Blanche de Gamond arrive
à l’hôpital de Valence, elle
refuse d’aller à la chapelle où
se disait la messe ; la soeur Marie lui donne des
soufflets et des coups de pied et lui rompt un
bâton sur le dos, puis elle la
décoiffe pour la prendre aux cheveux. Mais
Blanche venait d’être rasée, par
ordre du parlement; on la prend par les bras et
malgré ses cris on la traîne à
la chapelle.
Ce soir-là, ajoute-t-elle, on me donna un
lit qui était assez bon, mais je ne pouvais
pas me déshabiller, ni tourner les bras, ni
lever la tête, tant on m’avait meurtrie
de coups. C’était le premier jour que
j’entrai à l’hôpital. Le
lendemain on nous fit lever à quatre heures
et demie du matin. Quoique je ne pouvais pas lever
la tête, parce que mon cou était tout
meurtri, il me fallut cependant travailler;
à six heures deux filles me prirent et me
menèrent dans la chapelle malgré
moi...
On me mit
dans une
chambre où il y avait des
poux, des puces, et des punaises, en
quantité
prodigieuse,
tellement qu’il me semblait tous
les matins qu’on m’avait donné les
étrivières, tant que ma chair me
cuisait. Il ne nous était pas permis de
blanchir ni de faire blanchir nos chemises, les
poux nous couraient dessus, il
nous était défendu de
nous les ôter... je
n’avais point de draps, tant
seulement une couverte et de la paille... le pain
qu’on nous donnait était fort noir et
du plus amer, car, pendant trois ou quatre jours,
il me fut impossible d’en mettre un morceau
à ma bouche, quelque effort que je fisse en
moi-même.
On me faisait charrier de l’eau avec Mlle de
Luze. Une fille nommée Muguette, nous
suivait après, avec une verge à la
main, qui nous en frappait les doigts. Et la cornue
que nous portions était si pleine et
pesante, que deux hommes auraient eu peine de la
porter et, comme nous étions faibles, ce fut
cause que celle qui était avec moi, le
bâton lui glissa de la main, et nous
versâmes deux ou trois verres d’eau sur
le pavé. On s’en alla quérir la
Rapine, Il s’en alla à la cuisine et
dit aux cuisinières : « Donnez les
étrivières à cette huguenote,
mais ne l’épargnez pas; que si vous
l’épargnez vous serez mises à sa
place. »
À l’instant on me fit lever et on me
fit entrer à la cuisine. Sitôt que
j’y fus dedans, on ferma bien toutes les
portes et je vis six, filles que chacune
d’elles avait un paquet de verges d’osier
de la grosseur que la main pouvait empoigner et de
la longueur d’une aune, on me dit :
Déshabillez-vous; ce que je fis, on me dit :
Vous laissez votre chemise, il la faut ôter.
Elles n’eurent pas la patience
qu’elles-mêmes
l’ôtèrent et j’étais
nue depuis la ceinture en haut. On apporta une
corde de laquelle on m’attacha à une
poutre qui tenait le pain dans la cuisine, en
m’attachant on tirait la corde de toutes leurs
forces, puis on me disait : Vous fais-je mal ? Et
alors elles déchargèrent leur furie
dessus moi et, en me frappant l’on me disait :
Prie ton Dieu !
On avait
beau
s’écrier : Redoublons nos coups, elle
ne les sent pas puisqu’elle ne dit mot ni ne
pleure point. Et comment aurais-je pleuré,
puisque j’étais peinée au
dedans
de moi ? Mais sur la fin,
mes pieds ne purent pas me soutenir parce que mes
forces étaient faillies, aussi
j’étais pendue par les bras et voyant
que j’étais comme couchée par
terre, alors on me détacha pour me frapper
mieux à leur aise. On me fit mettre à
genoux au milieu de la cuisine, là elles
achevèrent de gâter les verges sur mon
dos, tant que le sang me coulait des
épaules... et comme elles me’ mettaient
mon corps (mon corsage) je les priai de ne me le
mettre pas, mais tout seulement mon manteau ; elles
ne firent que pis, me serrèrent tant plus
et, comme j’étais enflée et
noire comme du charbon, ce me fut un double
supplice et double martyre... C’était
à deux heures après midi et, quoique
je ne pouvais pas me remuer, il me fallait...
pourtant travailler. Et tantôt on venait en
disant : Quatre huguenotes pour travailler et
charrier de l’eau. Dans un moment après
on revenait en criant : Encore deux ou trois
huguenotes pour charrier de la farine ; et tous les
jours on augmentait nos peines et nos
supplices.
Aussi, je regardais ce lieu là comme
l’image de l’enfer; je désirais
ardemment d’en sortir par la mort... On nous
faisait balayer la cour des filles, mais on ne nous
donnait point de balais à toutes, il
fallait
que nos
doigts fissent les balais et nous ramassions la
boue avec nos mains... Depuis
les étrivières,
j’étais devenue comme ladre,
j’avais par tout mon corps des ampoules
qui étaient de la grosseur
d’un pois. Ce n’était pas la gale,
mais du sang meurtri... Je balayai la salle; le
redoublement de fièvre me prit, ma chemise
était toute mouillée de sueur de
travail, et comme j’étais
extrêmement mal, je m’en allai me jeter
sur le lit...
Je ne fus pas plutôt sur le lit que la
Roulotte et la Grimaude, transportées de
furie, vinrent contre moi en me disant : Allons,
à la messe !... Elles me jetèrent du
lit à terre, et, comme je ne voulais pas
marcher, j’étais couchée sur le
pavé, elles me frappèrent à
coups de pied, ensuite du bâton qu’elles
avaient à la main... Quand elles eurent
rompu le bâton sur moi... on me traîna
jusqu’aux degrés... »
À la suite des mauvais traitements
répétés qu’elle avait
subis, Blanche de Gamond tombe malade et est
envoyée à l’infirmerie.
