L ÉVANGILE ET LA VIE
PARLE POUR LE MUET
LECTURE
Éternel! c'est en toi que
j'espère; tu répondras:
Seigneur mon Dieu !
Ps. XXXVIII, 14.
16.
J'étais l'oeil de
l'aveugle, et le pied du boiteux.
J'étais le père des
misérables, j'examinais la cause de
l'inconnu.
Job XXIX, 15, 16.
Vous êtes le corps de
Christ, et chacun pour sa part est un de
ses membres.
I Cor. XII, 27.
Soyez bons, pleins de tendresse
les uns pour les autres... Soyez les
imitateurs de Dieu et marchez dans la
charité, à l'exemple de
Christ, qui nous a aimés, et qui
s'est donné lui-même à
Dieu pour nous en oblation et en
sacrifice, comme un suave parfum.
Éphés. IV, 32
et
V, 1-2.
Et l'Éternel dit: Si je
trouve dans Sodome cinquante justes, je
pardonnerai à toute la ville
à cause d'eux.
Genèse XVIII,
26.
Il était blessé
pour nos péchés,
brisé pour nos iniquités; le
châtiment qui nous donne la paix est
tombé sur lui, et c'est par ses
meurtrissures que nous sommes
guéris.
Ésaïe LIII, 5.
|
PARLE POUR LE MUET
Ouvre ta bouche pour le
muet, pour la cause de tous les
délaissés.
Proverbes XXXI, 8.
Ouvre ta bouche pour le muet. J'aime
cette parole, parce qu'elle est très vieille
et très douce. vieille comme les maux dont
souffre la pauvre humanité, douce comme la
pitié qui soulage et répare. je veux
la prendre d'abord dans son sens direct et simple,
et puis en tirer des conséquences plus
lointaines.
Celui qui a écrit cette parole,
songeait à la défense de quiconque ne
peut se défendre lui-même. Le muet est
sans armes en face de
l'accusateur: il ne peut ni répliquer, ni se
justifier. Sa situation est terrible. Personne ne
parlera-t-il pour lui? Pour l'honneur de
l'humanité, c'est son infirmité
même qui le défend, c'est sa faiblesse
qui devient son bouclier. Une obscure consigne de
la conscience, qui donne en même temps des
ordres et la force nécessaire pour les
exécuter, crie à tout homme: parle
pour le muet, ne permets pas qu'on l'insulte et le
maltraite. Et par muet, il faut entendre non
seulement celui qui est privé de la parole,
mais celui qui est trop infime, trop timide, trop
inintelligent pour élever la voix, ou encore
celui que le devoir oblige à se taire. Une
des plus grandes lâchetés consiste
à attaquer des gens qui ne peuvent pas nous
répondre, liés par le secret
professionnel, par la hiérarchie, ou par des
circonstances fatales. Il faut parler pour eux,
écrire pour eux, crier pour eux.
Voilà un noble usage de cette parole que
nous avilissons tous les jours par nos abus. Que de
conversations inutiles, que de
méchants propos, que de sons vides dans
l'existence humaine. Parle pour le muet, c'est ce
que tu peux faire de mieux de ta langue.
I
Tout naturellement le sens de ce conseil se
modifie et devient tour à tour: Entends pour
le sourd, regarde pour l'aveugle, parle pour le
muet!
Ceux qui jouissent de l'usage normal
d'un sens ne songent pas, en général,
à s'en féliciter. Mais près
des infirmes on apprend à connaître le
prix de la santé.
Pour celui qui entend, la plupart des
conversations paraissent banales. Le plus souvent
il ne leur trouve ni charme ni sel. Quelquefois il
en est si fatigué qu'il aspire au silence.
Ainsi méprise-t-on les fleurs dans la saison
où tous les jardins, tous
les champs et toutes les haies en foisonnent. Mais
que vous rencontriez une fleur en hiver, ou, en
plein désert, un bouquet d'herbes et
d'arbres, c'est tout autre chose! - Le sourd est
condamné au silence. Il en est
environné comme d'un abîme. En pleine
société, il est seul, plus seul que
lorsqu'il n'y a personne. Ces figures qu'il voit,
ces gestes, ces signes divers
échangés, Il n'y comprend rien. Il ne
sait ni pourquoi on hausse les épaules, ni
ce qui subitement assombrit la mine des gens, ni de
quoi ils rient. Peut-être est-ce de lui qu'on
rit? Une telle situation est extrêmement
pénible. Aussi le sourd voue une
reconnaissance touchante à celui qui se
donne la peine de lui faire parvenir quelques
bribes de conversation, et de lever l'interdit qui
pèse sur lui. Le moindre mot le surprend,
illumine son regard, distrait sa pauvre âme
livrée à l'idée fixe et
à la solitude. Il est presque impossible de
se représenter le bien qu'on peut faire en
entendant pour le sourd.
