Les prêtres avaient donc triomphé I
Ils s'étaient débarrassés de
Farel et trois mois plus tard de Froment, qu'ils
furent très satisfaits de voir remplacer par
le moine gris. Ce dernier avait attiré un
auditoire nombreux à ses prédications
pendant l'Avent, et ils espéraient qu'il en
serait encore de même. En effet, les Genevois
se rendirent en foule à ses sermons; mais
voici qu'à la grande consternation du
clergé, le moine gris se mit à
prêcher le même Évangile
qu'Antoine Froment ! La lumière que Dieu
avait fait luire à Genève
n'était pas éteinte; un de ses rayons
bienfaisants avait pénétré
dans le coeur de ce pauvre moine, qui confessa
courageusement Christ comme son Sauveur.
Déjà lorsqu'il prêchait pendant
l'Avent, son coeur était attiré vers
l'Évangile, sans qu'il l'eût bien
compris. Il était semblable à cet aveugle
qui voyait des hommes comme des arbres qui
marchent. Ce commencement de conversion avait
donné à ses sermons la tendance
neutre et incolore qui avait plu à tant de
gens. Mais ensuite la lumière s'était
faite dans son âme, et du haut de la chaire
il annonça Christ tel qu'il le voyait par la
foi; Christ non pas dans l'hostie, mais dans la
gloire.
Les prêtres furent encore plus
exaspérés contre le moine gris que
contre Froment, et avec l'appui du gouvernement de
Fribourg, ils réussirent à faire
bannir de la ville ce nouveau
prédicateur.
Ainsi l'un après l'autre trois
serviteurs de Dieu furent chassés de
Genève. Mais quand c'est le Seigneur qui a
ouvert la porte, nul ne peut la fermer. Les
évangélistes étaient partis,
mais ils avaient laissé derrière eux
beaucoup d'âmes pour lesquelles leurs paroles
avaient été le message de vie. Il y
avait dans la ville des hommes, des femmes et
même des petits enfants que le bon Berger
avait appelés par leur nom et avait conduits
hors des ruines et des ténèbres dans
les gras pâturages où Il paît
son troupeau. Le Seigneur ajoutait tous les jours
à l'Église ceux qui étaient
sauvés. Ceux qui avaient cru s'assemblaient;
s'ils n'avaient plus de prédicateurs, la
Parole de Dieu leur restait; comme les convertis
des temps apostoliques, ils se réunissaient
de maison en maison, principalement chez Baudichon,
pour lire, prier et adorer Dieu. Baudichon de la
Maisonneuve était maintenant plus qu'un
Eidguenot, c'était un disciple du Seigneur.
Sans doute il avait encore beaucoup à
apprendre; il comptait encore un peu trop sur les
bonnes épées et le courage humain.
Toutefois, c'était un homme droit et
honnête, craignant Dieu, aimant
sincèrement le Seigneur Jésus-Christ
et faisant ses délices de l'Évangile.
Baudichon ouvrait donc avec joie sa maison à
ces réunions d'enfants de Dieu; il
était toujours prêt à
défendre la vérité, d'une manière un peu rude
peut-être, mais il nous faut à tous
bien du temps pour arriver à mettre de
côté les armes charnelles. La famille
Baudichon avait pour devise: « Si
l'Éternel ne bâtit la maison, ceux qui
la bâtissent y travaillent en vain. »
Combien d'ouvriers s'étaient efforcés
de bâtir la maison de Dieu depuis un millier
d'années I Mais maintenant le divin
architecte Lui-même édifiait. On nous
a conservé la description de ces
réunions, et en la lisant nos pensées
se reportent à la chambre haute de Troas,
aux jours de Paul. Les fidèles arrivaient,
se saluaient avec affection, puis s'asseyaient et
demeuraient silencieux quelques moments. Puis l'un
des assistants lisait une portion des
Écritures, un autre l'expliquait, un
troisième priait, et les croyants s'en
retournaient chez eux joyeux et
édifiés.
