Le jour suivant, le Conseil de Genève fit
publier à son de trompe des décrets
pour satisfaire les deux partis. Mais les
catholiques se sentaient mal à l'aise; ils
sortaient toujours armés, disant qu'ils
craignaient une attaque. Quant aux Eidguenots, ils
continuaient à se réunir pour prier
Dieu et ils célébraient de nouveau la
cène dans le jardin clos.
Deux magistrats catholiques se
décidèrent à tenter une
démarche à Berne contre les
Eidguenots. Ils partirent dans le plus grand secret
et allèrent prier les Bernois de ne plus
rien faire pour soutenir les
évangéliques de Genève. Mais
quelle ne fut pas leur consternation. en arrivant
à Berne, de s'y rencontrer avec Baudichon et
Salomon ! Les catholiques pouvaient à peine
en croire leurs yeux, et Traversant la rue, l'un
d'eux, nommé Du Crest, les apostropha
rudement. « Qu'êtes-vous venus faire ici
? » leur demanda-t-il. « On nous a dit
que vous veniez parler contre nous, répondit
Baudichon, et nous sommes venus pour nous
défendre. » Le lendemain, Du Crest et
son compagnon se rendirent au Conseil bernois; ils
étaient à peine assis lorsque les
deux Eidguenots entrèrent et prirent place
à côté d'eux. Avant que Du
Crest pût ouvrir la bouche, Baudichon se leva
et fit un discours au Conseil. Il exposa comment
des centaines de personnes à Genève
avaient faim et soif de l'Évangile, auquel
les magistrats s'opposaient sans cesse. Il les
accusa de chercher à se défaire non
seulement de ceux qui prêchaient la vérité mais
encore
de ceux qui l'écoutaient; Baudichon raconta
le complot tramé pour tuer tous les
Eidguenots; il signala en particulier Du Crest
comme ayant tenu le parti des prêtres, et
termina en suppliant les Bernois de défendre
la cause évangélique et de leur aider
à rentrer chez eux pour y vivre en paix. Le
Conseil de Berne demanda à Du Crest ce qu'il
avait à répondre à ces
accusations. N'ayant aucune bonne raison à
donner, les deux catholiques restèrent
muets. Ils s'en retournèrent très
mécontents à Genève.
Les deux Eidguenots y rentrèrent
aussi; ces choses se passaient en avril
1533.
Farel, pendant ce temps, était
à Morat, très occupé à
prêcher et à enseigner. « Si mon
père était encore en vie, disait-il
alors, je ne sais comment je trouverais le temps de
lui écrire. » Cependant, lorsqu'il
s'agissait d exposer les vérités que
le Seigneur lui avait fait comprendre, Farel
trouvait moyen de prendre la plume Nous avons une
lettre de lui, écrite au mois de mars
dé cette même année à
son ami Berthold Haller. Il y traite de cette
fameuse question: Le chrétien est-il sous la
loi ou non ?... « J'aurais tenu ma promesse
plus tôt, mon bien cher Berthold, dit-il, si
j'en avais eu le loisir, je ne dirai pas pour
éclaircir quelques questions, mais pour vous
exprimer ma pensée sur les sujets dont nous
avons parlé ensemble. Soyez indulgent pour
cette lettre écrite à la hâte,
et reprenez-moi fraternellement et avec franchise
si je m'écarte du terrain
scripturaire.
- Premièrement, je crois que la
loi et les prophètes sont des oracles
divins; les saints hommes poussés par le
Saint-Esprit nous ont donné la Parole de
Dieu, laquelle est si ferme et si immuable que le
ciel et la terre se dissoudront et périront,
plutôt qu'un iota de ce qui est dans cette
Parole n'ait son accomplissement. Dieu, quand Il a
parlé, ne change pas ses desseins; il n'y a point
de variation en Lui;
néanmoins nous convenons que tout le
cortège des cérémonies, des
ablations, des sacrifices qui justifiaient la chair
ont disparu, que la sacrificature a
été transférée et que
nous ne sommes pas soumis à la loi
gravée sur des tables de pierre, puisque
nous les Gentils nous n'avons jamais
été sous cette loi dont les circoncis
sont seuls débiteurs.