Regarde pour l'aveugle.
J'ai connu des aveugles qui
éprouvaient une satisfaction extraordinaire
à se trouver sur une haute montagne ou en
face d'une belle vue. Cela paraît surprenant,
mais cela est fort naturel. N'ont-ils pas autour
d'eux l'air des hauteurs, ne sentent-ils pas la
chaude lumière du soleil qui fait
éprouver un bien-être si vif? Mais ce
paysage qu'ils sentent là, près
d'eux, ils ne peuvent le voir. Alors, voyez-le pour
eux. Décrivez! Il n'y a pas de travail plus
intéressant et mieux
récompensé que celui qui consiste
à décrire un paysage à un
aveugle, surtout si cet aveugle a vu clair jadis et
sait, de souvenir, ce qu'est une couleur, une forme
éclairée.
L'aveugle auquel vous décrivez un
paysage présent, est infiniment plus
captivé que n'est l'homme clairvoyant auquel
vous racontez de mémoire les sites d'un beau
pays absent. Car le clairvoyant est toujours
distrait par quelque objet qu'il
a sous les yeux et qui fait concurrence à
l'image intérieure. Et vous-même, vous
peignez de souvenir. Mais lorsque vous
décrivez à un aveugle ce qui vous
frappe à l'instant même, vous lui
donnez vraiment l'illusion de la vue. Il voit par
vos yeux. Il y a dans son âme de la
lumière et des couleurs. La verte houle des
forêts, les flots jaunes des moissons, cette
rivière qui se déroule là-bas,
par les prairies, comme un ruban d'argent; ce
fleuve dont les eaux se transforment en or liquide,
au brasier du couchant, tout cela rayonne devant sa
vue intérieure. Et pourtant ce n'est pas
là ce qui réjouit le plus cet
aveugle. Ce qui l'émeut, le transporte, non
seulement s'il est votre père, votre fils,
votre ami, mais même un simple compagnon de
route, c'est qu'il voit à travers vous,
c'est que, pour une heure, vous réalisez la
loi sainte qui veut que l'homme se doive à
l'homme, et qu'il et l'échange
fraternel.
Et ce qu'il éprouve, lui, vous
l'éprouvez sous une autre
forme: Dieu bénit cette lumière qui
est dans vos yeux et que vous avez
prêtée à l'aveugle. Il vous
rend heureux du bonheur que vous procurez; et de ce
spectacle que vous regardez pour un autre, non
seulement vous ne perdez rien, mais il est bien
plus beau que si vous le regardiez seul.
Au nombre des bons offices que nous pouvons
rendre aux infirmes, figurent en première
ligne certains procédés, au moyen
desquels la science et la longue patience
charitable sont parvenues à diminuer leurs
privations. Parler pour le muet est beau; arriver,
à force de génie et de
persévérance, à lui rendre
l'usage de la parole, c'est plus beau.
Nous nous trouvions à Bordeaux,
un grand nombre d'amis, à l'occasion d'un
congrès, et nous visitions l'admirable
établissement des enfants sourds et muets.
Des personnes compétentes nous expliquaient
la méthode d'enseignement dont l'invention,
aussi bien que la pratique, supposent un
degré de bonté et d'intelligence hors
de comparaison avec l'enseignement ordinaire, si
difficile déjà. Nous fûmes
émerveillés de voir des jeunes
filles, sourdes et muettes, lire nos paroles sur
nos lèvres et nous répondre.
Mais ce qui nous toucha, ce qui nous
émut jusqu'aux larmes, ce fut la
prière de Jésus dite par toute une
classe. Notre Père qui es aux cieux! Lorsque
ces accents tombèrent de ces lèvres
qui semblaient condamnées au silence
éternel, il me sembla que le Christ
lui-même, invisible et présent, les
disait encore avec nous, et la vivante
charité du Sauveur me fut à tel point
sensible dans cette oeuvre de miséricorde et
de fraternité, que je me
crus transporté aux jours de
l'Évangile, aux jours dont le
prophète disait qu'ils rendraient la vue aux
aveugles, l'ouïe aux sourds et qu'ils
délieraient les langues muettes.
