LES PENSÉES DE BLAISE PASCAL DANS L'ÉDITION DE 1671
Marques de la véritable
Religion
LA vraie Religion doit avoir pour marque
d'obliger à aimer Dieu. Cela est bien juste. Et cependant
aucune autre que la nôtre ne l'a ordonné. Elle doit
encore avoir connu la concupiscence de l'homme, et l'impuissance
où il est par lui-même d'acquérir la vertu. Elle
doit y avoir apporté les remèdes dont la prière
est le principal. Notre Religion a fait tout cela ; et nulle autre
n'a jamais demandé à Dieu de l'aimer et de le suivre.
[19] .i.
[§] Il faut pour faire qu'une Religion
soit vraie qu'elle ait connu notre nature. Car la vraie nature de
l'homme, son vrai bine, la vraie vertu, et la vraie Religion sont
choses dont la connaissance est inséparable. Elle doit avoir
connu la grandeur et la bassesse de l'homme, et la raison de l'un et
de l'autre. Quelle autre Religion que la Chrétienne a connu
toutes ces choses ?
[§] Les autres Religions, comme les
Païennes, sont plus populaires ; car elles consistant toutes en
extérieur ; mais elles ne sont pas pour les gens habiles. Une
Religion purement intellectuelles serait plus proportionnée
aux habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple. La seule Religion
Chrétienne est proportionnée à tous,
étant mêlée d'extérieur et
d'intérieur. Elle élève le peuple à
l'intérieur, et abaisse les superbes à
l'extérieur, et n'est pas parfaite sans les deux. Car il faut
que le peuple entende l'esprit de la lettre, et que les habiles
soumettent leur esprit à la lettre, en pratiquant ce qu'il y a
d'extérieur. [20]
[§] Nous sommes haïssables ; la
raison nous en convainc. Or nulle autre Religion que la
Chrétienne ne propose de se haïr. Nulle autre Religion ne
peut donc être reçue de ceux qui savent qu'ils ne sont
dignes que de haine.
[§] Nulle autre Religion que la
Chrétienne n'a connu que l'homme est la plus excellente
créature, et en même temps la plus misérable. Les
uns qui ont bien connu la réalité de son excellence ont
pris pour lâcheté et pour ingratitude les sentiments bas
que les hommes ont naturellement d'eux- mêmes. Et les autres
qui ont bien connu combien cette bassesse est effective ont
traité d'une superbe ridicule ces sentiments de grandeur qui
sont aussi naturels à l'homme.
[§] Nulle Religion que la nôtre n'a
enseigné que l'homme naît en péché. Nulle
secte de Philosophes ne l'a dit. Nulle n'a donc dit vrai.
[§] Dieu étant caché, toute
Religion qui ne dit pas que Dieu est caché n'est pas
véritable ; et toute Religion qui n'en rend pas la raison
n'est [21] pas instruisante. La nôtre fait tout cela.
[§] Cette Religion qui consiste à
croire que l'homme est tombé d'un état de gloire et de
communication avec Dieu en un état de tristesse, de
pénitence, et d'éloignement de Dieu, mais qu'enfin il
serait rétabli par un Messie qui devait venir, a toujours
été sur la terre. Toutes choses ont passé, et
celle là a subsisté pour laquelle sont toutes choses.
