Une année s'était
écoulée depuis que Farel avait
été chassé de Genève.
Les Eidguenots avaient bien progressé depuis
lors. Beaucoup d'entre eux s'étaient
réellement tournés vers Dieu; la
lumière avait augmenté, la foi
s'était développée. Cependant
les chrétiens genevois comptaient encore
trop sur la force et la puissance humaines.
Ils avaient confiance en Dieu, mais
aussi et peut-être autant dans la protection
de Berne. N'est-ce pas aussi notre tendance
à tous et en condamnant les Eidguenots, ne
nous condamnons-nous pas nous-mêmes ! Ce ne
sera pas sans utilité pour nous de lire ce
que Farel écrivait quelque temps auparavant
aux évangéliques de
Genève:
« Grâce, paix et
miséricorde vous soient de la part de Dieu
notre Père et par notre Seigneur
Jésus-Christ, lequel est mort pour nous et
maintenant règne en puissance à la
droite de Dieu son Père, devant lequel tout
genou se ploiera. Très chers frères,
lesquels j'aime en notre Seigneur de tout mon
coeur... Je prie le Seigneur d'accroître
votre foi et de vous donner un coeur entier et
parfait qui ne regarde pas aux choses d'ici-bas
mais à celles d'en haut, non seulement
à ce que l'oeil charnel voit
présentement et contemple, mais à ce
que l'esprit et la foi connaissent et savent avoir
été fait et promis par notre
Seigneur. Il Lui a plu de vous laisser demander
l'aide du bras de la chair pour venir plus
facilement et sans trouble à l'avancement de
l'Évangile. Cela ne déplaît
point à Dieu, si tout en ne s'appuyant que sur
Lui, on emploie ses
bonnes créatures (hommes de bien) qu'il a
établies pour punir les mauvais et
défendre les bons. Mais autant que je puis
le comprendre, le Seigneur voulant faire une
très grande oeuvre, veut Lui seul en avoir
la gloire et l'honneur. Il veut faire en vous comme
en ce bon et fidèle Abraham, lequel contre
espérance a cru à espérance,
sans douter en rien des saintes promesses de Dieu.
Imitez-le, je vous prie, mes très chers
frères, et vous verrez la gloire et la
puissance de Dieu...
Je sais bien que tous les ennemis vous
assiègent et vous environnent comme
autrefois le bon prophète
Élisée, tellement que son serviteur
qui ne voyait pas l'aide qui assistait le
prophète, tout épouvanté et
comme à demi-mort, s'écriait de
frayeur. Mais pour l'honneur de Dieu, mes
très chers frères, ne soyez pas comme
ce serviteur perdant courage. Dites plutôt:
Le Seigneur est notre aide, de qui aurons-nous
peur? Si toutes les armées viennent contre
nous, nous ne craindrons point, car notre Seigneur
est avec nous. Dieu est pour nous, qui sera contre
nous ? Ne regardez point à l'armée
des Syriens, mais à celle de -Dieu... Si les
hommes n'ont point voulu ouïr notre ambassade
(probablement quelque tentative d'alliance avec
Berne ou avec d'autres voisins) pensez à ce
que ce serait si le très puissant Roi du
ciel ne nous voulait ouïr, ainsi qu'II l'a
dit: Qui aura honte de moi devant les hommes,
j'aurai honte de lui devant mon Père. Que ce
sera terrible de s'entendre dire: Allez, maudits,
au feu éternel. Qui pourrait
dépeindre l'angoisse, l'effroi, le
désespoir de ceux auxquels Il redemandera la
grosse somme que toutes les créatures
ensemble ne pourraient payer. Le Sauveur seul
pouvait acquitter cette dette et c'est ce qu'II a
fait !
