignes dès puissances ténébreuses qui
les inspiraient. La conception du plan à suivre ne
les arrêta pas longtemps; on reprit un ancien projet,
déjà mentionné, en 1650, dans un
manifeste de l'auditeur Gastaldo, et tendant au refoulement
violent des Vaudois dans de plus étroites limites,
comme aussi à une oppression
croissante.
En conséquence de ces
délibérations et muni de nouveaux pouvoirs, le
docteur en droit Gastaldo, auditeur à la chambre des
comptes, conservateur général de la sainte
foi, chargé d'assurer l'observation des ordres
publiés contre la prétendue religion
réformée des, vallées de Luserne, de
Pérouse et de Saint-Martin,
délégué spécialement à
cet effet par son altesse royale, s'étant
transporté à Luserne, y publia, le 25 janvier
1655, l'ordre cruel qui suit : « Il est enjoint et
commandé à tous les particuliers, chefs de
famille, de la prétendue religion
réformée, de quelque état et condition
qu'ils soient, sans aucune exception, habitants et
propriétaires des lieux et territoires de Luserne,
Lusernette, Saint-Jean, la Tour, Bubbiana, Fenil, Campillon,
Briquéras et Saint-Second
(1),
de s'éloigner desdits lieux et territoires, et de les
abandonner avec toutes leurs familles, dans l'espace de
trois jours, dès la publication du présent
édit, pour se transporter dans les localités
et dans l'intérieur des limites que son altesse
royale tolère, selon son bon plaisir, et qui sont :
Bobbi, Villar, Angrogne, Rora et le quartier des Bonnets.
Les contrevenants, qui seront trouvés hors desdites
limites, encourront la peine de la mort et de la
confiscation de tous leurs biens, à moins que, dans
les vingt jours suivants, ils ne fassent conster devant nous
(Gastaldo) qu'ils se sont catholisés, ou qu'ils ont
vendu leurs biens à des catholiques. » Le
manifeste renfermait un allégué
étrange, incroyable : il y était dit que, ni
son altesse, ni ses prédécesseurs n'avaient
jamais eu la volonté d'assigner aux Vallées
des limites plus étendues que celles que leur donnait
le présent édit; que ces limites plus
étendues que les Vaudois réclamaient
étaient une usurpation que cette usurpation
constituait un crime, et que ceux qui se l'étaient
permise étaient passibles de châtiment
(2).
L'ordre qui expulsait
violemment, en trois jours, au coeur de l'hiver, des
familles entières et par centaines, eût-il
été fondé en droit et arraché au
pouvoir par la conduite indigne des condamnés, n'en
aurait pas moins été un ordre
cruel.
Qu'on se représente, en
effet, l'abattement des pères et des mères,
contraints d'abandonner tout-à-coup, sans
avertissement préalable, la demeure qu'ils avaient
bâties ou reçue en héritage des auteurs
de leurs jours, dans laquelle ils avaient
élevé leurs enfants, soigné leurs
récoltes, où ils vivaient heureux dans la
crainte du Seigneur et sous le regard de sa face. Voyez-les
maintenant s'interrogeant et se demandant : Où aller
? que devenir ? faut-il donc tout quitter, abandonner nos
biens, nos foyers, renoncer à tant d'avantages
terrestres? Un moyen leur restait d'éviter une si
grande ruine. Par une compassion cruellement
raffinée, Gastaldo le leur a indiqué, c'est
l'apostasie. Fais-toi papiste, invoque la vierge et les
saints, prosterne-toi devant les images taillées,
assiste à la messe, adore l'hostie, confesse-toi au
prêtre, puis fais-lui des présents, et tu
conserveras ta maison, tes vergers, tes vignes et tes
champs,.... au prix de ton âme immortelle. Si tous
sont affermis, on peut espérer, sans doute, que la
foi au Sauveur et l'attente des biens à venir
obtiendront dans leurs coeurs la victoire sur l'amour des
biens terrestres. Mais qui osera attendre de tous, ou
seulement du plus grand nombre, autant de foi et de
renoncement? Et les vieillards infirmes, et les malades et
les nombreux petits enfants, que deviendront-ils? comment
les transporter? sur quel point les diriger? dans quel des
villages de leurs frères compatissants faudra-t-il
demander pour eux et avec eux un refuge ? Oh ! cher lecteur,
soyez témoin des angoisses, des embarras, des
craintes et des pleurs de victimes dévouées
aux plus grands maux par la cruauté
papiste.