- Lorsque l'homme charnel entend ces
choses, il lui semble y avoir une contradiction,
tandis qu'en réalité elles
s'accordent merveilleusement. Personne ne dit que
l'épi détruise sa tige, ni le fruit
la fleur à laquelle il succède. De
même la circoncision du coeur a
remplacé celle de la chair; Christ,
sacrificateur et prophète, prend la place de
Moïse le prophète et d'Aaron le
sacrificateur. Le sacrifice de Christ, purifiant le
coeur et la conscience, prend la place des
sacrifices de bêtes offertes pour les
péchés commis par ignorance ou
négligence. Et l'Église sainte,
parfaite et complète en Christ et en ses
membres, prend la place du tabernacle, de l'arche
et de tout ce que Moïse avait fait.
»
Farel ajoute que la mort
éternelle remplace que la loi imposait aux
blasphémateurs, et que lest personnes qui
refusent Christ doivent être punies par
l'épée ici-bas. Nous savons que Dieu,
avant la loi, avait commandé ceci:
«Celui qui aura répandu le sang de
l'homme dans l'homme, son sang sera
répandu.» (Genèse IX, 6.) La
Bible enseigne aussitôt que le magistrat ne
porte pas l'épée en nain. L'opinion
de Farel est, semble-t-il, que l'Église a le
devoir de faire punir non seulement les meurtriers,
mais aussi ceux qui a refusent Christ » De
cette erreur devaient: surgir beaucoup de
difficultés et de douleurs. Ne nous
étonnons point si toutes les
ténèbres n'avaient pas encore
été dissipées dans l'âme
de Farel. Admirons plutôt la lumière
qu'on voit briller au milieu de la confusion dans
les paroles suivantes: « C'est au sujet des dix
commandements, dit
Farel,
qu'on est surtout en désaccord; quelques-uns
pensent qu'ils sont abrogés, d'autres qu'ils
sont au contraire confirmés. Cependant;
même ceux qui disent cela sont obligés
de reconnaître que nous ne sommes pas tenus
d'observer le sabbat.-»
Farel ne veut pas dire que nous ne
devions pas garder le jour du Seigneur. Mais si je
garde le premier jour de la semaine en souvenir de
la résurrection de Christ, il ne serait pas
exact de dire que j'accomplis ainsi le commandement
qui prescrivait de garder le dernier jour de la
semaine en souvenir du repos que Dieu prit
après avoir créé la
terre.
Farel continue en rappelant que la loi
fut donnée à Moïse avec «
un feu brûlant, des ténèbres et
un son de trompette», que Morse descendit du
Sinaï avec un voile sur sa face, apportant les
dix commandements sur des tables de pierre qui
furent placées dans l'arche Tout est bien
différent en Christ et pour les siens; c'est
une loi spirituelle qui nous est donnée, car
nous n'avons pas reçu l'esprit de servitude
pour être dans la crainte, mais l'esprit
d'adoption par lequel nous crions Abba,
Père, et nous avons accès à
Lui par Jésus-Christ, lequel n'est pas
voilé comme l'était Moïse, mais
qui nous révèle à face
découverte les trésors de la
bonté de Dieu, Sa grâce, Sa
miséricorde et l'amour du Père, cet
amour parfait qui « bannit toute crainte
». Car nous ne sommes plus appelés
serviteurs, mais frères et amis. La loi est
écrite dans nos coeurs et non sur des tables
de pierre dans l'arche de l'alliance, mais dans
notre entendement et notre conscience que Dieu
possède et habite. Nous ne sommes plus
menacés par les terreurs du Sinaï, de
peur que nous ne suivions d'autres dieux, mais
l'amour du Père nous est donné
à connaître. Nous l'entendons nous
inviter avec un amour infini à venir
à Lui, et nous apprenons que le Fils nous a
tant aimés qu'II est mort afin que nous
vivions.
Lorsque nous comprenons ces choses,
quels sont ceux d'entre nous qui ne diraient pas:
« Seigneur, auprès de qui nous en
irions-nous ? Tu as les paroles de la vie
éternelle. » Lorsque nous avons appris
à connaître Christ, II rassasie
tellement nos coeurs que toutes choses deviennent
de la balayure, comparées à Lui; pour
Lui, le chrétien mettra joyeusement toutes
choses de côté.
