HUDSON TAYLOR
TREIZIÈME PARTIE
MINISTÈRE
ÉLARGI
1887-1894
CHAPITRE 72
« Peu de gens savent ce qu'il y a entre
Christ et moi »
1887-1888
Parmi les nombreux visiteurs venus à la
rue de Pyrland vers la fin de l'année, il
s'en trouvait un qui devait tout
particulièrement être associé
à l'accroissement de l'influence d'Hudson
Taylor et au développement de la
Mission.
Comme Hudson Taylor était encore
en Écosse, il loua une chambre dans le
voisinage du quartier général, et se
mit à étudier l'oeuvre dont la
réputation lui avait fait franchir
l'Atlantique. M. et Mme Broomhall l'accueillirent
comme un membre de leur famille et lui
donnèrent toute facilité de se
familiariser avec la vie intérieure de la
Mission. Tout ce qu'il vit ne put que rendre plus
profond, par la grâce de Dieu, le
désir qui l'avait conduit à
Londres.
Il y a cinq mois, écrivait-il
à Hudson Taylor en décembre, j'ai
commencé de correspondre d'Amérique,
où j'habite, avec M. Broomhall, dans
l'intention de me rendre en Chine. Le
résultat est que je suis maintenant à
la rue de Pyrland depuis un temps suffisamment long
pour être au courant de l'état
spirituel de votre Mission et pouvoir confirmer mon
désir d'entrer en rapport avec elle. Mais
mon propos est plus étendu... Le souhait de
mon coeur, pendant ces derniers mois, était
de me concerter avec vous et M. Broomhall pour
l'organisation d'un Comité américain
qui, fondé sur les mêmes principes de
foi, pourrait fournir des hommes et des ressources
à la Mission en Chine. M. Forman, que je
rencontrai à Glasgow, et M. Wilder qui
était avec lui, avaient aussi le même
désir.
Hudson Taylor, après avoir
terminé sa remarquable tournée de
réunions en Écosse, revint à
Londres aussi paisible et aussi simple que
toujours. Il dissipa en un instant toutes les
appréhensions que pouvait avoir, avant
l'entrevue, le visiteur
d'outre-Atlantique. Un petit mot
écrit de Glasgow, tout parfumé de
l'amour de Christ, avait préparé le
terrain en vue de cet important entretien.
Bien que sa rencontre avec Hudson Taylor
eût pour résultat une solide
amitié, il sembla à M. Henry W. Frost
qu'elle avait manqué son but principal. Car,
tout en appréciant son intérêt
pour la Mission et en acceptant sa collaboration,
Hudson Taylor ne put se décider
d'emblée à organiser une branche aux
Etats-Unis. Il estimait préférable de
créer en Amérique une activité
semblable, mais distincte et indépendante de
celle d'Angleterre et de Chine, pensant qu'une
mission transplantée, comme un arbre, en sol
étranger, aurait de la peine à
s'enraciner. Le désappointement de M. Frost
fut grand, mais il le surmonta par la foi et
retourna dans son pays en confiant à Dieu
les événements.
Mais l'affaire ne finit pas là.
M. Frost avait appris qu'Hudson Taylor devait
bientôt repartir pour la Chine et qu'il
pouvait, s'il y était invité, passer
par l'Amérique. Il le fit savoir au
Comité de la Convention pour l'étude
de la Bible, à Niagara, et à M.
Moody, dont les assemblées
d'été à Northfield
étaient déjà un centre de
grandes bénédictions. Le
résultat fut qu'Hudson Taylor reçut
une invitation à visiter le Nouveau
Monde.
Pendant ce temps, le directeur de la
Mission poursuivait infatigablement ses travaux en
Angleterre. L'intérêt largement
éveillé par le départ des Cent
lui amenait plus de demandes de réunions
qu'il n'en pouvait accepter et les faits qu'il
avait à raconter étaient un puissant
encouragement pour sa foi.
Quelle année merveilleuse,
pour vous et pour moi, écrivait-il à
M. Stevenson. Certainement Satan ne laissera pas
une pierre sans l'avoir retournée pour en
faire un obstacle. Il faut nous attendre à
des difficultés mais, Celui qui est avec
nous est plus fort que ceux qui sont contre
nous.