Voyez le temps horrible qu'il
fait au-dehors; il neige sur les montagnes, mais dans le
fond de la vallée les flocons se changent en pluie
qui transperce tout. C'est cependant l'heure du
départ... Le cruel Gastaldo l'a marquée. Ceux
qui tarderont auront leurs biens confisqués et
tomberont sous une sentence de mort. Quelle décision
allez-vous prendre, hommes paisibles, qui soupirez
après le repos? 0 victoire de la foi! l'amour de Dieu
a triomphé dans leur coeur ils partent, emportant
comme ils peuvent, ce qu'ils ont de plus précieux.
Souvent même à la place d'objets d'une absolue
nécessité, dont on aurait chargé le
mulet rare serviteur des maisons aisées, on a fait
monter sur son dos le débile octogénaire, le
malade qu'on vient de sortir de son lit, ou des enfants
incapables de marcher. Saintes familles, battues par
l'orage, glacées de froid, marchant avec confiance
au-devant d'un avenir incertain, nous vous contemplons avec
vénération, nous vous suivons avec amour. Que
le récit de vos souffrances transmette encore
aujourd'hui, à vos descendants, l'exemple glorieux de
votre foi et de vos sacrifices.
Le pasteur de la plupart de
ces victimes, l'historien Jean Léger, ne peut, dans
son récit, admirer assez la bonté de Dieu, qui
ne permit pas que d'un aussi grand peuple
(3)
personne ne manquât à sa conscience. Tous
préférèrent une perspective de
misère et de souffrances de toute espèce
à la paisible possession de leurs maisons et biens,
achetée par l'abjuration. Ils avaient pris pour
devise, s'écrie-t-il, ces paroles des livres saints
qui rappellent le sacrifice d'Isaac:
En la montagne de
l'Éternel, il y sera pourvu.
Les exilés furent
reçus avec compassion par leurs frères des
villages tolérés; on leur fit place
auprès du foyer; on se serra pour les loger; la table
fut dressée pour tous; on partagea avec eux le mets
brûlant de farine de mais ou polenta, la
châtaigne bouillie, le beurre et le lait. En leur
honneur la coupe d'un vin vermeil circula de main en main,
tandis qu'on écoutait leurs récits
plaintifs.
Mais on ne s'en tint pas
là. On essaya d'attendrir Gastaldo. On fit parvenir
au duc une humble requête. Hélas! tout fut
inutile. La requête fut rejetée; les
députés revinrent consternés. La messe
ou l'exil, leur avait-on répondu. Il n'y avait pas
d'autre alternative.