Quelquefois, un
évangéliste suisse ou
français, en passage à Genève,
donnait une prédication. Tous se
rassemblaient alors pour l'entendre, mais ces
visites n'étaient pas fréquentes. Le
plus souvent c'était Guérin, le
fabricant de bonnets, qui expliquait la Bible. Les
croyants de Genève désiraient encore
une chose, ils lisaient dans les Écritures
que le Seigneur Jésus a invité ceux
qui l'aiment à se réunir autour de sa
Table pour annoncer sa mort, et ils voulaient se
conformer à cet ordre. Le Saint-Esprit les
amenait peu à peu à cet acte de culte
qui est l'expression de la communion des saints
entre eux. Mais où trouver une retraite
assez sûre? Car Si la prédication de
l'Évangile avait tant irrité les
prêtres, dans quelle fureur seraient-ils en
apprenant cette nouvelle impiété I
Par cet acte, les évangéliques
proclameraient qu'il n'y a ni autel, ni sacrifice,
ni prêtres, que la messe est une abomination,
que tous ceux qui ont été
lavés dans le précieux sang de Christ
ont le droit de s'approcher de Dieu, « si
près qu'ils ne pourraient l'être
davantage ». Ainsi, sans autre sacrificateur que
Celui qui
est
dans les cieux, sans autel, sans pain bénit,
sans livre d'office, tous peuvent entrer dans le
lieu très saint et adorer Dieu en esprit et
en vérité. Tous ayant
été purifiés une fois pour
toutes, sont une sainte sacrificature, tous sont
rendus capables d'offrir les sacrifices spirituels
agréables à Dieu par
Jésus-Christ.
L'un des évangéliques
avait un petit jardin clos de murs près des
portes de la ville; il l'offrit pour y
célébrer la Cène, et c'est
là que les croyants se réunirent de
grand matin un jour du mois de mars. Des bancs et
une table avaient été
préparés avec du pain et du vin. Tous
s'assirent en silence; dans le ciel bleu ils
voyaient scintiller l'étoile du matin au
dessus des pics neigeux, et bientôt le soleil
levant dora de ses premiers feux les blanches
montagnes. Guérin se leva et pria, puis il
rompit le pain et le passa à ses
frères, ainsi que la coupe de vin. Ensuite
les fidèles rendirent grâce au
Seigneur, puis ils s'en retournèrent pleins
de joie.
Les prêtres découvrirent
bientôt ce qui s'était passé;
ils racontèrent à la soeur Jeanne que
ces chiens de luthériens s'étaient
réunis pour manger du pain et du fromage
qu'ils appelaient la Cène. Puis ils
décidèrent de tuer Guérin,
mais celui-ci fut averti du complot. Il
réussit à se réfugier à
Yvonand près de Froment. C'était le
quatrième témoin de Christ que
Genève chassait de ses murs.
Si les prêtres avaient cru que la
fuite de Guérin les débarrasserait de
l'Évangile, ils s'étaient bien
trompés. Jour après jour les
réformés se réunissaient dans
les maisons ou les jardins pour prier Dieu, chanter
des hymnes ou étudier les saintes
Écritures. Si l'on faisait cesser les
assemblées dans un endroit, elles
recommençaient dans un autre. Le
clergé se plaignait de ne point pouvoir
trouver de remède contre cette peste. Enfin
il lui arriva du secours par le moyen d'un
dominicain venu pour
prêcher le carême à la place du
moine gris, un vrai catholique, disaient les
prêtres. Le moine, très flatté
de ce qu'on lui confiait l'honneur d'écraser
l'hérésie, prépara un sermon
magnifique qu'il prêcha dans l'église
de son ordre. Il débuta en mettant ses
auditeurs en garde contre la Bible, puis il
continua en injuriant les réformés et
en exaltant le pape; il se proposait de «
tellement noircir ces hérétiques que
jamais ils ne s'en laveraient ».
Les Eidguenots avaient été
l'entendre; à mesure que le moine parlait,
ils s'agitaient sur leurs bancs. « Comment
disaient-ils, si un de nous ouvre la bouche, nos
maltées crient comme des forcenés,
tandis qu'on permet à ces moines de
répandre librement leur poison !
