Monstruosité
légale.
— Recrutement de la
chiourme. — La chaîne. —
La vogue. — Le combat. —
Persécution des forçats
huguenots. — Galériens
société d'honnêtes
gens. — Les derniers forçats
pour la foi.
|
Si parfois les
portes
des prisons s'ouvraient, quand les cachots
regorgeaient de prisonniers dont l'entretien
devenait une trop lourde charge pour le
trésor royal, il n'en était pas de
même pour les Galères,
ce dernier cycle de l'enfer qui ne
lâchait jamais sa proie, du moins quand il
s'agissait de forçats pour la Foi, de
huguenots mis à la rame pour cause de
religion.
Pour
maintenir au
complet l'effectif de ses galères si
laborieusement recruté, Louis XIV
n’éprouvait aucun scrupule à
retenir les forçats qui avaient fait leur
temps « ceux, dit Bion, en parlant des
faux-sauniers, ne sont condamnés aux
galères que pour un temps. Mais quel bonheur
serait encore le leur si, après avoir fait
leur temps, on leur tenait parole, et si on les
renvoyait; mais il n'en est pas des galères
comme du purgatoire, les indulgences n'y trouvent
point de places et, quelque terme qu'on ait
fixé dans les sentences, le terme est
toujours à perpétuité,
surtout si un homme a le malheur
d'avoir un bon
corps » .
En 1675, l'évêque de Marseille
intervient en faveur de forçats dont on
avait arbitrairement doublé ou triplé
le temps de galères. Huit ayant
été condamnés, de 1652
à 1660, à deux, quatre et cinq ans
étaient encore aux galères en 1674,
et vingt autres avaient fait de quinze à
vingt ans au-delà du temps auquel ils
avaient été condamnés.
Il y a aux archives du Vatican, beaucoup de
suppliques de forçats catholiques qui se
plaignent au pape de ce qu'on les retient pour
ramer sur les galères jusqu'à la
mort, alors qu'ils ont fini leur peine depuis dix,
vingt et trente ans.
L'intendant des galères, Arnoul, conseillait
de relâcher de loin en loin quelques-uns de
ceux qui avaient fait leur temps, quand bien
même il leur resterait quelque petite
vigueur, pour
guéri la fantaisie blessée de ceux
qui ont passé le temps de leur condamnation,
que le désespoir saisit et qui commettent
sur eux-mêmes des excès pour recouvrer
leur liberté.
Ces conseils étaient parfois suivis, et
c'est sans doute à la suite de l'application
momentanée de cette mesure calculée
d'équité, que Dangeau écrit :
« Le roi a résolu d'ôter de ses
galères beaucoup
de ceux qui ont fait leur
temps, quoique
la
coutume fût établie depuis longtemps,
d'y laisser également ceux qui y
étaient condamnés pour toute la vie
et ceux qui étaient condamnés pour un
certain nombre d'années. »
Il semble impossible d'aller plus loin dans la voie
de l'arbitraire et de l'iniquité. Cependant
l'intendant Arnoul avait trouvé mieux, il
accordait au forçat ayant fait son temps, la faveur
de se faire remplacer à ses
frais par un Turc fort et valide ; si
c'était un forçat de bonne maison, il
lui fallait fournir deux esclaves turcs pour
être mis en liberté. Blessis, l'amant
de la Voisin, qui avait fait cinq ans de
galères au-delà du temps que portait
sa condamnation, faute de 500 livres pour acheter
un Turc qui le remplaçât, ne put
obtenir d'être mis en liberté.
Quant aux
forçats invalides,
on les déportait comme
esclaves en Amérique, à moins
qu’ils n'obtinssent l'autorisation de se faire
remplacer par un Turc payé de leur
bourse.
Cette faveur,
pour le forçat valide qui avait fait son
temps, ou pour l'invalide, d'acheter un Turc pour
ramer à sa place, était
impitoyablement refusée à tout
huguenot qui, pour être envoyé aux
galères n'avait commis d'autre crime que
d'avoir tenté sortir du royaume ou d'avoir
assisté à une assemblée de
prière.
En effet, par un règlement particulier des
galères, Louis XIV avait
décidé qu'aucun homme condamné pour
cause
de
religion ne
pourrait jamais
sortir des galères.
Ce règlement resta en vigueur après
la mort du grand roi, et en 1763 encore,
Saint-Florentin, après avoir rappelé
cette décision royale au duc de Choiseul,
ajoutait : « si Sa Majesté s'est
écartée des dispositions tant de ce
règlement que des déclarations, ce
n'a été que fort rarement, par des
considérations très importantes, et
en faveur de quelques particuliers seulement, de
sorte que la rareté et les circonstances
mêmes des grâces accordées,
n'ont fait, pour ainsi dire, que confirmer les
édits et déclarations, et prouver la
résolution où était Sa
Majesté d'en maintenir la
rigueur ».