Sans se laisser rebuter, les
trois Vallées persévérèrent
à présenter des mémoires en faveur de
leurs frères persécutés. Ils
frappèrent à toutes les portes. On nous a
conservé leurs principales lettres à Madame
royale, au duc et à l'homme de qui leur sort
paraissait le plus dépendre, à cause de son
influence et des pouvoirs qu'il avait reçus, nous
voulons dire le marquis de Pianezza. Ils remontrèrent
avec tout le respect possible que, de temps
immémorial (4),
ils avaient habité ces lieux dont on venait de les
exiler; que la capitulation de 1561, qui avait refusé
la liberté de, prédication aux Vaudois dans la
plupart des communes en question, leur avait cependant
reconnu l'habitation; que celle-ci était
constatée par des actes authentiques
très-anciens ; qu'elle avait été
constamment garantie dans les concessions
postérieures; que leur expulsion des lieux de leur
naissance et des communes de leurs ancêtres ne
pouvait, par conséquent, s'effectuer sans
déchirer les documents les plus précis et les
plus respectables, ni sans léser un usage
incontesté Jusqu'alors. L'on était loin de
s'entendre. L'accès au trône de leur souverain
était même fermé aux Vaudois. Gastaldo
le leur avait déclaré, et ils s'en
étaient promptement assurés. Ni leurs
requêtes ni leurs députations n'avaient
été admises. On exigeait qu'ils demandassent
grâce et qu'ils s'en remissent, pour les conditions,
au bon plaisir de son altesse. C'était, en effet, le
seul moyen de les amener à l'abjuration. Cependant,
quoi qu'on fît, on ne put l'obtenir d'eux. Dans toutes
leurs requêtes et dans toutes leurs promesses de
soumission, ils réservaient constamment le maintien
de leurs anciens privilèges et principalement celui
de leur liberté de conscience. Et si ces voeux et
réserves devaient être rejetés, ils
suppliaient leur prince de les laisser sortir en paix de ses
états...
Ces insistances et demandes
irritaient le conseil. La situation, déjà bien
critique, fut encore aggravée par des imprudences
dont la calomnie sut tirer grand parti. Quelques
expulsés de Bubbiana et des autres villages de la
plaine de Luserne, ayant ouï que des pillards
piémontais dévastaient leurs biens et
pillaient leurs maisons, y étaient retournés
pour s'assurer de la vérité et pour
protéger leur propriété. Leurs anciens
seigneurs et surtout le comte Christophe de Luserne,
feignant des sentiments de bienveillance, les avaient
encouragés à surveiller leurs demeures et
à ne pas abandonner entièrement la culture de
leurs terres, moyennant toutefois que leurs familles
restassent éloignées : l'auditeur Gastaldo,
ajoutait-on, n'y voyait aucun mal. Ces paroles
étaient comme l'amorce que le pêcheur met
à l'hameçon pour attirer et retenir le poisson
vorace. Les Vaudois de Saint-Jean, de la Tour, de Luserne,
de Bubbiana et autres lieux, trop occupés à
protéger leurs biens sans maîtres, ne virent
pas qu'ils donnaient à leurs ennemis une occasion de
les accuser de transgresser l'édit du souverain,
comme on ne manqua pas de le faire. On écrivit
à la cour qu'ils résistaient, qu'ils
persistaient dans leur obstination. On qualifia même
leur imprudence de rébellion
enragée.
Un meurtre commis sur la
personne du prêtre de Fenil, l'une des communes
d'où les Vaudois venaient d'être
chassés, fut attribué aussitôt à
la vengeance dés barbets. Les véritables
auteurs de l'assassinat furent poursuivis bientôt par
les parents du mort et jetés en prison.
C'étaient le seigneur de Fenil, Ressan, préfet
de justice de la province, l'un des plus ardents ennemis des
Vaudois, son secrétaire Dagot et un bandit
célèbre, nommé Berru. Néanmoins
la renommée hâtive avait déjà
rempli tout le Piémont de ce crime imputé aux
barbets détestés, quand on soupçonna
les vrais criminels. Le mal était produit, la
calomnie avait atteint son but
(5).
Les Vaudois étaient, au jugement des
Piémontais, non-seulement des
hérétiques, ennemis de la vierge et des
saints, mais encore des rebelles à leur prince et des
assassins. Les châtiments qui leur seraient
infligés par la justice vengeresse du souverain ne
pourraient jamais être assez
sévères.
Enfin, les persécuteurs
des Vaudois avaient atteint leur but ; le conseil pour la
propagation de la foi et l'extirpation des
hérétiques avait, obtenu le consentement du
duc, et de la famille ducale, ainsi que l'assentiment
général. L'heure est donc venue de frapper le
grand coup, d'extirper l'hérésie en un jour.
