JAROUSSEAU
LE PASTEUR DU
DÉSERT
CHAPITRE XVII
UNE AMBASSADE A VERSAILLES
Quand le pasteur eut ainsi réglé
son compte avez Dieu et avec lui-même, il
médita le discours qu'il voulait tenir au
roi, pour emporter de haute lutte la conviction de
Sa Majesté, et il rédigea
minutieusement un mémoire divisé en
quatre points comme un sermon.
Par le premier point, il prouvait
que la persécution était contraire
à la doctrine de l'Évangile. La
preuve était aisée.
L'Écriture, sous ce rapport, abondait dans
le sens du pasteur. Évidemment,
l'Église naissante répugnait à
la persécution par la raison qu'elle
était persécutée.
Par le second point, le pasteur
prouvait que l'intolérance était
injuste. L'argument pouvait avoir son
mérite, au point de vue de la philosophie,
mais il manquait à coup sûr
d'habileté, car dire au pouvoir
que Dieu ayant
créé la conscience libre, le pouvoir
avait uniquement pour mission de protéger
cette liberté, c'était lui mesurer sa
part. Jamais la royauté n'a pu accepter
qu'on la mît ainsi à la
ration.
Par le troisième point, le
pasteur prouvait que la persécution
était impolitique; il suffisait de laisser
la parole à l'histoire. Proscrire une
opinion, c'est pour un roi perdre
étourdiment pour le moins une province de
son royaume. La révocation de l'édit
de Nantes a plus diminué la France au
dix-septième siècle que ne
l'eût fait la perte de la Picardie. Elle lui
a enlevé d'un trait de plume l'élite
de l'industrie.
Par le quatrième point, il
prouvait que la persécution était
inutile. À cette occasion, il rappelait au
roi ce mot de Vauban, qu'à la suite de la
Saint-Barthélemy, le nombre des protestants
avait augmenté; mais si après la
révocation de l'édit de Nantes le
culte réformé avait semblé
disparaître à tout jamais de la
scène, il avait en réalité
doublé de prestige. L'âme humaine est
ainsi faite, que toujours elle incline du
côté des victimes. La pitié est
encore le meilleur prédicateur d'une
croyance.
En un mot, ce mémoire
était impitoyablement logique, du premier au
dernier paragraphe. Et il eut tort
précisément, pour avoir parlé
la langue de la raison; l'Esprit-Saint l'avait
voulu ainsi.
Le pasteur annota, corrigea
longuement son mémoire,
le lut, le relut à haute voix, et
franchissant déjà l'espace de la
pensée, il en mesurait d'avance l'effet
irrésistible sur l'esprit du roi. Mais
hélas! en attendant, il était
prisonnier à domicile. Il adressa une
pétition à l'Intendant Meilhan
d'Ablois pour le prier de retirer le garnisaire
préposé à sa
surveillance.
L'intendant sourit de la demande et
jeta la lettre au rebut. Ce fut son premier projet
de réponse. Mais à la
réflexion il trouva dans ce voyage un moyen
ingénieux de débarrasser sans bruit
la province d'un ministre de l'Évangile. Il
envoya donc un passeport au pasteur Jarousseau, et
en même temps il écrivit au lieutenant
de police à Paris pour le prier
d'arrêter au débotté un
prédicant factieux, en rupture de ban, qui
devait faire son entrée à cheval dans
la capitale du fils aîné de
l'Église, et pour plus de facilité,
il lui donna le signalement de l'homme et du
cheval.
Le lieutenant de police, au
reçu de cet avis, fit aussitôt
prévenir les maîtres d'auberge de la
ville et de la banlieue d'avoir à lui
représenter à première
sommation un homme, coiffé d'un chapeau rond
et monté sur une jument pommelée.
Avant de mettre le pied à l'étrier,
l'apôtre de Saintonge avait
déjà sa place préparée
à la Bastille.
Une fois en possession de son
passeport, le pasteur Jarousseau fit sa valise; il
y mit d'abord l'arche
d'Israël,
c'est-à-dire sa Bible, et ensuite une double
copie de son mémoire soigneusement
écrit sur papier ministre. À ce
bagage purement spirituel, sa femme ajouta par
mesure, de prudence quatre chemises, six mouchoirs,
six paires de bas, un bonnet de coton, une paire de
souliers de rechange, une douzaine de biscuits, un
fromage de bique, un sac de prunes rôties au
four, une botte d'herbe pour la fièvre et
une autre pour la migraine.
Un voyage à Paris en ce
temps-là était
considéré comme un voyage à
l'équateur. Le coche de Rochefort mettait
dix jours pour faire le trajet; la place
coûtait cent quinze francs par personne. Il
est vrai que Misère remplaçait
avantageusement le coche; mais qu'on allât en
voiture ou à cheval à Paris, on
croyait devoir emporter avec soi un
approvisionnement complet de vivres et de
remèdes, comme si au sortir de sa province
on entrait en pays de barbarie.
Mais au moment de partir, le pasteur
remarqua qu'il avait oublié le point
essentiel du voyageur. Il avait bien pu autrefois
aller de Lausanne à la Rochelle sur la
bourse du hasard, en jeûnant la moitié
du chemin et en donnant aussi souvent à la
belle étoile.
Mais il ne pouvait, la main sur la
conscience, imposer à Misère ce
système par trop économique de
locomotion.
Comment dénouer cette
inextricable question
financière qui venait
tout à coup arrêter l'apôtre au
moment du départ? Le revenu de
l'année suffisait à peine, comme nous
l'avons vu, à combler la dépense de
l'année dans le ménage du pasteur. Il
fallait, de toute nécessité, recourir
à un emprunt, ce qui était, dans la
tradition rigoriste du pays, un acte de
déchéance. Emprunter ou dissiper,
c'était tout un à cette
époque, où la théorie du
crédit attendait encore son
philosophe.
Le pasteur Jarousseau prit
courageusement son parti de cette humiliation. Il
alla trouver maître Thomas, tabellion royal
à Saujon, et le pria de lui prêter un
sac moyennant hypothèque sur la
métairie de Chenaumoine. Maître Thomas
était un compère madré,
toujours souriant, qui n'avait d'autre
préoccupation dans la vie que de multiplier
les actes pour multiplier les
honoraires.
- Pouvez-vous attendre? dit-il au
pasteur.
Il lui faisait cette question parce
qu'il le savait impatient de partir.
Le pasteur secoua la tête en
signe de négation.
- Dans ce cas la promesse
d'hypothèque ne me suffit pas, il me faut
encore une procuration pour vendre au besoin votre
métairie. Je pourrai ainsi vous avancer la
somme que vous me demandez en ce moment. Si je ne
trouve pas un prêteur, je trouverai toujours
bien un acheteur, et sur le prix de la vente
je rentrerai un jour ou l'autre
dans mon avance; vous comprenez?
Le pasteur comprit parfaitement que
le notaire lui demandait une vente anticipée
de sa métairie, et bien que la condition lui
parût rigoureuse, il l'accepta sans
discussion.
- Faites la procuration, dit-il au
notaire, je vais la signer.
- Non pas vous, répondit le
tabellion; votre femme seule doit la signer, la
métairie lui appartient, et de plus vous
n'êtes pas légalement son
mari.
Le pasteur remporta donc tristement
la procuration à Saint-Georges-de-Didonne,
et la présenta à la signature de
demoiselle Anne Lavocat, car l'acte était
ainsi libellé.
La femme du pasteur lut d'un bout
à l'autre cet acte de dépossession,
et le jetant sur la table, elle dit de cet accent
de mère qui met tout un monde
d'émotions dans une parole :
- Malheureux, c'est le pain de nos
enfants !
Une mère est toujours une
mère; vous pouvez lui demander sa vie, elle
la donnera encore volontiers pour sa croyance; mais
n'essayez jamais de lui arracher ce qu'elle regarde
comme la nourriture de sa couvée.
La note douloureuse de cette
exclamation maternelle fit rentrer le pasteur en
lui-même, et pour le
première fois de sa vie
le fit douter de son inspiration. Il reprit
silencieusement le papier sur la table, et il
remonta dans sa cellule pour vider seul à
seul avec Dieu ce nouvel incident. Ce qu'il dit et
ce qui lui fut répondu dans cette heure de
déchirement, en face du sacrifice, nul ne le
saura jamais. Après cette entrevue mystique
avec l'âme universelle toujours flottante
autour de notre âme pour l'assister à
l'occasion, il redescendit et il dit à sa
femme d'un ton d'autorité :
- Femme, il faut signer cela; j'ai
d'autres enfants encore à nourrir d'un pain
bien autrement précieux que le pain
tiré d'un épi.
La femme du pasteur sentit que la
demande de son mari était cette fois-ci un
ordre sans réplique, et, avec la pieuse
résignation d'une servante de la Bible, elle
fit authentiquement l'abandon d'une partie de son
patrimoine. Elle passa ensuite son mouchoir sur sa
figure, et tout fut dit: le sacrifice était
consommé.
Le pasteur pouvait enfin partir,
grâce au dévouement d'Anne Lavocat,
comme disait l'acte notarié. Il avait
complété sa valise d'une sacoche de
cent pistoles. Le matin de son départ il
réunit ses enfants et leur donna
solennellement sa bénédiction. Sa
femme pleurait à l'écart, la main sur
son front, pour cacher sa douleur.
- Femme, lui dit-il, ne pleure pas,
mais loue plutôt le Seigneur de m'avoir
choisi entre tous, moi le
dernier, pour être son
envoyé auprès de l'homme qui tient
dans sa main notre liberté.
Une partie de la population
l'accompagna jusqu'à la Cafourche de
Maisonfort.
- Dieu vous assiste ! lui dit-elle
en le quittant.
- Dieu est bon, répondit le
pasteur, il a déjà entendu votre
prière.
Il mit sa jument au trot et il
disparut au tournant du bois de Belmont.
Certes, au point de vue de la raison
sèche, ce voyageur perdu en ce moment au
regard, sous la feuillée du bois de Belmont,
est pour le moins un visionnaire, lancé dans
l'espace, sur la foi d'un rêve, à la
poursuite d'une chimère. Pauvre, inconnu,
proscrit, simple paysan, à peu près,
il va, du fond de sa province, sans autre
recommandation et sans autre appui qu'un chiffon de
papier dans sa valise, réclamer la
liberté de conscience, et la
réclamer, à qui? à un roi qui
a encore sur la main le serment prêté
à son sacre d'exterminer
l'hérésie. Il n'a aucun nom, aucune
autorité; il ne pèse pas plus devant
le pouvoir que le dernier passant. Politiquement
parlant, il n'est personne, et cependant du dernier
abîme de l'obscurité, il ose reprendre
l'oeuvre que Voltaire avait tentée en vain
du haut de son génie.
Voilà cet homme ; on vous le
livre ; vous pouvez sourire assurément de sa
naïveté, vous en avez le
droit, si vous n'êtes
habitués depuis votre enfance qu'à
traiter avec la raison; mais si jamais vous avez
compté dans votre vie avec une inspiration
plus haute, nommez-la la foi, nommez-la comme vous
voudrez, vous reconnaîtrez alors que ce
voyageur, plein de je ne sais quel mystère,
est plus grand peut-être que Voltaire
lui-même, et l'histoire, pour peu qu'elle
eût une fois par exception la science de la
vraie gloire, devrait respectueusement
l'accompagner du regard.
Il fraye la route en ce moment
à la plus sainte chose du monde, à la
liberté de conscience. Il comprend le
premier, par un sublime instinct, ou plutôt
par un rayon d'en haut tombé dans sa
poitrine, que lui, si humble que soit sa place dans
la vallée, il porte cependant en lui la
puissance terrible du droit, ce reflet vivant de
Dieu sur la terre, et qu'investi de cette
puissance, il peut parler au 'roi d'égal
à égal; il est autant qu'un roi, plus
qu'un roi, car qu'est-ce qu'un prince de la terre
sans l'idée de droit attachée
à son front? un hasard couronné, un
magnifique mensonge. Va donc, et suis
intrépidement ton chemin; tu es un droit
méconnu, en instance; tu es un peuple
opprimé à moitié debout, et il
n'y a rien au-dessus de cela sous le
soleil.
Qu'importe ensuite que cette
ambassade sacrée d'une pensée de
justice ait ou n'ait pas réussi sur le
moment, que ta parole ait passé dans le vent
comme la voix du crieur de rue
sans parvenir à réveiller le
maître endormi dans son injustice : tu as
porté la sommation respectueuse du temps, tu
as assez fait, tu peux te retirer. Le temps
poursuivra la requête. Lorsque l'idée
de droit a parlé une fois, elle ne rentre
plus dans la nuit. Hier, elle était venue
un, demain elle reviendra un million. La
décoration mobile de cette terre passerait
plutôt que cette idée.
Crois donc au droit, toi qui
écoutes, à quelque degré de
l'échelle que le jeu de la naissance t'ait
relégué; crois-y fermement,
saintement, sans haine, sans colère, sans
appel à la violence, toi seul n'en as pas
besoin, et tu auras pris dans cette vie un gage
d'invulnérabilité; tu pourras marcher
sur le flot, le flot te portera; marcher à
travers le feu : la flamme s'écartera pour
te laisser passer. Tu fais partie désormais
d'une loi éternelle du monde; tu ne pourrais
tomber sans entraîner cette loi dans ta
chute. Or, la justice gravite ici-bas sur un axe
d'airain encore plus immuable que l'axe de
l'étoile, et quand elle sombrera au regard,
le ciel aura croulé.
Telle était, dans une langue
plus merveilleuse, et sous une lumière plus
éclatante, la pensée du pasteur
Jarousseau, tandis qu'il cheminait lentement vers
Paris.
Il avait si profondément en
lui la conscience du juste qu'il ne doutait pas de
la victoire, pour peu qu'il
approchât l'oreille du
roi, ne fût-ce qu'une minute. C'est cette
conscience du Juste qui fait le héros et qui
appelait en ce moment-là même un
simple planteur d'Amérique à la
première place dans l'humanité. Si on
mesure l'homme à son idée, le pasteur
Jarousseau et Washington ont la même grandeur
devant Dieu, car ils ont au fond la même
idée. Il n'y a de différence entre
eux que la différence du
théâtre.
Mais la même voix du
siècle qui avait dit à l'un :
Lève-toi et fonde une république,
avait dit à l'autre : Marche et porte au
pied du trône la première parole de
liberté de croyance. Une force indomptable
les poussait chacun dans sa voie, à travers
la nuit de l'inconnu. Et cependant aucun d'eux ne
doute de son oeuvre un instant. C'est à ce
signe seulement qu'on peut reconnaître une
âme bien trempée. Toute
défiance est une faiblesse. Parce qu'une
heure t'échappe, tu crois avoir perdu
l'avenir. Le pasteur n'eut pas durant son voyage
une seconde d'indécision. Il semblait qu'une
prophétie secrète lui criait au fond
du coeur :
Fais ton oeuvre, tu as
derrière toi la postérité pour
te relayer, et si tu succombes aujourd'hui pasteur
méconnu, demain tu te relèveras
Mirabeau.
.
CHAPITRE XVIII
L'HÔTEL DE LA PROVIDENCE
Après avoir perdu de vue les moulins de
Didonne, le pasteur apaisa le trot de sa monture et
marcha désormais au pas méticuleux du
proverbe. Il avait mis la bride sur le cou de
Misère comme pour lui abandonner
exclusivement la direction du voyage.
C'était à vrai dire une sage
résolution, car Misère avait
conservé de sa première existence en
compagnie du marchand forain l'excellente habitude
de stationner à la porte de chaque auberge.
Sans cette précaution, le pasteur,
absorbé dans sa rêverie, et
occupé à repasser argument par
argument la contexture logique de son
mémoire, eût couru le risque de
déjeuner la veille, de dîner en esprit
et de coucher, à la grâce de Dieu, sur
le grand chemin.
Heureusement sa bête pensait
pour lui à l'heure du repas, et, par la
même occasion, à l'heure du coucher.
Mais elle finit par y mettre de
l'exagération, pour ne pas dire de
l'indiscrétion, de peur de calomnier une
aussi respectable créature. Que voulez-vous?
si la chair est faible chez l'homme, elle peut bien
l'être par esprit d'imitation chez le
cheval.
Misère pratiquait à
outrance la liberté illimitée du
temps d'arrêt. Chaque fois qu'elle voyait
pendre un bouchon sur la route, elle faisait halte,
et le pasteur dînait aussi souvent qu'elle
prenait le frais, sans soupçonner à
la récidive qu'il avait déjà
dîné. Il est vrai qu'en vertu de son
axiome hygiénique, qu'il fallait toujours
sortir de table avec sa faim, il pouvait
impunément dîner toute la
journée.
Grâce à ce
système de relâche à tout
propos, Misère fournissait à peine
une traite de quatre à cinq lieues, du lever
au coucher du soleil; mais cet abus de confiance,
il faut bien dire le mot, n'effleura pas un instant
l'inaltérable sérénité
du pasteur. Il aimait la lenteur, comme les hommes
de méditation. Il avait l'âme trop
pleine d'ailleurs pour penser à autre chose
qu'à la glorieuse bataille
évangélique qu'il allait livrer. De
temps à autre, il aimait à faire le
roman de la réception que le roi lui
ménageait sûrement dans son palais ;
il voyait par anticipation le prince ému lui
tendre la main avec un sourire de
bonté:
- Levez-vous, pasteur Jarousseau, je
vous accorde votre demande.
Et répandant son illusion sur
la nature entière, il regardait les arbres
du chemin d'un oeil de bonheur, et il semblait dire
aux petits oiseaux, emportés comme par un
coup de vent d'une touffe de chardon à
l'autre sur le glacis de la chaussée : Vous
l'avez entendu; il a dit : Levez-vous, pasteur
Jarousseau.
Il y a toujours dans l'âme du
croyant, même le plus énergiquement
trempé, je ne sais quelle adorable
puérilité qui est comme la candeur
retrouvée de la première heure de la
création.
Il traversait du reste cités
et campagnes avec une égale
indifférence, sans plus remarquer les hommes
que les monuments. Il entrait dans une ville et il
en sortait comme il y était entré, et
un quart d'heure après, il aurait vainement
cherché dans sa mémoire quel nom elle
pouvait avoir sur la carte. Il ne faisait attention
qu'aux mendiants, mais comme il ne savait pas
encore suffisamment établir la distinction
d'un écu à la monnaie, il leur
donnait aussi souvent un écu qu'une
pièce de billon, si bien que, d'étape
en étape et d'aumône en aumône,
il avait notablement ébréché
la sacoche en arrivant à Paris.
Enfin, après trois semaines
de marche, il atteignit, un jour, à la
tombée de la nuit, la barrière
d'Enfer.
L'approche de la nouvelle Babylone
l'avait sans doute ramené au sentiment de la
réalité, car il avait repris à
si monture le droit d'initiative.
Déjà Misère
avait fait choix d'une auberge
à l'entrée du faubourg de Montrouge ;
mais le pasteur lui avait appliqué
amicalement le talon sur le flanc et avait
accompagné ce coup de talon de l'injonction
impérieuse : Allons ! C'était la
formule sacramentelle des grandes circonstances.
Misère baissa l'oreille en signe
d'étonnement, et poursuivit son chemin. Elle
avait quelque raison, en effet, d'être
étonnée d'un changement de politique
qu'elle pouvait prendre en conscience pour un acte
d'insubordination.
C'était toutefois à
bonne intention que le pasteur usurpait en ce
moment sur la liberté jusqu'alors inviolable
de Misère. En touchant la frontière
de Paris, il avait fait ce raisonnement : Cette
ville est aussi grande qu'une province; si je
prends mon gîte dans la banlieue, j'aurai
chaque jour un premier voyage à faire pour
aller voir qui de droit, et un second voyage pour
revenir à mon auberge. La prudence indique
donc que, pour économiser le temps, je dois
choisir un logement au centre de la cité. Ce
plan de stratégie à l'usage du
solliciteur en campagne témoignait à
coup sûr d'une profonde sagesse, humainement
parlant. Mais il était écrit que
toutes les fois que le pasteur en appelait à
la raison pour diriger sa conduite, le
résultat devait tourner à sa
confusion.
Il suivit résolument la rue
d'Enfer, longea le mur des Chartreux, descendit la
rue de la Harpe, traversa la
Seine et attaqua cette longue
galerie ténébreuse appelée
encore aujourd'hui la rue Saint-Denis. Il y vit de
la boue en plein été. Il jugea le
quartier assez central.
Alors il quêta du regard une
auberge ; mais il avait beau tourner la tête
à droite, la tourner à gauche, il ne
voyait flotter nulle part cette plaque
hospitalière de tôle illustrée
tantôt d'un écu d'or, tantôt
d'une croix d'argent, tantôt d'une cloche,
tantôt d'un lion. C'était à
croire vraiment que la capitale du monde
civilisé manquait au premier devoir de
l'hospitalité envers
l'étranger.
La nuit était tout à
fait tombée; le pasteur avait mis pied
à terre, et, tirant derrière lui sa
jument par la bride, il allait de côté
et d'autre, au hasard de l'inspiration, poussait
une reconnaissance par ici, une reconnaissance par
là; mais pas plus ci que là, il ne
pouvait découvrir cette gracieuse invitation
au voyageur: Ici on loge à pied et à
cheval. Le malheureux ignorait, dans sa
simplicité apostolique, que depuis longtemps
la police de Paris avait supprimé les
enseignes flottantes par mesure de
sûreté. Quant à Misère,
elle suivait son maître de cet air de
triomphe dans la défaite, qui signifiait
évidemment que si le pasteur avait voulu
respecter jusqu'au bout l'ordre convenu et
écouter sa bête au lieu
d'écouter sa raison, il dînerait
à l'heure qu'il était, et, par
contre-coup, Misère mangerait son avoine.
Le pasteur aurait pu sans doute
sortir d'embarras en demandant au premier venu
l'adresse d'un hôtel dans le voisinage; mais
la crainte de passer pour un badaud
fraîchement débarqué de sa
province avait laissé mourir la question sur
la lèvre. Cependant, après avoir
indéfiniment erré de rue en rue, il
finit, de guerre lasse, par déposer tout
respect humain, et, avisant un passant qui lui
paraissait honnête par la raison assez
suspecte qu'il portait une épée en
verrouil, une culotte de nankin, une paire de
manchettes et des bas chinés, le costume
complet en un mot d'un cadet de bonne maison
:
- Monsieur, lui dit-il,
pourriez-vous m'indiquer une auberge?
Cette question sembla surprendre le
passant; mais bientôt la surprise fit place
à une autre idée. Voilà
sûrement un provincial, pensa-t-il en
lui-même, et puisque la Providence a
jugé à propos de me l'adresser, je
vais lui faire faire du chemin.
- À deux pas d'ici,
répondit-il, et si vous voulez bien le
permettre, je vais conduire votre cheval à
l'écurie.
L'officieux cicérone saisit
la bride de Misère.
Le pasteur luttait de
politesse.
- Je ne souffrirai pas,
Monsieur.
- Ne faites pas attention,
répondit le passant.
- Ce serait en vérité
abuser de votre obligeance.
- Nullement, Monsieur; je suis le
frère de l'aubergiste.
- Alors, c'est différent,
reprit le pasteur, vaincu par cette dernière
considération.
Et il abandonna la bride de sa
jument à ce frère d'aubergiste
posté là, à point
nommé, pour le tirer de
perplexité.
Il le suivait à quelques pas
seulement de distance. L'heure avançait; la
nuit était obscure, la rue était
déserte, les lanternes, sagement
espacées par raison d'économie,
jetaient çà et là dans l'ombre
quelques rares éclaircies sur le
pavé, lorsque tout à coup, au
détour d'une rue, l'obligeant piéton
passa à la gauche de Misère comme
s'il voulait relever l'étrier, sauta d'un
bond sur la selle et tira son
épée.
À cette brusque atteinte
à sa personne, Misère fit un
mouvement en arrière par un sentiment de
pudeur; mais aussitôt elle poussa un
hennissement aigu de douleur et partit au
galop.
Le pasteur, atterré de tant
de félonie, restait immobile, les bras
tendus, balbutiant de temps à autre un mot
entrecoupé, et suivant du regard avec une
sorte d'horreur sacrée l'étincelle
qui jaillissait de temps à autre du
pavé sous le sabot de sa malheureuse
compagne; mais la trace flamboyante du crime
s'éloignait de plus en plus, et
s'éteignit au premier carrefour. Le
fantôme. jusque-là visible du
ravisseur disparut avec sa proie
dans un impénétrable labyrinthe. Le
pasteur avait perdu sans retour sa jument, sa
valise, son Mémoire, sa tisane pour la
migraine, sa tisane pour la fièvre, et enfin
son plus indispensable viatique, le reste de son
argent.
Et cependant sa première
pensée en ce moment était une
pensée d'humanité. Il cherchait
à comprendre comment Misère, qui ne
galopait jamais que dans une heure
d'héroïsme, avait pu consentir cette
fois-ci à prendre le galop sans avoir
évidemment aucune gloire à recueillir
de cet excédant de vitesse.
- Cet homme lui aura fait quelque
cruauté ! pensa-t-il.
Cette idée lui arracha un
soupir et amena une larme au bord de sa
paupière.Mais ce besoin
invétéré d'illusion, qui
était le fonds de son caractère,
essentiellement optimiste, eut bientôt
étouffé cette marque de
faiblesse.
- Après tout, murmura-t-il
tout bas, la charité chrétienne
défend de supposer le mal avant son
entière consommation. Ce monsieur,
peut-être, est un mauvais plaisant qui a
voulu rire de ma simplicité, et qui, dans un
instant, va me ramener mon cheval.
Il attendit encore une heure dans
cette espérance le retour du fugitif; mais
après avoir vainement tendu l'oreille au
moindre bruit du vent qui pouvait lui apporter un
écho lointain de Misère, il comprit
que la pauvre créature
était définitivement passée en
pays de captivité.
- Dieu me l'avait donnée,
dit-il avec une amère tristesse, Dieu me l'a
retirée; que le nom du Seigneur soit
béni!
Il a avoué depuis, à
sa honte, que ce soir-là il avait le coeur
tellement déchiré de cette
séparation, que sa parole invariable : Dieu
est bon ! était retombée
malgré lui au fond de sa
poitrine.
Mais, par suite de cette conviction
religieuse que toute affliction prolongée
était une sorte d'impiété
envers le Seigneur, qui envoie les épreuves
à l'homme pour purifier son âme, comme
il envoie la foudre à la terre pour assainir
l'atmosphère, il reprit toute la
sérénité du philosophe
chrétien.
- Maintenant, je suis piéton,
je puis loger partout; j'aurai gagné du
moins cela à être
volé.
Comme il faisait cette
réflexion en cheminant au hasard à
travers l'obscurité, il vit flamboyer
derrière la vitre d'un transparent une
inscription qui portait en tête : Ici on loge
à la nuit, et au-dessous : Hôtel de la
Providence.
Il frappa à la porte de ce
refuge inespéré, qui ressemblait
assurément plus à un bouge
qu'à un hôtel. Mais le pasteur
était dans une situation de corps et
d'esprit à croire aisément
l'inscription du transparent sur parole. À
la recommandation de sa physionomie,
sans doute, il obtint du logeur
la pièce la plus honnête de
l'établissement, c'est-à-dire une
étroite mansarde reléguée
à moitié route des étoiles et
spartiatement meublée d'un lit de sangle,
d'une chaise, d'une cruche cassée et d'une
table de noyer.
Le pasteur se jeta tout
habillé sur son lit et s'endormit d'un
profond sommeil.
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