Ainsi que le dit Mably,
c’est parce que l’on dédaigne, par
indifférence, par paresse ou par
présomption de profiter de
l’expérience des siècles
passés; que chaque siècle
ramène le spectacle des mêmes erreurs
et des mêmes calamités.
Or, n’est-ce pas
mettre le pays en garde contre le retour des
calamités qu’amène
nécessairement l’application de la
doctrine d’intolérance, chère
à l’Église catholique, que de
faire revivre comme une utile leçon de
l’expérience du passé, la
persécution religieuse qui, pendant plus
d’un siècle, a fait des huguenots en
France les représentants et les martyrs de
la grande cause de la liberté de conscience
?
Pour obéir
à l’église catholique qui lui
enjoignait de fermer la bouche à
l’erreur, Louis XIV a eu recours aux moyens
les plus odieux de la corruption et de la violence;
malgré les confiscations, les
emprisonnements, les transportations, les
expulsions, les condamnations aux galères,
au gibet, à la roue et au bûcher, il
n’est arrivé, au prix de la ruine et du
dépeuplement de son royaume,
qu’à obtenir l’apparence menteuse
d’une conversion générale des
huguenots,
Ses successeurs, en
acceptant le funeste legs de ses édits
contre les huguenots, se virent amenés
à soumettre les prétendus
convertis à un
véritable régime de
l’inquisition, à multiplier les
enlèvements d’enfants et à
peupler les galères et les prisons,
d’hommes et de femmes qui n’avaient
commis d’autre crime que de s’assembler
pour prier Dieu en
mauvais français,
ainsi que le dit Voltaire, et plus
d’une fois la recrudescence des
persécutions renouvela le désastre de
l’émigration.
Sous Louis XVI, les
idées de tolérance avaient fait de
tels progrès que le Gouvernement se trouvait
impuissant à faire observer les iniques
dispositions des édits qu’il
n’avait pas osé abroger. Mais le
mensonge légal
qu’il n’y avait plus de
protestants en France, constituait pour les
huguenots, dit Rulhières, une
persécution tacite ne paraissant pas et que
n’eût pas inventée Tibère
lui-même.
« S’il
existait depuis treize cents ans, (ajoute-t-il au
lendemain de l’édit de 1787 donnant un
état civil aux huguenots) une nation,
devenue célèbre par tous les actes de
la paix et de la guerre, dont les leçons et
les exemples eussent policé la plupart des
peuples qui l’environnent, et qui offrit
encore au monde entier le modèle des
mœurs douces, des opinions
modérées, des vertus sociales de
l’extrême civilisation, une nation qui,
la première, eût introduit dans la
morale et posé en principe de gouvernement
l’horreur de l’esclavage, qui eût
déclaré, libres les esclaves
aussitôt qu’ils entrent sur ses
frontières, et cependant, si la
vingtième partie de ses citoyens retenus
parla force et enfermés dans ses
frontières restaient sans culte religieux,
sans profession civiles, sans droits de citoyens,
sans épouses quoique mariés, sans
héritiers quoique pères; s’ils
ne pouvaient, sans profaner publiquement la
religion du pays, ou sans désobéir
ouvertement aux lois, ni naître, ni se
marier, ni mourir, que dirions-nous de cette
nation? Telle était il y a peu de semaines
encore, notre véritable histoire.
Plus d’un million de
Français étaient privés, en
France, du droit de donner le nom et les
prérogatives d’épouses et
d’enfants légitimes, à ceux que
la loi naturelle, supérieure à toutes
les institutions civiles, ne cessait point de
reconnaître sous ces deux titres. Plus
d’un million de Français avaient perdu,
dans leur patrie, ce droit dont tous les hommes
jouissent, dans les contrées sauvages comme
dans les pays policés, ce droit
inséparable de l’humanité et
qu’en France on ne refuse pas à des
malfaiteurs flétris par des condamnations
infamantes.