C'est ainsi qu'écrivant,
prêchant et enseignant cet amour de Christ
qui surpasse toute connaissance, Farel continuait
son oeuvre bénie, sans oublier Genève
qu'il présentait sans cesse à Dieu
dans ses prières. Retournons dans cette
ville; nous verrons que le combat entre la
lumière et les ténèbres y
durait encore.
Le 4 mai, on célébrait à
Genève la fête du Saint-Suaire. Le
clergé résolut de lui donner cette
année le plus d'éclat et de
solennité possible. Voici comment les
prêtres expliquent l'origine de cette
fête. Quand on ensevelit le Seigneur
Jésus, ses traits restèrent empreints
sur le suaire dans lequel sa tête avait
été enveloppée; et, bien qu'il
y eût quinze siècles de cela, cette
empreinte demeurait intacte. En outre, par une
circonstance ou une autre, ce suaire avait
été apporté à
Genève, où il était
soigneusement conservé et offert à
l'admiration des fidèles une fois par
année. Pierre Wernli, le
chanoine dont nous avons déjà
parlé, devait faire le service; il
revêtit ses plus beaux habits sacerdotaux et
chanta d'une voix sonore, à l'admiration
profonde de tous les catholiques. Mais les
pensées de Wernli étaient bien loin
de la Judée et du sépulcre où
le Sauveur fut déposé. A peine
l'office terminé, il se rendit en toute
hâte dans la demeure du vicaire
épiscopal, chez lequel les prêtres
s'assemblaient pour comploter de nouveau contre les
Eidguenots. Pendant ce temps, quelques catholiques
parcouraient les rues afin de tâcher, en
insultant les évangéliques, de les
entraîner dans une querelle. Mais les
Eidguenotes que voulaient maintenir la paix,
restaient calmes; cependant le bouillant Perrin,
attaqué par un catholique, se jeta sur lui
et l'assomma presque. Quelques catholiques
coururent alors sous les fenêtres du vicaire
en criant à tue-tête: « Au
secours ! au secours ! on tue tous les bons
chrétiens ! » En entendant ces cris,
Pierre Wernli sauta sur sa hallebarde, prit son
épée, et « brûlant d'amour
pour Dieu, dit la soeur Jeanne, il n'eut pas la
patience d'attendre les autres sieurs
d'Église, mais il sortit le premier et
courut en la place du Molard, où il pensait
trouver l'assemblée des bons
chrétiens. Il criait dans sa ferveur:
Courage, bons chrétiens, n'épargnez
aucune de ces canailles ! Mais, hélas ! il
fut déçu et se trouva au milieu de
ses ennemis qu'il ne reconnut pas, car il faisait
nuit. »
En effet, un attroupement tumultueux
s'était formé au Molard; la nuit
était noire, les cris et les menaces
retentissaient de tous côtés. Wernli,
ne distinguant pas les figures et ne sachant trop
où frapper, appelait les prêtres au
combat de sa voix de stentor, avec force jurements.
Les Eidguenots l'entourèrent et
réussirent à lui arracher sa
hallebarde. Alors Wernli tira son
épée et se jeta sur ses ennemis: un
charretier dont on ignore le nom, malgré
l'épaisse cuirasse qui couvrait le chanoine, le
transperça
d'un coup d'épée, et Wernli tomba
mort sur l'escalier intérieur de la maison
Chautems. « Il mourut, dit la soeur Jeanne,
bienheureux martyr sacrifié à Dieu.
Les chrétiens toute la nuit furent en armes
pour chercher ces méchants chiens. mais ce
fut pour néant, car ils s'étaient
tous cachés. Au point du jour, les
prêtres, fatigués, s'allèrent
coucher, et ce ne fut que dans la matinée
qu'on apprit la mort de Pierre Wernli.
»
La soeur Jeanne donne ensuite de longs
détails sur les magnifiques
funérailles qui lui furent faites et sur le
corps du chanoine qui se leva et se tint tout droit
dans son cercueil, et qui avait l'air plein de vie
cinq jours après avoir été
enterré.
La mort de Pierre Wernli eut des
conséquences plus importantes pour les
Eidguenots que ces soi-disant miracles. Le chanoine
était fribourgeois et sa famille obtint du
Conseil de Fribourg qu'il fit des
réclamations au Conseil de Genève.