Le marquis de Pianezza, l'âme du. conseil, rassemble
des troupes, tandis qu'il trompe et endort les
députés des Vallées à
Turin.
Toutes les troupes disponibles
se préparent en secret pour l'expédition, ou y
joint des compagnies bavaroises. L'armée
française, à la demande de Charles-Emmanuel,
fait passer les Alpes, couvertes de neige, à six
régiments, ainsi qu'au régiment irlandais
composé des papistes qui avaient fui devant Cromwell.
On prétend même que les bandits, les repris de
justice, et des gens sans aveu furent attirés,
à dessein, à la suite de l'armée, avec
promesse de grâce et de pillage, s'ils' s'acquittaient
bien de leur devoir.
Le marquis de Pianezza se
jouant jusqu'au bout de la députation vaudoise,
à qui il promettait depuis longtemps une audience
qu'il remettait d'un jour à l'autre, l'assigna enfin
au 17 avril 1655. Mais, tandis qu'elle heurtait à sa
porte, à l'heure convenue, et qu'on répondait
aux sieurs David Bianchi de Saint-Jean, et François
Manchon de la vallée de Saint-Martin, qu'ils ne
pouvaient pas encore parler à son excellence
(6),
le fourbe Pianezza, parti dans la nuit, entrait dans la
vallée de Luserne à la tête d'une
armée qui, le lendemain, ne comptait pas moins de
quinze mille hommes, de l'aveu même des
adversaires.
Saint-Jean et la Tour,
abandonnés par les Vaudois depuis le manifeste de
Gastaldo, furent occupés sans peine, ainsi que leurs
anciennes demeures dans les villages de la plaine. Il est
à peine besoin d'ajouter que tout fut saccagé.
Les pauvres expulsés et leurs frères de Bobbi,
du Villar, d'Angrogne, se tenaient tristement sur les
collines, en lieux sûrs, d'où ils regardaient
les troupes se disséminer dans la plaine et la
ravager. Leurs sentinelles veillaient jour et nuit.
L'intention agressive des papistes était trop
évidente pour hésiter à se
défendre. Les montagnards résolurent de vendre
chèrement leur vie. Déjà, le 19 avril,
ils furent rudement assaillis en plusieurs endroits, de
Saint-Jean, de la Tour, d'Angrogne et des collines de
Briquéras, tout à la fois. Quoique
très-inférieurs en nombre, ils
repoussèrent partout les troupes
réglées. Le 20, les attaques furent
renouvelées,, mais sans plus de
succès.
Alors le marquis de Pianezza
appela la ruse et la tromperie à son aide. Il
réunit chez lui, au couvent de la Tour, le mercredi
21, de grand matin, les députés des communes
du val Luserne, les calma, les rassura. Il fit comprendre,
qu'il n'en voulait qu'aux opiniâtres qui
résistaient aux ordres de Gastaldo; que, quant
à tous les autres, ils n'auraient quoi que ce soit
à craindre, pourvu que, en signe d'obéissance
et de fidélité au prince, ils consentissent
à recevoir et à loger, dans chacune de leurs
communautés, pour deux ou trois jours, un
régiment d'infanterie et deux compagnies de
cavalerie. De douces paroles diminuèrent, dans
l'esprit des députés, la première
impression pénible que leur firent ces propositions.
Un excellent dîner, servi somptueusement et offert
avec aménité par le fourbe
vice-président du conseil pour l'extirpation des
hérétiques, acheva de les convaincre de la
sincérité et de la bienveillance de ses
intentions. De retour dans leurs communes, ils
inspirèrent à leurs frères une
confiance semblable, malgré les efforts de bien des
hommes clairvoyants, du pasteur Léger en
particulier.
