CONTRE LE COURANT
PREMIÈRE PARTIE
MEIRAGE
Un petit monde provençal
II
Tout soldat de la
Vérité commence par
être seul. Les apôtres
étaient seuls, les hommes du
réveil étaient seuls. Or,
Dieu choisit ceux-là, sentinelles
perdues, pour en faire les
généraux de son
armée.
A DE
GASPARIN.
(Pensées de
Liberté).
|
Bien des années avant la guerre, un
certain M. Duclavel fut nommé professeur de
littérature et d'histoire au Lycée de
Meirage et y débarqua avec sa famille, un
beau matin, quelques jours avant la rentrée
d'octobre.
M. Duclavel était un grand bel
homme, d'environ quarante-cinq ans, l'air martial
et l'allure dégagée qui conviennent
au pédagogue. On devinait, de suite qu'il
devait faire marcher sa classe comme un
général son régiment.
Sa femme, au contraire, était
petite et timide, quoique fort gracieuse et
aimable.
On ne les voyait jamais ensemble sans
remarquer le contraste qu'ils présentaient,
du moins extérieurement. Ce contraste, en
effet, n'était qu'en apparence, car jamais
on ne vit époux plus unis de coeur,
d'âme et d'idéal.
Leur « famille » ne consistait
qu'en une très belle fillette, d'environ
quatorze ans, dont la mère disait avec
fierté,
- Voyez comme elle ressemble à
son père !
Et le père, parfois, pensait avec
une, vague inquiétude :
- Pourvu qu'elle soit comme sa
mère !
Pour le moment, Roseline Duclavel
semblait réaliser en elle tes lois les plus
bizarres et les plus contradictoires Je
l'hérédité. Ressemblant en
effet, physiquement à soin père,
sensitive et réservée comme sa
mère, elle déroutait par les autres
traits de son caractère, toutes les
explications qu'on aurait pu donner de
l'atavisme.
Telle qu'elle, avec ses défauts
et ses qualités, nous verrons, par la suite
de cette histoire, que c'était, en, somme,
un personnage très important du « trio
» Duclavel, comme on les appela
bientôt.
Les professeurs ne sont
généralement pas des millionnaires.
Les Duclavel louèrent donc un peu en dehors
de la ville, une petite maison modeste, de cinq
pièces, entourée d'un jardin.
Après ses heures de cours,
Monsieur serait heureux de cultiver ses
légumes ; Madame, qui aime fort les fleurs,
pourrait se passer cette fantaisie, et enfin,
raison primordiale entre toutes, il fallait que
Roseline fût au grand air !
On avait fait ainsi dans le dernier
poste ; rien ne s'opposait à ce qu'on le fit
encore à Meirage où la campagne est
adorable.
Les professeurs universitaires formant
nécessairement une classe assez flottante,
l'arrivée des Duclavel ne fit point
sensation dans « le petit monde
provençal » de la ville et ce suscita
que les commentaires habituels :
- Comme Monsieur est grand !
- Comme Madame est mignonne !
- Comme la petite a de beaux cheveux
!
- Ça a l'air de braves gens
!
Le dimanche, et le jeudi, on les voyait
se promener tranquillement, en donnant de temps
à autre : Monsieur, un coup de chapeau
à un collègue, Madame, un sourire
à une connaissance, Roseline un geste amical
à une compagne de classe.
En somme, les Duclavel passaient
inaperçus, ce qui, de l'avis des sages de
tous les temps, est une des conditions du bonheur.
Vivre modestement, paye.- ses fournisseurs,
travailler sans éclat, afin de
n'éveiller aucune jalousie, à Meirage
comme ailleurs, c'est le seul. moyen de ne point
faire parler de soi et, par conséquent,
d'avoir le minimum d'ennuis.
Cependant, au bout d'une année,
les gens s'aperçurent vite d'un trait
singulier et sans précédent, dans la
conduite du professeur et de sa famille : personne
d'entre eux n'allait à la messe.
En soi-même, ce fait n'avait rien
d'extraordinaire, car nombre de membres du corps
enseignant ne sont point religieux et en cela,
M. et Mme Duclavel, ne
détonnaient pas dans milieu.