Si donc, mes très chers
frères, vous craignez tant les hommes,
craignez plus encore Dieu et gardez-vous de lui
déplaire... regardez au très bon
Père pour faire sa
volonté... et puisque sans la foi on ne peut
plaire à Dieu et que la foi est de ce qu'on
entend par la parole de Dieu, écoutez Sa
sainte voix, Sa sainte parole, comme de vraies
brebis de Jésus, quelque défense que
les hommes vous en fassent. Car mieux vaut
obéir à Dieu qu'aux hommes et plus
est à craindre notre Seigneur que l'homme...
l'alliance que Dieu a faite avec les fidèles
ne peut être rompue ni
ébranlée... car notre Seigneur a dit
que quiconque touche à ceux qui croient en
lui, touche à la prunelle de Son oeil... que
personne donc n'ait honte de l'Évangile;
faites-le progresser, écoutez-le, parlez-en
sans avoir égard à personne et
n'écoutant que Dieu seul. Et faites-le en
toute modestie, sans injures ni contention... mais
recevez les faibles en toute douceur d'esprit, afin
que Dieu soit honoré en vous et que votre
prochain soit édifié. Sa grâce
et la bénédiction de Jésus
notre Sauveur soit avec vous tous, amen !
»
Cette lettre était ce que la
Bible appelle « une par raie dite à
propos », car peu de mois avant que Farel
l'eût écrite, Zwingli tombait
l'épée À la main sur le champ
de bataille de Cappel. Il ne s'était pas
contenté des armées
qu'Élisée voyait sur la montagne et
il put se rappeler, mais trop tard, que «
celui qui prend l'épée périra
par l'épée. » Dieu avait
enseigné Guillaume Farel d'une
manière bien différente.
Le père Furbity et les prêtres se
sentaient pleins de courage depuis que les «
deux Mahométans » avaient
été bannis. Le dimanche 21
décembre, c'était la fête de
Saint-Thomas et Furbity en profita pour
prêcher un beau sermon dont la soeur Jeanne
nous donne ce résumé: « G saint
homme prêcha très fidèlement,
touchant bien au vif ces chiens, disant que tous
ceux qui suivent cette maudite secte ne sont que
gens adonnés à leurs convoitises,
gourmands, ambitieux, homicides, larrons, vivant
dans la sensualité et comme des bêtes,
sans reconnaître Dieu ni leurs
supérieurs, et il tint contre eux d'autres
propos dont les chrétiens se
réjouirent fort »... Après ce
sermon l'écuyer de Pesme, capitaine des bons
(c'est-à-dire le chef du parti catholique)
alla avec plusieurs des principaux de sa bande,
trouver le révérend père pour
le remercier de ce qu'il tenait si bons propos
contre les hérétiques et le prier de
ne point craindre, qu'on le garderait bien de leurs
mains. Le maître révérend lui
répondit: « Monsieur le capitaine, je
ne fais que mon devoir; je vous supplie ainsi que
tous les bons et fidèles chrétiens,
tenez bon avec l'épée et de mon
côté j'emploierai l'esprit et la
langue pour maintenir la vérité.
»
Mais à peine ces paroles
avaient-elles été prononcées
qu'une nouvelle étrange se répandit
dans la ville: Baudichon est revenu de Berne,
ramenant non pas une armée de soldats, mais
les bannis, Alexandre et Guillaume Farel. Comment!
le
méchant, le diable te Farel que nous avions
chassé est revenu!... disaient les
catholiques.
Vers la fin de la journée,
l'écuyer de Pesme, voyant Baudichon et Farel
dans la rue, voulut mettre à
exécution les conseils de Furbity et se
précipita sur eux avec « ses
chrétiens ». Mais les Eidguenots
étaient sur le qui-vive; ils
entourèrent immédiatement les deux
amis et les mirent en sûreté.
Le lendemain Baudichon se
présenta devant le Conseil, porteur d'une
lettre des seigneurs de Berne, conçue en ces
termes: « Vous chassez nos serviteurs, gens
attachés à la Parole de Dieu, et en
même temps vous tolérez des hommes qui
blasphèment contre Dieu! Votre
prédicateur nous a attaqués, nous lui
faisons partie criminelle et nous vous
requérons te l'arrêter. De plus, nous
vous demandons un lieu où Farel puisse
prêcher publiquement l'Évangile».