Car Dieu voulant se former un peuple saint qu'il séparerait de
toutes les autres nations, qu'il délivrerait de ses ennemis,
qu'il mettrait dans un lieu de repos, a promis de la faire, et de
venir au monde pour cela ; et il a prédit par ses
Prophètes le temps et la manière de sa venue. Et
cependant pour affermir l'espérance de ses élus dans
tous les temps, il leur en a toujours fait voir des images et des
figures, et il ne les a jamais laissés sans des assurances de
sa puissance et de sa volonté pour leur salut. Car dans la
création de l'homme, Adam en était témoin, et le
dépositaire de la promesse du Sauveur [22] qui devait
naître de la femme. Et quoi que les hommes étant encore
si proches de la création ne pussent avoir oublié leur
création, et leur chute, et la promesse de que Dieu leur avait
faite d'un Rédempteur, néanmoins comme dans ce premier
âge du monde ils se laissèrent emporter à toutes
sortes de désordres, il y avait cependant des Saints, comme
Énoch, Lamech, et d'autres qui attendaient en patience le
Christ promis dés le commencement du monde. Ensuite Dieu a
envoyé Noé, qui a vu la malice des hommes au plus haut
degré ; et il l'a sauvé en noyant toute la terre par un
miracle qui marquait assez, et le pouvoir qu'il avait de sauver le
monde, et la volonté qu'il avait de le faire, et de faire
naître de la femme celui qu'il avait promis. Ce miracle
suffisait pour affermir l'espérance des hommes ; et la
mémoire en étant encore assez fraîche parmi eux,
Dieu fit ses promesse à Abraham qui était tout
environné d'idolâtres, et il lui fit connaître le
mystère du Messie qu'il devait envoyer. Au temps d'Isaac [23]
et de Jacob l'abomination était répandue sur toute la
terre ; mais ces Saints vivaient en la foi ; et Jacob mourant, et
bénissant ses enfants s'écrie par un transport qui lui
fait interrompre son discours : J'attends, ô mon Dieu, le
Sauveur que vous avez promis, salutare tuum expectabo Domine. (Genes.
49. 18.).
Les Égyptiens étaient
infectés et d'idolâtrie et de magie ; le peuple de Dieu
même était entraîné par leurs exemples.
Mais cependant Moïse et d'autres voyaient celui qu'ils ne
voyaient pas, et l'adoraient en regardant les biens éternels
qu'ils leur préparait.
Les Grecs et les Latins ensuite ont fait
régner les fausses divinités ; les Poètes ont
fait diverses théologies ; les Philosophes se sont
séparés en mille sectes différentes : et
cependant il y avait toujours au coeur de la Judée des hommes
choisis qui prédisaient la venue de ce Messie qui
n'était connu que d'eux.
Il est venu enfin en la consommation des temps
: et depuis, quoiqu'on [24] ait vu naître tant de schismes et
d'hérésies, tant renverser d'États, tant de
changements en toute choses ; cette Église qui adore celui qui
a toujours été adoré a subsisté sans
interruption. Et ce qui est admirable, incomparable, et tout à
fait divin, c'est que cette Religion qui a toujours duré a
toujours été combattue. Mille fois elle a
été à la veille d'une destruction universelle ;
et toutes les fois qu'elle a été en cet état
Dieu l'a relevée par des coups extraordinaires de sa
puissance. C'est ce qui est étonnant, et qu'elle se soit
maintenue sans fléchir et plier sous la volonté des
tyrans.
[§] Les états périraient si
on ne faisait plier souvent les lois à la
nécessité. Mais jamais la religion n'a souffert cela,
et n'en a usé. Aussi il faut ces accommodements, ou des
miracles. Il n'est pas étrange qu'on se conserve en pliant, et
ce n'est pas proprement se maintenir ; et encore périssent-ils
enfin entièrement : il n'y en a point qui ait duré
1500. ans. Mais que cette Religion se soit [25] toujours maintenue,
et inflexible ; cela est divin.
[§] Ainsi le Messie a toujours
été crû. La tradition d'Adam était encore
nouvelle en Noé et en Moïse. Les Prophètes l'on
prédit depuis, en prédisant toujours d'autres choses,
dont les événements qui arrivaient de temps en temps
à la vue des hommes marquaient la vérité de leur
mission, et par conséquent celle de leurs promesses touchant
le Messie. Ils ont tous dit que la loi qu'ils avaient n'était
qu'en attendant celle du Messie ; que jusques là elle serait
perpétuelle, mais que l'autre durerait éternellement ;
qu'ainsi leur loi ou celle du Messie dont elle était la
promesse seraient toujours sur la terre. En effet elle a toujours
duré ; et JÉSUS-CHRIST est venu dans toutes les
circonstances prédites. Il a fait des miracles, et les
Apôtres aussi qui ont converti les Païens ; et par
là les Prophéties étant accomplies le Messie est
prouvé pour jamais.
[§] La seule Religion contraire à
la nature en l'état qu'elle est, qui [26] combat tous nos
plaisirs, et qui paraît d'abord contraire au sens commun est la
seule qui ait toujours été.
[§] Toute la conduite des choses doit
avoir pour objet l'établissement et la grandeur de la Religion
: les hommes doivent avoir en eux-mêmes des sentiments
conformes à ce qu'elle nous enseigne : et enfin elle doit
être tellement l'objet et le centre où toutes choses
tendent, que qui en saura les principe puisse rendre raison et de
toute la nature de l'homme en particulier, et de toute la conduite du
monde en général.