Toute l'armée se mit
donc en marche, le 22 avril, pour occuper les communes
vaudoises. Les régiments prirent premièrement
possession des grandes bourgades du Villar et de Bobbi, dans
la plaine, ainsi que des hameaux inférieurs
d'Angrogne. Ils s'emparèrent en même temps des
principaux passages, et ne rencontrant aucun obstacle ils
pénétrèrent, tant que le jour le leur
permit, jusqu'aux hameaux des vallons les plus
élevés. Au lieu de quelques régiments
et de quelques escadrons, toute l'armée
s'était logée et établie dans les
habitations des crédules Vaudois. Leur foi à
la parole d'autrui et leur respect pour leur souverain les
perdirent. Il est triste de penser que des sentiments aussi
honorables soient souvent devenus une cause de
ruine.
L'empressement de quelques
soldats à exécuter les ordres secrets avertit
les Vaudois, déjà inquiets, de ce qu'ils
avaient à craindre. Une troupe se hâtait de
gravir les hauteurs au-dessus de la Tour pour
pénétrer par là dans le quartier du
Pradutour, citadelle naturelle d'Angrogne souvent
mentionnée dans les persécutions
précédentes en montant, ces forcenés
mirent le feu à toutes les maisons, bien plus ils
massacrèrent tous les malheureux qu'ils purent
attraper. Le spectacle de ces flammes, l'ouïe de ces
cris et des hurlements des infortunés qu'ils
égorgeaient on poursuivaient, ne laissèrent
plus aucun doute. L'avertissement : sauve qui pourra! la
trahison est découverte! retentit d'une
extrémité de la vallée à
l'autre. Dans le vallon d'Angrogne, la plupart des hommes
eurent encore le temps de se jeter dans les montagnes et de
sauver une bonne partie de leurs familles, à la
faveur des ténèbres. Ils se glissèrent
par le versant opposé de la montagne, sur laquelle
s'étagent leurs hameaux, jusque dans la portion de la
vallée de Pérouse qui est terre de France et
où ils se trouvèrent en sûreté.
Les malades, les vieillards avaient dû rester;
plusieurs femmes avec leurs enfants étaient
demeurés auprès d'eux.
Les soldats, le jour de leur
arrivée et le suivant, furent très-pacifiques.
Ils ne paraissaient occupés que du soin de se
rafraîchir. Ils usaient largement des provisions,
entassées par les réfugiés de
Saint-Jean, de Bubbiana et des autres bourgs de la plaine.
lis exhortaient ceux qui étaient entre leurs mains
à rappeler les fugitifs, les assurant qu'ils ne
recevraient aucun dommage, si bien qu'il y en eut d'assez
crédules pour se rejeter dans les filets auxquels ils
avaient échappé une première
fois.
Les troupes se comportaient de
la même manière dans les communes du Villar et
de Bobbi et dans tous les hameaux occidentaux qu'elles
occupaient. Mais, ni les pauvres habitants de ces
lieux-là, ni les réfugiés qu'ils
comptaient parmi eux, n'eurent autant de facilité que
ceux d'Angrogne pour s'échapper. Ils n'avaient que
deux issues pour se sauver en France, le col de la Croix et
le col Giulian (Julian) qui débouche sur Prali,
«où l'on gagne celui d'Abries, tous couverts de
neiges profondes, le premier gardé en outre par le
fort de Mirebouc, ou Mirabouc, situé à
moitié chemin du. passage, et les deux autres
prodigieusement longs et difficiles, surtout encore au coeur
de l'hiver dans ces contrées
alpestres.
Les circonstances ne
paraissant pas promettre un avenir plus favorable aux
troupes du duc, et un retard pouvant éventer leur
sinistre, projet, le samedi, 24 avril 1655, fut choisi pour
l'exécution des ordres du conseil pour la propagation
de la foi et pour l'extirpation des
hérétiques.
0 mon Dieu ! comment redire un
si grand forfait? Caïn a versé une seconde fois
le sang de son frère Abel! .....