Il avait la certitude d'une opposition
définie et déterminée de la
puissance des ténèbres. Puis, la
question des ressources pour une oeuvre si
fortement accrue était une de celles dont la
gravité ne pouvait être
méconnue. Mais, à l'égard de
l'une et de l'autre, il demeurait en paix.
Je n'ai pas de souci au sujet de nos
ressources. je ne crois pas que notre Père
céleste oublie jamais Ses enfants. je suis
un très pauvre père et je n'oublie
pas les miens; Dieu, qui est un très bon
Père, ne le fera pas
davantage. Mais supposons qu'Il cesse d'envoyer des
dizaines de milliers de livres comme Il l'a fait
jusqu'ici. Eh bien ! nous pourrons nous en passer,
mais nous ne pourrons pas nous passer de Lui. Si
nous avons le Seigneur, cela nous
suffit.
Un soir d'été, vers la fin
de juin, l'Etruria prit la mer, emportant parmi ses
passagers d'entrepont Hudson Taylor, son fils et un
secrétaire. M. et Mme Radcliffe
étaient aussi des leurs. Hudson Taylor
prenait aisément son parti du manque de
confort, mais il constata, presque avec surprise,
qu'il ne devenait pas plus aisé de se
séparer de ceux qu'il aimait. Un long temps
pouvait s'écouler avant son retour et
l'incertitude même était
douloureuse.
« Peu de gens savent ce qu'il y a
entre Christ et moi », écrivait
Rutherford. Peu de ses compagnons de voyage
à travers l'Atlantique soupçonnaient
ce qui se cachait derrière l'apparence
paisible du missionnaire qui se rendait en Chine
pour la septième fois. Ils Constataient
qu'il y avait en lui douceur et puissance, mais
aucun ne le remarqua davantage que le jeune
Américain qui l'attendait à New-York,
sur le quai de débarquement. Il y avait, en
effet, dans la nature Spirituelle de M. Frost, une
qualité qui correspondait d'une
manière étonnante, à ce qu'il
ne pouvait encore que pressentir, et qui le
frappait, dans la vie d'Hudson Taylor.
Ce fut avec joie qu'il accueillit la
petite troupe, y compris M. et Mme Radcliffe, et
l'accompagna chez son père où elle
reçut un accueil dont les missionnaires ne
purent, dès l'abord, mesurer toute la
cordialité. Il était
inévitable, n'étant pas au courant
des coutumes américaines, qu'ils commissent
quelques bévues qu'ils eussent
déplorées avec confusion en y
devenant attentifs. Tel, par exemple, le fait de
laisser les chaussures devant la porte des
chambres, le soir, pour les trouver cirées
le lendemain matin. Nul ne se douta que M. Frost
découvrit son père en face de cette
rangée de souliers anglais, dans la salle de
bain, où tous deux eurent à abattre,
avant de se coucher, une besogne qui n'était
pas une sinécure
(1).
Il est malaisé de donner une
idée des trois mois qui suivirent, par suite
de l'abondance des informations et de l'importance
des événements. Qui eût pu
prévoir qu'arrivé en Amérique
au mois de juillet, fort peu connu, et sans autre
intention que celle de participer à quelques
conférences, en s'acheminant vers la Chine,
Hudson Taylor repartirait en octobre, comblé
d'affection, de confiance, de dons, suivi par les
prières d'un grand nombre et
accompagné d'une troupe de jeunes ouvriers
choisis parmi plus de quarante qui avaient offert
leur vie pour servir dans la Mission? Si le
départ des Cent, l'année
précédente, avait été
la preuve frappante que la main de Dieu
était à l'oeuvre avec lui, que dire
de ce mouvement inattendu qui réagissait
profondément sur la vie des chrétiens
des Etats-Unis et du Canada, pour atteindre
à Toronto, d'où la petite troupe se
mit en route, un degré d'enthousiasme
rarement égalé?
Samedi soir, 23 septembre 1888, vit
l'assemblée la plus nombreuse et la plus
fervente qui fut jamais tenue à Toronto,
écrivit l'un des participants. La puissance
de Dieu se manifesta d'une façon
merveilleuse qui eut pour résultat de donner
un grand et durable élan aux missions
étrangères.
Et, fait remarquable, rien n'avait
été organisé à
l'avance.
Je ne pensais pas, écrivit
Hudson Taylor, que mon voyage en Amérique
dût avoir des conséquences
spéciales pour le développement de la
Mission à l'Intérieur de la
Chine.