Voici un
exemple des
bien rares exceptions faites à la
règle, exemple qui mérite
d'être relevé. En 1724, le comte de
Maurepas écrit : « Sur la lettre que
vous m'avez fait l'honneur de m'écrire au
sujet du nommé Jacques Pastel, forçat
dont le roi de Prusse fait demander la
liberté, pour
le faire servir dans ses grands
grenadiers, j'ai
pris
les ordres de Monseigneur le duc pour
expédier ceux nécessaires pour cette
liberté, et je les envoie à
Marseille. Mais comme ce forçat a
été condamné pour
le fait de
religion, qu'il
peut
être un prédicant, et que, en le
libérant, il serait à craindre qu'il
ne restât dans le royaume, S. A. R. estime
qu'on ne doit point le faire sortir des
galères, que quelqu'un ne soit chargé
de le conduire sûrement à la
frontière. »
Nul doute
que le roi
de Prusse, eût-il pour cela dû se
priver momentanément des services de son
valet de chambre, n'ait trouvé le moyen de
faire conduire sûrement à la
frontière son forçat grenadier. En
effet, il attachait un tel prix au recrutement de
ses grenadiers, qu'au roi de Danemark, lui
réclamant l'assassin du comte de Rantzau, il
répondait : qu'il ne rendrait le meurtrier
que si on lui donnait en échange, six
recrues de cinq pieds dix pouces pour ses grands
grenadiers.
En vertu du règlement royal décidant
que tout forçat condamné pour cause
de religion ne devait jamais être mis en
liberté, c'était lettre morte pour
les huguenots que la loi prescrivant de mettre en
liberté, quelque
crime qu'il eût
commis, tout
forçat qui avait été
blessé dans un combat.
Ainsi, le
huguenot
Michel Chabris, blessé par un boulet devant
Tanger, est remis â la rame une fois
guéri, et, pour n'avoir pas voulu se
découvrir pendant la
célébration de la messe sur sa
galère, il reçoit une si terrible
bastonnade que, dit un témoin oculaire,
« sa jambe était si enflée
qu'elle faisait peur; il y a de quoi
s'étonner qu'il n'en soit pas mort
»
«M. de Langeron dit Marteilhe demanda au
comite par quel sort j'avais été estropié.
— Par les blessures, repartit
le comite, qu'il a reçues à la prise
du Rossignol devant la Tamise. — Et
d'où vient, dit le commandant, qu'il n'a pas
été délivré comme les
autres? — C'est, dit le comite, qu'il est
huguenot. » Si les huguenots étaient
exclus du bénéfice de la loi
accordant la liberté à tout
forçat blessé dans un combat, on
tenait de même à leur égard,
pour lettre morte, la jurisprudence
établissant que la peine des galères
devait être commuée pour les
condamnés trop jeunes ou trop vieux, ne
pouvant faire le dur service de la rame.
On mettait
donc
à la rame des huguenots de quinze, seize ou
dix-sept ans et même de plus jeunes encore
car l'amiral Baudin, sur une feuille d'écrou
du bagne de Marseille, a relevé cette
annotation en face du nom d'un galérien :
« Condamné pour avoir, étant
âgé de plus de douze
ans,
accompagné son père et sa mère
au prêche. » On agissait de même
quand il s'agissait de vieillards huguenots ; on
envoya aux galères le baron de Monbeton
à soixante-dix ans, le sieur de Lasterne
à soixante-seize ans, Pierre Lamy à
quatre-vingts ans. Quant à Jacques Puget,
condamné à l'âge de
soixante-dix-sept ans, il était encore au
bagne à quatre-vingt-dix ans. Le baron de
Monbeton qui disait: « ce qui me fâche,
c'est qu'ayant toujours servi notre grand monarque,
en avançant, je sois obligé de le
servir dans les galères de
reculons » ne
fut pas longtemps à
la rame, on dut le mettre bientôt à
l'hôpital avec les invalides. Un jour les
évêques de Montpellier et de
Lodève se rendent à bord de la
galère sur laquelle était
enchaîné le vieux baron de Salgas;
à qui son âge et sa santé
rendaient bien difficile le maniement de la rame.
La galère était à l'ancre et
le cap à terre ; mais les
évêques ayant manifesté le
désir de voir le baron de Salgas à
l'ouvrage, pour satisfaire leur barbare
curiosité, le capitaine fit armer le banc de
Salgas ; au troisième coup de rame, voyant
le baron déjà tout haletant, le
comite plus humain que ces deux prélats, fit
cesser la manoeuvre.
