CONTRE LE COURANT
TROISIÈME PARTIE
IV
(La famille Barrett)
Deux ou trois ans s'écoulèrent
dans ce travail ingrat, en apparence presque
stérile. La grande ville mondaine semblait
engloutir les âmes et les corps, tel un
monstre avide et insatiable.
Un jour, Roseline fut appelée par
téléphone, dans un grand hôtel,
pour soigner un malade de Londres, ne parlant que
l'anglais. Mlle Duclavel connaissait à fond
cette langue, qui, pendant la guerre, lui avait
souvent été utile sur le front avec
les Américains. Les médecins du
Littoral la recherchaient donc beaucoup pour leurs
clients étrangers.
Lorsque l'infirmière
pénétra dans la chambre du malade,
une, femme, à l'allure aristocratique,
s'avança vers elle avec
empressement.
C'était le type accompli de la
mondaine du jour : cheveux courts et nuque
rasée, robe aux genoux et sans manche,
largement décolletée, rouge aux
lèvres, fard aux joues, noir aux
yeux.
Pareille décoration devait lui
prendre au moins deux heures, chaque matin.
C'était la femme du malade, Mme
Barrett.
Elle avait sans doute était
prévenue que Mlle Duclavel n'était
pas une infirmière ordinaire, car ce fut
avec un sourire et d'un geste
déférent quelle lui tendit la
main.
- Mademoiselle, dit-elle, en anglais, je
vous attendais avec impatience. Car j'ai, cet
après-midi, une course urgente à
faire et je ne peux absolument pas laisser mon mari
seul. Il est un peu souffrant.
« Un peu souffrant !
».
Le médecin avait parlé
à Roseline d'une pneumonie double !
Elle jeta sur le malade un regard
rapide.
C'était un homme d'environ
trente-cinq ans, au beau visage régulier. En
ce moment, son expression anxieuse jointe à.
une dyspnée intense parlaient clairement du
caractère de sa maladie. Les lèvres
gercées par une fièvre
dévorante s'entr'ouvraient
légèrement pour un souffle court et
saccadé.
« Un peu souffrant !
».
Roseline regarda de nouveau la
femme.
Celle-ci se dirigeait déjà
vers le cabinet de toilette, d'où elle
ressortit presque aussitôt,
complètement équipée pour sa
promenade.
Quoiqu'on fût en hiver, le soleil
brillait gaiement, et la toilette de Mme Barrett
était aussi éblouissante de
fraîcheur qu'un matin de mai.
Tout en boutonnant ses gants, elle dit
à son mari :
- Ned, je vous laisse en bonnes mains.
je ne rentrerai pas tard. Soyez bien sage...
aurevoir...
Et d'un signe amical soulignant le
goodbye, elle prit congé du malade et de
l'infirmière.
Celle-ci, devant tant de rapidité
d'allure et de paroles, n'avait pu prononcer que
quelques monosyllabes. Une fois la porte
refermée, elle s'approcha de M. Barrett qui,
d'un oeil impassible, avait regardé partir
sa femme.
Roseline posa le bout de ses doigts sur
le poignet amaigri, pour chercher le pouls, mais
son visage ne trahit aucune impression, devant
l'air interrogateur du malade.
- Souffrez-vous beaucoup ?
demanda-t-elle doucement, en se penchant vers
lui.
- Je souffre de toutes manières,
répondit-il brièvement et d'une voix
sifflante.
- Le Docteur m'a
téléphoné qu'il viendrait
à 5 heures, poursuivit-elle. Il m'a
indiqué les soins à vous donner, en
attendant. Il est 3 heures seulement. Laissez-moi
tout d'abord, vous redresser sur vos oreillers.
Vous êtes couché trop à plat,
ce qui vous congestionne encore davantage.
- Je l'ignorais, dit-il, d'un air
las.
Puis il ajouta :
- D'ailleurs, ... qu'importe ?
- Comment, « qu'importe » ?
fit l'infirmière, vivement, ne
désirez-vous pas moins souffrir ?
Il était maintenant relevé
et presque assis, le dos bien soutenu par des
oreillers.
- Moins souffrir, oui, si c'est
possible. je. disais : « qu'importe ? »,
quant à l'issue...
