LES HEUREUX
VI
LES
MISÉRICORDIEUX
Heureux les miséricordieux, car
ils obtiendront miséricorde.
MATTHIEU V, 7.
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Après la faim et la soif de la
justice qui seront apaisées, à ce que
nous assure Jésus-Christ, la promesse faite
aux miséricordieux qu'ils obtiendront
miséricorde. Le mot grec que l'on traduit
par miséricorde veut dire
littéralement aumône, le mot
français miséricorde est un mot latin
qui provient de deux autres mots : miser, qui a
pitié de, et cor, coeur : la
miséricorde est donc le sentiment de
pitié qu'inspire à l'homme la
misère d'autrui, c'est une des faces de
l'amour et l'une des plus lumineuses, c'est une
manifestation de la grâce et l'une des plus
authentiques et des plus divines.
Hélas ! nous l'avons
désapprise aujourd'hui,
ainsi que la
sentimentalité, si nous en croyons certains
hommes d'État tristement
célèbres, et nous l'avons
remplacée parla dureté, la violence,
que le fou de génie qui s'appelait Nietzsche
recommandait à ses disciples. Comment cela ?
Il est difficile de le dire, la dureté
étant en contradiction directe avec ces
touchantes manifestations de pitié, de
bonté, et j'ajouterai de sensibilité
si fréquentes aujourd'hui. Comment se
fait-il que l'on recommande la dureté
à une époque où les hommes
mettent tant de soins à protéger la
vie, surtout la vie des faibles, à la
continuer le plus longtemps possible, même
chez les plus chétifs ? Il y a là une
contradiction qui nous déconcerterait si
nous ne savions pas que l'homme est soumis à
l'influence désastreuse de ce grand mensonge
qui s'appelle le péché et si nous
n'avions pas dû reconnaître que
l'humanité a ses crises de folie collective,
exactement comme beaucoup d'hommes leur crise de
folie individuelle.
Mais peut-être que l'une des
causes n'est autre que l'amour de l'argent, le
culte du dieu Mammon, qui transforme graduellement
ses adeptes en créatures semblables à
lui, dures, froides, insensibles comme l'or et
l'argent, étant donné que nous
ressemblons toujours au dieu que nous servons, et
cela instinctivement, presque sans
nous en douter, tellement qu'on
pourrait poser cet axiome : Dis-moi qui tu adores
et je te dirai qui tu es. Il y a une
sensibilité, il y a des antennes qui
disparaissent au contact du dieu Mammon. Or, l'on
sait qu'aujourd'hui c'est là l'idole qui a
le plus d'adorateurs, celle à laquelle ou
élève le plus d'autels, surtout dans
le monde civilisé.
De là l'effroyable catastrophe
à laquelle nous assistons et qui met au
jour, à côté de faits
héroïques 'que nous nous garderions
bien d'oublier, un déchaînement de
passions et de duretés vraiment inouï.
Si encore il ne s'agissait que de combattants
entraînés comme malgré eux par
la fureur de la bataille, nous le comprendrions,
mais il y a bien autre chose dans tout cela, cette
dureté est voulue, consciente, scientifique,
j'allais dire religieuse ! tellement, qu'en la
voyant, on a l'impression de déments pour ne
pas dire de démons. Car, par charité
chrétienne, nous voulons croire qu'il s'agit
là plus de démence que de possession
démoniaque, et qu'un jour, bientôt
peut-être, les yeux s'ouvriront et que
l'humanité sortira toute
étonnée et comme abasourdie de
l'horrible cauchemar.