Louis XIV,
qui avait
d'abord édicté la peine de mort
contre les huguenots qui assisteraient aux
assemblées ou tenteraient de sortir du
royaume pour éviter d'être
violentés à se convertir, avait
bientôt substitué à cette
peine, celle des galères, « parce que,
disait il, nous sommes informé que cette
dernière peine, quoique moins
sévère, tient, davantage nos sujets
dans la crainte de contrevenir à nos
volontés. »
En réalité, à raison du nombre
de ceux qui contrevenaient aux volontés
royales, il était impossible d'appliquer la
peine de mort aux coupables, et, en outre, il
était de l'intérêt du roi
d'épargner la vie de ses sujets, pour les
envoyer ramer sur ses galères ; c'est ce que
montre bien ce passage des mémoires du
marquis de Souches :
« Le 27 février 1689, dit-il, on
eut la nouvelle qu'on avait tué en Vivarais
trois cents huguenots révoltés et
quelques ministres à leur tête, et le
roi témoigna en être
fâché, disant qu'il
aurait mieux valu les prendre et
les envoyer aux galères.
Il était plus de son
intérêt d'augmenter sa chiourme que de
tuer ces insensés, car il voulait armer
cette année trente galères, et ce
nombre était à peine suffisant pour
résister aux galères d'Espagne et de
Gênes, si elles venaient à se joindre
contre la France, comme on le craignait avec
raison.
Les
galériens
mouraient vite, sous la triple influence des
mauvais traitements, de la mauvaise nourriture et
d'un travail excessif.
Les galériens mourant vite, le gouvernement
ne reculait devant aucun moyen pour maintenir au
complet le personnel de sa chiourme, d'autant plus
qu'il lui fallait toujours un nombre de
forçats bien supérieur à celui
des rameurs nécessaires au service de ses
galères, car il y avait toujours un grand
nombre d'infirmes et de malades dans le personnel
de la chiourme. — Ainsi, en 1696, pour le
service de 42 galères exigeant chacune 310
rameurs, soit un personnel valide
de 12 600 forçats, il fallait qu'il y
eût au moins 15000 condamnés aux
galères à la disposition du
gouvernement. Beaucoup de peines étant
laissées à l'arbitraire des juges, on
invitait les magistrats à condamner le plus
possible aux galères, en sorte que cette
peine était appliquée aussi bien au
meurtrier qui avait mérité la roue ou
la potence, qu'au mendiant, au vagabond ou au
contrebandier, au déserteur, au
faux-saulnier ou au braconnier qui avait osé
toucher au gibier de son seigneur. — «
Les déserteurs, dit Jean Bion,
aumônier des galères, sont quelquefois
des gens de famille qui, ne pouvant supporter les
fatigues de la guerre, ou bien par
légèreté ou libertinage,
désertent. S'ils sont pris, ils sont
condamnés aux galères à
perpétuité. Autrefois on leur coupait
le nez et les oreilles, mais parce qu'ils
devenaient punais et qu'ils infectaient toute la
chiourme, on se contente à présent de
leur fendre tant soit peu le nez et les oreilles.
— Les faux-saulniers qu'on envoie aux
galères sont la plupart du temps de pauvres
paysans qui vont acheter du sel dans les provinces
où il est à bon prix. Comme dans le
comté de Bourgogne ou celle de Dombes, on
sait assez qu'en France, la pinte de sel qui
pèse quatre livres, vaut quarante-deux sous
et qu'il y a de pauvres paysans et des familles
entières qui demeurent quelquefois huit
jours sans manger de la soupe, qui est
néanmoins la nourriture ordinaire des
personnes de la campagne en France, et cela faute
de sel. Un père, touché de compassion
de voir ses enfants et sa femme languir et mourir
d'inanition, s'aventure d'aller acheter du sel
blanc dans ces provinces, où il est les
trois quarts à meilleur marché. S'il
est surpris, il est condamné aux
galères. »
Pour les
braconniers,
c'étaient des paysans ayant commis le crime
de tuer le gibier qui venait dévorer leurs
récoltes sur pied. Les seigneurs
ecclésiastiques n'étaient pas plus
indulgents pour cette insolence que les autres;
ainsi un jour l'évêque de Noyon fit,
sous ses yeux, attacher à la chaîne
des forçats, deux paysans qui avaient
méconnu ses droits sur le gibier de ses
propriétés..
Colbert,
dans son
ardeur de maintenir au complet le personnel des
galères, avait été
jusqu'à écrire aux présidents
de tous les parlements de France :
« Sa Majesté, désirant
rétablir le corps de ses galères et
en fortifier la chiourme, par
toutes sortes de
moyens, son
intention
est que vous teniez la main à ce que votre
compagnie y
condamne
le plus grand nombre de coupables qu'il se
pourra et
que l'on
convertisse, même la peine de mort, en celle
de galère. »
Quand il y
avait eu
beaucoup de condamnations aux galères, le
ministre témoignait sa satisfaction.