Roseline eut un petit soupir. Elle
connaissait ce genre de malade, le plus difficile
de tous a soigner et à
guérir : celui qui ne réagit pas, qui
ne lutte pas, qui se laisse glisser tout doucement
dans la mort, et qui utilise toute la force de
résistance qui lui reste contre la
vie.
Et pourtant, cet homme était
riche : le nom de l'hôtel, cette somptueuse
chambre à coucher, le luxe des moindres
détails personnels, cette femme
élégante...
Ah ! oui, cette femme... peut-être
était-ce elle, de ses doigts fuselés,
chargés de brillants, qui laisserait
échapper le fil ténu qui retenait
encore son mari à la vie. Dans le regard
qu'il lui avait accordé avant, le
départ, Roseline avait deviné un de
ces drames intimes, encore plus fréquents
chez les riches que chez les pauvres.
Elle ne releva pas la dernière
phrase de M. Barrett et commença à
mettre un peu d'ordre dans la pièce,
où traînaient une foule d'objets
hétéroclites, et à la
transformer, autant que possible, en chambre de
malade, malgré les soieries, les velours,
les bibelots, les rideaux et autres nids
d'infection.
La bataille serait dure. Il fallait en
préparer les moindres détails,
matériels et autres.
À 4 heures, en réponse
à un coup timide, Roseline ouvrit la porte.
Sur le seuil parut une jeune fille, tenant par la
main une fillette d'environ six ans.
- Je suis Miss Duncan, la gouvernante,
de Daphné Barrett, dit la jeune personne,
avec un joli sourire et à voix basse, et je
viens vous demander si vous prendrez le thé
avec nous ou si je dois vous l'apporter.
Mlle Duclavel savait que les Barrett
avaient un appartement complet dans l'hôtel.
La salle à manger devait donc être
tout à côté.
Elle jeta un coup d'oeil à son
malade qui sommeillait, puis, sans parler, fit
signe qu'elle viendrait dans une minute.
Lorsqu'elle parut, Daphné se
précipita vers elle :
- Papa va-t-il mieux ? Vous allez vite
le guérir, n'est-ce pas ?
C'était une mignonne et
frêle créature, aux yeux bleus, aux
cheveux dorés, à l'allure
aérienne.
Elle gagna de suite le coeur de
Roseline, qui l'attira près d'elle.
- Ce n'est pas moi qui puis
guérir votre papa, dit-elle tendrement.
C'est Dieu seul. Mais je puis lui donner mes
meilleurs soins et c'est ce que je fais.
- Dieu ? fit l'enfant, d'un air
interrogateur. Qui est Dieu ? Un grand Docteur ?
Est-ce celui qui est venu, ce matin ?
Stupéfaite, Roseline regarda Miss
Duncan qui fit, derrière le dos de la
fillette, un geste mystérieux.
Il s'agissait de répondre quelque
chose.
- C'est un très grand docteur, en
effet, dit Mlle Duclavel, en installant l'enfant
sur sa chaise, mais non pas celui que vous avez vu
ce matin. Le docteur Ducret est très bon,
mais il ne peut pas guérir sans le secours
de Dieu.
- Alors, fit la fillette
impétueusement, il faut que le docteur Dieu
vienne tout de suite ! Je veux que papa
guérisse !
- Nous le consulterons, je vous le
promets, fit l'infirmière, d'une voix
rassurante. je l'ai, d'ailleurs, déjà
fait. Maintenant, prenez votre goûter
gentiment et racontez-moi un peu ce que vous
faites. Apprenez-vous à lire ?
- Je sais déjà, fit
Daphné. Miss Duncan m'apprend aussi le
piano... que je déteste. D'abord, papa
n'aime pas. la musique... Moi, je n'aime que ce que
papa aime...
Il y eut un demi-silence, puis, l'enfant
poursuivit d'un ton blasé :
- Mais ça fait plaisir à
maman...
Elle se penchait sur sa tasse de lait,
et ses longues boucles blondes retombaient tout
autour, comme une toison. Soudain, elle releva la
tête et ses yeux bleus remplis de larmes se
fixèrent sur Roseline :
- Je veux que papa guérisse,
balbutia-t-elle de nouveau, les lèvres
tremblantes.