Alors, et seulement alors, une immense
pitié s'emparera du coeur des hommes, une
pitié qui sera faite de sensibilité
et de miséricorde à la vue des
innombrables souffrances, des détresses
de toutes sortes et des ruines
que la guerre aura multipliées. Je ne sais
pas si je me trompe, mais j'ai l'impression que par
sa civilisation plus artificielle que profonde,
notre humanité avait besoin de se trouver en
face d'une infinie détresse et d'en souffrir
elle-même pour pouvoir renaître
à la pitié. Oh ! je n'ignore pas que,
avant la guerre, il y avait, qu'il y a eu de tout
temps des hommes sensibles, sensibles pour les
autres, j'entends des hommes qui avaient la vision
claire des détresses humaines,
enrôlés qu'ils étaient dans
toutes sortes d'oeuvres de consolation et de
relèvement; beaucoup trouvaient leur bonheur
à soulager la misère humaine et ils
n'auraient pas voulu vivre autrement qu'en
travaillant ainsi. Mais c'étaient des
exceptions, la grande majorité traitait de
fous ou tout au moins d'exagérés et
de sensitifs ceux qui parlaient des souffrances
humaines et qui s'efforçaient de les
soulager, il n'y en avait que trop qui disaient
avec Ernest Renan, ou qui pensaient avec lui sans
le dire que la vie d'ici-bas était en somme
fort amusante et qu'elle ressemblait à une
pièce de théâtre que l'on a du
plaisir à regarder et dont on sort content
après avoir passé une agréable
soirée.
Une mentalité pareille, à
ce point égoïste et cynique, va
devenir, nous l'espérons du moins,
de plus en plus impossible,
autrement ce serait à
désespérer du genre humain. Mais il
est triste de penser qu'il aura fallu tant de
souffrances, tant d'horreurs, tant d'injustices,
tant de violences pour qu'enfin les hommes soient
en état d'ouvrir les yeux et de voir les
choses telles qu'elles sont. Nous voulons
espérer qu'alors des paroles comme celle des
béatitudes prendront une toute nouvelle
signification et qu'en particulier celle que nous
étudions ici apparaîtra lumineuse et
bienfaisante comme elle ne l'a jamais
été jusqu'à présent:
« Heureux les miséricordieux, car ils
obtiendront miséricorde. » Travailler
à faire de l'humanité dure une
humanité miséricordieuse, à
changer son coeur de pierre en un coeur de chair,
tels doivent être le grand but et la
première préoccupation de tous les
hommes de coeur et de conscience, et nous voudrions
par ces lignes y contribuer dans la mesure de nos
forces.
Mais pour cela, il importe de dissiper
certains malentendus qui règnent encore dans
bien des esprits au sujet de la miséricorde.
Beaucoup s'en défient et vont jusqu'à
la combattre parce qu'ils y voient une
atténuation et même une
négation de certains principes fondamentaux.
J'en citerai quatre parmi les plus importants.
Avant tout, la justice. La
miséricorde, dit-on, la contredit
puisqu'elle prétend se substituer à
elle. Est-il vraiment possible d'être
à la fois juste et miséricordieux ?
Est-ce qu'on ne devient pas injuste lorsqu'on
exerce la miséricorde, et quand on est
miséricordieux, se préoccupe-t-on
encore de la justice ?
Avouons-le, il en est souvent ainsi, il
n'y a que trop de gens qui se sont montrés
injustes tout en exerçant la
miséricorde. Un seul exemple suffira
à le prouver: précisément,
l'aumône qui est le mot grec pour dire
miséricorde, a créé chez
beaucoup l'illusion que la justice pouvait
être négligée : trop de gens,
hélas ! se sont imaginés qu'ils
pouvaient donner des salaires insuffisants pourvu
qu'ils les complètent par l'aumône.
Rien n'est plus révoltant ni plus dangereux
en même temps, pour celui qui fait
l'aumône comme pour celui qui la
reçoit, car si ce dernier risque de tomber
dans l'aigreur ou l'amertume, le premier aura bien
de la peine à ne pas devenir orgueilleux et
par là même, dur à
l'égard de son prochain. L'injustice ayant
été commise, la miséricorde ne
peut s'exercer, on en garde peut-être la
forme, on en supprime la réalité
profonde.
Eh bien, selon nous, non seulement la
miséricorde ne contredit pas la justice,
mais encore elle l'implique : c'est
précisément pour être juste,
que je dois me montrer
miséricordieux. Quand je pense par exemple
à toutes les lacunes de ma vie morale, quand
je constate à quel point je suis responsable
par le fait de mes privilèges, je sens le
besoin, un impérieux besoin, qu'on use de
miséricorde à mon égard ;
à force de vouloir être juste, je nie
sens perdu si la miséricorde n'intervient
pas, et dans la mesure où je compte sur
elle, je m'efforcerai d'être juste à
l'égard de mon prochain, Tant il est vrai
que la justice seule devient injuste si elle n'est
pas accompagnée de la miséricorde.