Des impressions analogues sont
éprouvées par celui qui visite une
école d'aveugles. je ne veux mentionner,
parmi toutes les heureuses trouvailles
destinées à remplacer chez les
aveugles un sens perdu, que l'écriture
Braille, cette écriture en pointe saillante,
qui leur permet de lire en palpant les lettres au
bout de leurs doigts. C'est un aveugle qui a
inventé cette écriture, et des
milliers de frères en infirmité l'ont
béni dans sa tombe pour les services qu'il
leur a rendus. Vous, mes frères, qui avez le
bonheur d'y voir clair, vous pouvez vous associer
à ces bienfaits. En effet, les volumes en
écriture Braille sont longs et coûteux
à imprimer, et une foule de belles oeuvres
restent étrangères aux
aveugles. Mais avec un peu
d'usage et beaucoup de bonne volonté, on
peut copier ces livres. Il y a des personnes
rendues immobiles par des accidents ou des maladies
et qui ne savent que faire de leur temps:
voilà de quoi le remplir. D'autres ont des
loisirs à occuper: quel emploi meilleur
pourraient-elles leur assigner?
Pour mieux marquer la place que peut
prendre, dans une vie d'infirme, la possession de
livres et la connaissance de l'écriture
Braille, je citerai un trait de la vie du R. P.
Joseph-Célesti
(1). Après
avoir passé vingt ans, comme missionnaire,
aux îles Seychelles, le père
Joseph-Célestin y faisait construire une
église, et voici ce qu'il raconte: « Le
23 décembre 1890, un éclat de granit,
parti sous le marteau d'un ouvrier, vint me briser
l'oeil gauche. Un mois après, je perdis la
vue de l'autre oeil et
l'ouïe. » Cet homme si actif fut
subitement réduit à l'inaction,
à un régime pire que celui du plus
noir cachot, et de plus, il éprouvait
d'intolérables souffrances. Aussi, dit-il:
« Depuis cette époque je n'ai jamais eu
un jour de bon. Ah! je comprends et j'excuse le
suicide chez ceux qui ne croient pas en Dieu. Un
jour, après avoir reçu la sainte
communion, je priai: Ne m'accorderez-vous donc plus
rien ?... je ne puis plus y tenir dans cette prison
sans ouverture!... Le soir même, un
Père d'un couvent de Paris me faisait
parvenir une feuille d'alphabet Braille. Je compris
que c'était la grâce demandée
le matin... »
Après un apprentissage assez
pénible, le père
Joseph-Célestin écrit: «
L'ouverture de ma prison est faite. Comment
pourrai-je exprimer le bonheur que j'éprouve
de pouvoir lire et écrire en Braille! Ma vie
est toute changée: j'ai des livres; chaque
dimanche la Revue Braille m'apporte une
agréable distraction; j'échange
déjà quelques
correspondances, j'oublie mon malheur, je me sens
revivre. Ce n'est plus cet affreux isolement, cette
longue nuit décourageante, ce silence de
mort, voisin du tombeau; c'est le retour à
la vie, à la lumière, à la
liberté de l'intelligence; c'est la joie du
captif qui voit tomber ses fers. Que Dieu soit
béni de la faveur insigne qu'il vient de
m'accorder, et que ma reconnaissance s'unisse
à celle de tous les aveugles, pour le
remercier d'avoir inspiré à Louis
Braille une si utile méthode. »
À de tels cris du coeur, que pourrait-on
ajouter?
II
Du domaine des infirmités corporelles,
passons maintenant, par une transition tout
indiquée, aux infirmités morales.
Ici, les paroles: parle pour le muet, entends pour
le sourd, regarde pour l'aveugle, prendront un sens
élargi.
Chaque don de l'esprit, chaque
qualité du coeur est une force qui doit
avoir sa fonction dans l'ensemble dont nous sommes
'les membres, et y suppléer aux faiblesses,
aux insuffisances d'autrui. Il n'y a pas une seule
qualité humaine qui ne manque à
beaucoup d'hommes. À ceux qui ont cette
qualité il appartient de l'exercer pour ceux
qui ne l'ont pas. Je vais formuler quelques avis
brefs, pour commencer à donner un peu de
corps à une idée, banale en
apparence, mais au fond très
étrangère à nos conceptions
courantes et à nos pratiques. Voici:
Sois bon, pour remédier à
la méchanceté des méchants,
pour la réparer et pour la racheter.
