HUDSON TAYLOR
QUATRIÈME PARTIE
SHANGHAI ET LES
PREMIERS VOYAGES
1854-1855
(de vingt-deux
à vingt-trois ans)
CHAPITRE 22
Là où Christ
n'était pas connu
avril 1855
Le printemps, qui est en Chine la meilleure
saison pour évangéliser, approchait.
À peine revenu, Hudson Taylor projetait un
nouveau voyage. Dans l'estuaire du Yangtze,
à quarante-cinq kilomètres environ de
Shanghaï, se trouve la grande île de
Tsungming, peuplée d'environ un million
d'habitants. Malgré sa proximité,
elle n'avait encore jamais été
visitée par des missionnaires protestants ;
aussi décida-t-il de s'y rendre avec M.
Burdon.
Cinquième Voyage (avril
1855)
Leur but était de pénétrer
aussi loin que possible à l'intérieur
pour voir beaucoup de localités et se rendre
compte des possibilités qu'elles
présentaient, plutôt que de passer
tout leur temps dans le même endroit.
Dans la capitale, qui porte le
même nom que l'île, ils
passèrent plusieurs jours et y furent
très encouragés. Ils firent
même une visite au mandarin, homme jeune mais
sérieux, qui les reçut avec
courtoisie. Il accepta des exemplaires du Nouveau
Testament et d'autres livres, écouta
attentivement les explications des missionnaires et
consentit volontiers à leur laisser visiter
l'île.
Ils occupèrent pendant toute une
journée le temple du dieu de la ville. Dans
une des salles, Hudson Taylor s'appliquait à
soigner les malades tandis que, dans la cour, M.
Burdon distribuait des livres et prêchait.
Lorsqu'il ne put plus parler, Hudson Taylor le
remplaça. N'étant pas aussi grand que
son compagnon, une chaire lui eût
été nécessaire ; il ne trouva
rien de mieux qu'un grand vase à encens en
bronze sur lequel il grimpa, sans choquer personne,
semble-t-il.
Il y avait au moins cinq à six
cents personnes, écrit-il, et je crois qu'il
ne serait pas exagéré de dire qu'il y
en avait mille. Lorsque le calme se fut fait, je
leur parlai de ma voix la plus forte; on ne peut
souhaiter un auditoire en plein air plus attentif.
Il était réjouissant d'entendre les
uns ou les autres s'écrier : puh-ts'o,
puh-ts'o, « pas mal, pas mal », comme ils
le font souvent en signe
d'approbation.
Avant de quitter la ville de Tsungming,
ils passèrent une matinée
agréable à visiter les principales
écoles et à y laisser des livres
chrétiens. Les maîtres qu'ils
rencontrèrent étaient en
général des hommes intelligents,
capables de les renseigner sur les principaux
centres de l'île. Les missionnaires
étaient d'ordinaire suivis par une foule
bruyante ; aussi l'un des deux devait-il rester
à la porte pour calmer le tumulte pendant
que l'autre, bien accueilli à
l'intérieur, avait une occasion favorable
d'annoncer l'Évangile à un auditoire
restreint, mais facile à influencer.
En continuant leur voyage, ils
doublèrent la pointe ouest de l'île
et, ayant l'intention d'en faire le tour,
donnèrent à leurs bateliers l'ordre
de cingler vers l'Est. Mais ils se
heurtèrent à d'innombrables
objections ; à en croire ces Chinois, toute
cette côte aurait été remplie
de dangers inimaginables. Les missionnaires
comprirent qu'il fallait surveiller leurs hommes
s'ils voulaient se faire obéir. Or, il
arriva ceci : les bateliers étaient bien
décidés à ne point aller sur
la côte orientale ; ils ne pouvaient se
passer d'opium et, dans ces régions
écartées, ils l'auraient payé
très cher. Ils savaient que les
missionnaires étaient fatigués et
iraient bientôt se coucher. Ils
décidèrent donc de commencer par
suivre leurs instructions et d'en faire à
leur tête lorsqu'ils seraient endormis.
Aussi, pendant une heure ou deux, ils
longèrent la côte ; puis, personne ne
protestant à l'intérieur, ils se
dirigèrent vers le Nord et, grâce
à un bon vent, perdirent bientôt de
vue l'île de Tsungming.