»
Lorsque le dominicain eut fini de
parler, un homme se leva et dit: "Maître, je
désire vous montrer loyalement",
d'après les Écritures, en quoi vous
vous trompez. » Les prêtres se
retournèrent avec stupéfaction. Qui
était ce laïque qui se permettait de
vouloir enseigner dans l'église ? Tout le
clergé se précipita sur l'audacieux,
nommé Pierre Fédy; c'était un
domestique de Guidon. On l'eut bientôt
renversé de son banc et il aurait
été assommé sans
l'intervention de Chautems, de Claude Bernard et de
quelques autres Eidguenots.
Les prêtres coururent se plaindre
au Conseil, qui bannit Fédy sur-le-champ et
sans même vouloir l'entendre. Ce fut le
cinquième des serviteurs de Dieu qui dut
partir.
Le parti catholique commençait à
voir que le départ d'un
réformé modifiait peu la position des
évangéliques Pour avoir la victoire,
il lui fallait tuer ou bannir non pas cinq ou six
prédicants, mais tous les
évangéliques de la ville.
Les Eidguenots ne tardèrent pas
à soupçonner le complot tramé
contre eux. Baudichon et Claude Salomon se
décidèrent à aller
réclamer la protection de Berne. Salomon
aurait voulu faire part de ce projet aux
conseillers favorables à l'Évangile.
« Non, dit Baudichon; nous ferons beaucoup
mieux nos affaires sans demander conseil à
personne. Allons à Berne exposer
nous-mêmes notre requête. »
Néanmoins, deux magistrats eurent vent de la
chose; tout en l'approuvant pleinement, car ils
étaient Eidguenots, ils avertirent Baudichon
et Salomon qu'ils s'attireraient la colère
de tous les catholiques. Toutefois,
ajoutèrent-ils, si vous voulez y aller,
faites ce que. Dieu vous dira; nous ne vous donnons
aucun conseil.
Les deux amis partirent
immédiatement, et bientôt après
le Conseil de Genève reçut de
Messieurs de Berne une lettre qui produisit une
vive agitation; les Bernois le prenaient de haut;
après avoir reproché au Conseil les
persécutions exercées contre Farel et
les autres prédicateurs, ils terminaient en
disant: « Nous sommes surpris que dans votre
ville la foi en Jésus et ceux qui la
professent soient si malmenés. » Le
Conseil ne sut que faire. « Si nous
cédons aux Bernois, dirent les magistrats,
les prêtres soulèveront le peuple. Si,
au contraire, nous favorisons le
clergé, nous perdrons la protection de Berne
et les Eidguenots se révolteront, soutenus
par les Bernois. »
Les membres du Conseil étaient
très irrités contre Baudichon et
Salomon; ils devinaient que ces deux citoyens
avaient été se plaindre à
Berne et il fut impossible de cacher au peuple que
les puissants alliés des bords de l'Aar
avaient écrit pour intervenir en faveur des
réformés.
Nous ne pouvons donner le détail
des événements qui suivirent; nous
nous bornerons à les résumer.
Le jeudi au soir avant la semaine
sainte, le clergé se réunit chez le
vicaire épiscopal, dans la salle où
Farel avait enduré tant de crachats et de
coups. La plupart des prêtres
arrivèrent en armes et ne respirant que
massacres et combats. La consultation
commença à la lueur vacillante des
torches. Que fallait-il donc faire pour
arrêter la peste de l'hérésie ~
« Nous ne voulons pas nous délaisser
à discuter avec ces gens, disaient-ils;
quant à demander l'appui des magistrats,
c'est inutile, ils sont trop tièdes; il faut
écraser les hérétiques
nous-mêmes Puis nous rappellerons
l'évêque et le bon vieux temps
reviendra. Sonnons le tocsin, tirons
l'épée et appelons tous les
fidèles à marcher contre ces chiens.
Tuons tous ces hérétiques sans en
épargner un; ce sera rendre service à
Dieu. »
La pensée des meurtres qu'ils
allaient commettre ne tourmentait nullement la
conscience des prêtres; l'évêque
avait d'avance envoyé les pardons en
laissant les noms en blanc. Ainsi le lendemain, si
Dieu n'intervenait pas, les rues de Genève
allaient ruisseler de sang. A la tête des
prêtres se trouvait une espèce de
colosse, le chanoine Pierre Wernli; armé de
pied en cap comme un guerrier, il se proposait
d'abattre ses ennemis avec la vigueur d'un Samson.