« Le signal ayant
été donné sur la colline de la Tour
qu'on appelle le Castelus (ainsi s'exprime Léger,
témoin de ces horreurs), presque toutes les
innocentes créatures qui se trouvèrent en la
puissance de ces cannibales se virent égorger comme
de pauvres brebis à la boucherie; que dis-je ? elles
ne furent point passées au fil de
l'épée comme des ennemis vaincus auxquels on
ne donne point de quartier, ni exécutées par
les mains des bourreaux comme les plus infâmes de tous
les criminels; car les massacres de cette façon
n'eussent pas assez signalé le zèle de leur
général, ni acquis suffisamment de
mérites aux exécuteurs.
Des enfants, impitoyablement
arrachés à la mamelle de leurs mères,
étaient empoignés par les pieds,
froissés et écrasés contre les rochers
ou les murailles, sur lesquelles bien souvent leurs
cervelles restaient plâtrées, et leurs corps
jetés à la voirie. Ou bien un soldat, se
saisissant d'une jambe de ces innocentes créatures,
et un autre de l'autre, chacun tirant de son
côté, ils le déchiraient
misérablement par le milieu du corps, s'en
entrejetaient les quartiers, ou parfois en battaient les
mères, et puis les lançaient par la
campagne.
Les malades ou les vieillards,
tant hommes que femmes, étaient, ou
brûlés dans leurs maisons, ou hachés
(à la lettre) en pièces, ou liés tout
nus en forme de peloton, la tête entre les jambes et
précipités par les rochers, ou roulés
par les montagnes. Aux pauvres filles ou femmes
violées, on leur farcissait le ventre de cailloux, ou
bien on les remplissait de poudre à laquelle on
mettait le feu. D'autres malheureuses femmes ou filles ont
été empalées, et dans cette effroyable
posture, dressées toutes nues sur les grands chemins
comme des croix. D'autres ont été diversement
mutilées et ont eu surtout les mamelles
coupées, que ces anthropophages ont fricassées
et mangées.
Des hommes, les uns ont
été hachés tout vifs, un membre
après l'autre, ni plus ni moins que de la chair
à la boucherie. D'autres ont été
suspendus par les génitoires, d'autres
écorchés vifs, etc.
(7).
Tous les échos des
Vallées rendaient des réponses si pitoyables
aux cris lamentables des pauvres massacrés, et aux
hurlements que l'extrême douleur leur arrachait, que
vous eussiez dit que les rochers eux-mêmes
étaient émus de pitié, tandis que les
barbares exécuteurs de tant d'infamies et de
cruautés restaient absolument
insensibles.
Il est vrai que plusieurs de
ces infâmes massacreurs, du Piémont, n'ayant
pas «enfant et voyant ces douces créatures,
belles comme, de petits anges, en emportèrent un
certain nombre dans leurs foyers. Il est vrai aussi que,
soit dans l'espérance d'une rançon, soit pour
d'autres motifs, ils épargnèrent quelques
notables, tant hommes que femmes, dont plusieurs ont
péri misérablement dans les prisons
(8).
Après le massacre
général, les soldats se mirent à la
poursuite des fuyards qui, n'ayant pu passer la
frontière, erraient dans les bois et sur les
montagnes, ou qui languissaient, privés de feu et
d'aliments, dans des masures écartées on dans
les retraites des rochers. La mort sous les formes les plus
horribles les poursuivait. Malheur à ceux qui
étaient découverts et atteints. Quand les
maisons des victimes eurent été
saccagées, on se fit un jeu, disons mieux, un devoir
de les réduire en flammes : villages, hameaux,
temples, maisons isolées, granges, étables
(9),
bâtiments grands et petits, tout fut embrasé.
La belle vallée de Luserne, à l'exception du
Villar et de quelques demeures, réservées pour
les massacreurs irlandais, qu'on pensait à y
établir, toutes ces contrées, semblables jadis
à la riche terre de Goscen, ne ressemblèrent
bientôt plus qu'aux ardentes fournaises
d'Égypte.