Rien n'était plus loin de son
programme que la création d'une branche
américaine de l'oeuvre. N'avait-il pas
refusé d'entrer dans cette voie et, quelques
mois auparavant, laissé Partir M. Frost,
troublé et désappointé? La
Conférence des étudiants, à
Northfield, se déroulait avec succès
quand il y arriva, attendu par M. Moody qui le
conduisit lui-même en voiture à sa
belle résidence, au milieu de la nuit.
Quatre cents hommes, de quatre-vingt-dix
écoles différentes, remplissaient le
bâtiment du séminaire et les tentes
qui s'étendaient dans la plaine.
L'après-midi était consacrée
aux récréations.
« Les participants, disait
l'invitation, devront être entièrement
équipés pour tous les exercices de
plein air. Ils apporteront aussi leur Bible et des
cahiers de notes. »
Matin et soir, le vaste auditoire
s'emplissait pour le culte et l'étude de la
Bible. Les portes ouvertes laissaient entrer les
oiseaux aussi bien que la brise, et les costumes
d'été des étudiants, par la
variété de leurs couleurs,
produisaient un effet d'arc-en-ciel.
L'assemblée, comprenant beaucoup
de pasteurs, de professeurs, de secrétaires
d'Unions chrétiennes et de philanthropes,
était propre à inspirer les orateurs.
Hudson Taylor ne pouvait pas rester
indifférent à un tel auditoire et il
semble avoir tout particulièrement
attiré les étudiants.
Si j'excepte mon propre père,
disait M. Wilder, M. Taylor est l'homme qui m'a
apporté le plus grand secours spirituel.
Quand il vint à Northfield et fit un appel
en faveur de la Chine, le coeur des participants
brûlait au-dedans d'eux. Non seulement il
nous rendit sensibles les besoins de la Mission,
mais il nous montra les possibilités de la
vie chrétienne. Les étudiants
aimaient à l'entendre exposer la Parole de
Dieu. Il connaissait à fond sa Bible... Ses
discours étaient si appréciés
que M. Moody dut annoncer des réunions
extraordinaires, tant les étudiants
désiraient entendre encore le
vénéré missionnaire.
L'Éternité seule pourra
révéler les résultats de cette
vie et les effets de cette parole sur notre
mouvement missionnaire.
Un autre écrivit de Londres
:
Une des plus grandes
bénédictions de ma vie m'est venue
à travers M. Taylor et non pas de lui. Il
était un canal si étroitement en
contact avec la source des eaux vives que tous ceux
qui s'approchaient de lui étaient
rafraîchis. Ce qui impressionnait le plus les
étudiants, ce n'était pas uniquement
la spiritualité de M. Taylor, mais son bon
sens. « Avez-vous toujours le sentiment que
vous demeurez en Christ ? » lui
demanda-t-on.
Il répondit : « Quand
je dormais, la nuit dernière, ai-je
cessé de demeurer dans votre maison parce
que je n'en avais pas conscience ? Nous ne devrions
jamais avoir le sentiment que nous ne demeurons pas
en Christ... »
« Vous pouvez travailler
sans prier, disait-il aussi, mais c'est un mauvais
calcul. Vous ne pouvez prier avec ardeur sans
travailler. Ne soyez pas si occupés à
l'oeuvre de Christ qu'il ne vous reste aucune force
pour la prière. La vraie prière
demande de la force. » Ce n'étaient pas
seulement les paroles de M. Taylor qui nous
étaient un secours, mais aussi sa vie. Il
répandait autour de lui l'odeur de
Jésus-Christ.
Bien qu'il fût profondément
reconnaissant pour de telles occasions, ce ne fut
qu'après un mois de séjour qu'il
commença de se rendre
compte du résultat que devait avoir sa
visite. Son programme l'avait conduit à
Niagara, à l'ouverture de la Convention. Il
y avait là un grand nombre de pasteurs, de
toutes dénominations. Hudson Taylor ne put
s'y faire entendre que deux fois, car il devait se
rendre à Chicago, mais il fit une profonde
impression. L'amour personnel pour le Seigneur
Jésus et la foi en Dieu, ou plutôt la
fidélité de Dieu sur laquelle repose
la foi, furent le thème de ses discours et
il ne fit presque aucune allusion à la Chine
ou à la Mission.