Le Conseil n'osa pas arrêter Furbity à
cause du clergé, il le plaça sous
l'escorte des gardes te la ville en lui permettant
de continuer ses sermons. Les prêtres
redoublèrent d'éclat et te pompe tans
leurs services religieux. La musique, les costumes,
la mise en scène étaient, dit la
chronique, plus magnifiques que jamais. Pendant ce
temps Farel prêchait tans une grande salle
à de nombreux auditeurs.
Le jour de l'an arriva; il y avait
justement une année que le petit Antoine
avait prononcé son fameux discours au
Molard. Le 1er janvier 1534, un message bien
différent retentit du haut te toutes les
chaires genevoises. « De la part te
Monseigneur de Genève et te son grand
vicaire, annoncèrent tous les prêtres,
il est ordonné que nul n'ait à
prêcher la Parole de Dieu, soit en public,
soit en secret; qu'on ait à brûler
tous les livres de la Ste-Écriture, soit en
français, soit en allemand ».
Ce même jour Furbity prêcha
son sermon d'adieu et récita à ses
auditeurs une épigramme qu'il avait
composée pour, occasion:
Je veux vous donner mes étrennes,
Dieu convertisse les luthériens !
S'ils ne se retournent à bien,
Qu'Il leur donne fièvres quartaines !
Qui veut si, prenne ses mitaines.
La soeur Jeanne nous dit que le jour de l'an
« le beau père fit sa
prédication en grande ferveur et
dévotion et il donna à toutes gens de
tous états, une belle vertu pour
étrenne. Puis il prit congé du peuple
si honnêtement et si dévotement que
chacun pleurait; il les remercia de la bonne
compagnie et assistance qu'on lui avait faite et
leur recommanda de persévérer dans
leur dévotion », puis il leur donna sa
bénédiction et se retira.
Le père Furbity avait
oublié qu'il était prisonnier, et
à sa grande surprise on lui refusa la
permission de sortir de la ville.
D'ailleurs le mandement de
l'évêque avait tellement
indigné les Eidguenots qu'ils parurent tous
en armes ce soir-là, oubliant que Farel les
avait engagés à ne pas faire usage
des armes charnelles. Leur intention n'était
pas d'attaquer leurs ennemis, mais de
défendre leur Bible si cela devenait
nécessaire.
Les catholiques, eux, étaient
sous les armes depuis l'Avent afin d'empêcher
les évangéliques de mener Guillaume
Farel prêcher à St-Pierre. Soeur
Jeanne nous exprime son admiration pour tous ces
beaux jeunes gens qui allaient exposer leur vie en
défendant la sainte foi. « Cette belle
compagnie était composée tant de gens
d'église que de toutes sortes
d'états; quand ils furent en la place du
Molard, toute la cité fut émue. Les
chrétiens accouraient, les femmes, les
enfants apportaient de grosses
pierres. Et moi qui écris ces choses, avec
ma compagnie de vingt-quatre qui ne pouvions porter
armes de fer, nous avions les armes
d'espérance et le bouclier de la foi,..
J'écris ces choses afin que dans le temps
à venir ceux qui auront à souffrir
pour` l'amour de Dieu sachent que ceux qui sont
venus avant eux, ont souffert aussi, à
l'exemple de notre Sauveur et Rédempteur
Jésus-Christ, qui a souffert le premier et
le plus ».
Au milieu de l'agitation
générale, les réformés
reçurent un nouveau renfort dans la personne
d'Antoine Froment; et bientôt après un
ambassadeur bernois leur amena un jeune homme
à l'air pâle et défait.
C'était Pierre Viret, auquel un'
prêtre avait donné un coup
d'épée dans le dos à Payerne.
Mais, tout malade qu'il fût, le jeune
évangéliste était plein
d'ardeur. Farel, Viret et Froment se trouvaient
donc réunis à Genève.
