HUDSON TAYLOR
QUATRIÈME PARTIE
SHANGHAI ET LES
PREMIERS VOYAGES
1854-1855
(de vingt-deux
à vingt-trois ans)
CHAPITRE 19
Un chemin de salut
novembre-décembre 1854
Nous avons une preuve évidente de la
fidélité de Dieu en ce que, pour ceux
qui se confient en Lui, Il a toujours un «
chemin de salut » et qu'aucune épreuve
ne dépasse le poids qu'ils peuvent
supporter. Quelle ferme consolation pour
l'âme troublée! Hudson Taylor, dans sa
détresse, allait en avoir une nouvelle
démonstration.
Il était réduit à
la dernière extrémité,
après l'envoi de sa lettre. Il ne savait
où aller ni que faire, et les Parker
approchaient chaque jour. Sans une autorisation du
Comité ou des instructions de M. Parker
lui-même, comment pouvait-il songer à
se charger de la dépense de la maison de M.
Burdon ? Et pourtant elle était exactement
ce qu'il fallait, et l'occasion pouvait être
perdue si l'on tardait. Hudson Taylor n'avait pas
de fonds. Mais, à fin octobre, regardant au
Seigneur pour avoir secours et directions, il
obtint que la maison lui fût
réservée par
préférence.
Entre temps, la situation de la ville
indigène devenait
désespérée. De son logement,
près de la Porte du Nord, Hudson Taylor
assistait quotidiennement à des
scènes d'une cruauté diabolique. Le
séjour devenait intolérable. Le feu
fut mis à la maison voisine pour obliger
l'étranger à partir, et ce fut
précisément à ce moment qu'une
nouvelle offre lui fut faite de reprendre
l'habitation des Burdon. Un message lui fut
envoyé pour lui dire que s'il voulait
l'acquérir, il fallait le faire tout de
suite.
Et alors, providentiellement, on lui
demanda d'en sous-louer la moitié. Un autre
missionnaire en détresse, ne sachant
où se mettre en sécurité avec
sa femme et ses enfants, était heureux de
cet arrangement. La maison était bien petite
pour deux familles, mais c'était un
soulagement d'avoir une charge financière
moins lourde et un réconfort d'aider
quelqu'un.
Le 25 novembre, le jeune missionnaire
quitta avec regret sa demeure indigène, les
enfants et les voisins dont il s'était
occupé, et vint s'établir dans
l'enceinte de la Mission de Londres. Deux jours
plus tard, comme il retournait à la Porte du
Nord pour terminer son déménagement,
il reçut un mot du Dr Lockhart le priant de
passer chez lui. Il s'y rendit en hâte, et
trouva le docteur à sa table avec un
étranger d'un abord agréable qui
n'était autre que le Dr Parker, le
collègue longtemps attendu. Il était
là, enfin, alors que les préparatifs
venaient d'être terminés!
Dans la première joie de leur
arrivée et les opérations de
débarquement, Hudson Taylor n'eut pas le
temps de se rendre compte à quel point
l'exiguïté du logement devait frapper
ses nouveaux amis. Mais lorsqu'ils y furent
installés, y compris le dernier venu,
né pendant la traversée, les trois
chambres paraissaient plus remplies encore qu'il ne
se l'était figuré. Les Parker, qui
étaient des Écossais robustes et
pleins de bon sens, étaient prêts
à supporter tous les ennuis et à
s'adapter à la situation de leur mieux. Mais
il était pénible à Hudson
Taylor de constater la pauvreté de ses
préparatifs. Si les chambres avaient pu
être convenablement meublées,
c'eût été différent.
Mais tout le mobilier paraissait se réduire
à son lit chinois, deux ou trois tables et
une demi-douzaine de chaises. Il avait
emménagé deux jours auparavant et
n'avait pas eu le temps de tout installer ;
l'arrivée subite d'une famille avec tous ses
effets augmentait encore l'embarras. La
consternation d'une maîtresse de maison
soigneuse, qui avait la charge de trois petits
enfants, peut plus facilement être
imaginée que dépeinte.
Oh ! les journées
éprouvantes, difficiles, qui suivirent! Pour
comble de malheur, les membres de la
communauté missionnaire de Shanghaï
vinrent bientôt voir les nouveaux
arrivés, et ceux qu'Hudson Taylor
connaissait ne ménagèrent pas leurs
critiques sur ce qui leur semblait être de la
négligence de sa part. Ils lui
demandèrent pourquoi il n'avait pas
préparé les chambres et ne
s'était pas procuré des armoires, des
fourneaux, des tapis, des rideaux, pourquoi il
n'avait pas averti les Parker qu'il leur fallait
des vêtements chauds et de la literie
puisqu'ils arrivaient en novembre. Toutes ces
remarques étaient justes, sans doute.