« Je demeurai là, dit-elle,
l’espace de deux mois, je fus détenue
d’une fièvre continue et redoublement
d’accès. Quand je demandais de
l’eau pour me rafraîchir la bouche, pour
la plupart du temps, on me la refusait, en me
disant : Faites-vous catholique et on vous en
donnera... On ne me donnait point de bouillon,
sinon d’eau bouillie avec des choux verts,
qu’il y avait des poux et des chenilles parce
qu’on ne les lavait, ni triait, comme
j’en ai très souvent trouvé dans
ma soupe. Mais, pour du sel et du beurre on y en
mettait fort peu, tellement que, quand on me
présentait ce bouillon, le dédain et
le vomissement me prenaient. »
C’était,
paraît-il, l’habitude des hôpitaux
de laisser à peu près mourir de faim
les malades, car Lambert de Beauregard,
porté à l’hôpital
général après avoir
été torturé par les soldats,
dit : « J’y fus bien couché
et mal nourri : car il est constant qu’en huit
jours que j’y demeurai, je n’y mangeai pas
une
livre pesant, pour tous
les
aliments que je pris là dedans, parce que
l’on ne m’y présentait que de gros
pain que l’on mettait bouillir avec de
l’eau, sans sel ni autre chose pour le
mortifier... Je buvais surtout de l’eau froide
que je trouvais fort bonne, et c’est de cela
que je me nourris presque tout le temps que je
demeurai à l’hôpital... Il arriva
qu’après que j’eus
séjourné cinq à six jours
à cet hôpital, sans prendre
d’autre nourriture que de l’eau froide,
je me trouvai si
vide
d’estomac et de cerveau que,
durant la nuit, j’avais des
visions et étais dans les rêveries qui
me faisaient dire beaucoup d’extravagances.
»
À
Marseille,
l’hôpital des galères
était ainsi un lieu de tourments où
les malheureux allaient achever
de mourir ayant
à souffrir de la faim et
du
froid.
Pour en
revenir
à Blanche de Gamond, on vient lui dire,
à sa sortie de l’infirmerie, que sous
trois jours elle devra partir pour
l’Amérique. « Et, quand vous serez
sur la mer, ajoutait-on, on vous fera passer sur
une planche fort étroite, et ensuite on vous
jettera
dans la
mer, afin de
faire
perdre la race des huguenots et de se
défaire de vous.
Élie Benoît constate que cette menace
de transportation dans le nouveau monde parvint
à vaincre la constance « de
plusieurs de ceux qui avaient résisté
aux prisons, aux galères, aux cachots,
à la faim, à la soif, à la
vermine et à la pourriture. »
Jurieu dit, qu’après le naufrage
d’un des navires transportant des huguenots
aux colonies, on ne mit plus en doute qu’on ne
vous embarquât pour opérer des noyades
en grand. À ceux qu’on allait
embarquer, raconte Elie Benoît, on parlait de
l’Amérique comme d’un pays
où ils seraient réduits en
esclavage et traités
comme les habitants des colonies traitent leurs
nègres et leurs bêtes ».
Une lettre
écrite de Cadix par un Cévenol au
mois d’avril 1687, montre combien était
répandue cette idée que les huguenots
transportés devaient être
réduits en esclavage aux colonies :
« On les envoie aux îles
d’Amérique pour
y être vendus au plus
offrant. Ces
choses
font horreur à la nature que ceux qui se
disent chrétiens, vendent des
chrétiens à deniers comptants...
Nous
apprîmes
que ce vaisseau venait de Marseille et qu’il
allait en Amérique porter des
esclaves... Nous
avons vu paraître quelques
demoiselles, à qui la mort était
peinte sur le visage, lesquelles venaient en haut
pour prendre l’air. Nous leur avons
demandé par quelle aventure elles s’en
allaient en Amérique. Elles ont
répondu avec une constance
héroïque. Parce que nous ne voulons
point adorer la bête, ni nous prosterner
devant des images; voilà, disent-elles,
notre crime. Je ne fus pas plutôt au bas de
l’échelle que je vis quatre-vingts
jeunes filles ou femmes, couchées sur des
matelas, accablées de maux, et d’un
autre côté l’on voyait cent
pauvres malheureux accablés de vieillesse et
que les tourments des tyrans ont réduits aux
abois (des forçats invalides). Elles
m’ont dit que, lorsqu’elles partirent de
Marseille, elles étaient 250 personnes,
hommes, femmes, filles et garçons et que, en
quinze jours, il en est mort 18. » Ce
Cévenol trouve parmi les
transportées, deux de ses cousines, deux
jeunes filles, l’une de quinze, l’autre
de seize ans, l’une déjà bien
malade, vouées toutes deux à une mort
prochaine car le vaisseau qui les portait fit
naufrage
et l’on ne
sauva
point la moitié des passagers. Est-ce
à ce naufrage, ou un des cinq ou six autres
sinistres du même genre, que se rapporte
cette relation du huguenot Étienne Serres,
un des rares survivants d’un navire qui,
chargé ,de prisonniers et de forçats
invalides, fit naufrage près de la
Martinique?
«
Les femmes,
dit-il, étaient
fermées à clef dans leur chambre et,
dans le désordre où tout le monde
était, on ne se souvint de leur ouvrir que
lorsqu’il ne fut presque plus temps.
Quelqu’un ayant enfin pensé à
elles, et s’étant avisé
d’ouvrir la porte de leur chambre, ne pouvant
trouver la clef, la rompit à coups de hache.
Quelques-unes en sortirent au milieu des eaux
où elles nageaient déjà; et on
trouva toutes les autres noyées. Les
forçats étaient
enchaînés les uns avec les autres, et
sept à sept, de sorte que, ne pouvant rompre
les chaînes dont ils étaient
liés, ils jetaient des cris
épouvantables pour émouvoir les
entrailles et pour faire venir à leur
secours. Ces cris ayant attiré près
d’eux leur comite, il eut pitié
d’eux et fit tous ses efforts pour rompre
leurs chaînes. Mais le temps était
court, et, tous voulant être
déliés à la fois, après
avoir ôté les fers à
quelques-uns, il fut contraint d’abandonner
les autres. »
Les matelots mettent les chaloupes à la mer,
quelques-uns seulement des transportés
peuvent les suivre dans les embarcations, si bien
que quinze des prisonniers périrent et que
presque
toutes les
prisonnières furent noyées.