Mais ce qui finit par éveiller
l'attention de Meirage sur l'inoffensif « trio
», c'est que, de temps en temps,, on les
entendait parler de Dieu, même du Christ,
avec un air d'assurance tout à fait
renversant chez des gens que leur abstention des
cérémonies catholiques pouvait faire
passer pour des païens.
Non pas qu'ils parlassent «
religion » avec ostentation, mais d'une
manière toute naturelle et simple, quand
l'occasion s'en présentait : avec un
fournisseur dans son magasin, avec un ouvrier qui
venait faire 'une réparation, ou pendant une
visite.
Ne pas aller à la messe et parler
de Dieu de cette façon familière,
apparut à Meirage comme un anachronisme
mystérieux, peut-être dangereux et en
tout cas, choquant. Il faut se méfier des
choses qu'on ne peut s'expliquer et surtout de
celles qu'on n'a point encore vues.
Alors, peu à peu, comme une lente
traînée, non pas de poudre, mais
d'huile qui fait tout de même son petit
chemin, une idée de méfiance et de
curiosité, s'éveilla. On
commença à dire :
- Qu'est-ce que c'est donc que ces
gens-là ? D'où viennent-ils ? Qui
sont-ils ? Ces étrangers, il ne faut pas
trop s'y fier.
« L'étranger », pour
l'habitant de Meirage, ce n'est pas l'Allemand,
l'Anglais, l'Américain ou même le
Chinois ; c'est l'individu qui n'a pas eu l'honneur
de naître dans la commune même, mais
à cinq cents, deux cents ou
cinquante kilomètres.
Alors, je vous le demande, comment pourrait-on se
fier à un être sur la naissance duquel
on n'a aucun renseignement ? On ignore tout de ses
ancêtres, de ses parents, et de sa propre
vie, jusqu'au jour où
quelqu'événement suspect l'a
obligé à se réfugier à
Meirage. Une des autorités de la ville
parlait même un jour avec pitié des
« exotiques qui visitent nos monuments entre
deux trains ».
Les Duclavel, toutefois, faisant partie
d'une corporation dans laquelle on s'était
résigné à voir des «
étrangers », auraient passé
inaperçus sans les bizarreries dont nous
venons de parler. Une ou deux conversations
très sérieuses et très
intéressantes avec quelques personnes
d'idées indépendantes, les firent
connaître comme des gens vraiment à
part. Le clergé lui-même, auquel on
rapporte fidèlement les menus
événements de la minuscule citadelle
du catholicisme, ouvrit des yeux
étonnés, mais non inquiets. Il
connaît la force des traditions
séculaires et l'emprise qu'elles ont sur ces
âmes auxquelles l'esclavage ne pèse
pas. Toutefois, il crut prudent de s'informer.
Le jeudi matin, M. Duclavel profitait toujours
de son jour de vacances pour se promener un peu et,
toujours à la même heure, venait lire
son journal sur un banc du jardin public.
(Car Meirage possède un jardin de
ce genre, tellement public, que les mauvaises
herbes y abondent beaucoup plus que les plantes
qui, officiellement, devraient
décorer ce lieu municipal).
Un certain jeudi matin, le professeur
s'aperçut qu'un Monsieur qu'il ne
connaissait que de vue, était venu
s'asseoir, sur le même banc et se mettait
à lire aussi.
Un incident trivial leur ayant fait,
à tous deux, lever les yeux, le nouvel.
arrivé en profita pour faire une
réflexion à laquelle M. Duclavel
répondit tout naturellement. Après
quelques phrases banales, le premier dit 'Lin peu
nerveusement :
- C'est bien à M. le professeur
Duclavel que j'ai l'honneur de parler ?
- Parfaitement, Monsieur.
- Eh ! bien, monsieur, je m'appelle
Roqueville et je suis enchanté d'avoir
l'occasion de vous rencontrer, car, depuis
longtemps, je désire un renseignement que
vous seul, peut-être, pouvez me donner en
cette ville.
- Seul ? fit M. Duclavel, en souriant.
Vous m'étonnez, Monsieur. Car je ne me sais
dépositaire unique d'aucune information qui
puisse vous intéresser.