Une immense pitié inonda le coeur
de la jeune chrétienne.
Qu'était-ce que cette
singulière enfant, riche des biens de ce
monde et ignorante même du nom du
Créateur ?
Qu'était-ce que cette petite
âme avide de l'amour paternel dont elle
redoutait la disparition, sans même savoir ce
qu'était la mort ?
Qu'était-ce que ce coeur de six
ans, pour lequel la tendresse maternelle semblait
compter pour si peu de chose ? -
Miss Duncan conservait son air
énigmatique.
Lorsque Daphné eut fini de
goûter, elle l'envoya sur le balcon, et,
comme Roseline allait retourner
vers son malade, elle lui glissa à
l'oreille, brièvement :
- Je vous raconterai tout... C'est
curieux.
- Je ne veux savoir que ce qui peut m'être
utile, dit l'infirmière, avec sa
réserve professionnelle.
J'ai l'habitude des gardes
privées et rien ne m'intéresse des
affaires de familles, que dans la, mesure où
cela contribue à me faire mieux comprendre
le cas qui m'occupe.
- Justement, fit Miss Duncan. Il importe
que vous le compreniez de suite.
Les deux jeunes femmes se
regardèrent droit dans les yeux.
C'était -une estimation mutuelle des
valeurs.
Roseline avait, comme elle l'avait dit,
« l'habitude des gardes privées ».
Sa droiture native, son, éducation familiale
et sa haute conscience lui avaient fait
éviter les écueils nombreux de cette
redoutable tâche.
Tout voir, les yeux fermés ; tout
entendre, les oreilles closes ; tout comprendre,
sans jamais parler, tels sont les devoirs de la
profession médicale et infirmière que
Roseline pratiquait. Elle avait appris l'art de
mériter et de conserver la confiance la plus
absolue.
- J'aurais souhaité
moi-même, dit Miss Duncan, lentement,
être informée, lorsque je suis venue,
de ce que je sais aujourd'hui. je n'aurais sans
doute pas eu le courage d'entreprendre ma
tâche, mais maintenant, je me suis
attachée à cette enfant, et je sens
que je suis utile.
Elle ajouta, à voix plus
basse
- Votre tâche à vous, c'est
de redonner à son
père la volonté de vivre, car que
ferait-elle, la pauvre mignonne, s'il venait
à mourir ?
- Je sais déjà tout cela,
dit Roseline.
- Et la clef de cette situation,
continua la gouvernante, c'est...
Elle se pencha et chuchota à
l'oreille de l'infirmière :
- Jeu et morphine... chez la
mère.
Le coeur de Mlle Duclavel, ce coeur qui
avait traversé la guerre et ses angoisses,
se contracta de nouveau douloureusement, en face de
cette tragédie en miniature, avec ses trois
acteurs...
Elle regarda la montre à son
poignet.
- Merci, dit-elle, vous aviez raison ;
il fallait que je sache. Mais l'heure de la visite
du médecin approche. Nous causerons de
nouveau. Demain, entre 2 et 3 heures, je ferai, si
l'état de mon malade le permet, une
promenade sur le Quai. Pourrez-vous m'y rejoindre
?
- Oui, nous sortons aussi à cette
heure-là.
M. Barrett dormait toujours, lorsque
Roseline revint près de lui, mais d'un
sommeil fiévreux et agité,
entrecoupé de gémissements.
Le Docteur le trouva mal et
décida d'un nouveau vaccin, contre lequel le
malade voulut résister, sous prétexte
que « ce n'était pas la peine
».
- Pas d'enfantillage, fit le docteur
Ducret, brusquement. On ne vous demande pas votre
avis.
Et il se mit à préparer sa
seringue.
Roseline s'était penchée
sur le visage triste, et murmura :
- Pour la petite
Daphné...
Il releva la tête :
- Vous l'avez vue ?
- Oui ; il faut que vous viviez...
laissez-vous donc soigner !
Le médecin s'approchait,
armé de son aiguille.
- Allons, le récalcitrant, un peu
de courage, et ne pensons pas à
mourir...