Sur ce fondement les impies prennent lieu de
blasphémer la Religion Chrétienne, parce qu'ils la
connaissent mal. Ils s'imaginent qu'elle consiste simplement en
l'adoration d'un Dieu considéré comme grand, puissant,
et éternel ; ce qui est proprement le Déisme presque
aussi éloigné de la Religion Chrétienne que
l'Athéisme qui y est tout à fait contraire. Et
delà ils concluent que cette religion n'est pas
véritable ; parce que si elle l'était il faudrait que
Dieu [27] se manifestât aux hommes par des preuves si sensibles
qu'il fût impossible que personne le méconnût.
Mais qu'il en concluent ce qu'ils voudront
contre le Déisme, ils n'en concluront rien contre la Religion
Chrétienne qui reconnaît que depuis le
péché Dieu ne se montre point aux hommes avec toute
l'évidence qu'il pourrait faire, et qui consiste proprement au
mystère du Rédempteur, qui unissant en lui les deux
natures divine et humaine, a retiré les hommes de la
corruption du péché pour les réconcilier
à Dieu en sa personne divine.
Elle enseigne donc aux hommes ces deux
vérités, et qu'il y a un Dieu dont ils sont capables,
et qu'il y a une corruption dans la nature qui les en rend indignes.
Il importe également aux hommes de connaître l'un et
l'autre de ces points ; et il est également dangereux à
l'homme de connaître Dieu sans connaître sa
misère, et de connaître sa misère sans
connaître le Rédempteur qui l'en peut guérir. Une
seule de ces [27] connaissances fait ou l'orgueil des Philosophes qui
ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des
Athées qui connaissent leur misère sans
Rédempteur.
Et ainsi, comme il est également de la
nécessité de l'homme de connaître ces deux
points, il est aussi également de la miséricorde de
Dieu de nous les avoir fait connaître. La Religion
Chrétienne le fait ; c'est en cela qu'elle consiste.
Qu'on examine l'ordre du monde sur cela, et
qu'on voie si toutes choses ne tendent pas à
l'établissement des deux chefs de cette Religion.
[§] Si l'on ne se connaît point
plein d'orgueil, d'ambition, de concupiscence, de faiblesse, de
misère et d'injustice, on est bien aveugle. Et si en le
connaissant on ne désire d'en être délivré
que peut-on dire d'un homme si peu raisonnable ? Que peut-on donc
avoir Que de l'estime pour une Religion qui connaît si bien les
défauts de l'homme ; et que du désir pour la
vérité d'une Religion qui y promet des remèdes
si souhaitables ?
.
Véritable Religion
prouvée par les contrariétés qui sont dans
l'homme, et par le péché originel.
LES grandeurs et les misères de l'homme
sont tellement visibles, qu'il faut nécessairement que la
véritable religion nous enseigne, qu'il y a en lui quelque
grand principe de grandeur, et en même temps quelque grand
principe de misère. Car il faut que la véritable
Religion connaisse à fond notre nature, c'est-à-dire
qu'elle connaisse tout ce qu'elle a de grand, et tout ce qu'elle a de
misérable, et la raison de l'un et de l'autre. Il faut encore
qu'elle nous rende raison des étonnantes
contrariétés qui s'y rencontrent. S'il y a un seul
principe de tout, une seule fin de tout, il faut que la vraie
Religion nous enseigne à n'adorer que lui, et a n'aimer que
lui. Mais comme nous nous trouvons dans l'impuissance [30] d'adorer
ce que nous ne connaissons pas, et d'aimer autre chose que nous, il
faut que la Religion qui instruit de ces devoirs nous instruise aussi
de cette impuissance, et qu'elle nous en apprenne les remèdes.
Il faut rendre l'homme heureux qu'elle lui
montre qu'il y a un Dieu, qu'on est obligé de l'aimer, que
notre véritable félicité est d'être
à lui, et notre unique mal d'être séparé
de lui. Il faut qu'elle nous apprenne que nous sommes plein de
ténèbres qui nous empêchent de le connaître
et de l'aimer, et qu'ainsi nos devoirs nous obligeant d'aimer Dieu,
et notre concupiscence nous en détournant, nous sommes pleins
d'injustice. Il faut qu'elle nous rende raison de l'opposition que
nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut
qu'elle nous en enseigne les remèdes, et les moyens d'obtenir
ces remèdes. Qu'on examine sur cela toutes les Religions, et
qu'on voie s'il y en a une autre que la Chrétienne qui y
satisfasse.