«C'est une bonne nouvelle pour Sa
Majesté, écrit-il, qu'il
y ait trente bons forçats
dans la conciergerie de Rennes.
»
C'était une émulation de zèle
chez tous les fonctionnaires pour arriver à
pouvoir donner le plus de bonnes nouvelles de cette
nature.
L'intendant du Poitou dit à Colbert : «
J'écrirai aux officiers des
présidiaux afin qu'ils condamnent le plus
qu'ils pourront aux galères. Si l'on donne
la peine des galères aux faux-saulniers de
la Touraine, l'on en aura beaucoup par
ce
moyen-là...
J'ai jugé à Bellac avec les officiers
du siège royal, les gens attroupés du
marquis de la Ponse. Il y en a cinq
condamnés aux galères. Il n'a pas
tenu
à moi qu'il y en eût davantage, mais
l'on n'est pas maître des juges.
»
Un avocat au Parlement de Toulouse, faisant
connaître l'envoi au bagne de quarante-trois
condamnés, dit :
« Nous
devons
avoir confusion de si mal servir le roi en cette
partie, vu la nécessité qu'il
témoigne d'avoir des forçats.
»
Arnoul,
l'intendant
général des galères de
Marseille, à qui sa grande passion pour le
corps avait fait donner une extrême extension
à l'arrêt contre les bohèmes et
les vagabonds, se vante en écrivant à
Colbert, d'avoir fait arrêter et mettre
à la rame cinq individus; « les
habitants lui avaient dit que ces gens-là ne
faisaient que rôder à l'entour du
village, cherchant peut-être,
je n'en sais
rien, à
dérober. »
Le chevalier de Gout écrit d'Orange au
ministre : « J'ai un
bon forçat que
j'ai fait condamner aux
galères; si je puis attraper encore deux
huguenots qui ont fait les insolents à la
procession de la Fête-Dieu, je les enverrai
de compagnie. »
L'archiprêtre
Duglan adresse cette supplique à
Châteauneuf : « La douceur que le
huguenot Madier a trouvée à la
Réole, l'a rendu si insolent qu'il n'y a pas
moyen d'en tirer rien de bon pour la religion,
quoiqu'il ait abjuré. Le marquis de Laury
lui a donné déjà trois
logements pour l'obliger à vivre en
catholique, il se moque de tout... Je supplie Votre
Grandeur, d'envoyer quelque ordre au Parlement pour
qu'il soit conduit aux galères... c'est une
brebis galeuse et un petit démon
incarné, qui a
bon corps et servirait bien le roi sur la mer.
»
La correspondance administrative, dit Michelet,
montre avec quelle facilité on envoyait aux
galères des gens non condamnés, et il
rappelle qu'un malheureux, entre autres, y fut
envoyé, malgré l'opposition du
Parlement de Toulouse. En tout temps, du reste,
sous l'ancien régime, les rois se souciaient
fort peu de l'autorité de la chose
jugée. Ainsi en 1754, le pasteur Teissier
est condamné aux galères, mais ses
trois enfants, impliqués dans la poursuite,
sont acquittés. Le roi défend de les
mettre en liberté, son intention
étant, dit une pièce qui est aux
archives nationales, qu'on
les fit garder en
prison.
Quant au Parlement de Metz, il avait absous du
crime d'émigration, deux huguenots,
Marteilhe et son compagnon, arrêtés
sur les frontières ; « mais, dit
Marteilhe, comme nous étions des criminels
d'État, le Parlement ne pouvait nous
élargir qu'en conséquence des ordres
de la Cour. » Après change de
correspondances entre le ministre et le Parlement qui
ne
voulait pas se
déjuger, la
Vrillière clôt le débat par cet
ordre : « Jean Marteilhe et Daniel le
Gras s'étant trouvés sur les
frontières sans passeport, Sa
Majesté prétend
qu'ils seront condamnés aux
galères.
» Et sur le vu de cet ordre, le Parlement se
déjugeant, rend un arrêt qui condamne
Marteilhe et Gras aux galères
perpétuelles, comme atteints et convaincus,
de s'être mis en état de sortir du
royaume.
Quelle que
fût
la pression du gouvernement sur les juges et le
zèle de ceux-ci pour donner satisfaction aux
désirs du roi en multipliant les
condamnations aux galères, les condamnations
ne faisaient pas encore un assez grand nombre de
forçats.
Pour compléter le personnel de la chiourme
des galères, on recourait à toutes
sortes de
moyens.