Ce n’était pas seulement le naufrage
qu’avaient à craindre les
transportés, c’étaient encore
les maladies résultant de l’entassement
sur les navires et du manque de soins. Ainsi sur un
navire parti de Nantes en 1687 avec cent soixante
transportés, quarante périrent dans
la traversée, et sur deux autres partis de
Marseille l’année suivante avec cent
quatre-vingt passagers, quarante périrent en
route.
Cette
croyance
qu’on embarquait les huguenots pour les noyer
était si bien établie, que Convenant,
pasteur d’Orange, à l’occasion de
l’émigration protestante de cette
principauté, dit encore en 1703: « On
répétait qu’on ne leur faisait
prendre cette route que pour les embarquer à
Nice sur des vaisseaux qu’on y avait
préparés, et pour leur faire le
même traitement qu’on avait fait, il
n’y avait que quelques jours, à tous
les habitants d’un village des
Cévennes, qu’on avait mis sur un
vaisseau, sous ombre de les transporter dans les
îles d’Amérique, et qu’on avait
fait
couler à fond au milieu de la mer.
»
On avait
eu
l’idée, tout d’abord, de faire de
la transportation sur une grande échelle; le
marquis de la Trousse avait cru trouver dans la
transportation un moyen de changer
quelques peuples des
Cévennes, et
en 1687, il annonçait être prêt
à faire trois voitures, d’une
centaine
de personnes
chacune, pour Marseille, mais il dut se contenter
de faire partir pour les îles
d’Amérique ou le Canada, ceux qui
paraissaient
avoir le plus de crédit dans chaque village. On
renonça
bientôt absolument à la transportation
des huguenots, « Sa Majesté,
écrivait Louvois en 1689, ayant connu par
expérience que ces gens-là
embarrassaient extrêmement les gouverneurs
des îles et que, quelque précaution
que l’on prit, ils s’évadaient et
revenaient en France. »
Cette
décision
se comprend d’autant mieux que Louvois avait
obtenu du roi que la liberté de sortir du
royaume fût momentanément rendue
aux
huguenots et aux nouveaux
convertis. Il avait invoqué cet argument
« que le naturel des Français les
poussait à vouloir principalement les choses
difficiles et défendues, mais
qu’ils
se refroidissaient
aussitôt qu’on leur donnait la
permission de se satisfaire».
Conformément à son avis, les passages
furent un instant ouverts aux émigrants,
mais quand on vit qu’une foule de gens
profitaient de l’occasion pour sortir du
royaume, on s’empressa de les refermer et de
remettre en vigueur les édits interdisant
l’émigration sous peine des
galères.
En même temps, pour désemplir les
prisons trop peuplées, on avait
expulsé du royaume quelques centaines de
huguenots opiniâtres, qu’on avait fait
conduire aux frontières de terre ou de
mer,
en confisquant leurs biens, comme
s’ils fussent sortis
volontairement du royaume. On expulsa de même
quelques notables
qui n’avaient
pas
été emprisonnés, mais
donnaient le mauvais exemple de leur attachement
à la foi protestante.
Ainsi, de
Thoraval,
gentilhomme du Poitou qui, enfermé à
la Bastille, avait abjuré entre les mains de
Bossuet, était dénoncé, six
ans plus tard, comme étant le conseil des
nouveaux convertis, si bien qu’il
ne paraissait pas
qu’il eût fait abjuration. Quelques
jours plus
tard, après que le secrétaire
d’État eut consulté Bossuet sur
la question, le maréchal
d’Estrées recevait l’ordre
suivant, qu’il s’empressait
d’exécuter" contre cet opiniâtre dont
la
présence était
réputée dangereuse : « Sa
Majesté veut que vous fassiez sortir du
royaume le sieur de Thoraval, en l’envoyant au
plus prochain endroit pour s’embarquer, et sa
femme aussi, supposé qu’elle n’ait
point fait l’abjuration. Je crois inutile de
vous dire qu’il ne doit emmener avec lui aucun
de ses enfants, ni
disposer de ses effets. »
Fénélon, non seulement conseillait
d’envoyer les nouveaux convertis dangereux de
la Saintonge dans les provinces où il
n’y avait point de huguenots, de les y envoyer
en qualité d’otages, pour
empêcher
la
désertion de leurs familles, mais encore il
ajoutait : «Peut-être ne serait-il point
mauvais d’en envoyer quelques-uns dans le
Canada, c’est un
pays avec lequel ils font eux-mêmes le
commerce. » La
plaisante raison pour les transporter en
Amérique!
Le secrétaire d’État Seignelai
envoie à un intendant cette lettre du roi :
« J’ai vu la liste que vous m’avez
envoyée de ceux de la religion
prétendue réformée qui sont
dans l’étendue de votre
département, et qui ont, jusqu’à
présent, refusé de faire leur
réunion à l’Église
catholique, et ne pouvant souffrir que des gens si
opiniâtres dans leur mauvaise religion
demeurent dans mon royaume, je vous écris
cette lettre pour vous dire que mon intention est
que vous les fassiez conduire au plus prochain lieu
de la frontière sans qu’ils puissent,
sous quelque prétexte que ce soit, emporter
aucuns
meubles
ou effets de quelque nature qu’ils
soient. »
Ces mesures d’expulsion ne portaient que sur
quelques têtes choisies; il eût fallu,
chose impossible, conduire à la
frontière des populations entières
pour débarrasser le royaume de tous les
opiniâtres.
En 1729
encore, le
président du parlement de Grenoble rend
cette ordonnance : « Nous avons ordonné
que, dans trois mois, le sieur Jacques Gardy fera
abjuration de la religion prétendue
réformée, à compter du jour de
la signification qui lui sera faite du
présent, à faute de quoi, ledit
délai passé, il est ordonné au
sieur prévôt de la
maréchaussée de cette province de le
faire prendre par des archers et conduire hors du
royaume sur la frontière la plus proche,
lesquels archers lui feront défense d’y
rentrer sous la peine des
galères. »
Quant à ceux qu’on tenait sous les
verrous, on ne se résignait à leur
ouvrir les portes des prisons pour les conduire
à la frontière que lorsque l’on
avait épuisé tous les moyens pour
provoquer leur abjuration.