C'est bien alors,
s'écrie Léger, que les fugitifs, tisons
arrachés du feu, pouvaient crier à Dieu ces
paroles du psaume LXXIX :
Les nations sont dans ton
héritage:
Ton sacré temple a
senti leur outrage
Jérusalem, ô
Seigneur, est détruite,
Et par leur rage en masures
réduite.
Ils ont donné les
corps
De tes serviteurs
morts
Aux oiseaux pour
curée,
La chair de tes
enfants
Aux animaux des
champs
Pour être
dévorée.
Autour des murs où l'on
nous vint surprendre,
Nos tristes yeux ont vu leur
sang répandre,
Comme de l'eau qu'on jette
à l'aventure,
Sans que l'on pût leur
donner sépulture, etc.
Nos larmes n'ont plus d'eau,
écrivaient, de Pinache aux Cantons
évangéliques de la Suisse, le 27 avril, des
Vaudois fugitifs; elles sont de sang, elles n'obscurcissent
pas seulement notre vue, elles suffoquent notre pauvre coeur
; notre main tremblante et notre cerveau
hébété par les coups de massue qu'il
vient de recevoir, étrangement troublé aussi
par de nouvelles alarmes et par les attaques qui nous sont
livrées, nous empêchent de vous écrire
comme nous désirerions; mais nous vous prions de nous
excuser et de recueillir, parmi nos sanglots, le sens de ce
que nous voudrions dire. » (V. DIETERICI, die
Valdenses; Berlin, 1831, p. 66.)
La cour de Turin, dans un
manifeste, publié en français, en latin et en
italien, a nié la plupart des faits
énoncés plus haut. Les historiens catholiques
romains ont accusé Léger d'exagération
dans ses récits; on le comprend, le crime, une fois
commis, cause même à ses auteurs ou à
leurs amis une horreur involontaire. La conscience proteste;
l'orgueil souffre des taches ineffaçables, faites
à l'honneur des coupables, et l'on s'efforce de
voiler, partant de nier la vérité. Mais le
crime n'était pas de ceux qu'on peut cacher. Les
victimes par centaines ont été vues gisantes,
mutilées, déshonorées, sans
sépulture, dans les champs et sur les chemins; leurs
noms et le genre de leur mort ont été
notés avec soin. Pourquoi des milliers de familles
auraient-elles pris le deuil, si ce récit
était ampoulé ? Pourquoi le commandant d'un
régiment français, le sieur du Petitbourg, que
le marquis de Pianezza dans son manifeste appelle un homme
d'honneur, digne de foi, a-t-il donné sa
démission après les événements
de la vallée de Luserne, si ce n'est parce que, comme
il Va déclaré dans un acte authentique, il ne
voulait plus assister à de si mauvaises actions?
« J'ai été témoin, dit-il, de
plusieurs grandes violences et extrêmes
cruautés, exercées par les bannis de
Piémont et par les soldats, sur toute sorte
d'âge, de sexe et de condition que j'ai vu massacrer,
démembrer, pendre, brûler, violer, et de
plusieurs effroyables incendies. Quand on amenait des
prisonniers au marquis de Pianezza, je l'ai vu donner
l'ordre de tout tuer parce que son altesse ne voulait point
de gens de la religion dans toutes ses terres
(10). »
Les yeux de l'Europe
protestante se sont d'ailleurs assurés de la
réalité de ces horreurs. Les ambassadeurs des
Cantons évangéliques de la Suisse, des
provinces unies de la Hollande et de l'Angleterre l'ont
constatée et déclarée. Leurs
dépêches, les lettres de leurs gouvernements et
leurs démarches auprès du duc de Savoie en
font foi, comme aussi l'histoire qu'a publiée
l'envoyé extraordinaire du protecteur de la
Grande-Bretagne, lord Morland, personnage distingué
par toutes les qualités de l'esprit et du coeur, qui
s'est rendu sur les lieux, sitôt après les
massacres.
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