Comme on n'avait pu trouver personne qui
s'avouât coupable de la mort de Wernli, nul
n'avait été puni. Le clergé,
soutenu par les Fribourgeois, s'adressa à
l'évêque fugitif. Celui-ci coulait des
jours paisibles dans ses domaines de France,
où il se plaisait à cultiver des
giroflées et des oeillets, et où la
table était meilleure qu'à
Genève. Mais Fribourg et le clergé ne
lui laissèrent pas de repos qu'il
n'eût promis de retourner dans son
diocèse; l'évêque était
à leurs yeux le dernier espoir de
l'Église chancelante.
Pierre de la Baume fut donc tiré
malgré lui de son agréable retraite,
et le clergé, prenant pour prétexte
la mort de Wernli, lui prépara une
réception solennelle. L'évêque,
disait-on, venait punir les meurtriers, mais au
fond le parti catholique espérait profiter
de cette occasion pour étouffer
l'Évangile et chasser les
hérétiques de Genève. Le 1er juillet, Pierre de
la
Baume fit sa rentrée avec grande pompe. Deux
jours après commencèrent les actes de
tyrannie au nom de Dieu. On fit d'abord une grande
procession avec chants de litanies et
prières des moines et des prêtres qui
suppliaient Dieu et la vierge Marie de sauver
l'Église romaine. Ensuite le Conseil fut
assemblé et l'évêque s'y
rendit. Il demanda aux magistrats et aux citoyens
s'ils le reconnaissaient comme leur prince et
seigneur. S'ils avaient répondu non, ils
auraient été déclarés
rebelles. Mais ils savaient bien que s ils
donnaient une réponse affirmative, c'en
était fait de leurs libertés et
surtout de l'Évangile, qui serait banni de
Genève. Les Genevois répondirent donc
qu'ils reconnaissaient l'évêque comme
leur prince, à charge de respecter tous
leurs droits et toutes leurs libertés.
«Adonc, écrit la soeur Jeanne, pour se
décharger comme prélat et pour le
salut de leurs âmes, Monseigneur de
Genève leur fit une dévote
exhortation et admonition, leur disant qu'ils
eussent crainte de Dieu et qu'ils obéissent
à la sainte Église, épouse de
Jésus-Christ. »
Mais les magistrats, en apprenant que
l'évêque prétendait punir
lui-même les auteurs de la mort de Wernli, se
disposaient à résister, parce que les
lois de Genève leur réservaient le
droit de juger les criminels.
Aussitôt l'exhortation de
l'évêque finie, quelques-uns des leurs
allèrent prendre dans une salle
voûtée d'anciens parchemins qui
contenaient les chartes de leurs privilèges
et de leurs libertés. Tirés de la
poussière, ces rouleaux furent portés
à l'évêque. Les vieux
parchemins furent déployés devant
Pierre de la Baume, qui les regarda avec
mépris et dégoût. Après
lui avoir montré les écrits attestant
leurs droits et leurs privilèges, les
magistrats déclarèrent que ces
franchises leur avaient toujours appartenu et
qu'ils les maintiendraient. Terre de la Baume ne
leur répondit rien; la douceur hypocrite ne
réussissant
pas, il allait jeter le masque. Réunissant
les prêtres et les principaux catholiques,
l'évêque les chargea de rédiger
une liste des hérétiques qu'on
pourrait saisir comme suspects du meurtre de Pierre
Wernli. Cette liste fut vite faite; Baudichon
était parti pour Berne, mais il y avait
Chautems, Aimé Levet, Ami Perrin et sept ou
huit autres qui fourniraient le premier contingent.
Une fois ceux-ci dans les cachots de
l'évêque, on aurait tout le temps d'en
saisir d'autres.
Les victimes étant choisies, il
restait à trouver le moyen de s'en emparer.
L'évêque leur envoya une amicale
invitation à se rendre chez lui
Les Eidguenots étaient surpris de
cette bienveillance inattendue; Claudine Levet et
Jacquéma Chautems supplièrent leurs
maris de ne pas se risquer sous le toit
épiscopal; ils suivirent le conseil de leurs
femmes, mais les autres invités se rendirent
au palais.
A peine étaient-ils entrés
dans l'antichambre de l'évêque, qu'ils
furent chargés de chaînes et
traînés dans de noirs cachots
où leurs pieds furent mis dans des ceps et
leurs mains dans des menottes. Jacquéma
Chautems fut saisie, sous prétexte qu'elle
avait été présente à la
mort du chanoine Wernli, qui était
tombé sur l'escalier de la maison Chautems.