Sois pieux, pour faire contrepoids
à l'impiété des impies, pour
la réparer et pour la racheter.
Sois pur, pour combattre
l'impureté des impurs, pour la
réparer et pour la racheter.
Sois large de coeur, pour
suppléer à
l'étroitesse des
sectaires, pour la réparer et pour la
racheter.
Sois ferme, pour corriger la
fragilité des caractères faibles,
pour la réparer et pour la racheter.
Nous sommes ici en pleine morale
collective, très loin du domaine restreint
de la responsabilité individuelle, au milieu
de lois qui nous enveloppent, mais que nous
ignorons. C'est une des plus graves erreurs que de
dire qu'on ne peut pas faire le bien à la
place d'autrui, comme on ne peut pas manger pour
autrui. D'abord, quelque singulier que paraisse ce
propos, je déclare qu'on peut manger pour un
autre. - Le soldat qui défend son pays, le
garde-malade qui veille près de nous, tout
homme voué au service des autres et
remplissant une fonction utile à l'ensemble,
ne mange pas pour lui-même, comme il ne vit
pas pour lui-même. C'est pour toi, pour moi
qu'il se nourrit, se repose et se fortifie. S'il
venait à faiblir à
son poste, faute de subsistance, c'est nous qui en
pâtirions. On peut donc manger pour autrui,
et on peut faire le bien à la place
d'autrui. Nous faisons en général le
contraire. Quand le mal arrive, nous le
stigmatisons, nous le condamnons, nous le
méprisons, quelquefois aussi nous l'imitons.
Mais le mal ne nous excite pas à faire le
bien.
Cela n'est pas dans l'ordre, cela est
contraire à la loi profonde qui doit
gouverner toute notre conduite. Quand nous voyons
un aveugle, nous avons cette impression: Ici la
lumière manque, il faut remédier
à son absence, il faut voir clair pour celui
qui est dans les ténèbres. Mais quand
nous rencontrons un méchant, nous ajoutons
à sa méchanceté.
Exemple: Vous êtes disposé
le mieux du monde, plein d'excellentes intentions,
et vous adressez une question bienveillante
à quelqu'un. Ce quelqu'un est brusque,
aigri, et vous répond mal. Aussitôt
vous changez de ton, et vous
vous faites son écho, et vous croyez bien
faire. Vous penseriez manquer à un devoir en
répondant bien à qui vous parle mal.
je ne vous accuse ni ne vous condamne, et
même il me serait difficile de dire à
quel point je vous comprends.
Mais si votre procédé est
compréhensible, il n'est pas pour cela
pratique et sage; s'il se justifie devant le
raisonnement vulgaire et le droit trivial, il ne
résiste pas à l'examen calme et
désintéressé. Voyons :
Renoncez-vous à l'usage de la parole parce
que vous rencontrez un muet, ou à l'usage de
vos jambes parce que vous rencontrez un
paralytique? Pourquoi donc quittez-vous votre bonne
humeur et votre cordialité, lorsque vous
vous heurtez à un grossier personnage ou
simplement à un être grincheux?
Peut-être trouvez-vous contraire à
votre dignité, humiliant, de vous laisser
dire des sottises? Mais ne pourrait-on pas
affirmer, en se plaçant à un point de
vue plus élevé, que la dignité
consiste à être
soi-même et à le rester, et que, s'il
y a une chose humiliante, c'est de laisser changer
ses dispositions et jusqu'au son de sa voix par le
premier venu. Habituons-nous à cette
règle d'une simplicité parfaite : il
vaut mieux, dans la vie, apporter ce qui manque
qu'ajouter encore à ce qui abonde
déjà. Or, lorsque les gens vous
disent toutes sortes de choses
désagréables et injustes, il est
évident que ce qui abonde, c'est
l'injustice, la mauvaise foi et la méchante
humeur. Pourquoi y ajouter encore, puisqu'il y en a
de trop; apportez plutôt ce qui
manque.
Une petite scène de la vie
enfantine m'a souvent paru contenir la plus
touchante leçon à l'adresse des
hommes. L'enfant sait que, lorsqu'on reçoit
un service de quelqu'un, il faut lui dire merci.