- Eh ! bien, Monsieur, dit l'autre, avec
un grand sérieux et en baissant la voix,
comme si les mauvaises herbes qui les entouraient
risquaient d'entendre et de répéter
cet entretien secret..., eh ! bien, Monsieur,
dites-moi, quelles sont les vraies doctrines des
Francs-Maçons?
M. Duclavel le regarda, stupéfait
:
- Monsieur, vous voulez rire. Pourquoi
est-ce à moi seul, que vous croyez devoir
demander ce renseignement ?
- Mais tout simplement, parce que vous
êtes le seul Franc-Maçon que je
connaisse !
- Le seul Franc-Maçon ? Et qui a
pu vous dire une pareille sottise ?
- Tout le monde le dit.
- Eh bien ! Monsieur, tout le monde se
trompe. je ne suis pas plus Franc-maçon que
vous et j'ignore comme vous, peut-être plus
que vous, les premiers éléments de la
doctrine des Francs-Maçons. Je sais
vaguement que c'est une société de
secours mutuels avec des règlements, et des
responsabilités. je crois que certains de
ses membres sont fort respectables, que d'autres le
sont moins, comme d'ailleurs, dans toutes les
sociétés. Mais j'ignore totalement,
je vous l'affirme, en quoi consistent ce que vous
appelez leurs vraies « doctrines
».
L'autre le regardait fixement d'un air
ahuri et soupçonneux.
- Et, poursuivit M. Duclavel, je vais
vous étonner encore plus, en vous disant que
non seulement je ne suis pas Franc-Maçon,
mais encore que je suis chrétien convaincu.
En général (en France, du moins), les
Francs-Maçons ne professent aucune
idée religieuse.
L'inconnu s'était levé.
- Vous vous moquez de moi, Monsieur,
fit-il froidement. Car un chrétien convaincu
doit pratiquer la religion et vous n'allez jamais
à la messe.
- Je n'ai pas dit que j'étais
catholique, mais chrétien. Pour moi, ce
n'est pas du tout la même chose.
L'autre s'était rassis
brusquement, très intrigué.
- Alors, vous seriez protestant ? Mais
les protestants croient à peine en Dieu, pas
du tout en Jésus-Christ et bafouent la
Sainte-Vierge !
M. Duclavel crut voir surgir devant lui,
en ce vingtième siècle qui se vante
de lumière et de progrès, le spectre
du Moyen âge, avec son ignorance et sa
stagnation, sa haine de toute liberté de
pensée et sa
Très-Sainte-Inquisition.
Et pourtant, son interlocuteur
appartenait, du moins en apparence, à la
classe moyenne et quelque peu lettrée.
C'était probablement un employé de
bureau ou un modeste fonctionnaire. D'ailleurs, sa
petite enquête avait été si
maladroitement menée que M. Duclavel n'eut
pas de peine à découvrir qu'il
n'était que le délégué
de plus malins que lui.
- Monsieur, dit le professeur,
très sérieusement, je vois que vous
n'êtes pas mieux renseigné sur les
croyances des protestants que sur les doctrines des
Francs-Maçons. Croyez-moi, ceux qui vous
instruisent sur ces sujets vous trompent
lourdement. Il vaudrait mieux puiser vos
informations à des sources plus
autorisées. Si je ne puis, vous
éclairer sur les Francs-Maçons, je
puis le faire sur le Protestantisme, puisque je
suis professeur d'histoire. Les protestants donc,
furent nommés ainsi, au XVIe siècle,
pour avoir protesté contre les erreurs et
les abus de la Papauté. Non seulement ils
croyaient en Dieu, mais Jésus-Christ, son
Fils unique, était leur unique Sauveur. Et
croyant en la préexistence
et en la parfaite divinité dia Christ, ils
ne pouvaient logiquement « bafouer »
comme on vous l'a dit, la Vierge Marie de laquelle
Il est né, en tant qu'homme. Ils la
vénéraient, au contraire,
profondément, sans toutefois lui accorder
aucune parcelle de divinité. Comme
règle de foi, ils n'avaient que
l'Écriture-Sainte, ou la Bible, si vous
comprenez mieux ce terme.
M. Roqueville n'eut l'air de comprendre
ni l'un, ni l'autre, mais pour dissimuler cette
ignorance, il s'empressa de demander:
- Alors, vous êtes protestant
?