S’il en était
ainsi, c’est parce que l’Église
catholique, ayant le privilège de la tenue
des registres de l’état civil, avait
voulu faire de ce privilège un instrument de
conversion vis-à-vis des huguenots,
obligés de s’adresser à elle
pour donner une, constatation légale
à leurs mariages, à leurs naissances
et à leurs décès. Les
curés, imposant aux fiancés huguenots
de longues et dures épreuves de
catholicité, avant de consentir à les
marier, et qualifiant de bâtards,
dans leurs actes baptistaires, les
enfants issus de mariages contractés au
désert et à l’étranger,
les huguenots fuyaient les églises, ils
allaient se marier devant des pasteurs, et
faisaient baptiser leurs enfants par eux, mais, en
agissant ainsi, ils n’avaient plus
d’état civil.
Pour mettre fin à
un tel état de choses, Louis XVI, en 1787,
promulgua un édit qui - sans faire mention
des protestants - permettait aux non-catholiques
d’opter entre leur Curé et
un fonctionnaire laïque pour donner une
constatation légale à leurs
naissances, à leurs mariages et à
leurs décès.
Dans un mandement
des
plus violents, l’évêque de la
Rochelle protesta contre cet édit
réparateur et, interdisant aux prêtres
de son diocèse de faire fonctions
d’officiers de l’état civil pour
les non
catholiques il
leur
enjoignit de déclarer à ceux qui se
présenteraient devant eux que leur
ministère était exclusivement
réservé aux fidèles. En
parlant ainsi, cet évêque était
dans la logique de la doctrine catholique, en vertu
de laquelle toutes les libertés et tous les
droits doivent être le privilège
des catholiques; en sorte que donner
la liberté à tous, c’est détruire
la liberté des catholiques, de
même que c’est porter atteinte aux
droits imprescriptibles de l’Église que
de donner tous ses effets civils à un
mariage qu’elle qualifie de concubinat,
parce qu’il n’a pas
été béni par elle. Que nous
importe aujourd’hui, dira-t-on, la doctrine
d’intolérance de l’Église
catholique? notre société
n’a-t-elle point pour base,
l’égalité de tous les citoyens
devant la loi, l’égalité des
droits des sectateurs de toutes les religions et de
toutes les opinions philosophiques?
Sans parler de
l’explosion de cléricalisme qui
s’est produite après le 24 mai, est-il
permis d’oublier combien les flots de la mer
politique sont changeants? Une surprise du scrutin,
ainsi que la Belgique en a fait naguère
l’épreuve, ainsi qu’en
témoigne le vote du 4 octobre 1885 en
France, ne pourrait-elle ramener au pouvoir, les
partisans masqués
d’une théocratie
absolument hostile aux principes du droit nouveau?
Sans doute un changement aussi radical dans
l’orientation politique de notre pays, ne se
produirait point sur une plate-forme
électorale semblable à celle
établie par M. Chesnelong et douze autres
apôtres de l’ancien régime. Que
l’on demande au pays de proclamer par son vote
que l’indépendance de
l’Église, c’est-à-dire son
droit à la domination, que les
libertés nécessaires de
l’Église, c’est-à-dire la
suppression de la liberté des autres, sont
des droits antérieurs et supérieurs
à tous les gouvernements, le pays ne
comprendra même pas ce langage d’un
autre âge. Qu’on le mette en demeure
d’opter entre l’ancien régime et
la révolution, ainsi que l’ont fait les
ouvriers légitimistes des quatre-vingts
quartiers de Paris: « Nous réclamons la
restauration de la monarchie légitime et
chrétienne; arrière donc la
révolution ! » il ne daignera
même pas honorer d’une réponse
une telle mise en demeure ; mais, ne peut-il
arriver que, sans avoir été
posée devant les électeurs, la
question de la restauration d’un pouvoir
théocratique se trouve tranchée par
les pouvoirs constitués?
N’a-t-on pas vu, en
1873, l’assemblée nationale qui, en un
jour de malheur, avait été
élue avec la mission spéciale de
conclure la paix, sur le point de décider, sans
mandat, le
rétablissement de la monarchie
légitime, de cette monarchie qui
représentait l’alliance intime du
trône et de l’autel,
l’asservissement politique et
théologique du peuple?