On mettait
à
la rame, non seulement tous ceux qu'on trouvait sur
les navires turcs ou algériens qu'on
capturait sur l'Océan et dans la
Méditerranée, mais encore les
prisonniers de guerre anglais ou hollandais qu'on
faisait sur terre ou sur mer.
On enlevait des nègres sur la côte
d'Afrique pour en faire des forçats, et, un
jour même, le roi fit écrire au
gouverneur du Canada de lui envoyer des Iroquois
pour ses galères. Celui-ci, ayant
attiré dans un guet-apens un certain nombre
de chefs iroquois, s'en empara et les envoya en
France où ils furent mis à la rame.
Mais il avait, en agissant ainsi, provoqué
une guerre d'extermination telle contre les
Français au Canada, que, pour y mettre fin,
il fut obligé de demander qu'on
renvoyât dans leurs tribus les chefs
iroquois, et ces forçats trop coûteux
pour la France, furent ramenés dans leur
pays.
Mais le principal élément du
recrutement des galériens était, en
dehors des condamnations, l'achat d'esclaves turcs
fait aux impériaux, à Venise et
à Malte, même à Tanger, ainsi
que le constate cette lettre de Colbert : « Sa
Majesté veut être informée du
succès qu'avait eu l'affaire de Tanger, pour
l'achat de cinquante Turcs qui étaient
à vendre.
» On n'y regardait pas de si près quand
on procédait à ces achats d'esclaves,
et parfois on prenait un Polonais pour un Turc.
Seignelai écrit, en effet, en 1688: «
Le roi a accordé la liberté aux douze
Turcs invalides
qui se sont faits chrétiens,
aux huit forçats étrangers et au
nommé Grégorio, Polonais
acheté comme
Turc. »
Il semblait, du reste, tout naturel de traiter les
schismatiques comme des Turcs, et Colbert
écrivait : « Sa Majesté,
estimant qu'un des meilleurs moyens d'augmenter le
nombre de ses galères serait de faire
acheter à Constantinople des esclaves
russiens (russes ou polonais) qui s'y vendent
ordinairement, veut que l'ambassadeur s'informe des
meilleurs moyens d'en faire venir un
bon nombre. »
L'intendant des galères tente ainsi de
justifier cet achat de chrétiens que l'on
met à la rame comme esclaves « Les
Russes qui demeurent dans la captivité des
Turcs, deviennent, pour la plupart, des renégats,
il vaut donc mieux les acheter pour
les chiourmes de la France, au
moins ils y pourront faire leur
salut comme chrétiens.
»
Le Turc
était
une marchandise courante valant de 450 à 500
livres, on comptait environ soixante Turcs sur les
trois cents forçats qui composaient le
personnel de chaque galère. Pour faire sa
cour au roi, on lui offrait un ou deux Turcs comme
on lui eût fait cadeau d'une paire de chevaux
de prix. Le duc de Beaufort écrit à
Colbert: « J'ai donné pour les
galères du roi, deux grands Turcs dont le
vice-roi m'avait fait présent et, s'il
m'était permis, j'y mettrais jusqu'à
mes valets. » Moins généreux, le
consul de France à Candie propose à
son gouvernement qui
l'accepte, de
lui
assurer à perpétuité la
commission de son consulat, en échange de
l'engagement qu'il prend de livrer chaque
année, cinquante Turcs à prix
réduit (340 livres par tête au lieu de
500) et d'en donner gratuitement dix.
Quant au duc de Savoie, n'ayant pas de
galères, il vendait ses forçats au
roi de France, il lui fit même cadeau,
après l'expédition du pays de Vaud,
de cinq cents de
ses
sujets pour
les chiourmes de France.
En édictant la peine des galères,
contre les huguenots qui tenteraient de sortir du
royaume, Louis XIV avait assuré le
recrutement de sa chiourme, car cette peine,
quelque crainte qu’elle inspirât, ne
pouvait empêcher les huguenots de contrevenir
à ses volontés, en tentant de gagner
au-delà des frontières, une terre de
liberté de conscience.
Huit mois après l'édit de
révocation les bagnes de Toulon et de
Marseille renfermaient déjà douze
cents
religionnaires,
prisons et couvents regorgeaient de huguenots,
hommes, femmes, enfants et vieillards.