- Protestant de cette manière,
oui. Malheureusement, ce nom n'a plus aujourd'hui
la même valeur qu'à l'origine. Car la
vraie foi n'est pas héréditaire et
les descendants de ces héros qui subirent,
comme vous devez le savoir, d'horribles
persécutions pour rester fidèles
à leur conscience, ne sont pas tous comme
eux. Beaucoup ne sont protestants que de nom et
renient par leur incrédulité et leur
conduite, l'appellation glorieuse qu'ils portent.
Ce titre ne répondant plus à 'une
réalité, je m'appelle simplement
« chrétien ». C'est suffisant,
puisque je ne me réclame d'aucun autre
maître que le Christ, ce maître
s'appelât-il Luther, Calvin, ou Zwingle. Le
Christ seul est infaillible. Lui seul ne change
pas. Voilà, Monsieur, ce que vous pouvez
redire à tous ceux que, ma conduite intrigue
et peut-être inquiète.
M. Roqueville s'était levé
de nouveau. Son attitude était encore froide
mais respectueuse. Il venait de reconnaître
unie personnalité, un
caractère,
accompagnés d'une intelligence
indépendante.
Ce langage détonnait en cette
ville, encore pétrie de traditions et
d'idées conventionnelles. Mais une
dernière question restait à poser, la
plus importante, la plus palpitante. Il ne fallait
pas manquer une occasion qui ne se
représenterait peut-être plus
jamais.
- Et à quel parti politique vous
rattachez-vous, Monsieur, si je ne suis pas
indiscret ?
Le brave homme ne se rendait pas compte
du fait que tout ce qu'il venait de dire
constituait une énorme indiscrétion,
mais M. Duclavel répondit volontiers
:
- À aucun, Monsieur. J'estime que
la politique est une chose infiniment ennuyeuse et
bien souvent malpropre, donnant essor aux plus
basses ambitions, à toutes les
vanités, à tous les
égoïsmes. Le plus possible, je tiens
à garder des mains nettes..
Cette déclaration sans fard donna
le coup de grâce à l'enquêteur
de Meirage ; ce dédain envers une chose si
essentielle et si profondément
intéressante, dépassait le
fidèle héritier des coutumes locales.
Il parut scandalisé, dans le vrai sens du
mot, et tout ce qu'il put articuler fut :
- C'est dommage, Monsieur, c'est grand
dommage. Vous auriez pu avoir de l'influence pour
la bonne cause. Vous êtes instruit et vous
parlez bien.
M. Duclavel salua poliment et resta seul
sur son banc.
La famille du professeur n'avait pas d'amis,
à proprement parler. D'abord, parce qu'il
faut du temps pour en faire et ensuite, parce que,
même avec le temps, les vrais amis sont
rares.
Des relations de politesse avec leurs
collègues et quelques autres personnes
suffisaient largement à leur vie
sociale.
Roseline, à l'encontre de ses
parents, avait beaucoup d' « amies » et,
chaque jeudi, recevait des compagnes de classe, ou
allait chez l'une d'entre elles.
Elle était très populaire
parmi les laides, très jalousée et
dénigrée par les jolies et, en
général, très
appréciée des professeurs, peu
habitués, dans ce pays, à une
intelligence aussi éveillée et
à une certaine culture
générale, rares chez une fillette de
14 ans. On la faisait valoir, les jours
d'inspection. Surtout lorsque quelque interrogation
malheureuse avait jeté, le discrédit
sur la classe, Roseline Duclavel trouvait toujours
le moyen d'en relever le prestige compromis. Sa
prodigieuse mémoire et son à propos
la sauvaient de toutes les situations
périlleuses. Les professeurs, ces
jours-là, l'eussent tous voulue dans leur
classe.
C'est à Meirage qu'elle put
terminer ses études secondaires,
jusqu'à son entrée au Lycée de
Versailles avant d'aller à Sèvres,
car les Duclavel ne demandèrent point leur
changement. Cette petite ville tranquille leur
plaisait, le climat leur convenait à ravir
et un autre poste ne leur eût pas :offert
d'avantages beaucoup plus grands
ni plus réels. Ils regrettaient seulement
leur profonde solitude morale et
religieuse.