Le comte de
Chambord, en
effet, plaçait ses chrétiennes
déclarations sous l’autorité du
chef de la catholicité qui avait
condamné solennellement les erreurs du droit
nouveau, c’est-à-dire toutes les
libertés; et le pape, de son
côté, affirmait que la restauration de
la monarchie légitime en France, rendrait au
régime et aux doctrines catholiques toute la
puissance des anciens jours.
L’assemblée
nationale, au lieu de voter la monarchie
légitime, a fait la république
à une voix de majorité, et le comte
de Chambord est descendu dans la tombe sans avoir
entendu sonner cette heure de Dieu qu’il ne se
lassait pas d’attendre; mais il ne faut pas
oublier que tout prince qui, par force ou par ruse,
se mettrait en possession du pouvoir souverain,
deviendrait fatalement, comme l’eût
été Henri V, le docile serviteur de
l’Église. En effet, pour tenter quelque
chose contre la démocratie, chaque parti
monarchique est impuissant par lui-même, il
est donc dans l’obligation de s’assurer à
tout
prix l’appui de
l’Église si bien organisée pour
la lutte, appui sans lequel il ne peut rien. En
d’autres termes la monarchie en France sera
cléricale ou elle ne sera pas, elle devra
donc subordonner son pouvoir à celui de
cette Église dont le syllabus est une
véritable déclaration de guerre
à tous les principes sur lesquels repose la
société moderne.
Que s’est-il
passé au mois d’octobre 1885? Les
candidats monarchistes se sont bien gardés
de montrer le plus petit coin de leur drapeau, et,
sans demander aux électeurs de manifester
leurs préférences pour telle ou telle
dynastie, ils se sont bornés, qu’ils
fussent bonapartistes, légitimistes ou
orléanistes, à protester à
l’envi de leur dévouement à la
cause de l’Église. Il est vrai que dans
les petits papiers anonymes distribués par
le clergé à profusion, on disait aux
électeurs des campagnes que voter pour les
républicains, qui veulent assujettir les
séminaristes au service militaire,
c’était voter pour
le Démon, tandis
que nommer les monarchistes,
partisans masqués
de la théocratie,
c’était voter pour
Jésus-Christ.
Mais les
politiques, comprenant qu’une telle
plate-forme électorale n’avait aucune
chance de succès devant le pays, ont
tenté d’obtenir une surprise du
scrutin, en posant aux sélecteurs cette
question: voulez-vous qu’on renonce à
une politique qui a provoqué la crise
agricole et industrielle dont vous souffrez, et
qui, par les dépenses
exagérées et les expéditions
lointaines, a mis le désordre dans les
finance publiques ?
Le suffrage
universel
ainsi consulté, a nommé deux cents de
ceux qui lui signalaient le mal, non parce
qu’ils étaient artisans de la
monarchie, mais parce qu’il a cru qu’ils
seraient plus aptes que d’autres à
guérir les maux qu’ils
signalaient.
Mais, dès le
lendemain de leur élection, ces partisans de
la théocratie ont jeté le masque et
annoncé tranquillement aux électeurs,
de quelle singulière façon ils
comptaient remplir le mandat qu’ils venaient
de recevoir, le mandat de rendre aux pays sa
prospérité et de rétablir le
bon ordre dans nos finances.
Nous n’avons pas
combattu, ont-ils dit, pour telle ou telle
politique, mais pour jeter bas la
république: nous
ne l’avons pas dit comme
candidats, mais
maintenant nous n’avons plus à nous
gêner. Nous
rendrons tout
ministère impossible jusqu’à ce
qu’on dissolve la Chambre; si, après la
dissolution, les monarchistes reviennent en
majorité à la Chambre, ils jetteront
le sénat par la fenêtre, si le
sénat s’avise de s’opposer
à leurs desseins révolutionnaires.
Peut-être même, ont-ils ajouté,
alors que les monarchistes sont encore en
minorité, à la chambre des
députés comme au sénat,
faudra-t-il, pour hâter la chute de la
République, la pousser avec la crosse
d’un fusil ou le fer d’une
fourche.