Or, souvent, lorsque l'enfant nous rend un service,
nous oublions de le remercier.
Après avoir attendu en vain le
petit mot qui doit nécessairement être
prononcé, il dit alors lui-même :
« merci », et s'en va. Il a le sentiment,
l'enfant, que quelque chose doit se faire et ne se
fait pas: donc, il s'en charge
lui-même.
Si nous comprenions la grandeur d'une
pareille leçon; le monde marcherait mieux,
et nous ne serions plus violents pour les violents,
rusés pour les rusés, nous laissant
entraîner successivement à toutes les
métamorphoses, au plus grand
détriment de notre conduite et de celle de
nos semblables.
On ne se rend pas assez compte de tout
ce qu'on peut pour les autres. J'en appelle
à vos souvenirs: S'il y a quelque chose de
personnel et d'intime, c'est le courage. Il
semblerait impossible d'en avoir pour les autres,
de vouloir à leur place, puisque cela exige
une détermination personnelle. Pourtant,
chacun a éprouvé ce
qu'est pour notre volonté
l'appui d'une volonté sûre, amie, qui
nous soutient aux moments critiques. Et cet appui
ne reste jamais extérieur, il se transforme:
la force des autres ne demeure pas à
l'état d'aide étrangère, elle
devient notre force. Comme un vin
généreux ou une nourriture
fortifiante, elle pénètre en nous, se
transforme en notre suc et notre sang, court dans
nos veines, bat dans notre poitrine,
étincelle dans nos regards. La parole
même et le contact direct ne sont pas
nécessaires pour produire ce
résultat; il peut se produire à
distance, et à l'insu de ceux à qui
nous le devons. La figure d'un passant, une grande
douleur courageusement portée, un acte de
patience ou de justice dont nous avons
connaissance, nous inspirent et nous vivifient,
sonnent à travers notre âme le
réveil de toutes les bonnes forces
endormies.
Vous vous débattez dans des
difficultés, votre regard s'est
troublé, votre bonne volonté
aussi.
Un de ces moments pénibles
d'abattement et de découragement, où
l'homme n'est plus que l'ombre de lui-même,
passe sur vous. Dans ces circonstances, un journal
tombe entre vos mains. Vous y lisez qu'à tel
jour, au coeur de l'Afrique, surpris dans une
embuscade, entouré d'ennemis
supérieurs en nombre, un officier, qui ne
parle pas votre langue et ne lutte pas pour votre
cause, a gardé son calme, que pour mieux
montrer sa tranquille résolution il a, dans
un pareil moment, devant ses troupes cernées
et perdues, allumé son cigare,
rappelé en mots brefs le souvenir de la
patrie et le devoir d'un soldat, et ensuite
marché à l'ennemi et à la mort
certaine. - Cela tient en trois lignes. Et lorsque
vous l'avez lu, vous vous levez, vous sortez de
votre abattement, vous organisez la
résistance; vous regardez vos
difficultés en face, vous vous sentez de
l'entrain, de la virilité, je ne sais quelle
généreuse ardeur
de lutter. Et toute cette vie, ce précieux
ressort de courage qui vous anime, vous le devez
à des inconnus, à des vaincus et des
morts couchés là-bas sans
sépulture et sans nom. Quelle preuve de ce
que nous pouvons les uns pour les autres!
Aux époques d'inquiétude
intellectuelle et de désagrégation
morale, que faut-il enseigner à la jeunesse,
et prêcher à la foule ? C'est une
question du plus haut intérêt; mais la
réponse est souvent difficile à
donner. Ce que nous venons de dire peut aider
à nous mettre sur la voie. Puisqu'il y a de
l'incertitude dans les esprits, et que la
démarche de la plupart des gens devient
vacillante, soyez ferme pour ceux qui manquent de
fermeté, vigilant pour ceux qui dorment.
Apportez ce qui manque. Il résulte de cette
indication sommaire que lorsque la vertu baisse
dans le public, il ne faut pas se contenter
d'être d'une vertu moyenne
suffisante pour nous. L'heure est venue alors de
renforcer son énergie, de ceindre ses reins,
d'être pur, véridique, intègre,
sûr de soi et de son chemin, comme si l'on
avait à fournir toutes ces qualités
pour tous ceux qui ne les ont pas. Plus la
température morale baisse autour de vous,
plus il faut alimenter la flamme
intérieure.