Leur réputation de
francs-maçons avait fini par
s'évanouir, faute d'aliment. Aucun lieu de
culte évangélique n'existant dans la
ville ou ses environs, leur vague «
protestantisme » n'avait pas lieu de
s'afficher et, de ce fait, n'effarouchait personne.
Heureusement qu'à leur foyer, ils
possédaient la meilleure et la plus grande
ressource spirituelle de tous les temps : la
lecture de la Parole sacrée et la
prière. Mais ils redoutaient, par
l'expérience des autres et un peu par la
leur, autrefois, l'influence de l'atmosphère
ambiante, cette chose subtile qui
pénètre et absorbe l'individu, sans
qu'il s'en doute. Ils savaient qu'on s'habitue
facilement à l'air qu'on respire et le
milieu est le plus puissant moyen
d'évolution, dans un sens ou dans
l'autre.
Les personnes les plus morales, vivant
par obligation, dans un entourage
dépravé, n'avouent-elles pas que la
notion du bien et du mai finit par s'affaiblir chez
elles ? Que malgré la résistance
qu'elles opposent aux faits et sans qu'elles
succombent elles-mêmes, elles en viennent
à ne plus être révoltées
par le mal qui les entoure ? L'habitude les rend
indulgentes, ou tout au moins indifférentes,
aux pires iniquités. Elles en arrivent
à entendre blasphémer sans
frémir, mentir sans s'indigner. Elles voient
traîner dans, la boue les choses les plus
sacrées de l'existence : l'amour, la
maternité, l'honneur, sans en avoir la
nausée. Il arrive un
moment où elles excusent et expliquent tout.
Ainsi aux âmes hautes qui ne s'abaisseraient
pas au péché grossier, s'offre une
tentation plus subtile et plus dangereuse, celle de
l'insensibilité morale et de
l'indifférence spirituelle.
Or, l'Indifférence (avec lettre
majuscule), nous l'avons déjà dit,
c'est le trait caractéristique des
populations du Midi de la France.
Heureuses de vivre sous le ciel bleu et
le soleil d'or, elles feignent d'ignorer que cette
vie a une suite, qu'il existe un Créateur
auquel il faudra rendre compte.
Les Duclavel furent frappés plus
que jamais de la vertu soporifique du catholicisme
: les gens prennent Dieu pour un bon marchand avec
lequel on s'arrange toujours. Il a d'ailleurs des
intermédiaires qui font les comptes avec les
intéressés et modifient les
conditions selon la fortune et les circonstances.
On finit toujours par s'en tirer, de ce
côté-ci... Quant à l'autre il
faut espérer qu'il en sera de
même.
- D'ailleurs, disait une fois un
habitant de Meirage à M. Duclavel, que
pourrait bien me reprocher le bon Dieu ?- Quel mal
est-ce que je fais ? Un petit mensonge inoffensif
par-ci, un petit coup de langue par-là, mais
si petits que ce n'est pas la peine d'en parler! Et
après ça ? Vraiment, s'il y a un
Paradis, il est pour moi
Et sa femme d'ajouter :
- D'ailleurs, nos parents étaient
comme nous et nous voulons être et croire
comme eux. Ils trouvaient cette religion bonne et
nous aussi.
Que répondre à un
raisonnement aussi tentant ?
Quelle commodité, quelle
sécurité, quelle délivrance de
toute préoccupation il nous apporte !
Combien la vie est facile et dénuée
d'angoisses, lorsqu'on se dit que le jour
présent est le seul qui importe, qu'il n'y a
qu'à se laisser vivre et que finalement,
tout finira bien, car « Dieu est bon !
»
Cette ambiance « napolitaine »
(comme l'appelait un des hommes les plus
intellectuels de Meirage), influence, au bout d'un
certain nombre d'années, même les
« étrangers » qui ne
réagissent pas vigoureusement. Par bonheur,
les Duclavel veillaient. Ils se firent violence
pour ne pas se laisser endormir par la lourdeur de
l'atmosphère, par l'insouciance presque
animale de la foule, par l'inertie, le
néant, la cécité morale qui
les entouraient.
C'est quelque chose de rester
éveillé au milieu des morts, mais il
faut encore chercher à les
ressusciter.