Les Romains disaient déjà : Summum
jus, summa injuria : le droit absolu est l'absolue
injustice. Mais, d'autre part, plus je me sentirai
poussé vers la miséricorde, plus je
m'efforcerai d'être juste, en vertu
même du principe de miséricorde qui
nie fait envisager choses et gens tout autrement
que la justice pure et simple.
C'est la raison pour laquelle les deux
mots justice et miséricorde, sont si souvent
unis dans l'Écriture : « Semez selon la
justice, dit le prophète Osée,
moissonnez selon la miséricorde.
Défrichez-vous un champ nouveau ! Il est
temps de chercher l'Éternel jusqu'à
ce qu'il vienne et répande pour vous la
justice »
(X, 12). « On t'a fait
connaître, ô homme, ce qui est bien,
s'écrie le prophète Michée, et
ce que l'Éternel demande de
toi, c'est que tu pratiques la
justice, que tu aimes la miséricorde et que
tu marches humblement avec ton Dieu »
(VI, 8). Quand le prophète
Ésaïe annonce aux hommes le futur
Messie, il dit de lui : « Voici mon serviteur
que je soutiendrai, mon élu en qui mon
âme prend plaisir. J'ai mis mon Esprit sur
lui; il annoncera la justice aux nations, il ne
criera point, il n'élèvera point la
voix et ne la fera point entendre dans les rues. Il
ne brisera point le roseau cassé et il
n'éteindra point la mèche qui
brûle encore ; il annoncera la justice dans
la vérité, et il ne se
découragera point et il ne se
relâchera point jusqu'à ce qu'il ait
établi la justice sur la terre »
(XLII, 1-4). Ainsi donc le Messie
apparaîtra aux yeux des hommes aussi juste
que miséricordieux, et aussi
miséricordieux que juste. «
L'Éternel est miséricordieux et
juste, dit le psalmiste, notre Dieu est plein de
compassion, l'Éternel garde les
simples»
(CXVI, 5). « La lumière
se lève dans les ténèbres pour
les hommes droits, pour celui qui est
miséricordieux, compatissant et juste.
Heureux l'homme qui exerce la miséricorde et
qui prête, qui règle ses actions
d'après la justice ! Car il ne chancelle
jamais ; la mémoire du juste dure toujours
»
(CXII, 4-6). « Parlez et agissez
comme devant être jugés par une loi de
liberté, car le jugement est sans
miséricorde pour qui n'a pas
fait miséricorde. La
miséricorde triomphe du jugement »
(Jacques II, 13).
Ces versets ne prouvent-ils pas
surabondamment qu'il n'y a pas de véritable
justice sans miséricorde, mais que, d'autre
part, la miséricorde implique la justice ?
Nous pourrions presque dire qu'elles sont deux
soeurs jumelles étroitement liées ou
encore deux faces d'une seule et même
médaille infiniment précieuse. Si
nous en avions des doutes, nous pourrions invoquer
la parabole du serviteur impitoyable : ayant
manqué de miséricorde à
l'égard du débiteur qui lui devait
une petite somme, il se montra souverainement
injuste et fut puni de la façon la plus
sévère par son maître qui lui
avait remis son énorme dette. N'ayons donc
pas peur de devenir injustes en exerçant la
miséricorde, puisque nous serons justes dans
la mesure même où nous
l'exercerons.
On prétend ensuite que la
miséricorde contredit la raison et qu'elle
est une preuve d'inintelligence. Il n'y a
guère, dit-on, que les gens simples ou tout
au moins médiocrement doués au point
de vue intellectuel qui se plaisent tant dans la
miséricorde.
ci encore, nous n'avons pas de peine
à reconnaître qu'il existe une
certaine miséricorde fort
peu intelligente, celle qui ferme les yeux sur les
responsabilités et sur les torts d'autrui,
celle qui donne à tort et à travers
sans tenir compte des circonstances, celle qui
ferme les yeux pour ne pas voir la
réalité et qui est infiniment
dangereuse et en contradiction directe avec la
raison elle-même. Il y a là un manque
de perspicacité ou de discernement des
esprits que nous serions bien coupables de
recommander. Hélas ! les pasteurs ne tombent
que trop dans ce travers, obligés qu'ils
sont de venir en aide à toute espèce
de gens dont beaucoup ne méritent
certainement pas qu'on s'occupe d'eux. Aussi la
recommandation des pasteurs est-elle rarement
appréciée par les patrons et les
chefs d'industrie.