La veuve
Camin
était prisonnière au château de
Saumur depuis de longues années sans
qu’on eût pu la faire abjurer.
Pontchartrain écrit au gouverneur : «
Le roi est résolu de la faire sortir du
royaume, après qu’on aura essayé
de la convertir. Pour cet effet il faut tenir cette
décision secrète et
mettre
tous les moyens possibles en
usage pour l’obliger à
s’instruire, en lui faisant entendre que
c’est le seul expédient à mettre
fin à ses peines; et si, dans trois mois,
elle persiste dans son opiniâtreté, on
l’enverra hors du royaume.
Comme on
savait que
les prisonniers préféraient tout,
même les galères, à la
transportation en Amérique, on faisait peur
jusqu’au bout de l’Amérique, dit
Elie Benoît, aux expulsés, que
l’on conduisait aux frontières du
royaume, et cet artifice réussit contre
quelques-uns qui perdirent courage à la
veille de leur délivrance.. Le marquis de la
Musse était déjà sur un
vaisseau étranger, avant qu’il
eût appris qu’on voulait le
relâcher; il n’en sut rien
qu’après que celui qui était
chargé de le conduire se fut retiré
et que les voiles furent levées. —
« On nous mena dans notre charrette, dit
Anne Chauffepié, à un village
nommé Etran, où nos gardes et nous,
nous montâmes sur le vaisseau qui nous
attendait pour mettre à la voile, et ce
fut là
seulement que
nos
gardes nous dirent qu’on nous emmenait en
Angleterre ou en Hollande, car, jusqu’à
ce moment, ils nous avaient toujours fort
assuré qu’on
nous mènerait en
Amérique. »
Pour en
revenir
à Blanche de Gamond, la victime de
d’Hérapine, ou la Rapine, comme
l’appelaient les huguenots, quand on lui eut
fait cette menace de la transporter en
Amérique, elle résolut de
s’évader de l’hôpital de
Valence avec trois de ses compagnes; mais, en
franchissant une haute muraille, elle tomba et se
rompit la cuisse, si bien qu’elle fut reprise
par ses bourreaux et ramenée à
l’infirmerie où se trouvait son amie
Jeanne Raymond, blessée comme elle.
« L’un me prit par la tête,
dit-elle, et les autres par le milieu de mon corps,
ainsi on commença à monter les
degrés. Je souffrais comme si j’eusse
été sur une roue; tous les
degrés qu’on montait ébranlaient
si fort mon corps et mes os qu’ils
craquetaient tous. — Un moment après on
vint pour me déshabiller, ce fut des maux
les plus cuisants du monde. Ils étaient
trois ou quatre filles, les unes me tenaient entre
leurs bras, les autres me délaçaient,
les autres m’ôtaient mes bas ;
c’est alors que je fis des cris, car les os de
mon pied gauche étaient démis. Puis
on me mit dans une peau de mouton, là
où je demeurai jusqu’au
troisième jour sans qu’on me
changeât de place, ni nous faire accommoder
nos desloqûres, nous priâmes tant
qu’enfin on nous fit venir un homme,
nommé maître Louis Blu qui nous remit
nos os. Il accommoda premièrement Mlle
Terasson, et puis moi, ce furent des cris et des
larmes que ma cuisse me causait, car elle
était démise et moulue, cela
dura
assez longtemps, devant
qu’il eût accommodé, en six ou
sept parts de ma personne, les os qui
étaient démis de leur place. On
demeura huit jours sans venir voir nos
meurtrissures.
On ne me
donna point
de bouillon ni autre chose... M. de Brezane ne
manquait pas de nous faire de rudes menaces de
temps en temps; en venant nous voir il nous disait:
« Quoique vous soyez estropiées, cela
n’empêchera pas qu’on
ne vous mène en
Amérique pour
vous faire prendre fin, mais en attendant je vous
ferai mettre dans un cachot et vous pourrirez
là-dedans.
»
Il fallait qu’on fût quatre personnes
pour me lever, chacune d’elles prenait le coin
du matelas et avec le matelas on me mettait par
terre puis deux filles me tenaient entre leurs bras
et les autres faisaient mon lit, puis on
tâchait de m’y mettre dessus ; mais
c’était là la plus grande peine
parce qu’on ne pouvait pas m’y mettre
sans me toucher.
Et
comme je pourrissais vive et que ma peau
s’ôtait dès qu’on
me touchait,
c’étaient des cris, des larmes et des
soupirs, les plus grands qu’on ait jamais
ouïs, la nuit et le jour sans
relâche...
Comme M.
le comte de
Tessé avec l’évêque de
Valence approchaient de mon lit, la plus grande
hâte qu’ils eurent, ce fut de se boucher
le nez et ensuite de prendre la fuite à
cause de la puanteur, et de ce qu’on
n’avait pas soin de
changer le linge de ma plaie, car
elle coulait nuit et jour et
perçait le matelas; et toutes les fois
qu’on me levait, il ressemblait à un
ruisseau, et quoiqu’on eut parfumé la
chambre, cela n’empêchait pas qu’il
n’y eut une grande puanteur. »
Grâce aux démarches d’amis
puissants, et à un sacrifice
pécuniaire que sa mère consentit
à s’imposer pour faire
disparaître les dernières oppositions,
Blanche de Gamond, autorisée à se
rendre à Genève, put sortir de
l’hôpital de Valence. La malade partit,
couchée à plat ventre sur un sac
rempli de foin, posé en travers sur la selle
d’un cheval, les pieds appuyés sur
l’un des étriers. Ce fut un nouveau et
cruel martyre; à chaque pas du cheval,
c’étaient de terribles douleurs; il
fallut s’arrêter toutes les deux ou
trois lieues, et, à chaque étape,
séjourner plusieurs jours pour se reposer,
si bien que l’on mit un mois pour faire les
quatorze lieues qui séparent Valence de
Grenoble.