Sera-ce celle qu'enseignaient les [31]
Philosophes qui nous proposent pour tout bien un bien qui est en nous
? Est-ce là le vrai bien ? Ont-ils trouvé le
remède à nos maux ? Est-ce avoir guéri la
présomption de l'homme que de l'avoir égalé
à Dieu ? Et ceux qui nous ont égalé aux
bêtes, et qui nous ont donné les plaisirs de la terre
pour tout bien ont-ils apporté le remède à nos
concupiscences ? Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez
celui auquel vous ressemblez, et qui vous a fait pour l'adorer. Vous
pouvez vous rendre semblable à lui ; la sagesse vous y
égalera, si vous voulez la suivre. Et les autres disent :
Baissez vos yeux vers la terre, chétif ver que vous
êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le
compagnon. Que deviendra donc l'homme ? Sera-t-il égal
à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que
ferons nous donc ? Quelle Religion nous enseignera à
guérir l'orgueil, et la concupiscence ? Quelle Religion nous
enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en
détournent, les remèdes qui [32] les peuvent
guérir, et le moyen d'obtenir ces remèdes ? Voyons ce
que nous dit sur cela la Sagesse de Dieu, qui nous parle dans la
Religion Chrétienne.
C'est en vain, ô homme, que vous cherchez
dans vous-même le remède à vos misères.
Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu'à
connaître que ce n'est point en vous que vous trouverez ni la
vérité ni le bien. Les Philosophes vous l'ont promis ;
ils n'ont pu le faire. Ils ne savent ni quel est votre
véritable bien, ni quel est votre véritable
état. Comment auraient-ils donné des remèdes
à vos maux, puis qu'ils ne les ont pas seulement connus ? Vos
maladies principales sont l'orgueil qui vous soustrait à Dieu,
et la concupiscence qui vous attache à la terre ; et ils n'ont
fait autre chose qu'entretenir au moins une de ces maladies. S'ils
vous ont donné Dieu pour objet, ce n'a été que
pour exercer votre orgueil. Ils vous ont fait penser que vous lui
êtes semblables par votre nature. Et ceux qui ont vu la [33]
vanité de cette prétention vous ont jeté dans
l'autre précipice en vous faisant entendre que votre nature
était pareille à celle des bêtes, et vous ont
porté à chercher votre bien dans les concupiscences qui
sont le partage des animaux. Ce n'est pas là le moyen de vous
instruire de vos injustices. N'attendez donc ni vérité
ni consolation des hommes. Je suis celle qui vous ai formé, et
qui puis seule vous apprendre qui vous êtes. Mais vous
n'êtes plus maintenant en l'état où je vous ai
formé. J'ai créé l'homme saint, innocent,
parfait. Je l'ai rempli de lumière et d'intelligence. Je lui
ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L'oeil de l'homme
voyait alors la Majesté de Dieu. Il n'était pas dans
les ténèbres qui l'aveuglent, ni dans la
mortalité, et dans les misères qui l'affligent. Mais il
n'a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la
présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même, et
indépendant de mon secours. Il s'est soustrait à ma
domination : et s'égalant à moi par le désir de
[34] trouver la félicité en lui-même, je l'ai
abandonné à lui ; et révoltant toutes les
créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai rendu
ennemies ; en sorte qu'aujourd'hui l'homme est devenu semblable aux
bêtes, et dans un tel éloignement de moi qu'à
peine lui reste-t-il quelque lumière confuse de son auteur,
tant toutes ses connaissances ont été éteintes
ou troublées. Les sens indépendants de la raison et
souvent maîtres de la raison l'ont emporté à la
recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l'affligent ou
le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force,
ou en le charmant par leurs douceurs, ce qui est encore une
domination plus terrible et plus impérieuse.
[§] Voilà l'état où
les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct
impuissant du bonheur de leur première nature ; et ils sont
plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur
concupiscence qui est devenue leur seconde nature.