Est-ce une raison pour mettre la
miséricorde en tout et partout en opposition
avec la raison ? Je ne le crois absolument pas ; je
suis bien plutôt persuadé qu'elle doit
l'accompagner et qu'elle doit l'éclairer,
elles ont besoin l'une de l'autre et ne peuvent pas
se passer de leurs services réciproques :
c'est la raison qui me rendra
miséricordieux, car elle m'apprendra
à comprendre les autres, à me rendre
compte de leurs circonstances d'une façon
exacte, et mieux je comprends rai mon prochain et
le milieu où il a vécu, l'histoire de
sa vie, plus je serai porté à la
miséricorde. On l'a dit : « Celui qui
comprendrait tout par donnerait
tout. » Cela est vrai, à la condition
qu'on n'exagère rien et qu'on ne fasse
jamais de compromis avec le péché,
car il reste péché malgré
tout, et comme tel, nous n'avons pas à le
pardonner, encore que nous devions pardonner au
pécheur. D'autre part, la miséricorde
m'aidera à comprendre toujours mieux les
autres, tandis que la dureté m'en
empêchera et souvent me rendra stupide autant
que cruel. N'oublions pas que pour comprendre le
prochain il faut l'aimer, l'amour nous rend
clairvoyants, l'amour miséricordieux
surtout.
Je ne parle pas ici, cela va sans dire,
avant tout de l'intelligence des idées qui
est si différente de l'intelligence des
personnes, tellement que l'on peut avoir l'une sans
avoir l'autre, et que tel homme très fort
par le raisonnement est incapable de rien
comprendre à la situation et au
caractère de son prochain. Tandis que
l'intelligence des personnes est bien plus
intuition que raison, et l'on sait que les
intuitifs vont souvent beaucoup plus loin et
beaucoup plus profond que les autres; l'intuition
est la puissante paire d'ailes qui nous fait
franchir les espaces, descendre au fond des
abîmes et monter vers les plus hauts sommets.
Or, je ne connais rien de plus favorable à
l'intuition qu'on pourrait définir «
l'intelligence du coeur » que la
miséricorde, et ceux qui
l'exercent acquièrent une
clairvoyance souvent refusée aux plus
intelligents.
Qui oserait dire que
Jésus-Christ, le saint et le juste et le
miséricordieux en même temps, ne fut
pas aussi le plus intelligent des hommes? Il est
bien notre sagesse, celui auquel l'amour inspirait
une telle connaissance des autres hommes qu'il
était impossible de le tromper et qu'il
avait toujours le dernier mot avec ses ennemis, si
rusés et si acharnés qu'ils fussent.
Jamais homme n'eut tant de doigté dans le
maniement des âmes, parce que jamais homme ne
fut aussi miséricordieux. Qu'on se souvienne
de la façon admirable dont il ferma la
bouche au pharisien Simon lorsque celui-ci osa le
critiquer d'accueillir miséricordieusement
la femme de mauvaise vie. La parabole des deux
débiteurs dont l'un aime beaucoup parce
qu'on lui a beaucoup pardonné et dont
l'autre n'éprouve aucun amour parce qu'il
ignore le pardon, est aussi simple que profonde et
prouve de quelle façon extraordinaire
Jésus comprenait l'état d'âme
de son prochain inspiré qu'il était
par son infinie miséricorde.
On nous dit encore que la
miséricorde est opposée à la
virilité et que les miséricordieux
étant des sensibles, tombent facilement dans
la sensiblerie. Or, il n'est pas digne de l'homme
de perdre sa virilité,
nous ne voulons pas d'une religion ou d'une
philosophie qui produirait un effet pareil, et
aujourd'hui plus que jamais l'avenir est aux forts
; Jésus-Christ n'a-t-il pas dit
lui-même : « Ce sont les violents qui
ravissent le royaume des cieux »
(Matthieu XI, 12), et la force
n'est-elle pas une vertu puisque le mot vertu, par
son étymologie, veut dire force,
énergie, et qu'il vient de la même
racine que virilité? Qu'on y prenne garde,
il ne faudrait pas compromettre l'avenir du
christianisme au sein d'une humanité qui ne
rêve que force et même dureté et
qui voudra toujours s'affranchir de tout ce qui
risquerait de la paralyser.