M. Barrett avait fermé les yeux,
et ne bougea pas.
Après la visite, dans le
vestibule, le médecin dit à Mlle
Duclavel.
- Mauvais cas... Cet homme est
démoralisé. Il faut trouver un joint,
Mademoiselle. Ce serait intéressant, pour
vous, car moi, je n'y peux que des mesures
scientifiques, et vous le savez, la
science...
Il fit un geste évasif, qu'elle
connaissait bien, pour l'avoir vu. esquissé
par tant de « maîtres » (surtout
à ceux-là) de la science
moderne.
Elle rentra dans la chambre. Le malade
la suivait des yeux, d'un air
intéressé.
Elle disparut dans le cabinet de
toilette, s'agenouilla une minute et cria à
Dieu :
« Seigneur, donne-moi cette vie et
cette âme ! ».
Puis elle revint, résolue
à lutter jusqu'au bout.
Les heures de la soirée
s'écoulaient, sans que Mme Barrett
rentrât. Roseline se demandait ce qu'il
serait bon de faire et d'exiger pour
protéger contre toute agitation inutile, son
malade qui semblait à la
fois redouter et désirer ce retour.
- Quelle heure est-ce ? demandait-il
souvent. Florence est-elle revenue ?
Il était une heure du matin
lorsque la porte s'ouvrit lentement, se referma de
même, et la jeune femme se laissa tomber dans
un fauteuil, sans regarder l'infirmière,
puis arracha son chapeau qu'elle jeta à
terre, et s'endormit
Le visage était pâle, les
yeux estompés de cercles bleus, les cheveux
humides et collés.
Roseline sentit une fois de plus, son
coeur se fondre de pitié.
- Pauvre femme. ! pauvre homme ! pauvre
petite fille !
Elle réussit à conduire
Mine Barrett vers son lit, presque sans que
celle-ci s'éveillât, et jusque
très tard, dans la matinée, sans
s'être déshabillée, la
malheureuse femme dormit du profond sommeil des
stupéfiants.
Vers 10 heures, le Docteur revint. Mme
Barrett dormait toujours. Elle était
effrayante à voir.
Les muscles relâchés, le
fard disparu, les vêtements fripés,
l'élégante poupée de la veille
n'était plus qu'une loque.
Le docteur Ducret jeta sur
l'infirmière un regard interrogateur, auquel
elle répondit par le geste familier et
silencieux qui simule la piqûre.
- Ah ! fit-il, je comprends maintenant
bien des choses !
Et, s'approchant du lit de la dormeuse,
il la secoua rudement :
- Allons, allons, réveillons-nous
! On a assez de malades à soigner ici
!
Elle souleva ses lourdes
paupières, remua un bras, fit un geste de
protestation, ouvrit des yeux
hébétés et soupira :
- Donnez-moi mon sac.
Le sac qu'on lui tendit ne contenait que
divers menus objets de toilette, une seringue,
quelques ampoules, des cartes de visite et une
dizaine de francs.
- J'ai tout perdu, balbutia-t-elle...
Alors, je me suis encore piquée...
Elle retomba sur l'oreiller et se mit
à regarder vaguement autour d'elle, comme si
elle revenait d'un long voyage dans
l'inconnu.
- C'est drôle, fit-elle. Et
comment va Ned ?
- Madame, dit sévèrement
le médecin, votre mari est très
malade et je dois vous prévenir que sa
maladie a une forme grippale infectieuse. Vous
n'avez rien à faire ici, puisque vous ne me
paraissez pas en état de le soigner.
En un clin d'oeil, elle fut hors du lit,
comme mue par un choc électrique, et toute
sa lucidité revenue.
- Infectieuse ? cria-t-elle. Alors, oui,
vous avez raison, docteur, je vous encombrerais
plutôt. je vais aller rejoindre nos amis
Maitland au Grand-Hôtel. je
téléphonerai deux fois par jour, pour
demander des nouvelles.
Elle ne s'informa pas même de la
fillette et de sa gouvernante.
Mais le père avait
entendu.
- Et Daphné ? interrogea-t-il,
faiblement.