L'un des principaux
évangélistes présents,
écrivit M. Frost, confessa que ces messages
furent pour lui une vraie révélation.
Beaucoup d'autres partagèrent ce même
sentiment. Les coeurs et les vies furent
placés dans une relation toute nouvelle avec
Dieu et avec Christ, et plusieurs, dans la joie
d'une consécration complète,
s'offrirent d'une façon définitive au
Seigneur pour Le servir où Il jugerait bon
de les employer.
Mais Hudson Taylor ne sut rien de cela.
Sa visite à Chicago terminée, il
revint à Attica, charmant village de
l'État de New-York où M. Frost
père, et son fils, avaient leurs maisons
d'été. M. Frost fils était
attendu vers minuit, venant de Niagara, et Hudson
Taylor se rendit à la gare, ne se doutant
guère des nouvelles qu'il allait apprendre.
En effet, après son départ de
Niagara, des faits inattendus s'étaient
produits. Désappointée de ne pas en
entendre davantage sur le sujet des missions, la
Conférence avait accueilli avec d'autant
plus de faveur les discours de M. Radcliffe et de
M. Wilder. Des paroles ardentes furent
prononcées par le vieil
évangéliste et le jeune missionnaire
au sujet de la responsabilité, incombant
à chaque génération de
chrétiens, de suivre l'ordre du Christ :
« Prêchez l'Évangile à
toute créature. » M. Wilder raconta
comment il apprit le secret de travailler toute
l'année vingt-quatre heures par jour pour le
Seigneur. Une missionnaire avait fait cette
découverte. « Je travaille douze heures
ici, disait-elle, et, quand je me repose, mon
représentant, aux Indes, commence son
travail et le poursuit pendant les douze autres
heures. »
Nous désirons, ajouta-t-il,
que la Conférence de Niagara nous fournisse
beaucoup d'ouvriers de vingt-quatre heures comme
ceux-là. Amis chrétiens qui ne pouvez
aller vous-mêmes, pourquoi n'avez-vous pas
vos délégués personnels dans
le champ de la Mission ?
L'idée était neuve et
parut si lumineuse que M. Radcliffe eut fort
à faire pour répondre à tous
ceux qui demandèrent combien coûterait
l'entretien d'un ouvrier à la Mission
à l'Intérieur de la Chine. Cinquante
livres (l'expérience prouva qu'il en fallait
davantage) furent déclarées
suffisantes et une réunion fut
décidée pour étudier la
solution pratique de ce projet.
Après le chant et la
prière, le secrétaire, qui avait la
présidence de la réunion, se trouva
subitement incapable d'exprimer une opinion et
l'Esprit du Seigneur descendit sur tous ceux qui
étaient présents. L'heure fut remplie
de louanges, des prières de jeunes hommes et
de jeunes femmes se consacrant au service de la
Mission. Ce fut une réunion inoubliable et
l'argent pour la Mission à
l'Intérieur de la Chine arriva sans que
personne n'eût adressé un appel ni
fait la moindre pression.
Le lendemain, ce fut plus
étonnant encore.
Tous, écrivit M. Frost, furent
comme ivres de la joie de donner. Beaucoup
s'engagèrent à donner une certaine
somme pour l'entretien d'un missionnaire en Chine;
quelques-uns exprimèrent leur intention de
travailler vingt-quatre heures par jour, en se
chargeant de tous les frais d'un missionnaire. Les
promesses, l'argent affluèrent. je fus
ainsi, au milieu de l'assemblée, sans
l'avoir cherché, transformé en un
trésorier improvisé de la Mission
à l'Intérieur de la Chine... je
reçus assez pour pourvoir à
l'entretien de huit missionnaires, en Chine,
pendant une année.
Rentré dans sa chambre, ce
matin-là, M. Frost se souvint de la triste
expérience qu'il avait faite à
Londres. Il s'était alors demandé
s'il pourrait jamais savoir si sa prière
serait exaucée ou être certain que
Dieu le conduirait à nouveau. La foi, qui
l'avait soutenu, fut ainsi transformée en
faits.
Telle fut l'histoire qu'il eut à
raconter lorsque, en arrivant à Attica
à minuit, il trouva Hudson Taylor qui
l'attendait sur le quai de la gare.