[§] De ces principes que je vous [35]
ouvre vous pouvez reconnaître la cause de tant de
contrariétés qui ont étonné tous les
hommes, et qui les ont partagés.
[§] Observez maintenant tous les
mouvements de grandeur et de gloire que ce sentiment de tant de
misères ne peut étouffer, et voyez s'il ne faut pas que
la cause en soit une autre nature.
[§] Connaissez donc, superbe, quel
paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliez vous,
raison impuissance, taisez vous, nature imbécile ; apprenez
que l'homme passe infiniment l'homme ; et entendez de votre
Maître votre condition véritable que vous ignorez.
[§] Car enfin si l'homme n'avait jamais
été corrompu il jouirait de la vérité et
de la félicité avec assurance. Et si l'homme n'avait
jamais été que corrompu il n'aurait aucune idée
ni de la vérité ni de la béatitude. Mais
malheureux que nous sommes, et plus que s'il n'y avait aucune
grandeur dans notre condition, nous avons une idée du bonheur,
et ne [36] pouvons y arriver ; nous sentons une image de la
vérité, et ne possédons que le mensonge ;
incapables d'ignorer absolument, et de savoir certainement ; tant il
est manifeste que nous avons été dans un degré
de perfection dont nous sommes malheureusement tombés.
[§] Qu'est-ce donc que nous crie cette
avidité et cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois en
l'homme un véritable bonheur dont il ne lui reste maintenant
que la marque et la trace toute vide, qu'il essaye inutilement de
remplir de tout ce qui l'environne, en cherchant dans les choses
absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes, et que
les unes et les autres sont incapables de lui donner, parce que ce
gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et
immuable ?
[§] Chose étonnante cependant, que
le mystère le plus éloigné de nôtre
connaissance qui est celui de la transmission du péché
originel soit une chose dans laquelle nous ne pouvons avoir aucune
connaissance de [37] nous-mêmes. Car il est sans doute qu'il
n'y a rien qui choque plus nôtre raison que de dire que le
péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui
étant si éloignés de cette source semblent
incapables d'y participer. Cet écoulement ne nous paraît
pas seulement impossible, il nous semble même très
injuste. Car qu'y a-t-il de plus contraire aux règles de notre
misérable justice que de damner éternellement un enfant
incapable de volonté pour un péché où il
paraît avoir eu si peu de part qu'il est commis six mille ans
avant qu'il fût en être ? Certainement rien ne nous
heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce
mystère le plus incompréhensible de tous, nous sommes
incompréhensibles à nous-mêmes. Le noeud de notre
condition prend ses retours et ses plis dans cet abîme. De
sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère, que
ce mystère n'est inconcevable à l'homme;
[§] Le péché originel est
une folie devant les hommes ; mais on le [38] donne pour tel. On ne
doit donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine,
puis qu'on ne prétend pas que la raison y puisse atteindre.
Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des homme, Quod
stultum est Dei sapientius est hominibus (I. Cor. I. I. [sic pour 1,
25]). Car sans cela que dira-t-on qu'est l'homme ? Tout son
état dépend de ce point imperceptible. et comment s'en
fût il aperçu par sa raison, puisque c'est une chose au
dessus de sa raison ; et que sa raison bien loin de l'inventer par
ses voies, s'en éloigne quand on le lui présente ?
[§] Ces deux états d'innocence, et
de corruption étant ouverts il est impossible que nous ne les
reconnaissions pas.
[§] Suivons nos mouvements, observons nous
nous-mêmes, et voyons si nous n'y trouverons pas les
caractères vivants de ces deux natures.
[§] Tant de contradictions se trouveraient
elles dans un sujet simple ?
[§] Cette duplicité de l'homme est
si visible qu'il y en a qui ont pensé que nous avions deux
âmes, un [39] sujet simple leur paraissant incapable de telles
et si soudaines variétés, d'une présomption
démesurée à un horrible abattement de coeur.
[§] Ainsi toutes ces
contrariétés qui semblaient devoir le plus
éloigner les hommes de la connaissance d'une Religion, sont ce
qui les doit plutôt conduire à la véritable.
Pour moi j'avoue qu'aussitôt que la
Religion Chrétienne découvre ce principe que la nature
des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les
yeux à voir partout le caractère de cette
vérité. Car la nature est telle qu'elle marque partout
un Dieu perdu, et dans l'homme, et hors de l'homme.