Toutefois, les efforts que la, famille
du, professeur fit dans ce sens eurent, tout
d'abord, si peu de résultats que des gens
moins convaincus s'en fussent
découragés. Le terrible « a quoi
bon ? », ce tueur de toutes les
volontés et de toutes les énergies,
se présenta naturellement bien des fois
à leur esprit mais ils eurent le courage et
la foi nécessaires pour le repousser. Cela
n'empêche pas qu'ils connurent des heures de
lassitude extrême et même de
véritable angoisse. Être seul, sans en
souffrir, exige des qualités et des forces
surhumaines.
Dix ans s'étaient
écoulés depuis l'arrivée des
Duclavel à Meirage.
Roseline était maintenant
professeur au Collège de jeunes filles de la
ville et habitait toujours avec ses parents, la
petite villa tapissée de roses.
Son caractère et son intelligence
avaient donné tout ce qu'ils avaient promis
: dons intellectuels rares, tempérament
ardent, personnalité entière et
exclusive, nature idéaliste et pratique tout
à la fois.
Elle avait traversé, la
période si périlleuse de ses
études à Sèvres, sans perdre
la simplicité qui faisait le charme, de son
caractère, sans tomber dans le
pédantisme et le snobisme qui rendaient
ridicules plusieurs de ses compagnes.
L'éducation sévère et forte de
la famille l'avait préservée des
dangers inhérents à l'instruction
intensive. Elle avait appris, théoriquement
du moins, à comparer les valeurs entre elles
: valeurs matérielles et valeurs morales. La
vie se chargerait de l'application
pratique.
Mais, par une anomalie
singulière, Roseline Duclavel , d'une
culture si élevée et si profonde,
d'un aspect physique imposant, était la
proie d'une timidité naturelle qui, peu
à peu, s'était transformée en
un souci presque morbide de l'opinion d'autrui. -
« Que pensera-t-on de moi ? »
était sa crainte continuelle.
Dès son enfance, elle avait voulu
être toujours habillée « comme
les autres » (désir d'ailleurs
très général chez les
enfants), mais, en grandissant, elle avait encore
une répugnance plus grande envers tout ce
qui aurait pu particulariser.
L'opinion de ses professeurs, de ses
compagnes et même du
public, l'affectait vivement et, lorsqu'on lui
répétait qu'un jugement, favorable ou
non, avait été porté sur elle,
elle en faisait le plus grand cas.
Et pourtant, elle n'avait
hérité cette tendance ni de son
père, ni de sa mère, très
indépendants de caractère. Tous deux
souffraient de ce défaut, le seul vraiment
grave de leur fille unique.
- Que n'a-t-elle eu des frères et
des soeurs! disaient-ils souvent. Ce petit monde en
miniature, avec ses obligations, lui eût
facilité les expériences et appris
à ne point accorder tant d'importance aux
choses secondaires !
Car ils prévoyaient pour elle des
souffrances cruelles dans une société
où la langue n'a d'indulgence pour personne,
qui juge de tout sans rien connaître et
traite les réputations comme des choses sans
valeur.
Cette disposition d'esprit, que d'aucuns
auraient pu appeler de l'orgueil tout court, mais
qui n'était que de la sensibilité
portée à son paroxysme, paraissait
d'autant plus malheureuse et plus paradoxale que
Roseline était unie de ces
personnalités rayonnantes qui s'imposent
à l'affection et à l'admiration de
tous.
D'une beauté presque
irréprochable, faite de la
régularité des traits, de la douceur
de l'expression et de la grâce des
manières, les critiques à cet
égard n'auraient pu venir que de la
jalousie.
Son intelligence et ses dons
étaient également assez remarquables
pour qu'unis aux avantages
physiques, l'ensemble provoquât
l'éloge plus que tout autre chose.
La timidité est une grande
infortune, les gens atteints de cette maladie
étant toujours mal jugés. L'effort
qu'ils font pour surmonter leur crainte les fait
paraître hardis. Le raidissement qu'ils
imposent à leur volonté les rend
froids et on les trouve fiers et hautains. La vie
des timides est une longue épreuve,
indépendamment des vicissitudes qui sont la
part de tout le monde.
C'est, sans doute, la raison pour
laquelle Roseline Duclavel trouvait des
détracteurs à Meirage. On la jugeait
« fière ». Ce mot veut dire bien
des choses, surtout à la campagne, et
lorsqu'on le lui 'répétait, elle s'en
montrait navrée.