L'évêque venait de défendre
qu'on annonçât l'Évangile et
les trois plus célèbres
prédicateurs prêchaient sans entraves
! L'ambassadeur bernois demandait qu'on citât
Furbity devant le Conseil pour répondre des
injures qu'il avait proférées. Le 9
janvier, le Conseil s'assembla. L'ambassadeur
étant présent, ainsi que Froment,
Farel et Viret, on introduisit le père
Furbity. Le pauvre homme était en prison
depuis son dernier sermon, aussi les soeurs de
Ste-Claire avaient-elles chanté bien des
messes en sa faveur. « On lui avait offert
plusieurs fois, dit Jeanne de Jussie, de discuter
avec le satan Farel, mais jamais il ne voulut
accepter, disant qu'il ne voulait point mettre sa
science divine devant si vil et si méchant
homme, et qu'il ne le daignerait ouïr, ce qui
enragea beaucoup ce chétif qui voyait que le
révérend père le
méprisait. » Furbity refusant de
répondre, l'ambassadeur bernois demanda
qu'il fût puni et qu'on donnât une
église aux Eidguenots
pour faire prêcher l'Évangile. Sinon,
ajouta le Bernois, c'en est fait de notre alliance,
et il posa sur la table les traités conclus
entre Genève et Berne. Le Conseil redoutait
extrêmement d'en venir à cette
extrémité; après beaucoup
d'efforts il parvint à décider
Furbity à discuter publiquement avec Farel
à l'Hôtel-de-Ville, le 29 janvier.
En attendant, le bon père resta
en prison; la soeur Jeanne raconte que les
religieuses de Ste-Claire lui écrivaient
« des lettres de toute consolation» et
qu'il répondait aux soeurs, les exhortant
à la patience et à la constance.
« Je ne doute pas, dit-elle, que Dieu ne lui
ait donné grande consolation et ne lui ait
envoyé de fréquentes apparitions
d'anges, quoique je ne le sache pas d'une
manière précise ». Il serait
trop long de donner le détail de la longue
conférence du 29 janvier. Farel maintint que
la Bible est la seule règle de doctrine et
de pratique et que les vrais chrétiens
doivent la lire diligemment et n'accepter aucune
autre autorité en matière de foi et
de conduite. Furbity prétendit que
l'autorité est entre les mains du
clergé, mais il fut malheureux dans le choix
de ses citations. Car ayant voulu, par exemple,
prouver qu'il devait y avoir des
évêques, il lut le verset qui leur
prescrit de n'avoir qu'une seule femme et celui qui
dit: « Qu'un autre prenne sa charge ».
« Quant à ce bon évoque Judas
auquel vous faites allusion, répliqua Farel,
celui qui a vendu le Sauveur; du monde, il n'a que
trop de successeurs qui portent la bourse au lieu
de prêcher la Parole de Dieu ».
La discussion dura plusieurs jours sans
aboutir, puis Furbity fut reconduit en prison. Pour
se consoler, les prêtres prêchaient
avec ardeur contre les hérétiques et
débitaient de maison en maison les histoires
les plus étranges contre ces trois diables,
Farel, Viret et Froment. «
Il est clair que Farel est possédé du
diable, disaient les prêtres; il n'a point de
blanc aux yeux; il y a un diable dans chacun des
poils de sa barbe, qui est rouge et rude. En outre,
il a des cornes et les pieds fourchus comme un
taureau, enfin c'est le fils d'un Juif.
»
Les Bernois et les trois
évangélistes logeaient dans une
hôtellerie appelée la
Tête-Noire. Le propriétaire, qui
n'aimait pas les réformés, aidait
à colporter les sottes histoires des
prêtres.