La force, oui, nous la voulons, la
dureté, jamais. Et nous allons même
jusqu'à dire que la dureté est
souvent le contraire de la force et qu'un homme
vraiment fort peut être tout le contraire
d'un homme dur; il y a souvent chez les forts une
douceur, une tendresse et j'ajoute une
miséricorde qui est l'expression même
de cette force. Quand sur le champ de bataille le
soldat tue et massacre tout autour de lui, il peut
être fort... de la force du lion, du taureau
ou de l'ouragan, mais quand, après avoir
fait son devoir de soldat et de patriote, il
emporte sur ses épaules son ennemi
blessé, quand il bande en pleine mitraille
les plaies de celui qui est redevenu son
frère, je prétends
qu'il est autrement plus fort et plus viril, et
qu'il l'est dans la mesure où il devient
miséricordieux ; cette miséricorde
lui inspire sa force, une force vraiment
surhumaine, capable de soulever l'humanité
et de l'entraîner vers le trône de
Dieu.
Ici encore le Maître est là
pour nous prouver la vérité de ce que
nous venons de dire, jamais homme ne fut plus
tendre et plus miséricordieux que
Jésus-Christ et jamais homme ne fut plus
fort, plus viril que lui. Qu'on se rappelle son
courage au milieu de la tempête du lac de
Génésareth ou de cette autre
tempête plus redoutable, faite de
l'enthousiasme passionné de la foule qui
voulait le faire roi, ou de la haine plus
passionnée encore de ceux qui, plus tard,
demandaient à grands cris sa mort. Peu avant
le drame final, alors qu'il marchait sur
Jérusalem, au-devant de ses bourreaux, le
texte va jusqu'à dire qu'il « dressa sa
face contre Jérusalem »
(Luc IX, 51) (Versions Darby). Or,
sachez-le bien, cette virilité surhumaine
n'avait d'autre cause que son immense pitié
pour notre pauvre race qu'il voulait à tout
prix sauver, fût-ce au prix de sa propre
vie.
Jésus a du reste dans la parabole
du Bon Samaritain montré de quel
côté se trouvait la véritable
virilité : ce n'est pas chez le prêtre
ou le Lévite qui passe auprès du
blessé couché par
terre, parce que la peur les
rend durs, c'est dans le coeur du Samaritain qui,
rempli de miséricorde, descend de son
âne, ne craint pas de s'exposer aux coups des
assassins pour sauver le malheureux blessé
en l'emportant à l'hôtellerie. La
miséricorde inspire la virilité, et
dans la crise actuelle, je vois encore plus de
virilité chez les innombrables ouvriers de
la Croix-Rouge qui, parfois, au péril de
leur vie, font tout pour venir en aide à
leur prochain, que dans ces millions de soldats qui
n'ont qu'une pensée, tuer le plus d'hommes
possible pour accomplir leur devoir ou pour
satisfaire les folles ambitions de leur
souverain.
Enfin, la contradiction que l'on
prétend exister entre la miséricorde
et l'action n'est pas plus vraie que les autres, je
dirais même qu'elle est si peu vraie que l'on
peut affirmer sans exagération que pour bien
agir, et je dirais pour beaucoup agir dans le vrai
sens du mot, il faut être
miséricordieux. En voyant souffrir les
autres hommes, en découvrant leurs
détresses, le coeur qui se sent ému
veut à tout prix venir en aide à la
misère humaine, il ne peut pas rester
indifférent et il ne lui suffit pas de
sentir, de sympathiser, il faut qu'il agisse. On
pourrait presque dire que le coeur
miséricordieux est le plus fort des
moteurs qui puisse faire agir
l'homme. L'histoire des innombrables oeuvres de
sauvetage et de relèvement inspirées
par le christianisme est là pour prouver
à quel point l'homme de miséricorde
est aussi l'homme d'action, et quand il ne l'est
pas, c'est que sa miséricorde n'est ni
réelle ni suffisamment profonde.