Je gardai mon secret, ajouta-t-il,
jusqu'à ce que nous fussions dans la chambre
de M. Taylor. Alors, joyeusement,
complètement, je racontai comment,
après son départ de Niagara, l'Esprit
fut répandu sur la Convention et comment les
dons ni, furent remis à son intention,
suffisants pour l'entretien de huit missionnaires
pendant une année en Chine.
Il écouta tranquillement, avec
un regard si sérieux que, pour une fois dans
ma vie, il me déçut vivement. Au lieu
d'être joyeux à l'ouïe de ces
faits, il paraissait accablé. Si j'ai bonne
mémoire, il se borna à dire : «
Dieu soit loué ! » ou « Dieu merci
! » Mais rien de plus ne laissait voir qu'il
considérât ces nouvelles comme
d'heureuses nouvelles.
Il resta quelques instants comme
plongé dans ses pensées, puis il dit
: « Nous ferions bien de prier. »
À genoux, à côté du lit,
il s'enquit de ce que le Seigneur avait à
lui dire par tous ces événements. Ce
fut seulement alors que je commençai de
comprendre ce qui se passait en lui. Il avait vu
d'emblée que Dieu l'avait conduit en
Amérique pour autre chose que pour prononcer
quelques discours. Il m'avait demandé de
quelle manière l'argent devait être
employé et j'avais répondu qu'il
fallait le consacrer de préférence
à entretenir des ouvriers du Nord de
l'Amérique. Il en conclut qu'il se trouvait
dans l'obligation de faire appel à des
missionnaires de l'Amérique du Nord et
c'était là, avec tout ce qu'elle
impliquait, une lourde
responsabilité.
Ainsi, brusquement, une crise
s'était produite, qui entraînait des
résultats considérables, et Hudson
Taylor ne pouvait manquer de le remarquer.
Je crois que nous devons avoir une
branche américaine de la Mission,
écrivit-il à M. Stevenson. Ne vous
étonnez pas si j'amène des renforts
avec moi.
Cette conclusion fut confirmée
à son retour à Northfield où
M. Moody le mit en rapport avec des
étudiants se sentant appelés pour la
Chine. Mais il ne s'avançait encore qu'avec
crainte et tremblement. Il n'avait jamais
prévu que la Mission devint internationale
et vingt et une années d'expériences
l'avaient rendu prudent
(2).
Par contre, une fois sa décision
prise, il adressa un appel puissant.
Je ne serais pas troublé,
disait-il, d'avoir des missionnaires et point
d'argent, car le Seigneur s'est engagé
à prendre soin des Siens :
Il ne veut pas que j'assume Ses
responsabilités; mais il est fort
sérieux d'avoir de l'argent et point de
missionnaires. Je ne pense pas, chers amis
d'Amérique, que vous vouliez faire peser sur
nous ce fardeau et ne pas envoyer quelques-uns des
vôtres pour employer ces fonds.
Un par un, sans que nous puissions
entrer dans le détail, des hommes et des
femmes répondirent à l'appel,
jusqu'à ce qu'Hudson Taylor fût
assuré que Dieu le chargeait de conduire en
Chine une petite troupe. Quand les trois premiers
candidats furent agréés, il
commença d'être soulagé au
sujet des fonds qu'il détenait. Mais les
parents, les amis, les Églises
réclamèrent le privilège de se
charger des frais de ces missionnaires. Lorsqu'il y
en eut huit, les fonds étaient encore
intacts et, plus on en engageait, moins il semblait
y avoir de chances d'utiliser cet argent. «
L'argent consacré, remarqua Hudson Taylor,
était comme les pains ou les poissons
consacrés: il n'y avait pas moyen de
l'épuiser. »
Pendant ce temps, loin des regards, la
prière était à l'oeuvre,
levier puissant des événements
merveilleux qui se déroulaient. Hudson
Taylor et ses compagnons de voyage étaient
entraînés par une vague
d'intérêt et d'enthousiasme à
un point tel qu'ils ne pouvaient que difficilement
suivre leur programme. Il leur devenait impossible
de consacrer un temps plus prolongé à
la prière. Mais, à l'écart,
à Attica, un homme était à
genoux, luttant avec Dieu.