[§] Sans ces divines connaissances qu'ont
pu faire les hommes, sinon ou s'élever dans le sentiment
intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou
s'abattre dans la vue de leur faiblesse présente ? Car ne
voyant pas la vérité entière ils n'ont pu
arriver à une parfaite vertu ; les uns considérant la
nature comme incorrompue, les autres comme irréparable. [40]
Ils n'ont pu fuir ou l'orgueil, ou la paresse qui sont les deux
sources de tous les vices ; puisqu'ils ne pouvaient sinon ou s'y
abandonner par lâcheté, ou en sortir par l'orgueil. Car
s'ils connaissaient l'excellence de l'homme, ils en ignoraient la
corruption ; de sorte qu'ils évitaient bien la paresse, mais
ils se perdaient dans l'orgueil. Et s'ils reconnaissaient
l'infirmité de la nature, ils en ignoraient la dignité
; de sorte qu'ils pourvoient bien en éviter la vanité,
mais c'était en se précipitant dans le
désespoir.
De là viennent les diverses sectes des
Stoïciens et des Épicuriens, des Dogmatistes et des
Académiciens, etc. La seule Religion Chrétienne a pu
guérir ces deux vices ; non pas en chassant l'un par l'autre
par la sagesse de la terre ; mais en chassant l'un et l'autre par la
simplicité de l'Évangile. Car elle apprend aux justes
qu'elle élève jusqu'à la participation de la
Divinité même, qu'en ce sublime état ils portent
encore la source de toute la corruption qui les rend durant toute
leur [41] vie sujets à l'erreur, à la misère,
à la mort, au péché ; et elle crie aux plus
impies qu'ils sont capables de la grâce de leur
Rédempteur. Ainsi donnant à trembler à ceux
qu'elle justifie, et consolant ceux qu'elle condamne, elle
tempère avec tant de justesse la crainte avec
l'espérance par cette double capacité qui est commune
à tous et de la grâce et du péché, qu'elle
abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire, mais sans
désespérer ; et qu'elle élève infiniment
plus que l'orgueil de la nature, mais sans enfler ; faisant bien voir
par là qu'étant seule exempte d'erreur et de vice, il
n'appartient qu'à elle et d'instruire et de corriger les
hommes.
[§] Le Christianisme est étrange.
Il ordonne à l'homme de reconnaître qu'il est vil et
même abominable ; et il lui ordonne en même temps de
vouloir être semblable à Dieu. Sans un tel contrepoids
cette élévation le rendrait horriblement vain, ou cet
abaissement le rendrait horriblement abject. [42]
[§] L'Incarnation montre à l'homme
la grandeur de sa misère par la grandeur du remède
qu'il a fallu.
[§] On ne trouve pas dans la Religion
Chrétienne un abaissement qui nous rendre incapable du bien,
ni une sainteté exempte du mal.
[§] Il n'y a point de doctrine plus propre
à l'homme que celle-là, qui l'instruit de sa double
capacité de recevoir et de perdre la grâce, à
cause du double péril où il est toujours exposé
de désespoir ou d'orgueil.
[§] Les Philosophes ne prescrivaient point
des sentiments proportionnés aux deux états. Ils
inspiraient des mouvements de grandeur pure, et ce n'est pas
l'état de l'homme. Ils inspiraient des mouvements de bassesse
pure, et c'est aussi peu l'état de l'homme. Il faut des
mouvements de bassesse, non d'une bassesse de nature, mais de
pénitence ; non pour y demeurer, mais pour aller à la
grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, mais d'une grandeur qui
vienne de la grâce et non [43] du mérite, et
parés avoir passé par la bassesse.
[§] Nul n'est heureux comme un vrai
Chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable. Avec
combien peu d'orgueil un Chrétien se croit-il uni à
Dieu ? Avec combien peu d'abjection s'égale-t-il aux vers de
la terre ?
[§] Qui peut donc refuser à ses
célestes lumières de les croire, et de les adorer ? Car
n'est-t-il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous-
mêmes des caractères ineffaçables d'excellence ?
Et n'est-t-il pas aussi véritable que nous éprouvons
à toute heure les effets de notre déplorable condition
? Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon
la vérité de ces deux états, avec une voix si
puissante, qu'il est impossible d'y résister ?
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