Nul ne pourra contester l'extraordinaire
activité de Jésus-Christ pour sauver
les hommes; tout est action dans sa vie, ses
paroles comme ses actes proprement dits, ses
prières comme ses pensées, eh bien
nul n'a éprouvé une aussi profonde
miséricorde pour les autres hommes; le texte
sacré nous dit lui-même qu'un jour
« en voyant la foule, il fut ému de
compassion parce qu'elle ressemblait à des
brebis qui n'ont pas de berger »
(Matthieu IX, 36), et chaque fois
qu'il découvrait de nouvelles misères
humaines, il n'avait qu'un désir: agir pour
les soulager, agir pour les faire
disparaître. Son action suprême ne
fut-elle pas son supplice et sa mort ? et la croix
n'est-elle pas comme l'emblème de ce que
furent à la fois sa miséricorde et
son activité ? Il me semble Y voir le
triomphe de l'un aussi bien que de l'autre.
Voilà pourquoi il était bien
placé pour dire à la foule
réunie autour de lui : « Heureux les
miséricordieux, car ils obtiendront
miséricorde. »
Qu'il me soit permis en terminant de
dire à tous ceux qui ont soif de
connaître Dieu personnellement et par
expérience que, pour y arriver, le plus
sûr moyen est, et sera toujours, de se placer
sur le terrain de la miséricorde. On a
souvent dit que nous ne connaissons au fond que ce
que nous trouvons en nous : en d'autres termes, il
faut que les choses passent par nous pour qu'elles
nous deviennent accessibles, et si nous arrivons
à connaître un peu l'immense univers,
c'est qu'il se reflète dans la
personnalité humaine que l'on a
appelée un microcosme, un monde en
miniature. J'ai l'impression qu'il en est ainsi de
Dieu, il ne nous devient accessible que par les
côtés par lesquels nous lui
ressemblons, et plus cette ressemblance va loin,
plus Dieu nous devient perceptible.
Or, depuis que nous avons
rencontré Jésus-Christ, Dieu à
travers lui nous est apparu infiniment
miséricordieux, ses compassions sont sans
limites - pour le connaître, il nous faut
à notre tour devenir compatissants, plus
nous le serons, plus nous connaîtrons Dieu,
parce qu'aussi plus Dieu sera en nous ; la
miséricorde qui remplit un coeur est une
manifestation du Dieu
miséricordieux.
Ne cherchons donc pas bien loin lorsque
nous soupirons après Dieu, entrons avec
Christ dans le cortège
des miséricordieux, en prenant notre part
des souffrances humaines, et nous aurons
bientôt des perceptions de Dieu que rien, ni
la philosophie, ni la raison, ni même le
mysticisme ne pourront nous donner.
Mais il y a plus, c'est de cette
façon et de cette façon seulement que
nous réussirons le mieux à faire
connaître aux autres le vrai Dieu. Prenons-y
garde, il y a des foules de gens aujourd'hui qui
ont de la peine à croire en Dieu, il a
été si souvent voilé dans la
guerre actuelle que, malgré leur bonne
volonté, beaucoup d'hommes ne savent plus
où le trouver. À nous de le leur
montrer en étant comme des rayons ou des
reflets de sa miséricorde. À nous de
dissiper les brouillards souvent épais qui
le cachent aux yeux, pour le faire apparaître
dans toute sa splendeur, et plus nous deviendrons
miséricordieux plus il nous sera fait
miséricorde par les hommes comme par Dieu
même. Nous connaîtrons alors la joie
infinie que Dieu communique à ceux qui
s'efforcent de lui ressembler.
- Viens âme qui pleures,
- Viens à ton Sauveur ;
- Dans tes tristes heures,
- Dis-lui ta douleur;
-
- Dis tout bas ta plainte
- Au Seigneur Jésus,
- Parle-lui sans crainte,
- Et ne pleure plus.
-
- Dis tout à ce frère,
- À ce tendre ami,
- Ton épreuve amère,
- Ton deuil, ton souci.
- Il aime, il console
- Les coeurs abattus
- Crois à sa parole,
- Et ne pleure plus.
-
- Aux coeurs en détresse
- Ployant sous le faix,
- Dis que Dieu les presse
- De chercher sa paix.
- Calme leurs alarmes
- Dis-leur que Jésus
- A séché nos larmes...
- Va, ne pleure plus.
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