Car, chose étrange, M. Frost
n'assistait guère aux réunions. Une
grave maladie, qui mettait en danger la vie de son
père, l'empêchait de voyager et, quand
sa présence n'était pas
nécessaire dans la chambre du malade, il
avait plus de temps que d'ordinaire pour la
méditation et la prière. Il
discernait la portée du mouvement
déclenché. L'argent continuait
à lui arriver pour entretenir des
missionnaires en Chine et, au milieu d'août,
il envoya une lettre circulaire à tous les
souscripteurs. Il leur demandait de prier avec
ardeur pour que des personnes bien
qualifiées fussent choisies et que
quelques-unes fussent prêtes à partir
sans délai avec Hudson Taylor. Il
écrivit aussi à ce dernier, en
mettant sa maison et ses services à son
entière disposition pour lui permettre de
faire la connaissance des candidats.
Veuillez vous rappeler
spécialement, lui, disait-il, les rapports
de votre Mission avec l'Amérique. je n'ose
pas chercher à vous influencer, cependant je
vous prie instamment d'étudier cette
question : ne serait-il pas bon d'établir
ici une branche de cette oeuvre ?
De son côté, Hudson Taylor
était de plus en plus
impressionné par l'esprit
d'entreprise des chrétiens d'Amérique
et par l'intérêt qui s'était
éveillé parmi eux pour la Chine. Vers
la fin d'août, il trouva à Hamilton un
groupe de jeunes gens qui paraissaient
particulièrement préparés
à recevoir son message. Le secrétaire
de ]'Union chrétienne de jeunes Gens
l'informa qu'ils priaient avec ardeur afin que sept
d'entre eux eussent le privilège de partir
comme missionnaires en Chine.
Parmi les comptes rendus des
réunions d'Hudson Taylor, se trouvait un
grand article du principal journal de la ville qui
se terminait brusquement, comme si les ciseaux de
l'éditeur l'avaient abrégé.
Une autre plume, semblait-il, avait ajouté
la phrase finale suivante :
« Le vénérable
missionnaire a conclu son long et fort
intéressant discours en informant ses
auditeurs que les membres de la Mission à
l'Intérieur de la Chine ne recevaient que de
hasards providentiels leur maigre subsistance.
»
Malgré cette troublante
affirmation, Hudson Taylor eut fort à faire
à recevoir les candidats qui s'offrirent.
Parmi ceux qui s'embarquèrent avec lui,
quelques semaines plus tard, quatre jeunes filles
et trois jeunes hommes venaient des Unions
chrétiennes d'Hamilton, dont le
secrétaire lui-même se rendait en
Chine, en passant par l'Europe. Tout cela ne
pouvait manquer de secouer les Églises et de
rappeler l'ardente prière du pasteur Mac
Laurin qui avait établi le programme des
réunions au Canada : « Priez, afin que
Dieu tire de cette visite une grande
bénédiction pour notre cher Canada.
»
Le temps manque pour décrire
l'intérêt grandissant, les impressions
durables et les nombreuses relations qui
résultèrent du voyage d'Hudson Taylor
au travers du pays.
Je n'étais qu'une petite fille
-, raconte une dame des États du Sud, -
quand ma mère me prit avec elle pour aller
entendre M. Taylor à l'église du Dr
Brookes, à Saint-Louis. Mais, des
années plus tard, j'entendis le Dr Brookes
parler du bien immense qu'avait fait cette visite
et comment, durant son séjour chez lui, M.
Taylor se levait régulièrement
à quatre heures du matin pour passer les
premières heures de la journée avec
Celui dont il tirait sa force.
Un jour Mme Brookes me raconta un
incident que son mari aimait à narrer :
« Il était nécessaire que M.
Taylor partît de bonne heure pour prendre le
train qui devait l'amener à Springfield
(Illinois) où il devait parler ce
jour-là. La voiture qui devait le conduire
à la gare eut un retard
inexplicable, et le Dr Brookes en était fort
vexé, tandis que M., Taylor restait
parfaitement calme. Lorsqu'ils arrivèrent
à la gare, le train était
déjà parti, laissant apparemment M.
Taylor dans l'impossibilité de tenir son
engagement.
- Mon Père dirige les
trains, dit-il simplement, et je serai à
Springfield ce soir.