Les missionnaires, fatigués,
dormaient toujours, et Hudson Taylor ne prit
conscience de la situation qu'au moment où
ils approchaient de ce qui forme aujourd'hui la
côte nord du Yangtze.
Il était inutile de se mettre
en colère et de gronder nos gens.
L'île était déjà
à quarante ou cinquante kilomètres
derrière nous et nous aurions perdu toute
une journée en essayant d'y revenir. C'est
pourquoi, apprenant qu'il y avait aussi beaucoup de
villes et de villages sur cette
nouvelle Île, nous prîmes le premier
cours d'eau qui se présentait à nous,
décidés à faire ce que nous
pourrions dans un court laps de temps.
De là ils remontèrent le
Yangtze le jour suivant et arrivèrent aux
montagnes sacrées qui limitent au nord et au
sud l'estuaire de ce fleuve. Ayant besoin d'un jour
de repos, ils entreprirent l'ascension de la
chaîne de montagnes du côté
nord, désireux de découvrir le pays
qui les entourait. Du sommet, sur lequel
était construite une pagode, ils
découvrirent un panorama magnifique; ils le
contemplèrent longtemps en silence, fixant
leurs yeux, comme Moïse, sur la terre promise.
Oui, c'était la Chine qu'ils voyaient enfin,
sans être limités comme à
Shanghaï! Quelle étendue immense! Et,
à leurs pieds, que d'obscurité, de
superstition et de péché! Ce
spectacle était capable de changer une vie,
et celle d'Hudson Taylor le fut, en effet. Depuis
ce moment, il se libéra des influences qui
l'avaient retenu et revint de plus en plus à
sa manière de voir primitive et au sentiment
qu'il devait prêcher l'Évangile «
là où le nom de Christ n'avait pas
été annoncé ».
En redescendant, il fut
arrêté, dans une des cours de la
pagode, par un prêtre qui l'invita à
se prosterner devant Bouddha, à brûler
de l'encens et à offrir le don habituel.
Vivement ému, il ne put se contenir, monta
sur l'estrade sur laquelle on avait voulu le faire
s'agenouiller et s'adressa à la foule dans
le dialecte des mandarins, lui montrant la folie du
péché et de l'idolâtrie et
l'amour de Dieu qui surpasse toute
connaissance.
Quand j'eus terminé, relate le
journal, M. Burdon continua dans le dialecte de
Shanghaï... Il était évident que
nous étions compris et que beaucoup, et
entre autres quelques prêtres, sentaient la
force de notre message. Quand ils virent la
tournure que prenaient les
événements, ils nous prièrent
de nous en aller. Mais nous ne partîmes pas
avant d'avoir fini. Comme ils se retiraient
eux-mêmes, M. Burdon demanda à
quelques-uns d'entre eux de rester afin qu'ils
pussent nous réfuter si nous disions quelque
chose de contraire à la
vérité. Je crois que nous avons
été visiblement soutenus d'En-haut et
que nous avons été guidés ici
par Dieu pour atteindre ces multitudes qui n'ont
jamais entendu les précieuses
vérités de l'Évangile. Ils
nous écoutèrent avec beaucoup de
patience et avec une attention
remarquable.
La fatigue de leurs voix ne les
détourna pas de leur travail du lendemain.
Leur intention était de visiter la ville de
Tungchow, qu'ils avaient vue du
haut de la pagode et dont la mauvaise
réputation était déjà
parvenue à leurs oreilles. Il se passerait
des mois, des années peut-être, avant
que d'autres évangélistes ne s'y
rendissent, et ils ne pouvaient prendre la
responsabilité de laisser plus longtemps
cette immense population dans l'ignorance du chemin
de la Vie. S'il était impossible de
prêcher, ils distribueraient en tout cas les
traités qui leur restaient, en priant pour
que cette bonne semence porte du fruit en vie
éternelle.
Comme ils ne pouvaient s'y rendre en
bateau, ils dirent à leurs hommes de les
attendre et, s'ils ne les voyaient pas
reparaître, de se renseigner à leur
sujet et de porter au plus vite la nouvelle
à Shanghaï. Leur second bateau devait
rester sur place, afin qu'ils ne se trouvassent pas
privés de moyens de transport.