Vous me demanderez, peut-être,
à quoi peut servir tant de vie
intérieure, de fidélité, de
sévérité pour soi-même,
au milieu d'une société vouée
aux dissipations et à toutes les
défaillances?
Laissez-moi vous dire que les
trésors invisibles ne sont pas pour cela
inactifs. Par quel chemin passent les germes des
épidémies, les microbes meurtriers,
toutes les contagions funestes? Vous n'en savez
rien. Des causes imperceptibles sont à
l'oeuvre, et lorsqu'on s'en aperçoit, le mal
est déjà fait. Les sources
profondes du bien sont
cachées, comme celles du mal. Ce qu'un
obscur malfaiteur médite aujourd'hui dans le
silence des nuits, au fond d'une cellule de prison,
peut éclater demain dans le domaine de la
vie publique, entraîner d'autres esprits,
semer le désordre et les ruines. Et ce qu'un
coeur droit et aimant prépare modestement
dans sa retraite, peut devenir le point de
départ d'un réveil de la conscience
publique. La balance est trop mystérieuse
où tombent les actions et les pensées
des hommes, elle est trop cachée à
nos regards pour qu'il nous soit donné de
juger toujours de quel poids y pèsent nos
aspirations, nos efforts et nos souffrances, mais
rien ne lui échappe. Par je ne sais quelle
correspondance impossible à saisir, tout ce
que fait une créature humaine se fait pour
les autres, leur profite ou leur nuit.
Le sentiment obscur de ces relations, de
ces compensations, de ce besoin d'équilibre
a inspiré souvent, dans
l'histoire, les actes les plus
héroïques. On ne les a pas toujours
compris. Parfois le monde les a jugés
excentriques, comme il a jugé certaines
exagérations monacales, Il ne sentait pas
que, sous ces formes de vie choquantes, ces
existences d'ascètes, ces
macérations, ces poussées formidables
dans une même direction intellectuelle, ou
une forme de l'art, de la littérature, de la
coutume, il y avait la tendance à
rétablir un équilibre rompu. La
rigidité de Calvin a eu sa raison dans le
relâchement des moeurs.; la pauvreté
de saint François d'Assise, dans le faste
insensé de ses contemporains. La
tempérance sévère et
l'abstinence de quelques-uns a pour cause
l'intempérance et les vices des autres. Il
faut bien, a dit le poète, qu'il y ait des
gens qui prient toujours pour ceux qui ne prient
jamais, et toutes ces manifestations de la
solidarité profonde des hommes, ne
sont-elles pas comme autant de leçons
répétées de cette
cohésion que les Prophètes ont
énoncée, que le
Christ a subie, et par laquelle
s'accomplit douloureusement le salut du
monde?
Ah, je le sais, il y a là une des
plus violentes épreuves pour notre raison
journalière, et personne, jamais, ne pourra
évaluer par quelles expériences
cruelles, par quelles luttes il a fallu que passe
l'humanité, pour en arriver à
produire et à comprendre des paroles comme
celle d'Ésaïe: « Il était
blessé pour nos péchés,
brisé pour nos iniquités; le
châtiment qui nous donne la paix est
tombé sur lui, et c'est par ses
meurtrissures que nous sommes guéris.
»
Aux yeux de la simple justice humaine,
il n'y a pas de pire atrocité que de punir
l'innocent pour le coupable, et de tenir lieu au
coupable de la justice de l'innocent. Mais ne
sommes-nous pas obligés de
reconnaître, malgré cela, que la vie
ne répond pas à notre idée de
la justice? Ce n'est pas celui qui fait le mal qui
en pâtit le plus, ni celui
qui fait le bien qui en tire le plus de profit.
À chaque instant, la cloison où nous
enfermons la personne humaine, avec les suites de
ses actions, est rompue, et le mal comme le bien se
répand au delà de ses
auteurs.
Ne doit-on pas reconnaître,
après cela, que notre petite mesure
individualiste ne suffit pas pour mesurer l'univers
moral; qu'on ne peut pas séparer la perte et
le salut d'un homme, de la perte et du salut des
autres; qu'il y a moins de distance que nous ne
pensons entre «moi » et « toi»;
que « l'autre » c'est un peu
nous-mêmes, et que « nous » c'est
un peu lui?