Cependant le jeune missionnaire pouvait-il
révéler qu'il avait fortement
dépassé les limites fixées
à ses dépenses en se
chargeant de la maison, qu'il
l'avait louée sous sa responsabilité
personnelle et qu'après avoir payé le
premier terme de loyer il ne lui restait plus que
deux ou trois dollars, insuffisants pour les
dépenses d'une semaine?
Il comptait que le Dr Parker apporterait
avec lui tout le nécessaire et aurait des
instructions de la Société, au sujet
de l'installation de la Mission à
Shanghaï ou ailleurs, ainsi que des
arrangements plus satisfaisants pour les questions
financières. Mais il n'en était rien.
Le Dr Parker n'avait sur lui que quelques dollars
pour les besoins immédiats. Il pensait
trouver à Shanghaï, à son
arrivée, une lettre de crédit qui,
croyait-il, avait été
expédiée d'Angleterre avant son
départ. Pour ce qui concernait
l'équipement, les Parker avaient tous les
vêtements nécessaires aux tropiques,
mais rien pour la saison froide, de sorte que les
enfants avaient un urgent besoin de vêtements
d'hiver. Ils n'avaient pas été
renseignés quant au travail qu'ils auraient
à accomplir à Shanghaï. Ils
ignoraient de quelle manière leur salaire
leur parviendrait. Et, de leur côté,
ils croyaient que, pour toutes ces choses, Hudson
Taylor possédait des instructions.
Mais ils ne se montraient pas inquiets.
Un volumineux courrier les attendait et, parmi les
lettres, il y en aurait certainement une qui
contiendrait le document si important. Les
secrétaires avaient affirmé au Dr
Parker, alors qu'il était encore à
Londres, que sa lettre de crédit, si elle
n'était déjà en route pour
Shanghaï, serait là-bas longtemps avant
eux. Mais en parcourant son courrier, le Dr Parker
ne trouva aucune lettre de crédit...
Heureusement, un nouveau courrier allait
arriver un ou deux jours plus tard et cela mettrait
sans doute les affaires au point. Il arriva et
contenait, en effet, des lettres des
secrétaires de la Mission, datées du
15 septembre, plus de trois mois après le
départ des Parker. Elles ne contenaient pas
de lettre de crédit, et ne mentionnaient
même pas qu'elle eût été
adressée directement aux agents de
Shanghaï. Il n'y avait pas la moindre allusion
à ce document. Qu'est-ce que cela pouvait
donc signifier? Cela lui semblait inexplicable.
Mais Hudson Taylor, qui avait plus
d'expérience, n'était pas surpris et
n'avait pas beaucoup d'espoir. Il acquiesça
à la seule proposition qui pût
être faite, celle d'aller tout de suite aux
renseignements chez les agents. Ils se rendirent
donc chez MM. Gibb, Livingston & Co, où
ils reçurent une
réponse négative. Ils n'avaient pas
reçu de nouvelles de la
Société.
Cette situation, douloureuse en
elle-même, était rendue plus
épineuse encore par le fait que les deux
missionnaires furent obligés de l'exposer
à un inconnu dont ils dépendaient
maintenant. Si celui-ci n'avait pas jugé
à propos de leur avancer des fonds, ils
auraient été excessivement
gênés. Mais la bonté de cet
homme, à ce moment-là et plus tard
encore, fut le moyen que Dieu employa pour
répondre à leurs prières et
pour les aider en l'absence de cette lettre de
crédit qui ne devait arriver qu'après
de longs mois.
Le Dr Parker parla peu de tout cela,
mais il dut en souffrir, et il en vint probablement
à sentir d'autant plus les perspectives
alléchantes qui s'offraient à lui
comme médecin en Chine. S'il s'était
décidé à quitter l'oeuvre
missionnaire, combien il aurait pu facilement
procurer à sa famille tout le confort
nécessaire! Mais malgré la
pauvreté et des privations qui se
prolongèrent tout l'hiver, et jusqu'à
l'été suivant, lui et Mme Parker
tinrent ferme avec une abnégation
inébranlable.
Dès le premier dimanche suivant
son arrivée, il alla
régulièrement avec Hudson Taylor
évangéliser dans la ville ou les
villages environnants et fit fréquemment de
plus longues tournées, distribuant des
traités ou soignant des cas simples, tandis
que les autres, plus familiers avec la langue,
parlaient aux indigènes. Dans la maison
où l'on s'entassait, il s'adonnait avec
assiduité à l'étude. Pour qui
n'a pas étudié le chinois dans des
conditions pareilles, il est bien difficile de se
faire une idée de la tâche.
La première lettre qu'Hudson
Taylor écrivit après l'arrivée
du Dr Parker et de sa famille parle, entre autres
choses, de ses propres embarras.
Le Dr Parker est arrivé lundi
dernier, plein de reconnaissance envers Dieu qui
les a délivrés de bien des dangers.