Roseline comprit alors la force du lien
qui unissait si tendrement le
père et l'enfant, victimes d'une si terrible
infortune et que la destinée semblait
vouloir bientôt séparer.
- Votre mignonne est bien
soignée, dit-elle, d'un ton rassurant. Elle
sort beaucoup, et Miss Duncan et elle ne risquent
rien. N'est-ce pas, docteur ?
- Absolument rien, puisqu'elles
n'entrent pas ici ; et qu'elles prendront les
précautions nécessaires,
Une autre infirmière étant venue
remplacer Mlle Duclavel, pendant l'heure où
elle irait prendre l'air, celle-ci rejoignit Miss
Duncan et Daphné sur le Quai. Pendant que
l'enfant jetait du pain aux cygnes du jardin Albert
1er, les deux jeunes femmes
causèrent.
- Tout d'abord, dit Roseline, le
voudrais savoir pourquoi Daphné paraît
ignorer l'existence de Dieu.
- J'ai reçu l'ordre de ne jamais
lui en parler, dit Miss Duncan, tranquillement.
Cela m'est d'autant plus facile, que moi-même
je n'y crois pas. J'ai passé plusieurs
années en Amérique et je suis devenue
membre de l'Association des Quatre A.
- Qu'est-ce que cela ? interrogea
l'infirmière, étonnée.
- En d'autres termes : L'Association
Américaine pour l'Avancement de
l'Athéisme.
- Décidément, pensa
Roseline, je suis tombée dans un
étrange milieu ! ...
- Et, poursuivit Miss Duncan, j'essaie,
naturellement, d'accomplir mon
devoir et de tenir ma promesse. L'enfant ignore
qu'il existe une Divinité: invisible que
certains humains adorent. Lorsque, par la force des
choses, elle en entendra parler, nous lui dirons
que c'est un mythe, une création de
l'imagination superstitieuse des esprits
d'autrefois, et elle n'aura aucune peine à
le croire.
- Des esprits d'autrefois ? -
répéta Mlle Duclavel, d'une voix
brève. Prétendez-vous que les esprits
d'aujourd'hui ont tous abandonné ce que vous
appelez un « mythe » ? je soutiens le
contraire.
Miss Duncan détourna la
tête, un peu gênée, sous le
regard clair de sa compagne.
- Je parle des
généralités, dit-elle,
sèchement, il y aura toujours des
dupes.
Il y eut un silence. Roseline vit que
l'heure n'était pas aux discussions.
- Daphné vous a-t-elle
interrogée au sujet du « Docteur Dieu
», dont je lui ai parlé, hier soir
?
- Oui, je lui ai dit que c'était
un être de légende, comme le Bonhomme
Noël. Il faut détruire les illusions
dès le début. Les enfants seront plus
heureux. M. et Mme Barrett y tiennent
beaucoup.
Roseline regarda de nouveau Miss Duncan
bien en face.
- Votre but, dit-elle doucement, mais
fermement, est-il donc de rendre Daphné
aussi heureuse que ses parents le sont ?
La gouvernante rougit un peu et ne
répondit pas.
- Ceci, continua Mlle Duclavel, 'ne
cadre guère avec, ce que vous m'avez dit de
la situation. Car je pense que M. et Mme Barrett
n'ont plus les « illusions » qu'ils
veulent épargner à leur petite fille,
quoique leur bonheur ne me paraisse guère
enviable.
- Quand on n'attend rien, fit Miss
Duncan, d'une voix âpre, quand on
n'espère rien, on ne peut être
déçu. Ce bonheur négatif est
déjà appréciable. Qu'attendre
d'un monde hypocrite, égoïste et
menteur ? Et les gens religieux sont-ils meilleurs
que les autres ? Mieux vaut ne pas croire en Dieu
que de le trahir !
Elle lança cette belle phrase
avec un geste éloquent.
- Cette argumentation me servira
très bien, dit Roseline. Car si vous avez
cru en Dieu, fréquenté des gens
religieux hypocrites, vous désiriez
certainement, en devenant membre d'une
Société d'athéisme, trouver
beaucoup mieux, et voir réaliser, parmi vos
nouveaux amis, l'idéal de probité
morale, de véracité et d'altruisme,
que vous avez vu trahir ailleurs.