De regrettables abus ont
empêché cette vérité de
faire son chemin.
Chacun se souvient de la lutte contre
les indulgences, qui devint en Allemagne le point
de départ de la Réforme. Les vendeurs
d'indulgences disaient qu'un trésor
était amassé par les
vertus et les souffrances du
Christ, par la constance des martyrs et le
mérite des saints, et que ce trésor
servait à offrir aux pécheurs de
toute sorte de quoi racheter leur mauvaise vie.
Parti de ce principe, on se permit de vendre des
indulgences à prix d'argent. Et, depuis
cette époque, il y a dans le monde comme une
sorte de réprobation sur cette doctrine, que
le mérite d'un autre peut nous être
attribué. - Nous sommes devenus, plus que
jamais, partisans de la justice individuelle, et la
valeur de chacun nous apparaît distincte,
comme son sort nous apparaît isolé. En
cela nous nous trompons étrangement. Certes
on a tort de vendre ce que Dieu donne, et de faire
de l'argent avec des crimes, du repentir ou de la
vertu, comme si le royaume de Dieu était un
marché. Mais le fait le plus évident
de l'histoire est, que les fautes et les
mérites des autres sont nos fautes et nos
mérites. Nous portons le fardeau de
péchés que nous n'avons pas commis,
et nous héritons des
avantages d'une vertu qui ne nous a
coûté aucun effort. Nous payons tous
les jours les uns pour les autres.
Dans une de ses pages les plus
célèbres, l'Ancien Testament dit que
les suites funestes du mal s'étendent
jusqu'à la quatrième, et celles du
bien jusqu'à la millième
génération. Il n'y a pas là un
dogme arbitraire, mais la constatation d'un fait
qu'il faut reconnaître et qui est à la
fois terrible et consolant. Notre siècle est
enclin à n'en retenir que le
côté sombre. L'ancienne doctrine du
péché originel et de la perversion
héréditaire, s'est transformée
en une théorie scientifique d'une effrayante
gravité et d'un fatalisme
décourageant, et, frappés par la
puissance du mal, nous perdons le
bénéfice de la douce loi qui compense
et corrige la loi funeste. - Revenons à
cette loi qui s'ébauche dans l'ancienne
alliance, qui se révèle avec force
dans l'alliance nouvelle: le
monde est racheté par les souffrances et le
mérite du Juste; et le juste, ce n'est pas
le Christ seul, c'est l'humanité sainte en
vivante communion avec lui. Il nous l'a
suffisamment répété.
Que serait devenue la
société sans le sel qui la
pénètre et en empêche la
pourriture ? Que serait devenue, sous le vieux
fardeau des misères, des
hérédités néfastes, des
corruptions séculaires, la pauvre
humanité, s'il ne circulait pas dans ses
veines un virus généreux, capable de
combattre toutes les corruptions? Il y a longtemps
qu'elle aurait succombé. Mais un monde
où Jésus a été possible
ne peut pas périr. Au feu ardent de la vie
qu'il nous a révélée, toutes
les impuretés seront consumées.
Voilà de quoi remonter les courages et
enflammer le zèle. Associons-nous à
l'oeuvre de salut, et que la flamme que le Christ
vint allumer brûle en
nous. Soyons à lui ! qu'il vive en nous, que
son esprit s'agite dans nos coeurs et se sente dans
nos mains ! Ne regardons plus à la
difficulté des temps, à l'abaissement
du niveau moral, à la diminution de la foi.
Parlons pour le muet, voyons pour l'aveugle,
marchons pour le paralytique!
Croyants, n'excluez pas les
incrédules, croyez pour eux; ne jugez pas le
méchant, ne le condamnez pas, ne
désespérez pas de lui; frappez-vous
la poitrine pour le mal qu'il a fait, et faites
à sa place le bien qu'il ne connaît
pas. Voilà la meilleure arme de combat, le
secret des grandes victoires. Si nous avions de la
foi gros comme un grain de moutarde, nous
apprendrions ce qu'est le levain quand il est
vraiment actif, et de quelles inerties, de quels
ferments contraires il peut avoir raison. Nous
apprendrions de quel poids la
vie d'un seul juste pèse dans la balance
éternelle, et qu'il suffit de quelques vies
pures en qui rayonne l'amour de Dieu et de leurs
frères, pour régénérer
un peuple, pour effacer l'iniquité de toute
une Sodome!
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