La seule
geôlière de Tournay, quinze mois
après la révocation, avait
déjà eu à loger plus de
sept cents
fugitifs, hommes
ou
femmes, pris dans les environs. De tous les
côtés du royaume, dit Élie
Benoît, on voyait ces malheureux marcher
à grosses troupes, des protestants
accouplés avec des malfaiteurs, des
protestantes enchaînées à des
femmes de mauvaise vie. Jamais, dit une demoiselle
d'honneur de la duchesse de Bourgogne, je
n'oublierai le spectacle que j'eus sous les yeux
près de Marseille. Là, je vis cinq
malheureux traînés à la
chaîne sur la grande route, suivis par les
dragons qui les
piquaient de leurs sabres quand
ils ne voulaient pas avancer. Et
cela parce qu’ils n'avaient pas voulu renier
le Dieu de leurs pères. «
Il en était ainsi
par toute la France.
Nissolles, marchand de Ganges, mené ainsi
par des archers avec d'autres fugitifs, demandait
à l'un de ces archers la faveur de les faire
aller plus lentement pour que les malades pussent
suivre. L'autre lui répond que s'ils ne
marchent pas, on les attachera à la queue
des chevaux de l'escorte.
Ceux des
fugitifs qui
étaient condamnés aux galères
étaient dirigés soit sur la prison
d'une des villes que devait traverser la grande
chaîne de Paris à Marseille, soit sur
la prison des Tournelles, à Paris où
se formait cette chaîne.
Et, pour arriver à destination, on avait
soin de leur faire prendre le chemin le plus long, pour
les
mener en
montre,
enchaînés aux pires malfaiteurs, dans
le plus grand nombre de villes possibles. Pour
aller de Dunkerque à Paris la troupe de
galériens dont Martheilhe faisait partie,
dut passer par le Havre, Voici ce que dit de la
prison des Tournelles, Louis de Marolles,
conseiller du roi qui y était enfermé
en 1686, attendant le départ de la
chaîne devant l'amener aux galères de
Marseille :
« Nous couchons cinquante-trois hommes dans un
lieu qui n'a pas cinq toises de longueur et pas
plus d'une et demie de largeur. Il couche, à
mon côté droit, un paysan malade, qui
a sa tête à mes pieds et ses pieds
à ma tête, il en est de même des
autres. Il n'y a peut-être pas un de nous qui
n'envie
la
condition de plusieurs chiens et
chevaux. Nous
étions bien quatre-vingt-quinze
condamnés, mais il en mourut deux ce
jour-là; nous avons encore quinze ou seize
malades, il y en a peu qui ne passent par
là. »
Louis de
Marolles
était encore parmi les
privilégiés de la Tournelle, ainsi
que l'on peut le voir par la description que fait
Marteilhe de cette prison, digne vestibule de
l'enfer des Galères :
« C'est une spacieuse cave, dit-il,
garnie de grosses poutres de bois, posées
à la distance les unes des autres, d'environ
trois pieds; sur ces poutres épaisses de
deux pieds et, demi, sont attachées de
grosses chaînes de fer, de la longueur d'un
pied et demi et au bout de ces chaînes est un
collier de même métal. Lorsque les
galériens arrivent dans ce cachot, on les
fait coucher à demi pour que la tête
appui sur la poutre. Alors on leur met ce collier
au col, on le ferme et on le rive sur une enclume
à grands coups de marteau. Un homme ainsi
attaché, ne peut se coucher de son long, la
poutre sur laquelle il a la tête étant
trop élevée, ni s'asseoir et se tenir
droit, cette poutre étant trop basse; il est
à demi couché, à demi assis,
partie de son corps sur les carreaux et l'autre
partie sur cette poutre ; ce fut aussi de cette
manière qu'on nous enchaîna, et tout
endurcis que nous étions aux peines,
fatigues et douleurs (Marteilhe et ses compagnons
réformés avaient déjà
ramé sur les galères à
Dunkerque) trois jours et trois nuits que nous
fûmes obligés de passer dans cette
cruelle situation, nous avaient tellement
roué le corps et tous les membres que nous
n'en pouvions plus... L'on me dira peut-être
ici: Comment ces autres misérables que l'on
amène à Paris des quatre coins de la
France, et qui sont quelquefois obligés
d'attendre trois ou quatre, souvent cinq ou six
mois que la grande chaîne parte pour
Marseille, peuvent-ils supporter si longtemps un
pareil tourment? À cela je réponds,
qu'une infinité de ces infortunés
succombent sous le poids de leur misère : et
que ceux qui échappent à la mort par
là force de leur constitution, souffrent des
douleurs dont on ne peut donner une juste
idée.
On
n'entend dans cet
antre horrible que gémissements, que
plaintes lugubres, capables d'attendrir tout autre
que les bourreaux de guichetiers qui font la garde
toutes les nuits en ce cachot et se ruent sans
miséricorde sur ceux qui parlent, crient,
gémissent et se plaignent, les assommant
avec barbarie à coups de nerf de boeuf.