Jacquéma fut donc arrêtée et
jetée dans les prisons de
l'évêque, où on l'enferma seule
dans une cellule.
Il fut ensuite décidé
qu'on mettrait les prisonniers dans un bateau et
qu'on les transporterait au château : de
Gaillard pour y attendre le bon plaisir de
l'évêque.
C'est alors que Pierre de la Baume
s'aperçut que Baudichon était
allé à Berne. Transporté de
rage, il` donna l'ordre de le poursuivre, ainsi que
Chautems et Levet. En apprenant l'arrestation de
leurs concitoyens. les membres du Conseil
s'étaient hâtés de se
réunir pour délibérer sur les
mesures à prendre, mais chacun semblait comme
frappé de
stupeur et incapable de décider s'il fallait
ou non se soumettre à la tyrannie de
l'évêque. Au milieu de la
perplexité générale, arriva un
message épiscopal demandent la force
armée pour courir sus aux fugitifs. Ceci
était trop fort, les magistrats
refusèrent. Alors l'évêque
envoya ses propres officiers, commandés par
un prêtre, dans la direction qu'on lui avait
indiquée comme ayant été prise
par Aimé Levet. En effet, les officiers le
trouvèrent bientôt et se saisirent de
lui. Le prêtre le fit battre de verges sur
place puis mener au château de Gaillard. Les
autres prisonniers n'y étaient pas encore.
L'évêque attendait une occasion
favorable pour les y transférer.
Le Conseil demanda qu'ils fussent
traduits devant les juges selon les coutumes de
Genève, mais Pierre de la Baume refusa en
disant qu'il les jugerait lui-même. Les
magistrats envoyèrent message sur message au
prélat pour l'avertir qu'il allait
enfreindre les libertés de la ville. Il
répondit invariablement: «Je jugerai
les prisonniers moi-même. »
L'indignation des magistrats allait toujours
croissant; ils convoquèrent le Conseil des
Soixante. Les syndics et les vieillards les plus
respectés de la ville se rendirent en
députation au palais de
l'évêque pour lui déclarer
qu'il foulait aux pieds les droits de l'antique
Genève.- Pierre de la Baume demeura
inébranlable; des ambassadeurs bernois, qui
venaient d'arriver, conseillèrent aux
Genevois de céder pour cette fois, mais
ceux-ci restèrent aussi fermes que
l'évêque, et les Bernois,
pénétrés d'admiration,
s'écrièrent: « Ces gens
méritent d'être libres !
»
Les Deux Cents furent convoqués,
mais ils refusèrent de céder à
l'évêque, qui ne voulut pas leur
céder non plus.
Les prisonniers attendaient toujours
dans leurs cachots, et des bruits sinistres se
répandaient en ville touchant le sort qu'on
leur réservait. En outre, on ne tarda pas à
apprendre que les
soldats de Savoie et de Fribourg marchaient sur la
ville pour venger la mort de Wernli.
Ainsi l'orage grondait au-dedans et au
dehors; tout était sombre et dans plus d'un
coeur genevois s'élevait la prière de
Gédéon: « Hélas, mon
Seigneur, est-il possible que l'Éternel soit
avec nous? et pourquoi donc ces choses nous
sont-elles arrivées ? » Peut-être
même quelques-uns des
évangéliques se seront-ils crus
abandonnés de Dieu. Ils n'étaient
qu'un petit troupeau sans défense; à
moins que le Seigneur ne les délivrât,
tout était perdu.
Bientôt les Eidguenots apprirent
qu'un des leurs, occupé à examiner
ses champs près de la ville, avait
été assassiné par les
officiers de l'évêque. Ah !
monseigneur ne voit point de mal à
détruire les hommes, dirent les Eidguenots,
ne pourrions-nous pas détruire des images de
bois et de pierre ?» Et, pour se venger, ils
brûlèrent une très ancienne
statue de la Vierge placée sur la porte du
château.
Alors Pierre de la Baume s'alarma; ne
peut-on pas tout craindre de la part de gens qui
osent mettre la main sur la Vierge elle-même!