De nouveau, une flamme monta aux joues
de la jeune Anglaise.
- Vous êtes habile, Mademoiselle,
dit-elle, en souriant. je vois que votre
expérience du monde vous a rendue
clairvoyante. Et je ne saurais prétendre que
tous les athées soient des gens
recommandables.
- Il serait difficile de le «
prétendre », dit Roseline, souriant
aussi. Mais revenons au sujet qui nous occupe
toutes les deux : la famille Barrett. je crois
qu'on ne saurait trouver plus
frappant exemple d'infortune... malgré les
bienfaits de l'Athéisme.
Miss Duncan resta silencieuse.
Daphné réclamait encore du
pain pour les cygnes. On en acheta à une
vieille marchande qui circulait dans le jardin, un
grand panier au bras, et la fillette reprit son
jeu.
En la contemplant, si vive, si gracieuse
et si ardente, l'infirmière sentait
croître en elle l'immense pitié
qu'elle avait conçue, dès le premier
moment.
Pauvre petite épave, à
peine sur le seuil de la vie ! Innocente victime de
la grande révolte humaine, contre le Dieu
d'Amour, entraînée, malgré
elle, par le courant impétueux de
l'après-guerre impie !
Et Miss Duncan avait dit, la veille
:
- Je reste, parce que je puis lui
être utile!
Utile ! En écrasant cette petite
fleur sur la terre cruelle ? En lui ravissant tout
ce qui peut l'élever vers le Ciel, vers son
Créateur, vers le Christ son Sauveur ? En
lui laissant même ignorer que l'énigme
de la vie, qui, déjà, la trouble et
la fait souffrir, a, sa solution dans
l'Immortalité ?
Mais il fallait refouler l'indignation
et la douleur de ces pensées. Dieu saurait
bien la guider, dans la tâche complexe et
délicate qui s'offrait à elle, et,
une fois de plus, Roseline trouva son refuge dans
la prière silencieuse.
- Je dois rentrer, dit-elle, en
regardant la montre à son poignet. C'est
l'heure.
Et d'un geste amical, elle prit
congé de ses deux compagnes.
Le retour, le long de la mer, dans
l'enchantement continuel de cette atmosphère
baignée de soleil, constituait, pour la
jeune infirmière, une brève retraite
pour ses pensées.
Elle s'aperçut alors que Miss
Duncan ne lui avait, en somme, rien appris des
Barrett, sauf qu'ils étaient sans Dieu, ce
qu'elle savait, d'ailleurs,
déjà.
Mais, après tout, qu'avait-elle
besoin de savoir d'autre ?
Sans Dieu, sans espérance, pour
cette vie ou pour l'autre !
Sans joie, sans amour, sans même
la seule satisfaction. que donne habituellement
l'argent: l'indépendance.
Car, eux et leur enfant
n'étaient-ils pas, en ce moment, entre les
mains d'autrui, sans la moindre possibilité
d'agir à leur guise ?
Roseline avait vu beaucoup de' riches et
constaté, maintes fois, le néant de
la fortune pour donner le bonheur, la santé,
l'affection, la tranquillité d'âme et
toutes les choses les plus précieuses
d'ici-bas et de l'Au-delà.
Mais jamais pareille indigence ne
s'était présentée à
elle.
Le courant du monde ne fait pas de
triage, lorsqu'il entraîne et engloutit les
âmes riches et pauvres, intellectuels ou
êtres bornés, ignorants ou savants,
bons ou mauvais, durs ou sensibles, religieux ou
athées, tout y passe... lorsqu'une main
tremblante ne saisit pas la Main
puissante et invisible, celle du Christ, seule
capable de retirer le naufragé du gouffre
qui l'attire.
À son retour, Roseline apprit
qu'on était venu du Grand-Hôtel,
chercher les bagages de Mme Barrett et
elle-même.
La chambre du malade,
débarrassée de mille objets inutiles,
apparaissait plus reposante et le pauvre homme
accueillit l'infirmière d'un air moins
accablé.
- Curieux malade ! chuchota la garde
remplaçante, à l'oreille de Mlle
Duclavel, en la quittant. Vous aurez du mal
à l'en tirer...
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