Celui qui visite les prisons
d’aujourd’hui, ne peut avoir aucune
idée de ce qu’étaient les
prisons du temps de Louis XIV, ces sépulcres
des vivants où furent entassés les
huguenots après la révocation, et
où tant de victimes furent jetées
pendant près d’un siècle pour
cause de religion.
La plupart
des
cachots des châteaux forts et des prisons
d’État étaient de sombres
réduits, dans lesquels l’air et le jour
ne pénétraient que par une
étroite lucarne, donnant parfois sur un
égout infect; ils étaient si humides
que les prisonniers y perdaient bientôt leurs
dents et leurs cheveux, les insectes y pullulaient
ainsi que les souris et les rats, et les tortures
de la faim venaient souvent s’ajouter aux
autres souffrances qu’on avait à y
supporter. Je laisse la parole aux témoins
oculaires et aux victimes pour ne pas être
accusé d’exagération dans la
description de ces lieux de torture.
Voici d’abord le témoignage d’Elie
Benoît :
« Il y a des lieux où les cachots
sont si noirs, si puants, si pleins de boue et
d’animaux qui s’engendrent dans
l’ordure, que la seule idée en fait
frémir les plus assurés. Presque
partout ces cachots sont des lieux où il
passe des égouts et où les immondices
de tout le voisinage viennent se rendre. Dans
plusieurs on voit passer les ordures des latrines,
et, quand les eaux sont un peu hautes, elles y
montent jusqu’au cou de ceux qui y sont
confinés... A Bourgoin les cachots n’y
sont rien autre chose que des puits, pleins
d’eau puante et bourbeuse... On y descend les
prisonniers par des cordes, et on les y laisse
suspendus de peur qu’ils ne fussent
étouffés s’ils tombaient
jusqu’au fond.
Le cachot
de la
Flosselière est une véritable voirie,
où passent toutes les ordures d’un
couvent voisin. On avait la
méchanceté d’y porter
exprès des charognes pour incommoder les
prisonniers de leur puanteur. Tels sont encore ceux
d’Aumale en Normandie, tels ceux de Grenoble
où le froid et l’humidité sont
si terribles que plusieurs, au bout de quelques
semaines, ont perdu les cheveux et les dents...
Certains cachots sont si étroits qu’on
n’y peut être debout. Les malheureux
qu’on y jette ne peuvent trouver de repos
qu’en s’appuyant contre la muraille en se
mettant comme en un peloton pour se délasser
en pliant un peu les jambes.
Il y en a
qui sont
faits
à peu près comme la coiffure
d’un capucin, un peu larges
d’entrée, mais
rétrécissant jusqu’au fond, en
sorte qu’on
n’y peut tenir qu’en mettant les pieds
l’un sur
l’autre,
et que la seule posture
où un homme s’y
puisse mettre, est de demeurer demi couché,
sans être jamais ni debout, ni assis; sans
pouvoir se remuer, qu’en se roulant contre la
muraille; sans pouvoir changer la situation de ses
pieds, comme s’ils étaient
attachés avec des clous et qu’ils ne
pussent tourner que sur un pivot... Avec
tout cela
ces lieux ne sont ouverts que
pour donner aux prisonniers autant d’air
qu’il en faut pour n’étouffer pas,
et cet air ne
leur
vient que par des crevasses qui, outre
qu’elles apportent un air impur et infect,
exposent aussi ces lieux pleins d’horreur
à toutes les injures des
saisons.
La plupart
des
cachots n’ont de jour, qu’autant
qu’il en faut pour faire apercevoir aux
prisonniers les
crapauds et les vers qui s’y engendrent et
s’y nourrissent... On
avait parfois la cruauté de
mettre aux prisonniers les fers aux pieds et aux
mains... On refusait aux malades tout ce qui
pouvait leur faire supporter leur mal avec plus de
patience... Le
geôlier appliquait impunément à
son profit ce qu’il recevait pour le
soulagement des prisonniers.. On laissait ceux-ci
dans les plus horribles cachots autant de temps
qu’ils y pouvaient demeurer sans mourir.
Après qu’on les en avait
retirés,
pénétrés d’eau et de
boue, on ne leur donnait ni linge ni habits
à changer, ni feu pour sécher ce
qu’ils avaient sur le corps... On en a
retiré parfois dans des états qui
auraient fait pitié aux peuples qui
s’entremangent; on les voyait enflés
partout, leur peau se déchirait en y
touchant, comme du papier mouillé; ils
étaient couverts de crevasses et
d’ulcères, maigres, pâles,
ressemblant plutôt à des cadavres
qu’à des personnes
vivantes. »
« Les prisons de Grenoble étaient si
remplies, en 1686, écrit Antoine Court, que
les malheureux qui y étaient
renfermés, étaient entassés
les uns sur les autres; dans une seule basse-fosse,
il y avait quatre-vingts femmes ou filles, et dans
une autre, soixante-dix hommes. Ces prisons
étaient si humides, à cause de
l’Isère qui en baignait les murailles,
que les habits se
pourrissaient sur les corps des prisonniers. Presque
tous
y
contractaient des maladies dangereuses, et il leur
sortait sur la peau des espèces de clous qui
les faisaient extrêmement souffrir, et
ressemblaient si fort aux boutons de la peste que
le parlement en fut alarmé et résolut
une fois de faire sortir de Grenoble tous les
prisonniers. »
Blanche de
Gamond qui
fut enfermée dans ces prisons avant
d’être conduite à
l’hôpital de Valence, écrit :
« Comme la basse-fosse était un mauvais
séjour extrêmement humide, je tirai du
venin tellement, que je tombai dans une grande
maladie, car j’étais détenue
d’une fièvre chaude... Il me sortit de
rechef un venin à la jambe droite, elle
était si défigurée à
cause du venin que j’avais tiré de ces
lieux humides qu’on croyait qu’il
faudrait la couper.
Mesuard
dépeint ainsi sa prison de la Rochelle
Étant dans ce triste lieu au plus fort de
l’hiver, qu’il ne cesse de pleuvoir, du
côté du soleil levant la mer y
montait, et comme ce cachot n’est qu’une
voûte, l’eau y entrait en chaque fente
de pierre, dégouttant sans cesse. Enfin nous
étions entre deux eaux; il pleuvait partout,
jusque sur notre lit qui était exposé
sur un le peu de paille par terre; ayant aussi les
latrines au même lieu qui empoisonnaient.