Il résolut de partir pendant la nuit, et
d'emmener ses prisonniers. Des bateaux furent
préparés et amarrés au bord du
lac, mais un Eidguenot soupçonnant l'affaire
vint dans la soirée couper les amarres et
enlever les rames.
Pendant ce temps quelques-uns de ses
amis faisaient le guet avec des torches, sortes de
longues perches garnies de pointes en fer au bout
desquelles on attachait des paquets
d'allumettes.
Baudichon de la Maisonneuve était
de retour, et ce même jour il avait
été inspecter ses moissons dès
le grand matin. En revenant à la nuit
tombante, il rencontra une bande d'hommes
armés à la porte de la ville, il leur
demanda ce qu'ils allaient faire: L'évêque veut
emmener les prisonniers»,
répondirent-ils. Une idée lumineuse
traversa soudain l'esprit te Baudichon. Si
quelques-uns de ses concitoyens avaient eu la
prière de Gédéon sur les
lèvres, ils allaient éprouver que le
Dieu de Gédéon est encore au milieu
de son peuple. Baudichon fit venir cinquante de ses
amis les plus dévoués et les arma de
torches, mais sans les allumer. Puis il conduisit
ses amis près de
l'évêché, dans une maison
où ils restèrent cachés
jusqu'à minuit. Alors Baudichon ordonna
d'allumer les torches et de le suivre,
l'épée nue à la main. Ils
entrèrent ainsi dans le palais
épiscopal, où nul n'osa s'opposer
à leur passage. Traversant tous les
appartements, ils arrivèrent dans la chambre
de l'évêque, qu'ils trouvèrent
tout tremblant. Baudichon lui dit: « Nous
demandons les prisonniers, rendez-les
immédiatement à leurs juges
légitimes. » Le prélat, à
moitié mort de peur, déjà
troublé par la vue d'une comète et
par l'arrivée soudaine de ces hommes
armés, ne fit aucune résistance. Il
s'empressa de rendre tous les prisonniers et sans
avoir versé une goutte de sang, Baudichon
put les conduire en triomphe: chez les magistrats
auxquels il les remit.
Jacquéma Chautems se rappela
souvent avec reconnaissance cette nuit où le
Seigneur l'avait délivrée de la
prison et de la perspective d'une mort
terrible.
Cette audacieuse entreprise
délivra Genève pour toujours de
Pierre de la Baume et de tous les
princes-évêques jusqu'à
maintenant.
Le prélat ne put fermer l'oeil de
la nuit; il pensait que dans cette cité
eidguenote sa vie était en danger à
chaque instant. Aussi annonça-t-il à
ses serviteurs son intention de la quitter au plus
tôt.
Quelques magistrats catholiques l'ayant
appris vinrent supplier leur évêque de
ne pas les abandonner. Mais l'effroi de Pierre de
la Baume grandissait d'heure en heure; il donna
l'ordre à ses domestiques d'emballer en secret les
objets les
plus
nécessaires. Puis dans la nuit du dimanche
au lundi il écrivit une lettre au Conseil,
lui ordonnant de faire cesser les réunions
hérétiques et te défendre la
Sainte Église du bec et des ongles.
Le 14 juillet, de grand matin, les
Genevois apprirent que leur évêque
était parti avant le jour par une petite
poterne, traversant en toute hâte les rues
silencieuses pour arriver à un bateau
préparé par ses serviteurs. Lorsqu'il
fut à quelque distance de Genève, il
débarqua, sauta sur un cheval amené
pour lui et partit au galop ; il ne devait jamais
revenir.
La soeur Jeanne dit que Pierre de la
Baume « se retira en sa tour de May, de quoi
tous les chrétiens furent grandement marris
et le pape le blâma d'avoir
déserté son troupeau ». Lorsque
les Genevois veulent exprimer leur dédain
ils disent encore de nos jours: « Je m'en
soucie comme de Baume ».
Les Eidguenots respirèrent enfin
librement; les prisonniers délivrés
par Baudichon furent traduits devant les juges et
acquittés, car il n'y avait rien à
leur charge.
Le meurtrier de Pierre Wernli, enfin
découvert, eut la tête
tranchée; cependant les Eidguenots
n'approuvaient pas sa condamnation. Cet homme,
disaient-ils, n'a fait que défendre autrui.