Car nulle n'avait plus modeste opinion
d'elle-même, plus de désir de plaire
à chacun, d'être utile, de rendre
service. Cette pensée la hantait et elle
rêvait d'une circonstance qui lui permettrait
de prouver ses véritables sentiments.
L'estime de ses collègues, l'affection de
ses élèves, l'approbation
générale étaient pour elle de
première importance. Elle les
possédait sans doute, sans s'en douter ou
sans vouloir y croire. Il y avait deux ans qu'elle
exerçait le professorat lorsqu'un
événement imprévu (la mort de
sa plus chère amie, connue à
Sèvres) vint bouleverser son coeur et son
âme. Ce fut l'époque de la grande
crise religieuse pour Roseline.
Jusqu'alors, elle avait vécu de
la foi de ses parents, toujours très
respectueuse des dogmes chrétiens et
foncièrement « croyante » dans le
sens vague et nébuleux que
les philosophes modernes donnent à ce mot.
Mais elle n'avait pas conquis de haute lutte la
foi. personnelle qui, seule, sauve et transforme.
M. et Mme Duclavel avaient prié avec ardeur
pour cette heure qu'ils attendaient avec
l'assurance de coeurs fondés en Dieu. Ils
avaient vu avec reconnaissance' que les
études de la jeune fille n'avaient pu
ébranler, comme chez tant d'autres, une toi,
qui même simplement traditionnelle, va servir
de base solide à l'autre, parce qu'elle
s'incline déjà devant la Parole du
Dieu vivant.
L'amie que Roseline perdit était
chrétienne convaincue Et son dernier message
fut J'arme dont Dieu se servit pour atteindre enfin
le coeur et la conscience de celle qui restait.
D'une main que la mort paralysait
déjà, elle avait tracé au
crayon ces quelques lignes :
Je pars en paix parfaite, mais
que ferais-je, à cette heure, si je n'avais
mon Sauveur personnel pour me guider à
travers la Vallée de l'Ombre de la Mort, de
sa main tendre et fraternelle ? Roseline, je te
confie à Lui. Prends-le sans tarder. Tu as
besoin de Lui, et Lui, grâce ineffable, comme
le dit un cantique, Il a besoin de toi. J'ai
confiance. Donc, point d'adieu entre nous, amie
chérie. À bientôt,
au-delà du Voile.
ODETTE.
La mère de la jeune fille envoya ce
message après l'enterrement.
Le soir où elle reçut
cette lettre, Roseline s'enferma dans sa chambre,
après avoir prié ses parents de
l'excuser de ne point dîner. Mais ils
comprenaient et partageaient sa douleur.
Le lendemain matin, lorsqu'elle parut
à la table du déjeuner, son visage,
pâle et tiré par l'insomnie, respirait
néanmoins. le calme et la joie.
- Bien-aimés parents, dit-elle,
en les embrassant, je suis doublement votre fille
maintenant. J'ai pris, cette nuit, la grande
décision de ma vie. J'ai choisi le Christ
pour mon Maître. Il est devenu mon Sauveur,
comme il est le vôtre,
Ce fut le tournant définitif pour
Roseline, l'entière transformation de son
caractère, la mise en action de toutes ses
énergies, de tous ses dons, dans un sens
unique : servir la cause du Christ.
Au contact de cette jeune ardeur, les
parents eux-mêmes se sentaient
enveloppés par un puissant renouveau. Toute
la lassitude qu'ils avaient parfois ressentie, au
cours de ces années solitaires, où
fatalement l'âme s'engourdit un peu, se
trouvait balayée par ce souffle
printanier.
C'était aussi le printemps dans
la nature. Le jardin, fleuri de jacinthes, de
jonquilles et de primevères, ressemblait
à un étincelant sourire et les
montagnes se couvraient de jeune et tendre verdure.
jamais l'avril ne leur avait paru si merveilleux de
beauté et si riche de promesses.
Il y a ainsi dans la vie, des heures
où la perfection du bonheur balaie
complètement le Passé et revêt
l'Avenir d'une merveilleuse robe tissée d'or
et d'azur.
|