»
À
Aigues-Mortes, le froid, l’humidité et
le mauvais air firent mourir seize prisonniers en
six mois. À Saint-Maixent, plusieurs
malheureux périrent ayant de la boue
jusqu’aux genoux. À Nîmes,
raconte le huguenot Jean Nissolle, pour augmenter
l’horreur du cachot sale et puant où
l’on enfermait les prisonniers, on y fit
couler l’ordure des lieux.
Partout les prisonniers, dévorés par
la vermine, souffrant du froid et du mauvais air,
étaient encore exposés à
mourir de faim, par suite de la rapacité de
leurs geôliers. Les prisons étaient
affermées et faisaient partie des domaines
de l’État productifs
de revenus, en sorte
que
c’était sur le prix alloué aux
geôliers à chaque entrée
nouvelle, que devait se prélever le montant
de leur bail. Une pareille obligation annulait en
fait tous les règlements destinés
à protéger un détenu contre
des spéculations meurtrières; aussi,
en
1665, un geôlier
avait-il été condamné à
mort pour avoir laissé mourir de faim un
prisonnier.
Les commandants des châteaux forts, de
même que les geôliers,
économisaient le plus qu’ils pouvaient
sur les pensions qui leur étaient
attribuées pour leurs prisonniers. M. de
Coursy, gouverneur du château de Ham, par
exemple, fut sévèrement
admonesté par le ministre, pour ne donner
à un détenu que six sous par jour
pour sa nourriture, alors que le roi avait
fixé à trente sous la pension
journalière de ce détenu, et le
laisser tout nu
et
manquant de toutes choses.
Farie de Garlin, huguenot détenu à la
Bastille, passe onze ans dans une des chambres
basses des tours du château appelées calottes
et, après
avoir usé et pourri le peu de
vêtements et la seule chemise qu’il
avait sur le corps, en est réduit à
se couvrir uniquement de la mauvaise courtepointe
qui était sur son lit.
Le gouverneur de la Bastille économisait
terriblement, on le voit, sur les dépenses
d’habillements de ses prisonniers.
En 1765,
des
prisonnières huguenotes détenues
depuis dix-huit ans dans les prisons de Bordeaux
adressent une requête à M. de la
Vrillière pour obtenir leur mise en
liberté, elles font valoir que deux
d’entre elles, âgées de
quatre-vingts à quatre-vingt-deux sont imbéciles
depuis
plus de dix
années. La Vrillière, ordonne
d’attendre pour les plus jeunes, mais de
relâcher les plus âgées. Le
geôlier refuse de libérer
ses
prisonnières,
sous prétexte des droits
de
gîte et de geôle qui lui sont dus
par elles ;
il faut que constatation soit faite que ces
prisonnières n’ont
pas de bien pour que
ce
geôlier rapace consente enfin à leur
ouvrir les portes de la prison, en se contentant
d’une très légère somme.
Il semblait si naturel de grappiller sur les sommes
allouées pour l’entretien et la
subsistance des prisonniers, que, à
l’occasion d’une accusation de
malversation dans la distribution du pain des
prisonniers, dirigée contre les officiers de
la maréchaussée de Toulon,
l’intendant de la marine objecte naïvement
qu’il a
toujours
été d’usage, d’employer les
économies faites sur les fonds
alloués pour le pain des prisonniers, aux
réparations du Palais et à diverses
menues dépenses.
On lit dans une relation sur la prison
d’Aigues-Mortes : « On demeura quelques
jours
sans rien
donner
à quatre d’entre nous.
Les autres
prisonniers nous firent part de leur pain pendant
ce temps. Il y avait quatre portes à passer,
d’eux à nous ; au milieu il y avait un
appartement où était un de nos
frères prisonniers. II fallait donc que ceux
qui nous faisaient ainsi part de leur
nécessaire, l’attachassent avec du fil
au bout d’un roseau, et le fissent passer sous
ces quatre portes. Cependant le roseau était
court, et, sans le prisonnier qui, par une
providence particulière, se trouva
heureusement au milieu, pour prendre le pain et
pour nous le donner, nous serions peut-être morts
de
faim dans cette
prison...
Quand nous voulions faire acheter quelques
provisions, il fallait donner l’argent par
avance et payer les choses doublement, encore
étions-nous fort mal servis. Une fois on
nous apportait de la viande, et on oubliait le bois
qu’il fallait pour la faire cuire; une autre
fois on apportait le bois et on laissait la viande.
Il manquait toujours quelque chose; ce
qui nous faisait le plus souffrir
c’était la soif, on fut une fois deux
jours sans nous donner une goutte
d’eau.
Six
prisonniers
enfermés depuis vingt-deux ans comme opiniâtres
au château
de
Saumur, écrivent en 1713 à
l’évêque de Bristol, ministre
plénipotentiaire de la reine
d’Angleterre : « M. Desy, le
lieutenant du roi, mettra tout en oeuvre pour nous
retenir toute notre vie, à cause
du profit qu’il tire sur
notre nourriture, qui lui
est payée vingt sous par
jour, desquels il retient une partie et donne
l’autre au cantinier qui nous nourrit fort
mal. »
Un de ceux qui eurent à souffrir le plus
cruellement de la cupidité de ses
geôliers fut Louis de Marolles, ancien
conseiller du roi, un des hommes les plus instruits
et les plus capables du XVII° siècle,
que l’on avait enterré tout vivant dans
un des plus affreux cachots de Marseille. Il
n’eut pas seulement à souffrir de
l’isolement, des ténèbres et du
froid; son geôlier, l’exploitant de la
manière la plus indigne, le laissa sans
vêtements et souvent sans nourriture. Son
corps s’exténua, sa tête
s’exalta; souffrant du froid et de la faim, en
proie à de cruelles hallucinations, si bien
qu’un jour il se brisa la tête en
tombant contre un des murs de son cachot.