S'étant renseignés,
ils apprirent qu'un train quittant Saint-Louis pour
une autre destination croisait une ligne se
dirigeant vers Springfield. Mais le train pour
Springfield partait dix minutes avant
l'arrivée du train venant de Saint-Louis.
Sans hésiter, M. Taylor déclara qu'il
prendrait cette route, bien que le chef de gare lui
eût affirmé que le train n'attendait
jamais la correspondance. Ce jour-là, pour
la première fois sans doute dans l'histoire
de cette ligne, le train de Saint-Louis arriva
avant le départ de l'autre et M. Taylor put
ainsi atteindre Springfield à
temps.
Le lendemain, il partait pour
Rochester. Un certain M. Wilson l'accompagnait
à la gare. Il eut le sentiment que M. Taylor
n'avait pas assez d'argent pour son billet (environ
huit livres sterling). Le lui ayant demandé,
son intuition s'avéra juste.
- Pourquoi ne me l'avez-vous pas
dit ? demanda M. Wilson, qui avait pris, la veille,
la décision de se procurer le billet et en
avait le montant sur lui.
- Mon Père le savait, fut
la réponse toute simple de M. Taylor; il
n'était pas nécessaire de parler de
cela à aucun de Ses enfants.
Beaucoup d'entre nous, qui avions
entendu parler de ces expériences, avions
appris à apporter à notre Père
céleste les grandes choses de la vie. Mais
la confiance enfantine de ce saint homme de Dieu
nous enseigna à remettre au Seigneur les
petites choses aussi
« Rejetant sur Lui tout
votre souci, car Il a soin de vous.
»
Vers le milieu de septembre, les
prières de M. Frost étaient
abondamment exaucées. Le nombre des
candidats dépassait quarante. Des centaines
de lettres arrivaient et Hudson Taylor ne pouvait
faire face à toute la correspondance
qu'entraînait l'étude de toutes les
demandes d'admission
(3). Il accepta
donc avec reconnaissance l'offre de M. Frost de
réunir à Attica tous ceux qui
devaient partir pour la Chine.
Il n'y aura aucune
difficulté à recevoir tous les
invités. Outre la maison de ma mère
et la mienne, nous pourrons loger nos hôtes
dans quelques maisons du village. Envoyez donc
librement vos invitations, lui disait-il.
Vous serez heureux d'apprendre
que votre lettre est une réponse directe
à beaucoup de prières. J'ai
demandé à Dieu, en particulier, deux
choses - d'abord que vous puissiez revenir ici ;
ensuite qu'il y ait une série de
réunions d'adieux du genre de celles que
vous suggérez.
Certainement la
généreuse et dévouée
collaboration de M. Frost et la manière dont
il s'engageait à assumer les
responsabilités qu'Hudson Taylor voudrait
bien lui confier, n'étaient pas la moins
remarquable des circonstances providentielles qui
l'avaient encouragé à poursuivre son
oeuvre.
Un incident survenu à Toronto
ne put que le confirmer dans l'assurance que Dieu
le conduisait. Un examen attentif des circonstances
l'avait amené, ainsi que M. Frost, à
s'assurer le concours de quelques hommes de Dieu
pouvant former un comité provisoire en
attendant l'organisation définitive qui
serait adoptée, après consultation
avec les amis de Londres et de Shanghaï.
Toronto semblait tout désigné comme
centre, et l'appui de M. Sandham, éditeur
d'un journal religieux et directeur de l'Institut
biblique, facilitait beaucoup les choses.
Possédant de vastes relations dans divers
milieux chrétiens, il accepta aimablement de
fonctionner comme secrétaire pour le Canada,
M. Frost occupant une charge semblable pour les
Etats-Unis. Mais le temps était bien court
pour songer à constituer un
comité.
Dans une chambre de l'Institut
biblique, Hudson Taylor était en
conférence avec MM. Frost et Sandham, au
lendemain des réunions d'adieux qui
remuèrent si profondément la ville de
Toronto. Les noms de plusieurs personnes
susceptibles de former le comité provisoire
avaient été prononcés,
notamment celui du Dr Parsons, de M. Gooderham et
de M. Nasmith, tous de Toronto. Hudson Taylor
déplorait que le manque de temps
l'empêchât de parler personnellement
à chacun d'eux. Il devait partir le jour
même pour Montréal. Il allait prier M.
Sandham de faire le nécessaire de sa part
lorsqu'un coup fut frappé à la porte.