Avant de se séparer, les conspirateurs se
donnèrent rendez-vous dans la cathédrale au point
du
jour. La soeur Jeanne nous raconte tout cela avec
grand détail; à ses yeux, les
prêtres étaient des héros
allant combattre les ennemis de Dieu David,
armé de sa fronde, n'avait pas autant de
mérite que le chanoine Wernli.
Le lendemain, à l'aube, deux
Eidguenots passant devant la cathédrale
aperçurent qu'il y avait quelque chose d
insolite, et voulant savoir de quoi il s'agissait,
avancèrent la tête dans
l'intérieur de l'édifice. Le
secrétaire de l'évêque, voulant
être le premier à se distinguer,
renversa l'un des deux intrus d'un coup
d'épée dans le dos. Un cri d'horreur
retentit dans la cathédrale, non parce qu'un
innocent jeune homme avait été
poignardé, mais parce que le plancher
sacré avait été souillé
du sang d'un hérétique. « C'est
pourquoi, dit la soeur Jeanne, on n'y sonna plus
les cloches et l'on n'y célébra plus
de service divin jusqu'à ce qu'elle
fût réconciliée par monseigneur
le suffragant, ni dans les autres églises
non plus, parce que la mère église
était fermée. Les couvents
s'abstinrent aussi de sonner les cloches pour le
même motif. » Telle est l'idée du
coeur naturel pour le péché: ces
prêtres aveugles, qui se disposaient à
massacrer sans remords tous les enfants de Dieu de
leur ville, frémissaient d'horreur à
la vue de ce qu'ils appelaient un
sacrilège.
Hélas ! nous n'aurions pas des
notions plus justes de ce qu'est le
péché, si Dieu ne nous avait pas
ouvert les yeux. C'est seulement lorsque nous
possédons la pensée de Christ que
nous pouvons sentir ce que sont nos
péchés, sans cela nous ne pouvons les
discerner. Ces hommes étaient
indignés parce qu'un temple de pierre avait
été profané, et ils voulaient
détruire les temples vivants dans lesquels
le Saint-Esprit habite. Ainsi la conscience de
l'homme naturel est loin d'être un guide
sûr; elle est comme une pendule ayant ses rouages
et ses aiguilles,
mais
qui, n'étant pas réglée, est
parfaitement inutile.
Tout en déplorant la profanation
du pavé sacré, « les bons
chrétiens, dit la soeur Jeanne, furent
encore plus animés que devant». Ils
seraient partis tout de suite si les magistrats,
qui étaient arrivés, n'avaient
tenté un dernier effort pour empêcher
l'émeute. Voyant que les prêtres ne
voulaient rien entendre, ils cherchèrent
à gagner du temps en leur proposant
d'adopter un signe de reconnaissance afin de ne pas
tuer les bons catholiques. Ils firent fermer les
portes de la cathédrale et envoyèrent
chercher un gros fagot de laurier; chaque
catholique en reçut une petite branche qui
fut fixée sur leurs bonnets. « Quand
tous eurent cette devise de lauriers, dit Jeanne,
Messieurs de l'Église s'allèrent tous
jeter à genoux devant le grand autel en
grande dévotion, et toute l'assistance fit
de même, se recommandant à Dieu avec
grande abondance de larmes, et ils
chantèrent le Vexilla Régis prodeunt,
et se recommandèrent à la glorieuse
vierge Marie en lui présentant un Salve
Regina. Le peuple s'animait l'un l'autre d'un grand
courage, disant: c'est aujourd'hui (vendredi) que
notre Seigneur voulut mourir et répandre son
sang pour nous, et ainsi n'épargnons pas le
nôtre pour l'amour de Lui en prenant
vengeance de ses ennemis qui derechef le crucifient
plus cruellement que les Juifs. »
Enfin les portes de la cathédrale
s'ouvrirent et la bande descendit, avec croix et
bannières déployées, vers le
Molard, où trois autres bandes devaient les
rejoindre. Les syndics accompagnèrent les
catholiques, espérant toujours les contenir.