Les Eidguenots s'inquiétaient
fort peu de ces fables, mais tandis que le Conseil
était en séance à
l'Hôtel-de-Ville, l'envoyé bernois
assura qu'un massacre des réformés
était imminent. Presque au même moment
une bande d'Eidguenots arriva sous les
fenêtres de l'Hôtel-de-Ville et quatre
d'entre eux montèrent avertir le Conseil que
deux Eidguenots venaient d'être
frappés par des catholiques, sans aucun
motif. L'une des deux victimes, un respectable
négociant du nom de Berger, était
mort, l'autre, nommé Porral, avait
été dangereusement blessé. Ce
double attentat avait été commis par
une bande d'énergumènes catholiques
à la tête desquels se trouvait
Portier, le secrétaire de l'évoque,
qui déjà l'année
précédente avait poignardés un
jeune, homme dans la cathédrale.
Les magistrats envoyèrent
immédiatement arrêter les coupables,
mais où fallait-il les chercher ? «
Sans doute ils sont cachés dans le palais de
l'évêque, dirent les Eidguenots. car
Pierre de la Baume est probablement l'instigateur
du complot ».
Les magistrats firent ouvrir d'office la
demeure épiscopale qu'on fouilla de la cave
au grenier sans trouver personne. Des hommes
d'armes furent laissés dans le palais pour
le surveiller, puis les recherches
continuèrent ailleurs, mais elles furent
vaines. Deux hommes avaient
disparu, c'étaient Portier, le chef de la
bande et Pennet, le meurtrier de Berger.
Tout à coup, à la nuit,
les gardes qui veillaient chez
l'évêque entendirent une voix
étouffée appelant la portière
par le trou de la serrure. Un des soldats
Eidguenots, imitant la voix d'une femme, demanda:
« Que voulez-vous ? » « Je voudrais,
répondit-on de la rue, les clés pour
Portier et Pennet ».
« Mais qu'en ferez-vous ?
»
« Je les leur porterai à
St-Pierre, où ils sont
cachés.»
Les soldats ouvrirent brusquement la
porte et trouvèrent un prêtre qui, en
les voyant, s'enfuit effrayé. Les hommes
d'armes coururent annoncer leur découverte
au Conseil qui siégeait en permanence.
Immédiatement les magistrats,
accompagnés d'officiers, munis de torches,
partirent pour la cathédrale. Les recherches
dans ce vaste édifice ne furent pas faciles.
Les arcades, les galeries et les chapelles furent
fouillées sans succès durant trois
heures. Enfin on pensa à chercher dans les
tours. Après avoir gravi l'escalier
étroit et tortueux qui mène au sommet
de la tour du midi, les officiers
aperçurent, à la lueur incertaine des
torches, Par lier et Pennet blottis dans un coin,
tremblant de la tête aux pieds. Les deux
misérables furent saisis et mis en
prison.
Pendant ce temps, les gardes du palais
faisaient bonne connaissance avec les domestiques
de
l'évêque, et tout en causant ils se
moquèrent de Portier. « Ce n'est pas un
si petit personnage que vous le pensez,
répliquèrent les domestiques
vexés; il est en correspondance
confidentielle non seulement avec Monseigneur
l'évêque, mais encore avec Son Altesse
le duc » « Ah bah ! répondirent
les Eidguenots en feignant
l'incrédulité, vous n'allez pas nous
faire croire que ces grands seigneurs prennent la
peine de correspondre avec Portier ! Vous l'avez
rêvé ! » « Pas du tout,
ripostèrent les domestiques, il n'y aurait
qu'à ouvrir le bahut de Monsieur le
secrétaire et vous y verriez les lettres du
duc avec le grand cachet de Son Altesse. » Les
Eidguenots s'empressèrent de forcer le
meuble et s'emparèrent de son contenu.
Toutes les lettres furent portées en
hâte au Conseil. En les examinant, celui-ci
comprit au bord de quel abîme les Genevois
s'étaient trouvés sans s'en
douter.