Il a naturellement trouvé la moitié
de la maison que nous habitons à peu
près vide, ce que je possède n'avant
guère suffi à la meubler. Lorsque les
missionnaires se sont aperçus de ce manque
de préparatifs, ils m'ont beaucoup
blâmé. Pouvais-je leur dire
qu'après avoir payé plus de vingt
livres pour le loyer, il ne me restait que trois
dollars, - somme qui ne suffit pas à se
procurer les provisions nécessaires pour une
semaine, au taux actuel des denrées
?
Heureusement le Dr Parker avait
quelques dollars; mais nous avons perdu 20 à
30 % en les changeant. Il fut fort surpris de voir
que la correspondance de M. Bird
ne contenait pas de lettre de crédit pour
lui. Et lorsque j'appris qu'il n'en était
pas muni, je fus d'autant plus étonné
qu'elle ne se fût pas trouvée dans
votre dernière lettre puisque vous pensiez
qu'il serait ici au moment où elle
arriverait.
Le jour suivant, nous eûmes
la joie de recevoir une autre lettre de vous,
datée du 15 septembre, mais l'espoir qu'elle
contiendrait ce document important entre tous fut
bientôt changé en consternation quand
nous vîmes que nous n'avions pour vivre que
notre espérance déçue. Vous ne
pouvez faire autrement, j'en suis sûr, que de
vous rendre compte de quelle grave
négligence cela témoigne. Nous le
faisons, en tout cas. Nous avons l'un et l'autre
les sentiments les plus chauds et les plus
affectueux pour bien des membres du Comité,
et en particulier pour les secrétaires, mais
il nous est impossible de ne pas sentir que la
Société a agi d'une manière
indigne.
Nous avons été chez
MM. Gibb, Livingston & CI, car M. Parker
était sûr que vous leur aviez
écrit, comme M. Bird le lui avait promis
(s'il ne l'avait pas déjà fait)
lorsqu'il lui avait demandé sa lettre de
crédit. Mais ils ne savaient rien et nous
n'avons pas pu avoir l'argent. Je leur demandai si
ma lettre de crédit avait été
modifiée depuis que la Société
a augmenté mon allocation trimestrielle,
mais ils n'en avaient pas entendu parler. Pour nous
tirer de notre pénible embarras, M. N. nous
offrit, sous sa propre responsabilité, de me
payer une traite supplémentaire de vingt
livres, si je lui adressais une demande
écrite, avec copie de votre autorisation et
la signature de deux commerçants. C'est ce
que j'ai fait. Il nous promit aussi, si nous lui
montrions des lettres ou des journaux de la
Société parlant du Dr Parker, de lui
payer une traite que j'endosserais à
condition que je lui certifie qu'il avait raison
d'agir ainsi. Mais lorsque nous sommes revenus avec
les papiers voulus, nous avons trouvé ces
messieurs si occupés qu'ils ne pouvaient
rien faire pour nous avant mardi
(demain).
Le temps est maintenant
extrêmement froid. Ne s'y attendant pas, les
Parker ont dû se pourvoir aussitôt de
vêtements chauds. Il a fallu aussi des lits
et d'autres meubles, ainsi que des vivres et du
combustible : le tout a coûté une
somme considérable. Quoiqu'il n'ait pas dit
grand'chose, je suis sûr que le Dr Parker a
été très affecté. J'ai
confiance que vous éviterez à
l'avenir de pareilles négligences, pour
épargner à vos missionnaires des
souffrances inutiles.
Malgré les
difficultés, ils se mirent à la
tâche bravement et, entre les longs dimanches
remplis d'activité parmi le peuple, ils se
vouaient de leur mieux à l'étude.
Mais il n'était pas aisé de se
concentrer à cette époque-là,
car la situation demeurait si troublante. Des
centaines de gens mouraient de froid et de faim, et
il ne semblait y avoir aucun espoir
d'amélioration tant que l'un des partis en
présence ne remporterait pas une victoire
décisive. Malgré
le danger, le Dr Medhurst et ses collègues
ne cessèrent de faire des tournées
dans l'intérieur et
d'évangéliser d'une manière
constante les environs de Shanghaï. De leur
côté, le Dr Parker et Hudson Taylor
visitèrent bien des villes et des villages
dans un rayon de quinze à vingt
kilomètres. Ils remontèrent la
rivière Hwangpu, cherchant partout des
personnes sérieuses et intelligentes
à qui donner des Bibles et des
traités. Pendant le seul mois de
décembre, ils distribuèrent plusieurs
centaines de Nouveaux Testaments et
d'Évangiles, et un nombre plus
considérable encore de brochures expliquant
le chemin de la Vie.
Mais, avant la fin de
l'année, une occasion d'efforts plus directs
se présenta. M. Edkins allait faire sa
tournée à Kashing, voyage remis
depuis longtemps, et il invita son jeune ami
à l'accompagner. Celui-ci accepta et,
malgré l'état des choses à
Shanghaï, ils décidèrent de
partir à tout prix pour voir ce qui pouvait
être entrepris.
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