Après s'être
recommandés à leur Père
céleste, ils partirent à pied pour la
ville, distante de onze kilomètres environ,
avec un domestique qui les accompagnait toujours
dans ces expéditions. Mais, comme la marche
était impossible, vu l'état des
routes, ils durent avoir recours à des
brouettes, seul véhicule qu'on pût
obtenir.
Nous n'avions pas fait beaucoup de
chemin quand notre domestique nous demanda de
pouvoir retourner en arrière car il
était effrayé par ce qu'il avait
entendu dire de la soldatesque indigène.
Naturellement, nous le lui permîmes, ne
désirant pas l'entraîner dans nos
propres difficultés. Nous
décidâmes de transporter nos livres
nous-mêmes et, pour avoir les forces
physiques et spirituelles, de regarder à
Celui qui a promis de répondre à tous
nos besoins.
À ce moment, un homme
à l'aspect vénérable
s'approcha et nous conseilla de ne pas continuer
notre route, disant que si nous allions plus loin
nous apprendrions à nos dépens ce
qu'étaient les troupes de Tungchow. Nous le
remerciâmes de son avertissement, tout en ne
pouvant en tenir compte puisque notre
résolution était prise. Nous ne
savions pas si nous serions capturés,
emprisonnés ou mis à mort, ou si nous
reviendrions sains et saufs, mais nous
étions décidés, par la
grâce de Dieu, de ne pas laisser plus
longtemps Tungchow sans
l'Évangile.
Après cela, le conducteur
de ma brouette ne voulut pas aller plus loin et
j'eus à en chercher un autre. Le trajet
était fort désagréable dans la
boue et par la pluie, et nous ne pûmes pas ne
pas sentir le danger de notre situation, bien que
nous n'eussions pas hésité un seul
instant. Nous nous encourageâmes par des
promesses de la Parole de Dieu ou par des strophes
de cantiques, ce qui nous fit beaucoup de bien.
Ils approchèrent de la ville
sans trop d'encombre et s'amusèrent du nom
inaccoutumé que leur donnaient les passants
: Heh-kwei-tsi (diables noirs). Ils s'en
étonnèrent d'abord et finirent par se
rendre compte que leur costume en était la
cause. Les soldats qu'ils rencontrèrent et
qu'on leur avait dépeints comme terribles
les laissèrent passer
tranquillement.
Cependant, longtemps avant
d'atteindre la porte, un homme grand et fort, rendu
encore plus violent par l'ivresse, nous fit voir
qu'ils n'étaient pas tous aussi pacifiques
et saisit M. Burdon par les épaules. Mon
compagnon essaya de lui faire lâcher prise.
Je me retournai pour voir ce qui se passait, et en
un clin d'oeil nous fûmes entourés
d'au moins une douzaine de soldats qui nous
emmenèrent rapidement vers la
ville.
Mon sac commença de me
paraître lourd. Je ne pouvais pas le changer
de main et fus bientôt mouillé de
sueur et presque incapable de suivre. Comme nous
demandions à être conduits devant le
magistrat suprême, ils nous
répondirent avec les épithètes
les plus blessantes qu'ils savaient ce qu'ils
avaient à faire de noirs. L'homme qui avait
saisi M. Burdon le lâcha, s'empara de moi et
devint mon principal bourreau parce que,
n'étant pas aussi grand et aussi fort que
mon ami, j'offrais moins de résistance. Il
me jeta par terre, me saisit par les cheveux, tira
sur mon col au point de m'étouffer et
m'empoigna les bras et les épaules, qui
furent couverts de bleus. Si cela avait
continué longtemps, je me serais
évanoui. Mais, au milieu de mon
épuisement, quel rafraîchissement
m'apporta le souvenir d'un verset que m'avait
cité ma mère dans une de ses
dernières lettres:
We speak of the realms of the
blest...
(1)
Être absent du corps...
présent avec le Seigneur...
délivré du péché. C'est
la fin de tout le mal que peut nous faire la
méchanceté de l'homme.
Pendant qu'on nous
entraînait ainsi, M. Burdon essaya de
distribuer les quelques livres qu'il avait sous le
bras, ne sachant pas s'il en aurait une autre
occasion. Mais la rage des soldats et la
manière dont ils demandèrent des
menottes, que l'on ne put heureusement trouver,
nous convainquirent que nous n'avions qu'à
nous soumettre et à nous laisser
emmener.