Leur évêque avait
écrit à Portier pour nommer un
gouverneur qui régnerait en maître sur
la ville et qui serait au-dessus de toutes les
lois. Puis le duc de Savoie avait fourni des
blancs-seings scellés de ses armes, avec
lesquels chacun des citoyens aurait pu être
arrêté au nom du duc et selon le bon
plaisir de l'évêque. Comme autrefois
Hérode et Pilate s'étaient
réconciliés en mettant à mort
le Fils de Dieu, le duc et son rival
l'évêque s'étaient entendus
pour étouffer l'Évangile qu'ils
détestaient. L'évêque, qui
avait cependant la confiance des membres
catholiques du Conseil, les avait livrés
sans remords à leur plus mortel
ennemi.
Pennet, contre lequel il n'y avait
d'autre charge à relever que la mort de
Berger, fut jugé tout de suite. Le cas de
Portier étant plus grave à cause des
intrigues dont il avait été dont il
avait été l'agent, fut remis à
un tribunal spécial. Nous avons dit qu'outre
Berger, un Eidguenot appelé Portai avait
été blessé grièvement;
celui qui l'avait frappé était un
frère de l'autre assassin; on ne put le
découvrir; on sut plus tard qu'il
s'était caché dans le réduit
d'une mendiante chez laquelle les soeurs de
Ste-Claire lui envoyaient en secret de la
nourriture.
Quant à Claude Pennet, on le
condamna à être
décapité; un magistrat catholique
prononça la sentence,
préférant la justice et
l'impartialité au bon vouloir des
prêtres. Voici comment la soeur Jeanne
raconte l'affaire. «Dans ce temps-là,
les chrétiens étaient bien marris et
lâches de courage; chaque jour il s'en pervertissait
de nouveaux,
mais
nul n'osait dire mot de peur d'être mis
à mort. Car un jour qu'un pervers
hérétique se moquait de la Sainte
Église et des divins sacrements avec des
paroles ignominieuses, un bon chrétien ne
pouvant endurer cela, tira son épée
et le tua sur le champ. Mais le chrétien fut
tant poursuivi qu'il fut pris dans le clocher de
St-Pierre et exécuté le jour de
Ste-Agathe. On lui offrit de devenir l'athée
rien, auquel cas il ne lui serait causé
aucun déplaisir, mais il répondit
qu'il ne voulait pas devenir ouvrier
d'iniquité pour sauver cette vie qui est
passagère ».
Je ferai remarquer que le magistrat par
lequel Pennet fut condamné étant
catholique, il est peu probable qu'il lui ait
offert la vie sauve à la condition de se
faire luthérien. La soeur Jeanne continue en ces termes: « Il
supplia qu'on
lui laissât voir le père Furbity, ce
qui lui fut octroyé. Et quand ils se virent
l'un l'autre, ils ne se purent tenir de pleurer.
Puis ce bon catholique se confessa
dévotement et déclara comment il
était condamné au gibet pour l'amour
de Jésus-Christ. Le révérend
père le baisa en disant: Sire Claude allez
joyeusement vous réjouir. C'est votre
martyre, ne doutez de rien car le Royaume des cieux
vous est ouvert et les anges vous attendent...
Quand Claude Pennet passa devant le couvent de
Ste-Claire, il dit à sa propre soeur qui le
suivait en pleurant: Ma soeur, allez dire aux dames
que je leur demande de prier pour ma pauvre
âme, et ne pleurez plus, car je m'en vais
joyeusement ».
Comment se fait-il que les dames de
Ste-Claire dussent prier pour une âme que le
révérend père avait
déclaré aller droit au ciel et
être attendue par les anges ? Lorsque ce
message parvint aux soeurs, elles allaient se
mettre à dîner; en l'entendant
quelques-unes d'entre elles, continue la soeur
Jeanne, « s'évanouirent et
dînèrent de leur chagrin...