Les trois autres bandes n'ayant point encore paru
lorsqu'ils arrivèrent au Molard, les syndics
s'opposèrent à ce qu'on
commençât le combat avant que toutes
les forces fussent réunies. Pendant ce
temps, les Eidguenots s'étaient
assemblés dans la maison de Baudichon,
prévoyant que la première attaque aurait lieu de
ce
côté. Les femmes priaient; la soeur
Jeanne et ses compagnes en faisaient autant
à leur manière. Elles
passèrent la journée en intercessions
pour leurs « beaux pères qui
s'allèrent présenter à la
bataille pour la foi ». Et pour mieux
s'humilier et incliner Dieu à faire
miséricorde à la pauvre ville, la`
mère abbesse mit des cendres sur les
têtes de toutes les religieuses, puis elles
firent la procession autour du cloître,
disant les saintes litanies, invoquant
l'intercession de toute la cour céleste, et
ensuite, toutes en croix au milieu du choeur,
crièrent miséricorde, la demandant
à Dieu par l'intercession de la vierge Marie
et de tous les saints, le tout avec grande
dévotion et beaucoup de larmes. Les femmes
catholiques ont leur part d'éloge dans le
récit de la soeur Jeanne; elle nous raconte
qu'elles s'assemblèrent, disant: « S'il
advient que nos maris combattent contre ces
infidèles, allons aussi faire la guerre et
tuer leurs femmes hérétiques, afin
que toute la race soit exterminée. En cette
assemblée il y avait bien sept cents enfants
bien décidés de faire leur devoir
avec leurs mères. Les femmes portaient des
pierres dans leurs tabliers et les enfants de
petites rapières, des hachons (petites
haches), des pierres dans leurs bonnets. »
Là fille de Baudichon, mariée
à un catholique, pleurait en voyant partir
son mari pour la bataille. « Femme, lui
dit-il, pleure tant que tu voudras, car si je
rencontre ton père, ce sera le premier sur
lequel j'éprouverai mes armes. Lui ou moi
nous périrons. »
Les prêtres brûlaient
d'impatience, mais les autres bandes n'arrivaient
pas. Tout à coup, le bruit se
répandit que l'une d'elles avait
été repoussée, sur le pont du
Rhône, par un magistrat avec de la force
armée. Après lui avoir barré
le passage, le. magistrat avait fait fermer les
portes du pont. On n'a pas oublié
qu'Aimé Levet avait son magasin à
l'entrée de ce même pont; sa femme Claudine était
debout sur sa porte. Quelques-unes des femmes de la
bande, la voyant, s'écrièrent: «
Pour commencer, jetons cette chienne dans le
Rhône ! » Mais Claudine, étant
cauteleuse, comme dit la soeur Jeanne, rentra chez
elle en toute hâte et ferma sa porte. Ses
ennemies essayèrent en vain de l'enfoncer et
durent se borner à saccager une seconde fois
la boutique du pharmacien. Au milieu de tout ce
tapage, Claudine demeura calme et sereine, car,
nous dit-on, « elle éleva ses
pensées vers le ciel, où elle trouva
grands sujets de joie pour effacer toutes ses
tristesses.»
Pendant ce temps, les prêtres et
leur troupe attendaient toujours au Molard; l'une
des bandes était venue les rejoindre,
apportant avec elle la grande bannière de la
ville, qui par ordre du syndic fut
déployée au milieu de la place. Comme
Pilate autrefois, les magistrats, ne pouvant
maîtriser l'élan du clergé,
trouvaient plus prudent d'avoir l'air de le
diriger. La troisième bande, ayant à
sa tête le chanoine de Veigy, était
chargée de mettre le feu à la maison
de Baudichon, par derrière, tandis que les
autres catholiques I entoureraient; de cette
façon, tous les Eidguenots seraient
brûlés à la fois, ce qui ferait
un feu de joie dont on parlerait longtemps. Mais en
route, le chanoine de Veigy, rencontrant quelques
catholiques effarés, apprit le
désastre du pont du Rhône. Pour
accomplir son projet incendiaire, de Veigy devait
passer tout près du magistrat qui venait de
repousser la bande de Saint-Gervais. Ne se souciant
nullement de le rencontrer, le chanoine et sa
troupe passèrent à l'est de la maison
de Baudichon et allèrent tout droit au
Molard. Lorsqu'ils arrivèrent, leurs
alliés les reçurent fort mal, les
appelèrent lâches et traîtres
parce qu'ils n'avaient pas mis le feu à la
maison de Baudichon, comme il était convenu.