Après deux mois de cruelles souffrances
pendant lesquels, dit un de ses correspondants, il
ne songeait plus qu’à
déloger, Louis de
Marolles
mourut le 17 juin 1692.
Voici
quelques
extraits des rares lettres que ce mort
vivant put écrire, dans son
sépulcre, à la clarté
d’une petite chandelle d’un liard, soit
à un forçat pour la foi, soit
à sa femme que, par anticipation, il
appelait ma chère et bien-aimée
veuve.
Mon petit sanctuaire a douze de mes pieds de
longueur et dix de largeur; le plus grand jour
qu’il ait, vient par la cheminée, la
clarté n’y entre qu’autant
qu’il faut pour ne pas heurter le jour contre
les murailles. Quand j’y eus été
trois semaines, je me trouvai attaqué de
tant d’incommodités que je ne croyais
pas y vivre quatre mois, et le douzième de
février prochain, il y aura cinq ans que
Dieu m’y conserve.
Environ le 15 octobre de la première
année, Dieu m’affligea d’une
fluxion douloureuse qui me tomba sur
l’emboîture du bras droit avec
l’épaule. Je ne pus plus me
déshabiller, je passais les nuits,
tantôt sur le lit, tantôt me promenant
dans mes ténèbres ordinaires. La
solitude et les ténèbres
perpétuelles dans lesquelles je passais mes
jours se présentèrent à mon
esprit sous une si affreuse idée,
qu’elles y firent de très funestes
impressions. Il se remplit de mille imaginations
creuses et vaines qui l’emportèrent
très souvent dans les rêveries qui
duraient quelquefois des heures entières...
Dieu voulut que ce mal durât quelques mois...
J’étais plongé dans une profonde
affliction, quand je joignais à ce triste
état, le peu de repos que mon corps prenait, j’en
concluais
que
c’était là le grand chemin
au délire et
Il y a quatre ou cinq mois j’étais
encore très incommodé d’une
oppression de poumon qui me faisait presque perdre
la respiration, j’avais aussi des vertiges et
je suis tombé à me casser la
tête. Ces tournoiements de tête
n’étaient causés, à mon
avis, que par le
défaut de nourriture...
»
Demandant à son correspondant de lui faire
acheter pour quelques sous de fil afin de pouvoir
recoudre son linge, sa culotte et autres hardes, de
Marolles dit : « Il y a plus de six semaines
que les sergents en demandent tous les jours pour
moi chez le major sans
pouvoir
en
obtenir. Voilà où j’en suis pour
toutes choses avec lui... Il y a bien trois mois
qu’il ne me fait plus blanchir mon linge...
J’ai été plus d’un an sans
chemise, mes habits plus déchirés que
ne sont ceux des plus pauvres gueux qu’on voit
aux portes des églises; j’ai
été pieds nus jusqu’au 15
décembre ; je dis pieds nus, car
j’avais des bas qui n’avaient point de
pieds et, pour souliers, des savates
décousues des deux côtés et
percées en dessous...
Voici le quatrième hiver que j’ai
passé presque sans feu. Le premier des
quatre, je n’en eus point du tout. Le second,
on commença à m’en donner le 28
janvier et on me le retrancha avant février
fini. Le troisième, on ne m’en donna
qu’environ quatorze ou quinze jours.
Je n’en ai point encore vu de cet hiver et
n’en demanderai point du tout. Le major
pourrait bien m’en donner s’il voulait,
car il a de l’argent à moi ; mais il ne
veut pas m’en donner un double ; j’ai
senti vivement le froid, la nudité et la
faim... J’ai vécu de cinq sous par
jour, ce qui est la subsistance que le roi m’a
ordonnée. J’ai été nourri
d’abord par un aubergiste qui me traitait fort
bien pour mes cinq sous. Mais un autre qui lui a
succédé m’a nourri durant cinq
mois et retenait tous les jours deux sous six
blancs ou trois sous sur ma nourriture. Enfin le
major entreprit de me nourrir à son tour. Il
faisait d’abord assez bien, mais enfin il
s’est lassé de le faire. Il
n’ouvre mon cachot qu’une fois par jour,
et m’a fait apporter plusieurs fois à
dîner, à
neuf heures, à dix heures et à onze
heures du soir. J’ai
passé une fois trois jours sans
recevoir
de pain
de lui, et, d’autres fois, deux
fois vingt-quatre heures.
»
Le huguenot Ragatz mourut fou dans un de ces
profonds cachots de Marseille dont le fond était
tout
pourriture et fourmillait de vers. En
1703, Daniel Serre écrit :
« La citerne répond
précisément au fond de la caverne
où je suis, ce qui la rend fort
humide. » Ses vêtements
pourrissaient sur lui, et l’on avait
placé sur l’étroit soupirail
destiné à aérer son cachot,
des plaques de fer percées de petits trous,
en sorte, « dit-il, que l’air que
l’on respire dans l’endroit triste et
étroit où je suis enfermé, est
si grossier et si corrompu qu’il est
impossible qu’on y jouisse longtemps
d’une parfaite santé. »
Daniel
Serre
était en effet fort malade et le
médecin refusait de lui donner des
remèdes sous ce prétexte, que ceux
qu’il prendrait dans
un lieu si humide lui
feraient plus de
mal que de bien. Serre ayant objecté que
depuis qu’il est dans son cachot, il a
toujours mal aux dents et a dû
déjà se faire arracher cinq ou six
dents, le docteur lui répond tranquillement,
que, s’il reste davantage dans ce cachot, il
faudra qu’il y perde non
seulement ce qui lui reste de
dents , mais
aussi la
cervelle.
« Quelle plus grande misère peut-on
s’imaginer, écrit le pauvre prisonnier,
que celle d’être privé de la
lumière du jour pendant des années,
d’être livré en proie à
l’avarice et à la
sévérité d’un concierge
impitoyable, et de
se
sentir, pour
ainsi
dire, mourir à
tout moment »
Besson, un des prisonniers de Marseille, dit en
1709 :
« Il a fait plus froid en ce pays qu’il
n’avait fait depuis quarante ans. Quelques
instances que nous ayions faites pour obtenir les
robes que le roi nous donne, nous n’avons rien
avancé... On nous tient dans des
appartements où il n’y a ni jour ni
air, et où l’on ne peut respirer,
tellement que plusieurs d’entre nous sont
souvent malades ; nous en avons trois à
l’hôpital... A part ces trois malades,
il en est mort un il n’y a que quelques jours
qui avait resté treize à quatorze ans
dans les cachots. » De son côté
Carrière écrit qu’il a
été enfermé dans un profond
cachot, où l’on ne pouvait entrer qu’à
quatre pieds, l’entrée
étant
comme celle d’un four.