Une ou deux fois, nos bourreaux
se querellèrent à notre sujet, les
plus pacifiques disant que nous devions être
conduits au ya-men, les autres
voulant nous tuer sans recourir à aucune
autorité. Notre esprit fut gardé dans
une paix parfaite. Lorsque nous fûmes
jetés l'un contre l'autre, nous nous
rappelâmes que les apôtres se
réjouirent d'avoir été
jugés dignes de souffrir pour la cause de
Christ Ayant réussi à glisser la main
dans ma poche, je leur fis voir ma carte chinoise
(si l'on peut appeler carte une grande feuille de
papier rouge portant mon nom) et, dès lors,
je fus traité avec plus de civilité.
Je demandai qu'on fît passer cette carte au
premier magistrat de la ville et que l'on nous
menât à son bureau. Jusqu'alors nous
n'avions pu réussir à leur faire
admettre que nous étions étrangers,
malgré notre costume anglais.
Oh ! les longues, les fatigantes
rues dans lesquelles on nous traîna
!
Il me semblait qu'elles ne
finiraient jamais. Je me suis rarement senti plus
reconnaissant que lorsque nous nous
arrêtâmes à un endroit où
devait habiter un mandarin. Presque à bout
de forces, trempé de sueur, la langue
collée au palais, je m'appuyai contre le mur
et vis que M. Burdon était à peu
près dans le même état. Je leur
demandai de nous apporter des chaises, mais ils
nous dirent d'attendre, et lorsque je les suppliai
de me donner du thé, je reçus la
même réponse. Devant la porte, une
grande foule s'était rassemblée, et
M. Burdon, faisant appel à ce qu'il lui
restait de forces, prêcha
Jésus-Christ. Nos papiers et nos livres
furent présentés au mandarin, mais
celui-ci se trouva être de rang
inférieur. Après nous avoir retenus
un certain temps, il nous envoya à son
chef.
Entendant cela et comprenant que
l'on voulait nous faire retourner dans les rues
pleines de monde, nous refusâmes de faire un
pas et insistâmes pour que l'on nous
fournît des chaises à porteurs. C'est
ce qu'il fut fait, après quelque
hésitation, et nous fûmes
emmenés. En chemin, nous fûmes si
heureux du répit que ces chaises nous
procuraient, et si reconnaissants d'avoir pu
prêcher l'Évangile en dépit de
la haine de Satan, que la joie rayonnait sur notre
visage. Au passage, nous entendîmes quelques
personnes dire que nous n'avions aucunement l'air
d'être des malfaiteurs. D'autres eurent
compassion de nous. Quand nous arrivâmes au
ya-men, je me demandai où l'on nous avait
amenés, car, bien que nous eussions
passé par plusieurs portes ressemblant aux
portes de la muraille, nous étions encore
manifestement à l'intérieur de la
ville. Une seconde porte me fit penser que nous
entrions dans une prison. Mais, quand nous
arrivâmes devant une grande enseigne portant
l'inscription : Min-chï-fu-mi (Père et
Mère du peuple), nous fûmes enfin
soulagés, car c'est le titre que portent les
magistrats civils.
Les missionnaires furent alors
introduits devant le mandarin, qui devait
être le premier magistrat de Tungchow. Ils
furent reçus avec courtoisie. Le mandarin,
qui avait été autrefois à
Shanghaï, les écouta très
attentivement tandis qu'ils exposaient l'objet de
leur visite. Puis il leur fit servir des
rafraîchissements qu'il
partagea avec eux. Il leur donna
aussi l'autorisation de visiter la ville et de
distribuer le reste de leurs livres. Il
désigna enfin des gardes pour les
protéger jusqu'à leur départ.
Au début de la soirée, les deux
missionnaires, remplis de reconnaissance envers
leur Père céleste,
retrouvèrent leur bateau.
Ainsi la vision fut associée
à la souffrance, et le premier contact
d'Hudson Taylor avec le vaste intérieur
encore inexploré fut immédiatement
suivi de sa première expérience d'un
danger mettant en péril sa propre vie, et
cela de la part de ceux qu'il cherchait à
aider et à bénir. Quoi de plus propre
à approfondir, et, en même temps,
à fortifier sa résolution ? L'amour
d'abord, puis la souffrance, et alors un amour plus
intense - c'est ainsi seulement que l'oeuvre de
Dieu peut être accomplie.
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