De la Maisonneuve et ses amis, apprenant que les
prêtres demandaient à grands cris
l'incendie du lieu où ils
étaient, descendirent dans la rue, comptant
sur la protection de Dieu. Ils cherchaient à
éviter l'effusion du sang et se promettaient
de ne pas frapper les premiers. Ces courageux
citoyens allèrent en silence se poster en
face de leurs ennemis; ils n'étaient pas
nombreux mais ils savaient que Dieu était
pour eux et ils se disaient l'un à l'autre:
« Nous n'aurons pas la moindre chance de
succès si Dieu ne nous aide point.
»
Les canons étaient
chargés; les catholiques brandissaient leurs
armes; les femmes, les enfants s'avançaient
avec leurs pierres; des cris et des menaces
retentissaient dans le camp catholique; tout
était prêt pour l'attaque. Quant aux
femmes des Eidguenots, elles étaient
restées à la maison et priaient. Tout
à coup parurent d'honnêtes marchands
fribourgeois, venus pour une foire; ils furent
très surpris et attristés de voir les
habitants d'une même ville en armes les uns
contre les autres.
Ces braves gens s'adressèrent
d'abord aux Eidguenots, en leur disant qu'ils
seraient infailliblement écrasés
à cause de leur petit nombre. Ceux-ci
répondirent qu'ils ne désiraient
nullement se battre, et que tout ce qu'ils
demandaient, c'était qu'on les laissât
en paix. Les Fribourgeois, se tournant alors vers
les prêtres, leur dirent qu'il était
honteux de leur part d'inciter les hommes à
se massacrer les uns les autres. Ces sages
remontrances augmentèrent la fureur du
clergé. Les Fribourgeois, ne pouvant leur
faire entendre raison, essayèrent de
rappeler aux magistrats leur responsabilité
et leurs devoirs. Ces derniers, moins nombreux et
moins forts que le clergé appuyé par
la foule, ne pouvaient rien faire pour
empêcher la lutte.
Enfin les honnêtes marchands en
appelèrent aux sentiments du peuple
rangé sous les bannières du
clergé. Ils demandèrent à ces
Genevois s'ils désiraient vraiment mettre
à mort leurs parents, leurs amis, leurs
voisins.
« Pourquoi ne laissez-vous pas les
prêtres régler leur querelle tout
seuls ? » ajoutèrent les Fribourgeois.
«Après tout, c'est vrai,
s'écria-t-on de foules parts. Pourquoi nous
ferions-nous tuer pour les prêtres? Qu'ils
fassent leurs affaires eux-mêmes, nous avons
été bien fols de nous quereller avec
nos voisins à leur sujet. Faisons la paix !
»
Les magistrats se hâtèrent
de profiter de ce revirement pour donner l'ordre
à chacun de se retirer chez soi sous peine
d'être pendu. La foule se dispersa et tous
retournèrent dans leurs maisons pleins de
reconnaissance et de joie, sauf les prêtres
et quelques cathodiques fanatiques. La soeur Jeanne
écrivit dans son journal que « la
journée avait été mauvaise
pour les bons chrétiens, qui furent bien
attristés de s'en aller sans combattre et
qui disaient entre eux: Nous devrions à
cette heure dépêcher les
hérétiques hors de ce monde, afin de
n'avoir plus d'eux ni crainte ni fâcherie. Et
pour dire vrai, cela eût mieux valu pour eux
que de les laisser vivre. »
C'est ainsi que cette pauvre femme, qui
se croyait consacrée à Dieu et
meilleure que ses semblables, avait soif du sang
des enfants de Dieu. Son fanatisme nous offre un
exemple frappant de l'aveuglement du coeur naturel.
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