Il est fort à
présumer que si la minorité
monarchiste haussait demain son courage
jusqu’à l’audace d’un coup de
main, elle n’aimait pas à se
féliciter de l’avoir fait. À je
ne sais quel gascon de Bruxelles qui
menaçait de faire envahir la France par
l’armée belge, on se bornait à
répondre: et
les douaniers !
de même aux monarchistes qui parlent de
mettre le pied sur la gorge de la
République, on peut répondre: et les
gendarmes! mais il
faut admettre
toutes les hypothèses. Si, par impossible,
un des prétendants à la couronne se
trouvait violemment hissé sur les
débris du trône de France,
qu’arriverait-il?
Le nouveau
souverain, roi
ou empereur, ne pouvant rien sans
l’Église, mis, par elle, en demeure de
rendre au régime catholique la puissance des
anciens jours, ne tarderait pas à succomber
dans sa vaine tentative de ressusciter un
passé mort et bien mort. La preuve la plus
péremptoire de la certitude de
l’échec qui
l’attendrait,c’est l’accueil fait
par les monarchistes eux-mêmes, à la
proposition imprudemment faite par Mr de Mun de
constituer une ligue politico-religieuse pour
préparer la restauration du gouvernement des
curés. Considérer comme un droit de
l’Église, l’exemption du service
militaire pour les séminaristes, imposer le
repos du dimanche, substituer le mariage religieux
au mariage civil, réclamer la liberté
de tester, en bon Français, le
rétablissement du droit
d’aînesse, etc., ce sont là de
ces choses qu’on peut tenter d’accomplir
dans l’ombre, quand on a le pouvoir,mais que
l’on ne doit pas avoir la naïveté
de demander publiquement à l’avance
!
Le souverain
improvisé qui, plagiaire de Louis XIV,
voudrait se faire l’exécuteur des
hautes oeuvres de l’Église catholique,
serait peut-être, dès le premier jour,
tué par l’arme irrésistible du
ridicule; peut-être, au contraire, avant de
franchir la frontière en toute hâte,
aurait-il multiplié les ruines et fait
couler les flots de sang.
Dans un cas comme
dans
l’autre, et quelque mal qu’il eut pu
faire à la France, il se trouverait des sous-Massillon
pour le
louer de ne
pas s’être laissé arrêter
dans, son entreprise par les vues timides de la
sagesse humaine, et des sous-Veuillot
pour affirmer que les victimes de son
intolérance ne sont pas à plaindre,
mais que c’est lui qui, comme, Louis XIV, a
été le vrai martyr, parce qu’il
a sacrifié à sa foi la
prospérité de son royaume.
Je termine ce
travail, au
moment où le bicentenaire de
l’édit de révocation vient de
rappeler à la mémoire de tous; cette
année 1685, si cruelle pour les
défenseurs de la liberté de
conscience, ainsi que le montrait le
célèbre ministre
Dubosc, l’homme
de mon royaume qui parle le mieux,
disait Louis XIV, lorsqu’il
écrivait de la terre d’exil
:
« Quelle
année, pour nous autres
réfugiés ! une année qui nous
a fait perdre notre patrie, nos familles, nos
parents, nos amis, nos biens; une année qui,
par un malheur encore plus grand, nous a fait
perdre nos églises, nos temples, nos
sanctuaires. Une année qui nous a
jetés ici, sur les bords de cette terre qui
nous était inconnue, et où nous
sommes comme de pauvres corps que la tempête
a poussés par ses violentes secousses. Oh!
année triste entre toutes les années
du monde ! »
Une restauration
monarchique ne serait rien autre chose
aujourd’hui qu’une restauration
religieuse; ainsi que le proclame M. Cazenove de
Pradine, elle imposerait à la France les
frais de la béatification d’un martyr
aussi peu à plaindre que Louis XIV, et
l’on pourrait dire de 1885 comme de 1685, que,
c’est une année triste entre toutes les
années du monde.
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