Le chanoine avait commencé la lutte et cela
sans motif valable. Beaucoup de personnes
innocentes seraient tombées sous ses coups,
si le charretier ne l'avait tué. Les
Eidguenots ne pouvaient oublier que Wernli avait
voulu poignarder Farel à sa sortie de chez
le vicaire. Ils croyaient que Dieu s'était
souvenu de cette attaque contre son fidèle
serviteur; « c'est à moi qu'appartient
la vengeance », dit le Seigneur.
L'une des victimes de
l'évêque, Aimé Levet,
gémissait encore dans les cachots du
château de Gaillard, où l'on racontait
qu'il était fort maltraité. Mais Dieu avait un but
en laissant
son
enfant entre les mains de l'ennemi. La foi
d'Aimé Levet s'épurait dans la
fournaise et il devait sortir de l'épreuve
fortifié et encouragé. Dans` la
solitude de sa prison, la lumière d'An Haut
éclaira son âme de rayons plus vifs et
il se promit, Si jamais le Seigneur le
délivrait, de prêcher Christ partout.
Claudine priait pour son mari, et ses
prières devaient être exaucées
même au delà de ses
espérances.
Deux mois plus tard, des envoyés
bernois arrivèrent au château de
Gaillard et réclamèrent le
prisonnier. Personne n'osant rien refuser à
Messieurs de Berne. Levet fut
relâché.
Il écrivit aussitôt
à Antoine Froment pour le prier de revenir
à Genève. Aimé et Claudine
attendirent avec anxiété sa
réponse, car bien que l'évêque
fût parti. Ils savaient que si Froment
revenait ce serait au péril de sa
vie.
Quelques jours se passèrent et
Froment lui-même arriva, amenant avec lui un
évangéliste de Paris. nommé
Alexandre. Les deux étrangers se mirent tout
de suite à prêcher.
Aussitôt les prêtres
écrivirent à l'évêque,
qui répondit en interdisant de prêcher
la nouvelle doctrine. Mais les magistrats firent la
sourde oreille et donnèrent l'ordre de
prêcher l'Évangile et de ne rien
avancer qui ne: pût être prouvé
par les Écritures. A partir de ce moment les
réunions devinrent licites et il ne fut plus
possible de les empêcher; elles se tenaient
chez les particuliers. La plus vaste pièce
de la maison était vite transformée
en lieu de culte; le prédicateur parlait
debout sous le manteau de la cheminée, et si
la foule devenait trop grande on descendait dans la
rue ou sur le marché. Les prêtres
faisaient ce qu'ils pouvaient pour molester et
insulter les évangélistes, mais sans
arriver à aucun résultat.
En novembre, l'évêque
adressa une lettre au Conseil des Deux Cents
conçue en ces termes: « Nous ordonnons
que nul dans notre ville de Genève ne
prêche, n'expose, ne fasse prêcher ou
exposer, secrètement ou publiquement et de
quelque manière que ce soit les Saintes
pages, le Saint Évangile, s'il n'en a
reçu notre expresse permission et cela sous
peine d'une excommunication perpétuelle et
de cent livres d'amende ».
Le Conseil des Deux Cents fut si
indigné à l'ouïe de cette
étrange lettre, que tous ses membres se
levèrent et sortirent de la salle sans
prononcer une parole. La défense de
l'évêque ne fit qu'accroître le
zèle des auditeurs de l'Évangile. Les
réunions se multipliaient; Antoine et
Alexandre distribuaient une quantité de
traités et les plus indifférents
commencèrent à les lire.