Après que Pennet fut demeuré trois jours au
gibet, on
dit
qu'il avilit la face aussi vermeille et la bouche
aussi fraîche que s'il eût
été en vie. Et l'on voyait une
colombe blanche voltiger sur sa tête, ainsi
que plusieurs autres signes miraculeux... Ce bon
chrétien avait un frère qui
n'était pas moins zélé
à maintenir la sainte religion catholique...
il était caché chez une pauvre
mendiante... une nuit par un grand froid, il vint
pieds nus vers les soeurs, prendre congé en
pleurant amèrement. Vers le matin les soeurs
converses lui donnèrent des habits pour se
déguiser et il put s'échapper,
grâce à Dieu.
Le 10 mars fut décapité le
secrétaire Portier parce qu'on avait
trouvé chez lui des lettres dans lesquelles
Monseigneur de Genève disait que partout
où l'on trouverait des luthériens, il
fallait les saisir et les pendre à un arbre
sans forme de procès... A cause de cela
Portier souffrit le martyre le 10 mars... On mena
deuil sur lui, car il était homme de bien et
il fit une sainte mort. Jamais ces chiens ne
voulurent permettre qu'on l'ôtât du
gibet, de sorte que ce corps resta exposé
avec les meurtriers et les voleurs; on dit qu'il se
produisit sur lui toutes sortes de signes
miraculeux, mais comme je n'en sais rien de
précis, je n'en dirai pas davantage. Ce
jour-là fut aussi exécuté un
jeune larron et brigand de la secte
luthérienne que les cordeliers
admonestèrent afin qu'il pût mourir
repentant. Mais il leur fut ôté sur le
chemin et fut donné à Farel et
à son compagnon pour lui prêcher, de
sorte qu'il mourut en son hérésie.
Cinq jours après, il arriva une chose
miraculeuse, une femme qui avait été
pendue un an auparavant et qui était morte
dans la foi de notre sainte mère
l'Église, se tourna vers ce luthérien
et elle le mordit au menton. Plus de quatre mille
personnes allèrent voir ce miracle.
Il nous a paru utile de donner les deux
versions des: événements de cette
époque. L'ancien serpent qui persuada aux pauvres
nonnes
de
voir un saint et un martyr dans la personne d'un
meurtrier impie, est toujours le même, notre
ennemi qui à nous aussi cherche à
nons faire croire que le mal est bien et le bien
mal. Dieu seul peut nous garder d aveuglement en
nous éclairant de sa divine
lumière
Quant aux miracles que la pauvre
religieuse raconte, ils n'étaient pas rares
à Genève dans ce temps-là.
Ainsi dans les nuits sombres les passants qui
s'arrêtaient près du cimetière
pouvaient voir les âmes qui sortaient du
purgatoire pour venir supplier leurs parents de
payer le plus de messes possible afin de les
délivrer de leurs tourments. Les Genevois
les contemplaient avec terreur allant et venant
dans les allées du cimetière sous la
forme de petites flammes vacillantes.
Un Eidguenot, plus sceptique que les
autres, eut l'audace de poursuivre une de ces
flammes et de la saisir. Il découvrit alors
que c'étaient des écrevisses sur le
dos desquelles les prêtres avaient
fixé de petites chandelles
allumées.
Les miracles opérés par le
clergé finirent par devenir si
fréquents qu'on pria le Conseil
d'intervenir. Les prêtres, dit la chronique,
s'engraissaient et devenaient aussi rouges que des
homards, grâce à leur habileté.
Ils extorquaient des sommes énormes aux
mères des enfants morts sans baptême.
Un prêtre était alors toujours
disposé à ressusciter l'enfant
moyennant payement. Le miracle, il est vrai, ne
s'accomplissait pas en; présence des
parents, mais à l'église, où
les prêtres port aient le petit cadavre.
Invariablement l'enfant ressuscité mourait
de nouveau après avoir été
baptisé et on l'enterrait tout de suite. La
mère avait seulement la consolation de
savoir son enfant en route pour le paradis, tandis
que sans le baptême, il eût
habité les abords de l'enfer pendant
l'éternité. Au mois de mai de cette année-là, le
Conseil défendit sous une peine
sévère à tous les
prêtres et à tous les moines de faire
aucun miracle.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |