Me voici parvenu au terme de la tache que je
étais imposée, tâche consistant
à faire revivre pour mes lecteurs —
à l'aide de nombreux documents
empruntés, soit aux historiens, soit aux
acteurs, bourreaux ou victimes, d'une odieuse
persécution religieuse l'histoire de la
croisade à l'intérieur
commencée contre les huguenots de France par
Louis XIV et poursuivie par ses successeurs presque
jusqu'à la dernière heure de la
monarchie de droit divin.
La conclusion à tirer de cette triste
histoire se dégage d'elle-même c'est
que, la force étant impuissante contre
l'idée, les plus abominables violences ne
peuvent avoir raison d'une foi philosophique ou
religieuse.
Dès 1688, du reste, il était devenu
manifeste que l'on s'était trop
hâté de frapper de menteuses
médailles en l'honneur de l'extinction de
l'hérésie et que le prétendu
retour de la France à l'unité
religieuse n'était qu'une vaine
apparence.
Un courageux patriote, le maréchal de Vauban
ne craignit pas, à ce moment, de remettre
à Louvois un mémoire, concluant
à ce qu'on revint sur tout ce qu'on avait
fait. Après avoir rappelé la
désertion de cent mille Français; la
ruine de notre commerce, les flottes et les
armées ennemies, grossies de neuf mille de
nos matelots, de Six cents de nos officiers et de
douze mille de nos soldats. Il montrait qu’il
était impossible de poursuivre l’oeuvre
imprudemment entreprise, sans recourir à
l’un de ces partis extrêmes ; ou
exterminer les prétendus nouveaux convertis,
ou les bannir comme des relaps, ou les renfermer
comme des furieux. Et il demandait hardiment le
rétablissement des temples, le rappel des
ministres, la liberté, pour tous ceux qui
n'avaient abjuré que par contrainte, de
suivre celle des deux religions qu'ils voudraient,
une amnistie générale pour tous les
fugitifs, pour ceux-mêmes qui portaient les
armes contre la France, la délivrance des
galères et la réhabilitation de tous
ceux que la cause de religion y avait fait
condamner.
Il faisait en outre observer , que les sectes se
sont toujours propagées par les
persécutions, et qu'après la
Saint-Barthélemy, un nouveau
dénombrement des huguenots prouva que leur
nombre s'était accru de cent dix
mille. »
Après un siècle de
persécutions, le ministre de Breteuil, dans
son rapport à, Louis XIV, constate que le
nombre des huguenots est aussi grand en 1787, qu'il
l'était en 1685 au moment de la
révocation, qu'ils ont remplacé
« tout ce qui a péri pendant les
temps de persécution tout ce qui s'est
réellement converti à notre foi et
tout ce que les émigrations en ont
enlevé au royaume ».
Bien plus, ainsi que l'établit Chavannes,
dans son Essai sur les abjurations, la
persécution qui avait pour but d'augmenter
le nombre des croyants au catholicisme, a au
contraire augmenté le nombre des
indifférents en matière religieuse;
ce ne sont pas seulement les protestants qu'on
avait forcés d'abjurer, ce sont aussi les
anciens catholiques, qui ne sont plus aujourd'hui catholiques que
de nom.
« Quelle est, en effet, aujourd'hui,
dit-il, l'attitude qu'ont prise, et que
maintiennent de génération en
génération à l'égard de
la religion, un si grand nombre de chefs de
famille, sinon précisément celle que
le fait d'une abjuration forcée imposait aux
malheureux qui cédaient à
l'oppression? Qu'on prenne à ce point de vue
les classes lettrées ou les classes
ouvrières, qu'on pénètre
même au sein des populations des campagnes,
on trouvera trop généralement les
pères ne croyant guère au
catholicisme, le pratiquant le moins possible pour
ce qui les concerne, y laissant participer leurs
femmes, y faisant participer leurs enfants, dans la
mesure voulue.
—Au fond, une profonde indifférence, un
vrai néant religieux, au dehors une honteuse
dissimulation, une lâche hypocrisie
calculée en vue d’intérêts
tout matériels ou convenances toutes
humaines , voilà ce qu'on ne peut
méconnaître chez
le grand nombre de ceux qui portent en France le
nom de catholiques.
Les anciennes familles de réformés de
France, ou bien sont devenues purement et
simplement catholiques, à la
manière de la majorité de leurs
concitoyens, ou bien sont revenues à la
foi protestante, après un temps
d'adhésion extérieure au romanisme,
sans que rien ait marqué, dans leur retour
à la profession de leurs pères, un
acte sérieux rappelant la voix sainte de la
conscience. »
Bayle avait prévu ce résultat
lorsqu'il disait :
« Nous avons présentement à
craindre le contraire de nos faux convertis, savoir
un germe d'incrédulité qui sapera peu
à peu nos fondements et qui, à la
longue, inspirera du mépris à nos
peuples pour les dévotions qui ont le plus
de vogue parmi nous. »
Cette démonstration, par les faits, de
l'impuissance de la force contre une foi
religieuse, était suffisamment
établie déjà quand le
maréchal de Vauban demandait à Louis
XIV de s'arrêter et de revenir sur ses pas,
mais on ne revient pas de si loin ainsi que
le faisait observer madame de Maintenon.
Au contraire, en présence des obstacles
insurmontables qu'il rencontrait sur sa route,
Louis XIV ne fit que redoubler de violence et
d'ardeur passionnée pour poursuivre son
impossible entreprise: Quelques années plus
tard, ainsi que le rappelle Saint-Simon, quand ses
nombreux ennemis voulurent exiger le retour des,
huguenots en France, comme l'une des conditions
sans lesquelles ils ne voulaient point mettre de
bornes à leurs enquêtes et à
leurs prétentions pour finir une guerre
qu'il n'avait plus aucun moyen de soutenir, il
repoussa cette condition avec indignation, quoi
qu'il pût arriver, alors qu'il se
trouvait épuisé de blés,
d'argent, de ressources et presque de troupes, que
ses frontières étaient conquises et
ouvertes et qu'il était à la veille
des plus calamiteuses extrémités.
On voit qu'il est impossible de pousser plus loin
l'aveugle obstination que peut donner à un
fanatique l'exercice du pouvoir absolu, mais Louis
XIV était de la race de ces Xercès
qui finissent par se croire dieux, et en arrivent
à faire battre la mer des
verges quand elle ne se prête pas à
l’exécution de leurs
volontés.
« Les rois, dit-il dans les
mémoires qu'il avait fait rédiger
pour son fils, sont seigneurs absolus et ont
naturellement la disposition des biens tant des
laïques que des séculiers... Celui qui
a donné des rois aux hommes, a voulu qu'on
les respectât comme ses lieutenants, se
réservant à lui seul le droit
d'examiner leur conduite, sa volonté est
que quiconque est né sujet, obéisse
sans discernement.
Maître de la personne et des biens de ses
sujets, il se croyait au même titre,
maître de leurs consciences, et,
habitué à voir tout plier devant lui,
à s'entendre dire : il est l'heure
qu'il plaira à Votre Majesté, il
traitait comme des rebelles ceux qui s'obstinaient
à rester fidèles à une
religion qu'il ne voulait plus tolérer dans
son royaume.
Aux galères les opiniâtres,
qui, pour se soustraire aux violentes exhortations
des missionnaires bottés, ont tenté
de franchir la frontière, et leurs biens
confisqués, même dans les provinces
où la loi n'admet pas la confiscation. En
prison, au couvent, à l'hôpital les
opiniâtres qui n'ont commis d'autre crime que
de refuser d'abjurer leur foi religieuse ! et,
vu le mauvais usage qu'ils font de leurs biens,
on les leur confisque afin qu'ils ne soient pas
traités plus favorablement que ceux qui ont
émigré!
Une complainte de 1698, résume ainsi la
situation faite aux huguenots par la
persécution religieuse :
Nos filles dans les monastères,
Nos prisonniers dans les cachots,
Nos martyrs dont le sang se répand à grands flots,
Nos confesseurs sur les galères,
Nos malades persécutés,
Nos mourants exposés à plus d'une furie,
Nos morts traînés à la voirie,
Te disent nos calamités.
Les prisons et les couvents regorgeant, on
expulse un certain nombre de ces opiniâtres,
dont ne peut triompher le zèle convertisseur
des geôliers, on les mène à la
frontière en leur interdisant de rien
emporter, ni effets ni argent, et on déclare
leurs biens confisqués. Cette confiscation
des biens prononcée aussi bien contre ceux
qu'on expulsait du royaume que contre ceux qui
avaient voulu franchir la frontière, sembla
si peu justifiable que le Président de
Roclary crut devoir présenter au
secrétaire d'État les observations
suivantes :
« Comme des officiers qui passent toute leur
vie dans l'obligation d'étudier et de suivre
les lois, sont obligés de chercher dans
leurs dispositions les fondements des avis qu'ils
prennent, je ne crois pas qu'ils puissent regarder
comme un crime la sortie hors du royaume, d'un
homme qu'on oblige d'en sortir, et prononcer la
confiscation de ses biens ni aucune peine, pour une
action qui n'a rien de volontaire de la part de
celui qui paraît plutôt la souffrir que
la commettre. Que si le roi avait trouvé bon
de révoquer par une déclaration la
liberté que l'article 12 de l'édit du
mois d'octobre 1685 a laissée à ses
sujets de vivre dans la profession de la religion
prétendue réformée et
d'ordonner à tous ceux qui, voudraient
continuer dans cette erreur de sortir du royaume
dans un certain temps, cette peine, quoique grande,
ne pourrait être regardée que comme un
effet de la clémence aussi bien que de la
justice du roi, et le bannissement perpétuel
auquel ils se condamneraient volontairement leur
ferait perdre leurs biens dans les règles de
la justice ; mais dans l'état où sont
les choses, je ne puis que soumettre mes
sentiments à toutes les volontés du
roi, persuadé que les motifs de sa
résolution n'en seront pas moins justes pour
surpasser une intelligence aussi bornée que
la mienne. »
Ces considérations d'équité et
de justice n'étaient pas de nature à
arrêter Louis XIV; si veut le roi si veut la
loi, disait-il alors, de même qu'en son
enfance il écrivait: les rois font ce qui
leur plaît (1).
Le bon plaisir était la seule
règle de sa conduite, et j'ai eu plus d'une
fois au cours de ce travail, l'occasion de donner
des preuves de cette affirmation; en voici encore
une : bien que Louis XIV eût mis tous les
sujets huguenots dans l'alternative, ou de rester
dans le royaume exposés à toutes les
violences des convertisseurs, ou d'encourir la
terrible peine des galères s'ils tentaient
de franchir la frontière, il permit
cependant à quelques notabilités
protestantes, les Ruvigny, le comte de Roye, le
maréchal de Schomberg, etc., de sortir
librement de France. Il refusa cette faveur au plus
notable des protestants; à l'amiral
Duquesne, ce grand homme de mer que les
Barbaresques, dans leur terreur,
prétendaient avoir été
oublié par l'ange de la mort. Duquesne, par
faveur exceptionnelle, put mourir tranquillement en
France, sans avoir été
violenté à se convertir, mais Louis
XIV ne voulut pas qu'on élevât un
tombeau à l'amiral et refusa même, son
corps à ses enfants qui lui avaient
préparé une sépulture sur la
terre étrangère. On voyait encore en
1787, sur les frontières de la Suisse, dit
Rulhières, cette sépulture vide
portant l'inscription suivante :
« Ce tombeau attend les restes de
Duquesne, son nom est connu sur toutes les mers.
Passant! si tu demandes pourquoi les Hollandais ont
élevé un superbe monument à Ruyter vaincu et pourquoi les
Français ont refusé une
sépulture honorable au vainqueur de
Ruyter, ce qui est dû de crainte et de
respect à un monarque dont la puissance
s'étend au loin, me défend toute
réponse. »
Les autres opiniâtres, moins favorisés
que Duquesne, furent violentés à se
convertir, et pour la plupart, emprisonnés,
jusqu'au jour où les prisons et les couvents
regorgeant, on expulsa du royaume les
opiniâtres qu'on n'avait pu convertir. Le
plus grand arbitraire présida encore
à l'exécution de cette mesure ; c'est
ainsi qu'on voit Mme de Coutaudiere, marquée
dès 1692 pour être expulsée,
encore retenue en prison en 1700. Cependant un
rapport fait en 1697 au secrétaire
d'État portait : les parents disent que la
prison lui affaiblit l'esprit, mais
Pontchartrain avait écrit en marge de ce
rapport : l'y laisser ! et, grâce à
cette inhumaine annotation, Mme de la Coutaudiere
était restée en prison.
Les ministres et les intendants avaient la
même bonté de coeur vis à vis
des huguenots, que Louis XIV, qui ne voyait; dans
le désastre de l'émigration, minant
et dépeuplant la France au profit de
l'étranger? qu'un moyen de purger le royaume
de ses mauvais et indociles sujets, et qui, en
apprenant que des milliers de Vaudois venaient
périr de la Peste dans les prisons du duc de
Savoie, écrivait : je ne doute pas
qu'il ne se console facilement de la perte de
semblables sujets ...
Tel maître, tels valets. Seignelai
recommandait de mettre les forçats
huguenots, de toutes les campagnes,
c'est-à-dire de les soumettre journellement
au meurtrier supplice de la vogue. Louvois,
apprenant que les femmes de Clairac, en se jetant
à genoux en larmes dans le temple, avaient
retardé de quelques heures sa
démolition écrivait : qu'il eût
été à désirer que les
groupes eussent tiré sur elles, pour les
punir de cette touchante rébellion,
etc..
Quelques opiniâtres, notables protestants, au
lieu d'être emprisonnés avaient
été relégués dans telle
ou telle résidence déterminée,
et ceux d'entre eux qui tentaient de passer
à l'étranger, étaient encore
plus impitoyablement frappés que les autres
fugitifs, car, on considérait comme une
aggravation de leur crime de désertion,
l'oubli qu'ils avaient fait de la faveur dont ils
avaient été l'objet; c'est ce dont
témoigne le passage suivant d'un édit
royal :
« Nous avons été
informés que quelques-uns de nos sujets,
même de ceux que nous jugeons quelquefois
à propos d'éloigner pour un temps du
lieu de leur établissement ordinaire par des
ordres particuliers, et pour bonnes et justes
causes à nous connues, et pour le bien de
notre État, oubliant, non seulement les
engagements indispensables de leur naissance, mais encore
l’obéissance qu'ils
doivent en particulier à l'ordre
spécial qu'ils de nous, quittent le lieu
du séjour qui leur est marqué par
notre dit ordre, pour se retirer hors le
royaume. »
C’est une curieuse histoire que celle d'une de
ces reléguées, la Duchesse de
la Force dont le roi lui-même avait entrepris
la conversion, elle montre ce que Louis XIV
appelait laisser une huguenote en pleine
liberté :
« Par un zèle digne d'un roi
très chrétien; dit l’abbé
de Choisy, le roi avait résolu de
procéder lui-même à la
conversion du duc et de la duchesse de la Force, et
ce fut pendant de longues années une lutte
journalière du roi contre la duchesse
opiniâtre, pour maintenir le duc dans
l’apparente conversion qu’il lui avait
arraché »
« Le duc de la Force, dit Saint-Simon,
était un très bon et honnête
homme, et rien de plus, qui, à force
d’exils, de prison, d’enlèvement
de ses enfants et de tous les tourments dont on
s’était pu avisé,
s’était fait catholique. » En
1686, il s’était converti après
avoir été enfermé à la
bastille, il y avait été remis en
1691 après qu'on eut découvert son
testament ainsi conçu :
« La religion que nous croyons la seule
véritable est celle dans laquelle nous
sommes né et dans laquelle nous
espérons mourir... Si la force de quelques
maux, un délire ou quelque autre chose de
cette nature; nous faisait dire des choses qui ne
rapportent point à ceci, qu'on ne le croie
point. Seigneur Jésus, pardonnez-nous, si,
dans un acte de fragilité, nous avons
signé par obéissance, contre les
sentiments de notre coeur, que nous changions de
religion, bien que nous n'en ayons jamais eu la
pensée... »
Le roi fait sortir de la Bastille ce mauvais
converti et le relègue dans sa terre de la
Boullaye avec la duchesse, mais jusqu'au jour de sa
mort, il le surveille avec un soin jaloux. Il
désigne les personnes qui peuvent le voir,
il lui ôte ses domestiques et les remplace
par des gens sûrs, il lui interdit de se
faire soigner par tel médecin, parce qu'il
le juge suspect. Il attache à sa personne un
espion, hors la Présence duquel il est
interdit à la duchesse de le voir, et qui
reçoit cette instruction :
« Si elle (la duchesse) se mettait en
devoir de lui parler de religion, il lui imposera
silence et l'obligera de se retirer d'auprès
de lui. Le duc devenant de plus en plus
valétudinaire, on lui joint à
l'espion ordinaire un Père de l'Oratoire,
afin que l'un des deux soit toujours auprès
de lui et qu'il ne se puisse jamais se trouver seul
avec sa femme, soit de nuit, soit de jour.
L'état du duc s'aggravant encore, la
duchesse reçoit l'ordre de se retirer dans
une des chambres du château de la Boullaye,
sans pouvoir avoir aucune communication, par
écrit ou de vive voix, avec son mari,
à peine de désobéissance.
Elle ne peut même obtenir la grâce de
le voir expirer, elle est remise aux mains de son
fils, un nouveau converti devenu, un des plus
ardents persécuteurs des huguenots. On lui
déclare que si elle ne se convertit pas,
elle sera expulsée; elle persiste et est
conduite au port dans lequel elle doit
s’embarquer pour l’Angleterre; par un
garde de la prévôté
chargé « d’observer sa
conduite pendant la route et d’en venir rendre
compte à sa
majesté »C’est en parlant de
la situation faite à cette malheureuse
femme, séparée de ses enfants mis au
couvent, ou au collège pour être
convertis, espionnée jour et nuit dans le
château où elle avait
été reléguée, ne
pouvant même assister aux derniers moments du
mari avec lequel on l'empêchait de jamais se
trouver seule, que le roi fait écrire
à la Bourdonnaie : « Sa
Majesté a poussé la complaisance
jusqu'à laisser Mme la duchesse de la Force
en pleine liberté à la Boullave, ce
qu'elle n'a encore fait pour personne de ceux qui
sont dans l'état d'opiniâtreté
et d'endurcissement en la religion prétendue
réformée, où elle se
trouve.
Quand la déraison en vient à ce
point, de regarder comme une complaisance
méritoire, l'incessante persécution
exercée à domicile, contre une
malheureuse femme à laquelle il n'est plus
permis d'être ni mère, ni
épouse, rien ne peut vous arrêter dans
la voie malheureuse où l'on s'est
engagé.
C'est donc en vain, qu'on faisait observer au
nouveau Philippe II, que ses tentatives pour
catholiciser son royaume et l'Europe
entière, faisaient perdre à la France
ses alliances les plus anciennes et les plus
sûres; que l'émigration de tant de
citoyens utiles et industrieux, c'était la
vie du pays s'exhalant par tous les pores ; que la
France baissait en population et en richesse de
tout ce qu'elle perdait et de tout ce que gagnaient
les puissances ses rivales. Louis XIV
répondait imperturbablement que, en
présence de l'importance de l'oeuvre qu'il
avait résolu d'accomplir, ces
considérations étaient pour lui de
peu d'intérêt.
Si le mobile de sa conduite eût
été, non son incommensurable orgueil,
mais la conviction inflexible du sectaire, le grand
roi eût eu, du moins, jusqu'à sa
dernière heure, l'imperturbable assurance
que donne au fanatique, la conscience d'un devoir
accompli: Mais qu'elle est l'attitude de Louis XIV
quand il se trouve au moment de comparaître
devant Dieu, devant le seul être auquel il
reconnaisse le droit de juger sa conduite ?
Il ne fait pas comme le Tellier; qui, après
avoir apposé sa signature sur L'édit
de révocation, estime qu'il a assez
vécu et sa tache accomplie,
s’écrie : nune me dimittis,
Dominé. !
Il ne montre pas l’héroïque
courage du prophète Esprit Seguier, se
vantant encore au moment de monter sur le
bûcher d’avoir porté le premier
coup à l’archiprêtre du Chayla ,
le bourreau de ses frères, et
s'écriant « Je n'ai pas commis de
crimes, mon âme est un jardin plein
d'ombrages et de fontaines ».
S'il n'a ni la tranquille résignation de le
Tellier, ni l'inébranlable fermeté du
prophète cévenol, meurt-il du moins,
avec la paisible assurance de l'homme à qui
sa conscience atteste qu'il n'a jamais violé
les lois de l'éternelle justice?
Meurt-il en brave, comme le père de
P-J.Proudhon, un pauvre artisan, dont le fils conte
ainsi la belle mort?
« Mon père à 66 ans,
épuisé par le travail, en qui la
lame, comme on dit, avait usé le fourreau,
sentit tout à coup que sa fin était
venue. Le jour de sa mort il eut, chose qui n'est
pas rare, le sentiment arrêté de sa
fin. Alors, il voulut se préparer pour le
grand voyage, et donna lui-même ses
instructions. Les parents et amis sont
convoqués, un souper modeste est servi,
égayé par une douce causerie. Au
dessert, il commence ses adieux, donne des regrets
à l'un de ses fils mort dix ans auparavant,
mort avant l'heure. J'étais absent pour le
service de la famille. Son plus jeune fils, prenant
mal la cause de son émotion, lui dit :
Allons, père, chasse ces tristes
idées. Pourquoi te désespérer?
N'es-tu pas un homme? Ton heure n'a pas encore
sonné. — Tu te trompes, réplique
le vieillard, si tu t'imagines que j'aie peur de la
mort. Je te dis que c'est fini, je le sens, et j'ai
voulu mourir au milieu de vous. Allons! qu'on serve
le café! Il en goûta quelques
cuillerées. J'ai eu bien du mal dans ma vie,
dit-il, je n'ai pas réussi dans mes
entreprises, mais je vous ai aimés tous et
je meurs sans reproche. Dis à ton
frère que je regrette de vous laisser si
pauvres, mais qu'il persévère !
Un parent de la famille, quelque peu dévot,
croit devoir réconforter le malade en
disant, comme le catéchisme, que tout ne
finit pas à la mort, que c'est alors qu'il
faut rendre compte, mais que la miséricorde
de Dieu est grande. — Cousin Gaspard,
répond mon père, je n'y pense
aucunement. Je n'éprouve ni crainte, ni
désir, je meurs entouré de ce que
j'aime, j'ai mon paradis dans le coeur. Vers dix
heures, il s'endormit, murmurant un dernier
bonsoir; l'amitié, la bonne conscience,
l'espérance d'une destinée meilleure
pour ceux qu'il laissait, tout se réunissait
en lui, pour donner un calme parfait à ses
derniers moments. Le lendemain mon frère
m'écrivait avec transport : Notre
père est mort en brave. »
Ce n'est pas en brave, c'est en lâche que
meurt Louis XIV ! A ses derniers moments, il ne se
souvient plus que le pape Innocent XI lui a
écrit, qu'en révoquant l'édit
de Nantes et en pourvoyant par ses édits
contre les huguenots à la propagation de la
foi catholique, il a mérité
d'être félicité sur
« le comble de louanges immortelles,
qu'il a ajouté par cette dernière
action, à toutes celles qui rendaient
jusqu'à présent sa vie si
glorieuse... et qu'il doit attendre de la
bonté divine, la récompense d'une si
belle résolution ».
Il a même oublié au moment de mourir
cet incroyable panégyrique de Bossuet, que
naguères son incommensurable orgueil
acceptait comme un hommage justement
mérité :
« Touchés de tant de merveilles,
épanchons nos coeurs sur la
piété de Louis. Poussons jusqu'au
ciel nos acclamations, et disons à ce
nouveau Constantin, à ce nouveau
Théodose, à ce nouveau Marcien,
à ce nouveau Charlemagne, ce que les six
cent trente pères dirent autrefois dans le
concile de Chalcédoine : Vous avez affermi
la foi, vous avez exterminé les
hérétiques, c'est le digne ouvrage de
votre règne, c'en est le propre
caractère. Par vous l'hérésie
n'est plus, Dieu seul a pu faire cette merveille.
Roi du ciel ! conservez le roi de la terre, c'est
le voeu des églises, c'est le voeu des
évêques ! »
Ces éloges outrés, il ne les entend
plus, et quoi que puissent lui dire les
évêques et les cardinaux qui
l'entourent, sa conscience étouffe leur voix
et lui crie : Roi! qu'as-tu fait de ton peuple?
Caïn qu'as-tu fait de tes frères?
Devant ses yeux flamboie comme un menaçant Mané, Thécel, Phares,
cet
avertissement que lui ont donné ses sujets
persécutés dans la supplique qu'ils
lui ont vainement adressée lors de la
signature du traité de Ryswick :
« Peut-être qu'au lit de mort,
Votre Majesté aura quelque crainte et
quelque regret d'avoir voulu contraindre la
conscience de ses sujets. Peut-être, aux
dernières heures de sa vie, les
misères affreuses d'un si grand nombre de
ses sujets viendront se présenter à
ses yeux pour troubler le repos de son âme.
»
Et, juste châtiment de son impitoyable
orgueil, le spectacle de ces misères
affreuses venait se dérouler devant lui. Il
voyait les hommes torturés, les femmes
outragées par ses missionnaires
bottés; les fugitifs errants par troupes,
mourant de fatigue et de privations sur la dure
route de l'exil : les prisonniers grelottant de
froid et criant la faim au fond de sombres et
humides cachots; les forçats pour la foi,
attachés à la rame et souffrant mille
morts sur les galères; les cadavres nus et
sanglants traînés sur la claie et
jetés à la voirie; des milliers de
victimes, enfin, expirant, par ses ordres, sur la
potence, sur la roue ou sur le bûcher.
Dans la terreur qui s'empare de lui à ce
spectacle, il ne lui suffit plus d'être
absous et pardonné par les ministres de son
culte, et c'est sur quelques-uns de ceux qui,
nés ses sujets, n'avaient rien autre chose
à faire que d'obéir sans discernement
à sa puissance absolue, qu'il cherche
à rejeter la responsabilité des actes
monstrueusement odieux qu'il a commis.
Appelant près de son lit de mort les
cardinaux de Bissy et de Rohan, qui se trouvaient
dans sa chambre, il les prend à
témoin que, dans les affaires de
l'Église, il n'a jamais rien fait que ce
qu'ils ont voulu.
« C'est à vous,
s'écrie-t-il, de répondre pour moi
devant Dieu, de ce qui a été fait de
trop ou de trop peu. Je proteste de nouveau que je vous en charge
devant Dieu! J'en ai la
conscience nette, et, comme un ignorant, je me suis
absolument abandonné à vous dans
toutes ces affaires. »
Non, il n'avait pas la conscience nette, ce grand
coupable du crime de lèse patrie, qui avait
sacrifié les intérêts du peuple
sur lequel il régnait aux exigences de son
rôle de convertisseur, et qui, en mourant,
laissait la France épuisée d'hommes
et d'argent, amenée par lui à deux
pas de sa ruine. Quant à son ignorance en
matière religieuse qu'il invoquait à
sa dernière heure, pour décliner dans
l'autre monde, la responsabilité des actes
injustifiables auxquels il s'était
laissé entraîner, c'est en 1688 qu'il
lui aurait fallu la confesser, cette ignorance,
alors que le maréchal de Vauban lui montrait
quelles avaient déjà
été pour la France les
déplorables conséquences de son
intolérance religieuse. Il y aurait eu alors
quelque mérite pour cet ignorant à
s'arrêter dans la voie funeste où il
s'était engagé, et quelque grandeur
à reconnaître son erreur en revenant
sur ce qu'il avait fait. Mais son orgueil
insensé l'avait empêché de
prendre le seul parti qui eût pu
réparer en partie le mal fait par lui
à la France.
Tout au contraire, sans vouloir rien entendre, il
avait continué son oeuvre néfaste
pour son royaume jusqu'à sa dernière
heure, et même, par delà; car, par son
testament il recommandait à ses successeurs
de ne jamais revenir sur la révocation de
l'édit de Nantes ; le funeste legs de ses
odieux édits contre les
protestants,accepté par eux, fit recommencer
plus d'une fois l'exode des huguenots, si bien
qu'en 1787 encore, Rulhières peut dire :
l'émigration est toujours prête
à se renouveler. La faute qu'a commise Louis
XIV, nous en subissons encore aujourd'hui les
conséquences, car sur tous les
marchés du monde comme sur les champs de
bataille, nous trouvons en face de nous, dans nos
luttes avec l'étranger, les descendants de
ces réfugiés français que la
persécution a obligés à se
dénationaliser.
Si l'impartiale histoire ne peut admettre l'excuse
de l'ignorance pour décharger
entièrement le roi très
chrétien de la responsabilité qu'il
trouvait trop lourde à porter à ses
derniers moments, elle a le devoir, du moins, de
rejeter, pour une large part, la
responsabilité du mal fait à la
France, sur le clergé qui se servait de cet
ignorant, pour appliquer ses théories
d'intolérance impitoyable.
Jamais, en effet, quelles que fussent les
déplorables conséquences de la
persécution religieuse, le clergé
n'avait cessé de réclamer les plus
odieuses contraintes contre les huguenots, et
Rulhières en a vu plus d'une preuve dans des
lettres trouvées par lui aux archives et
dont quelques-unes, dit-il, font frémir.
Spécieuses raisons d'État,
s'écriait Massillon à la mort du
grand roi, en vain vous opposâtes à
Louis les vues timides de la sagesse humaine, le
corps de la monarchie affaibli par l'évasion
de tant de citoyens, ou par la privation de leur
industrie, ou par le transport furtif de leurs
richesses : les périls fortifient son
zèle, l'oeuvre de Dieu ne craint pas les
hommes; il croit même affermir son
trône en renversant celui de l'erreur.
»
En 1775 encore, l'orateur de l'assemblée
générale du clergé, disait
à Louis XVI :
«Jamais, sire, vous ne serez plus grand, vous
ne vous montrerez jamais mieux le père de
vos sujets que quand, pour protéger la
religion, vous emploierez votre puissance à fermer la bouche à
l'erreur.
L'Église compte au nombre de ses plus beaux
jours, celui où; prosterné dans le
sanctuaire de Clovis, vous avez voué votre
sceptre à sa défense contre toutes
les hérésies. On essaiera donc en
vain d'en imposer à Votre Majesté
sous de spécieux prétextes de
liberté de conscience, de désertion
de citoyens utiles et nécessaires à
la nation: en vain, par de fausses peintures des
avantages d'un règne de douceur et de
modération, voudrait-on intéresser la
bonté de votre coeur, vous persuader
d'autoriser, ou au moins de tolérer
l'exercice de la prétendue religion
réformée : vous réprouverez
ces conseils d'une fausse paix, ces systèmes
d'un tolérantisme capable d'ébranler
le trône et de plonger la France dans les
plus grands malheurs. Nous vous en conjurons...
achevez l'oeuvre que Louis le Grand avait
entreprise, que Louis le Bien Aimé a
continuée ; il aurait eu la gloire de la
finir, si les ordres qu'il ne cessait de donner
avaient été exécutés..
Il vous est réservé, sire, de porter
le dernier coup au calvinisme dans vos
États !
L'Église est invariable dans sa doctrine de
l'intolérance, ce qu'elle condamnait au
XVII° et au XVIII° siècle, la
liberté de conscience et toutes les autres
libertés, elle le condamne encore
aujourd'hui; et si demain, un monarque
chrétien était placé sur le
trône de France, l'Église l'obligerait
à combattre les erreurs du droit nouveau,
quoi qu'il pût arriver. Périssent les
colonies et le pays tout entier plutôt que
les principes d'intolérance, disent les
jacobins cléricaux. Pourvu que l'on ferme la
bouche à l’erreur et que l'on tente de
rendre au régime catholique son ancienne
puissance, il ne faut pas s'inquiéter de
savoir si, en agissant ainsi, on mènera le
pays à sa ruine et si l'on fera couler le
sang à flots; ces préoccupations sont les vues timides de la
sagesse humaine, dont
l'Église ne veut tenir aucun compte.
Si, par impossible, ceux qui réclament
chaque matin un sauveur, comme les grenouilles
demandaient un roi, voyaient donner satisfaction
à leurs désirs ils seraient
bientôt, au nom du principe de
l'intolérance religieuse, violentés,
empoisonnés et égorgés comme
le furent les huguenots au bon vieux temps,
et s'ils se plaignaient, on serait autorisé
à leur répondre : Tu l'as
voulu, Georges Daudin!
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