Le clergé romain était au
désespoir; il apprit alors qu'un savant
docteur de Paris prêchait en Savoie; il le
supplia de venir à son aide. Ce docteur,
nommé Furbity, accepta avec empressement; il
parut un dimanche du mois de novembre,
entouré d'un cortège de prêtres
armés; il monta dans la chaire de la
cathédrale, où l'on ne prêchait
pas ordinairement. Quelques fragments dés
sermons de ce nouvel orateur suffiront pour donner
une idée de ses enseignements. « Tous
ceux qui lisent la Bible en langue vulgaire,
s'écriait-il d'une voix tonnante, sont des
gloutons, des ivrognes, des
débauchés, des blasphémateurs,
des voleurs et des meurtriers ! Ceux qui les
encouragent sont aussi méchants qu'eux et
Dieu les punira. Tous ceux qui n'obéissent
pas au pape, aux cardinaux, aux
évêques et aux curés sont les
enfants du diable et portent sa marque. Ils sont
pires que des Juifs, des traîtres, des
meurtriers, des larrons et ils devraient être
pendus au gibet. Tous ceux qui mangent de la viande
le vendredi sont pires que des Turcs et des chiens
enragés. Gardez-vous de tous ces
hérétiques, de ces Allemands, comme
de ladres et de pourris. N'ayez
point de rapports avec eux ni pour marchandise ni`
autrement, ne leur donnez pas vos filles en
mariage, mieux vaudrait les donner aux chiens
»
Tels étaient les arguments de
Furbity; les Eidguenots pouvaient à peine se
tenir en place et le saint homme continuait en
disant: « Le prêtre est au-dessus de la
sainte Vierge, car elle n'a donné la vie
à Jésus-Christ qu'une fois, tandis
que le prêtre le crée tous les jours,
aussi souvent qu'il veut. S'il prononce les paroles
de consécration sur un sac plein de pain ou
sur une cave pleine de vin, tout le pain devient le
précieux corps de Christ et tout le vin
devient son sang La Vierge n'a jamais fait pareille
chose... Ah! le prêtre! il ne faudrait pas
seulement le saluer, il faudrait s'agenouiller, se
prosterner devant lui !... Où sont-ils ces
misérables luthériens qui
prêchent le contraire ? Où sont-ils
ces hérétiques, ces coquins pires que
des Juifs' des Turcs et des païens ? Où
sont-ils ces beaux prédicateurs de
cheminée? Qu'ils s'avancent et on leur
répondra. Ils auront bien soin de ne pas
quitter le coin du feu, car ils n'ont de courage
que pour tromper des femmes et des imbéciles
».
Ici Furbity s'arrêta et promena
des regards triomphants autour de lui, mais
soudain, comme David devant Goliath, notre petit
Antoine se dressa en face de lui. « Un
méchant jeune garçon, dit la soeur
Jeanne, se mit à crier: Messieurs, je donne
ma vie et me mettrai au feu pour maintenir que tout
ce que cet homme a dit n'est que menterie et
paroles de l'Antichrist. » Puis Antoine
ouvrant son Nouveau Testament lut divers passages
tandis que les Eidguenots s'écriaient: C'est
la vérité, que le père Furbity
y réponde ! Mais Furbity restait muet, la
tête baissée; le clergé
attendait en vain sa réponse, Antoine lisait
toujours. Enfin les prêtres tirant leurs
épées s'élancèrent sur
le jeune réformateur. Brûlons-le,
criaient les uns, noyons-le, répondaient les
autres;
mais Baudichon s'avança.
l'épée à la main, en disant:
"Je tuerai le premier homme qui le touchera. Si
Froment a mal fait, la loi le punira".
Les prêtres reculèrent
devant Baudichon et quelques Eidguenots
entraînèrent Antoine hors de la
cathédrale. «Vous avez tout compromis,
lui dit Ami Perrin à l'oreille. Tout est
perdu. » « Tout est gagné »,
répondit Froment. Ses amis
l'emmenèrent chez Baudichon et le
cachèrent dans le grenier à foin;
presque aussitôt arriva un magistrat
catholique avec des hallebardiers; ils
fouillèrent la maison et sondèrent le
foin avec leurs lances, mais la main du Seigneur
était sur son serviteur et ses ennemis s'en
allèrent sans avoir pu le découvrir.
« Après dîner, raconte la soeur
Jeanne Messieurs les syndics tinrent conseil et
ordonnèrent que ces deux Mahométans
(Alexandre et Antoine) fussent bannis pour toujours
et qu'en vingt-quatre heures ils eussent à
vider les lieux sans jamais revenir ». Les
officiers de la ville suivis par une grande foule
conduisirent Alexandre hors du territoire genevois.
Quand il fut arrivé sur la frontière,
Alexandre se retourna et parla durant deux heures
à ceux qui l'avaient suivi. Beaucoup d'entre
eux reçurent l'Évangile, à ce
que dit la chronique.
A la nuit, Baudichon fit sortir Antoine
de son foin, puis ils allèrent rejoindre
Alexandre et les trois amis prirent ensemble cette
route de Berne que de la Maisonneuve parcourait si
souvent.
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