»
Grâce à l'intervention d'un nouveau
converti, riche négociant de Paris,
Marteilhe et ses compagnons huguenots obtinrent
d'être délivrés du cruel
supplice de dormir assis, le corps à
moitié sur les carreaux, à
moitié sur une poutre. Moyennant un prix
débattu avec le gouverneur et pour le
paiement duquel ce négociant se porta
caution, nos huguenots obtinrent la faveur
d'être enchaînés par un pied
auprès du grillage des croisées,
Marteilhe resta ainsi deux mois; comme sa
chaîne longue d'une aune, lui permettait de
se mettre debout, de s'asseoir ou de se coucher
tout de son long, il dit à ce propos : J'étais
dans
une
très heureuse situation,
tant il est vrai que le bonheur est
une chose essentiellement relative !
Cependant
tous,
favorisés ou non, avaient hâte, ainsi
que le dit Louis de Marolles, de voir arriver
l'heure où le départ de la
chaîne leur permettrait de quitter la prison
de la Tournelle. Le moment du départ venu,
ces condamnés étaient
enchaînés deux par deux par une lourde
chaîne de deux pieds de long, allant du
collier de fer de l'un à celui de l'autre;
il y avait au milieu de cette chaîne un
anneau dans lequel passait la longue chaîne
reliant tous les couples ensemble, et faisant de
trois ou quatre cents galériens un
véritable chapelet humain.
Pour chacun, le poids à porter était
d'environ 150 livres, en sorte que, de ses mains
restées libres, chaque galérien
devait soutenir la chaîne dont la pesanteur
eût, sans cela, entraîné sa
chute. On attachait sans pitié à la
chaîne des huguenots vieux, malades ou
infirmes. « À une chaîne, dit
Chavannes, où se trouvaient un sourd-muet et
un aveugle, on attacha deux septuagénaires,
Chauguyon et Chesnet, lesquels, arrivés
à Marseille, durent être
envoyés à l'hôpital où
ils moururent bientôt; à Bordeaux, on
mit à la chaîne un huguenot impotent
depuis trente ans, lequel ne pouvait marcher
qu'avec des béquilles, et qu'il fallut
bientôt jeter plus mort que vif dans une
charrette.
À Metz un
arquebusier, travaillé de la goutte, fut
contraint, à coups de bâton, de
marcher à travers la ville et demi lieue au
delà, sa fille, son gendre et un de ses
parents, le soutenaient par-dessous les bras ; une
faiblesse le prit et après l'avoir
rançonné le conducteur de la
chaîne consentit à le mettre sur une
charrette. Il y passa un quart d'heure puis rendit
l'âme, une demi-heure après; il en
mourut encore trois ou quatre de la même
chaîne.
Ce n'était
qu'après leur avoir fait subir
l'épreuve du nerf de boeuf que le
maître de la chaîne consentait à
mettre sur une voiture les galériens se
trouvant à l'article de la mort; quand un de
ces malheureux, roué de coups, se trouvait
dans l'impossibilité absolue de marcher, on
les détachait de la grosse chaîne, et,
le traînant comme une bête morte par la
chaîne qu'il avait au cou, on le jetait sur
la charrette, laissant ses jambes nues pendre au
dehors; s'il se plaignait trop fort on l'accablait
encore de coups, parfois jusqu'à ce qu'il
passât de vie à trépas.
Cette inhumanité des conducteurs de la
chaîne s'explique par ce fait qu'il leur
était plus profitable de tuer en route un
galérien qui, livré vivant à
Marseille ne leur eût rapporté que
vingt écus, que de le voiturer de Paris
à Marseille, ce qui leur eût
coûté plus de quarante écus.
Ils étaient animés d'un tel esprit de
rapacité que pour mettre dans leur bourse,
dit Élie Benoît, la moitié de
ce qu'on leur donnait pour la conduite de la
chaîne, ils ne nourrissaient leur
bétail humain qu'avec du pain grossier et
malsain qu'ils ne leur donnaient encore qu'en
quantité insuffisante.
Nous avons déjà vu que dans les
prisons et dans les hôpitaux on trouvait
partout cette spéculation meurtrière,
sur la nourriture des prisonniers et
des malades; nous retrouverons la même
spéculation sur les galères.
Là, les forçats recevaient pour
nourriture du pain, de l'eau et des fèves
dures comme des cailloux, sans autre accommodement
qu'un peu d'huile et quelque peu de sel.
« Chacun, dit Marteilhe, reçoit
quatre onces de ces fèves indigestes,
lorsqu'elles sont bien partagées et que le
distributeur n'en vole pas. » L'aumônier
Bion dit, en outre, que pour le commis
d'équipage chargé de fournir des
vivres aux forçats malades, la plus grosse
partie entre dans sa bourse, en sorte qu'il
s'enrichit en cinq ou six campagnes. Bion ajoute
que les malades préféraient de l'eau
chaude, à la ressemblance de bouillon qu'on
leur donnait et que les chirurgiens revendaient
dans les villes, où ils abordaient, les
drogues qu'on leur avait fournies pour leurs
malades, et dont ils avaient
économisé l'emploi au
détriment de ceux qu'ils avaient à
soigner.