Grande fut la surprise de tous ceux qui se
trouvaient dans la chambre en voyant
apparaître l'un des trois personnages
susnommés. À peine Hudson Taylor lui
eut-il fait part de son désir et reçu
la promesse de sa collaboration qu'un second coup
fut frappé à la porte. Le second des
trois se présentait! Lui aussi se
déclara prêt à faire partie du
Comité. Chacun fut sous
l'impression de l'intervention
de Dieu dans cette affaire car un troisième
visiteur fut introduit, qui cherchait à voir
M. Sandham. Et c'était
précisément celui qu'Hudson Taylor
désirait rencontrer aussi ! Il se trouva que
deux des trois amis n'étaient pas revenus
à l'Institut depuis plusieurs mois et
ignoraient même la présence d'Hudson
Taylor à Toronto. « Ils ont
été certainement envoyés par
le Seigneur, déclara M. Frost, et nous
n'avons jamais été
désappointés de Son choix.
»
Les réunions d'adieux furent
la partie la plus émouvante de ce
séjour en Amérique. Car le sacrifice
que faisaient les nouveaux missionnaires et leurs
familles était bien réel et l'amour
du Christ remplissait les coeurs au point que tous
ceux qui les voyaient ou les entendaient en
étaient émus.
Vous avez souvent vu,
écrivait Mme Radcliffe, comment Dieu
soutient Ses enfants quand ils se séparent
de leurs bien-aimés, mais je ne crois pas
que vous ayez jamais été
témoin d'une joie pareille à celle
qui éclairait le visage des quatorze jeunes
gens qui ont quitté Toronto le 26
septembre... Je crois que Toronto et même le
Canada tout entier se souviendront longtemps de ces
deux soirées. À la réunion
d'adieux, dimanche soir, la salle était si
pleine qu'il fallut tenir une seconde
réunion et que des centaines de personnes ne
purent trouver de place... Le lendemain, un millier
de personnes, sur le quai de la gare, chantaient et
venaient saluer les voyageurs. À la fin, mon
mari fit une prière dont la foule
répétait les paroles à haute
voix et le train se mit lentement en
route.
Très différent de ces
scènes enthousiastes fut un souvenir
particulièrement doux qui resta au coeur
d'Hudson Taylor. L'incident eut lieu dans la
demeure même de M. Frost, à Attica,
à l'une des premières réunions
d'adieux. Le père d'une jeune missionnaire,
Mlle Susie Parker, était venu de Pittsfield
; il était assis près de l'estrade.
Voyant son visage rayonnant, Hudson Taylor l'invita
à prononcer quelques mots.
Il nous dit, aimait à le
rappeler M. Taylor, avec les sentiments d'un
père, ce que sa fille avait
été pour sa femme et pour lui, ce
qu'elle avait été dans l'oeuvre de
mission intérieure dont il s'occupait, et ce
que signifiait maintenant la
séparation.
Mais je sais seulement,
ajouta-t-il, que je n'ai rien de trop
précieux pour mon Seigneur Jésus. Il
m'a demandé ce que j'avais de meilleur et,
de tout mon coeur, je donne ce que j'ai de
meilleur.
Cette simple phrase a
été pour moi une vraie
bénédiction. Quelquefois quand,
absorbé par ma correspondance, je voyais
arriver l'heure de la prière en commun,
cette pensée s'élevait en moi : Ne
faut-il pas poursuivre ce travail ? Alors me
revenait la parole : Rien n'est trop
précieux pour mon Seigneur Jésus, Et
la correspondance était laissée de
côté et je goûtais sans obstacle
aux joies de la communion de Dieu. Parfois je
m'éveillais le matin, très
fatigué; le moment était venu de mon
culte personnel et aucun autre moment n'est aussi
favorable que tôt, le matin, pour mettre sa
harpe à l'unisson du chant du jour. Alors la
parole : Rien n'est trop précieux Pour mon
Seigneur Jésus me revenait à l'esprit
et, après m'être levé,
j'éprouvais qu'on ne sent jamais la fatigue
avec Lui. Cette pensée, aussi, m'a
été d'un grand secours quand je dus
laisser mes bien-aimés en Angleterre. En
vérité, je ne puis dire combien de
centaines de fois Dieu m'a envoyé une
bénédiction par ces paroles.
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