Il
est dans un
fond de tour, où l’on descend par seize
degrés, en passant par cinq portes, puis
plus bas encore, par le moyen de quelque machine.
« Cela, dit-il, :serait plus
propre à mettre les morts
que les vivants, il n’y a
aucun jour et il faut vivre à
la lumière de la lampe ; notre nombre n’a
pu se
soutenir, car
le lieu
est si méchant qu’il parait impossible
d’y durer. Mon frère y est devenu perclus
de
tous les
membres... un
autre qui fut traduit à l’hôpital
avec lui, y mourut peu de temps après, deux
autres y sont morts depuis. »
On comprend que, dans de telles conditions, le
nombre des prisonniers ne pût se
soutenir, les uns mouraient, les
autres se
tuaient désespérés, beaucoup
perdaient la raison.
Des quatre ministres, enfermés aux
îles Sainte-Marguerite et recommandés
à Saint-Mars par cette instruction
spéciale « qu’ils soient
soigneusement gardés, sans avoir
communication avec qui que ce soit, de vive voix ou
par écrit, sous quelque prétexte que
ce soit », trois étaient fous au mois
de novembre 1693.
Avec
l’inaction
absolue à laquelle étaient
condamnés le corps. et la pensée dans
ces sépulcres voués au silence et
à l’obscurité, la folie
finissait par s’emparer du malheureux
mort-vivant enfermé dans un tombeau
anticipé. On conte qu’un prisonnier,
ayant trouvé une épingle, ne cessa
plus de la perdre en la jetant dans l’ombre de
son cachot, puis de la rechercher pour la reperdre
encore et que cette occupation machinale le sauva
de la folie, dont il avait ressenti les
premières atteintes.
Quand il
s’agissait de huguenots, on
n’était
jamais
disposé à faire pour les prisonniers
quelque chose qui pût les empêcher de
perdre la raison. Ainsi deux ministres
emprisonnés, l’un sain d’esprit,
l’autre fou, demandent des plumes et de
l’encre pour faire des remarques sur
l’histoire sainte. — Le secrétaire
d’État oppose un refus à la
demande du ministre sain
d’esprit, et
permet de donner une seule fois des
plumes et de l’encre à celui qui est fou,
à condition d’envoyer ce
qu’il aura écrit. On fait observer
à un secrétaire d’État,
que la prison affaiblit l’esprit d’une
huguenote, détenue comme opiniâtre, il
répond : l’y
laisser !
Une fois entré dans les cachots des
Bastilles du grand roi, l’on n’en sortait
pas souvent, et pendant vingt ou trente ans, les
prisonniers rayés du monde des vivants,
souffraient mille morts sans que personne sût
s’ils vivaient encore ou s’ils avaient
passé de vie à trépas. Deux de
ces morts-vivants, les pasteurs Cardel et Maizac,
enfermés avec cette recommandation :
« Sa Majesté ne veut pas que
l’homme qui vous sera remis soit connu de qui
ce soit », sont réclamés en
1713 par les puissances protestantes, Louis XIV
répond qu’ils sont morts, et il est
établi que Cardel vécut jusqu’en
1715, et que Malzac ne mourut qu’en 1725.
Que fallait-il faire pour venir dans cet enfer des
prisons, d’où l’on
n’était jamais assuré de sortir
une fois qu’on y était entré ?
Il suffisait, pour n’importe qui, catholique
ou protestant, d’avoir provoqué la
haine ou l’envie chez quelqu’un de ceux
qui, disposant de lettres de cachet en blanc,
pouvaient faire disparaître sans esclandre
ceux qui leur déplaisaient ou leur portaient
ombrage. Il suffisait même qu’un agent
de police trop zélé vous eût
fait emprisonner sans
motif pour que,
si
personne ne vous réclamait, vous restiez
à tout jamais enseveli dans ces oubliettes
du grand roi.
Ainsi,
Saint-Simon
raconte que lorsque, à la mort de Louis XIV,
le régent fit ouvrir les prisons, on trouva
dans les cachots de la Bastille un prisonnier
enfermé depuis trente-cinq
ans dans cette
prison d’État.
Ce malheureux ne put dire pourquoi il avait
été arrêté, on consulta
les registres et l’on remarqua qu’il
n’avait jamais
été interrogé. C’était
un Italien, arrêté le jour même
de son arrivée à Paris, sans
qu’il sût pour quelle raison, et ne
connaissant personne en France. On voulut le mettre
en liberté. Il refusa, en disant qu’il
ignorait depuis trente-cinq ans ce qu’avaient
pu devenir en Italie, tous les siens, pour lesquels
sa réapparition serait une gêne et
peut-être un malheur. Il obtint la
faveur de rester
à la
Bastille, où il avait passé au cachot
toute une existence d’homme, avec permission
d’y prendre toute la liberté possible
en un tel séjour.
C’est la Bastille qui, pour le peuple,
personnifiait ce régime du bon plaisir
permettant au roi, aux ministres, aux seigneurs de
la cour et parfois à un agent subalterne, de
supprimer un citoyen, de l’arracher à
sa famille, de faire de lui un être
innommé qui, jusqu’au jour de sa mort,
n’était plus désigné que
sous le numéro du cachot dans lequel il
était enfermé. C’est parce que
la Bastille était pour le peuple le symbole
de ce terrible régime de l’arbitraire,
que la chute de cette arche sainte du despotisme,
fut saluée par de si vives et de si unanimes
acclamations; c’est pour la même raison,
que la troisième République a choisi
pour la célébration de la
fête
nationale, le jour de la prise de la
Bastille.
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