Le peu de
souci que
les conducteurs de la chaîne avaient pour la
vie des condamnés qu'on leur confiait, se
manifestait cruellement quand il s'agissait de
procéder à la visite des effets,
visite qui se répétait plusieurs fois
au cours du voyage.
Voici, par exemple, comment à Charenton on
procéda à cette
visite, au mois de
décembre, à neuf heures du soir, par
une gelée et un vent de bise que tout
glaçait, pour la chaîne de quatre
cents condamnés dont Marteilhe faisait
partie.
« On nous ordonna, dit Marteilhe, de nous
dépouiller entièrement de nos habits
et de les mettre à nos pieds. Après
que nous fûmes dépouillés nus comme
la
main, on ordonna
à la chaîne de marcher de front
jusqu'à l'autre bout de la cour, où
nous fûmes exposés au vent de bise pendant
deux
grosses
heures, pendant
lequel temps les archers fouillèrent et
visitèrent tous nos habits... La visite de
nos hardes étant faite, on ordonna à
la chaîne de marcher de front jusqu'à
la place où nous avions laissé nos
habits. Mais, nous étions raides du grand
froid que nous avions souffert, qu'il nous
était impossible de marcher. Ce fut alors
que les coups de bâton et de nerfs de boeuf
plurent, et ce traitement horrible, ne pouvant
animer ces pauvres corps, pour ainsi dire tout
gelés, et couchés, les uns raide
morts, les autres mourants, ces barbares archers
les traînaient par la chaîne de leur
cou, comme des charognes, leur corps ruisselant du
sang des coups qu'ils avaient reçus.
Il en mourut ce
soir-là ou le lendemain,
dix-huit.
Pendant la route, on fit encore trois fois cette
barbare visite, en pleine campagne, avec un froid
aussi grand et même plus rude qu'il
n'était à Charenton. »
Il mourait bien d'autres condamnés tout le
long de la route.
Les
galériens
mal nourris, sans cesse cruellement
maltraités, écrasés sous le
poids des fers qu'ils avaient à porter,
devaient chaque jour faire de longues étapes
sous la pluie ou la neige. Arrivant à leurs
lieux d'étapes harassés de fatigue,
transis et mouillés jusqu'aux os, il leur
fallait s'étendre sur le fumier d’une
écurie ou d'une étable au
râtelier de laquelle on attachait la
chaîne. On leur refusait même de la
paille, qu'il eût fallu payer pour couvrir
les excréments des animaux, et c'est sur ce
lit répugnant que rongés de poux,
qu'ils enlevaient à pleines mains; ils
devaient tenter de prendre un peu de repos. Mais
c'était chose presque impossible, car le
moindre mouvement que l'un faisait
réveillait douloureusement celui qui
était attaché à la même
chaîne, et le supplice de l'insomnie,
s'ajoutant à tant d'autres souffrances,
venait à bout des plus rigoureux.
Marteilhe était accouplé avec un
déserteur avec lequel il couchait dans les
écuries ou les étables; à
chaque étape de la chaîne, ce
déserteur, dit-il « était si
infesté de la gale, que, tous les matins,
c'était un mystère de me
dépêtrer d'avec lui, car, le pauvre
misérable n'avait qu'une chemise à
demi pourrie sur le corps, que le pus de la gale
traversait sa chemise, et que je ne pouvais
m'éloigner de lui tant soit peu; il se
collait tellement à ma casaque qu'il criait
comme un perdu lorsqu'il fallait nous lever pour
partir, et qu'il me priait, par grâce, de lui
aider à se décoller ?. Quand
après avoir passé une nuit sans repos
à l'étape on se remettait en route,
on n'avait à attendre nulle pitié, ni
du conducteur de la chaîne qui vous rouait de
coups, ni des passants que l'on rencontrait et qui
vous injuriaient quand ils ne faisaient pas pis
encore. Un gentilhomme de soixante-dix-ans, Jean de
Montbeton, est impitoyablement insulté par
la population fanatique que rencontre la
chaîne à laquelle il est
attaché. Martheilhe et ses compagnons de
chaîne, mourant de soif en traversant la
Provence, tendent en vain leurs écuelles de
bois en suppliant qu'on y verse quelques gouttes
d'eau. « Marchez ! leur répondent
les femmes, là où vous allez, vous ne
manquerez pas d'eau ».
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