Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
« À quoi sert la
souffrance? »
Un jour, Mathilda Wrede trouva, en prison, un
jeune homme qui paraissait extraordinairement
sympathique à ceux qui le voyaient. Son
attitude était, il est vrai, un peu hautaine
et distante, tandis que son costume était
très usé. Mais de prime abord on se
rendait compte qu'on se trouvait en présence
d'un homme cultivé. La finesse de ses traits
et les vêtements, tout vieux qu'ils fussent,
confirmaient cette impression. Mathilda avait en
effet observé que les gardiens, quand ils
voulaient humilier les prisonniers d'une certaine
culture, leur donnaient les habits les plus
méchants. Elle le salua amicalement ; il
répondit avec froideur et réserve,
paraissant craindre une tentative de
conversion.
Elle essaya d'entamer la
conversation, mais le jeune homme était
avare de paroles et se montrait, en outre,
distrait. Elle observa qu'il portait assez souvent
la main à sa joue gauche ; aussi, lui
demanda-t-elle s'il était
souffrant.
- J'ai mal aux dents et les oreilles
me font souffrir,
répondit-il, mais ces maux sont pour moi un
secours et un adoucissement à mes peines,
car, quand mes douleurs sont le plus vives,
j'oublie à quel point je suis
humilié, j'oublie ma honte... Tout est
perdu! Mon nom est souillé, ma
carrière brisée.... des amis, je n'en
ai plus ; je n'ai pas d'avenir, pas d'argent, je
n'ai plus rien !
- Si, au moment où vous
rentrerez dans la société, je suis
moi-même encore en vie, vous apprendrez que
vous avez en moi un ami sur lequel vous pouvez
compter.
Au lieu de répondre, il se
borna à sourire, ce qui fournit à
Mathilda l'occasion d'ajouter :
- Je veux vous prêter mon
appui, que vous soyez alors converti ou
non.
À ce moment son visage parut
éclairé pendant quelques minutes par
une lueur de naissante confiance.
Un jour, Mathilda le trouva dans un
état d'extraordinaire surexcitation. «
Combien les hommes ne sont-ils pas
différents les uns des autres ! »
s'écria-t-il. « L'un vient en bon
camarade, en ami, pour prêter secours
à son frère et détourner le
regard de ce frère de son passé, afin
de le diriger vers quelque chose de plus grand, de
plus haut. Un autre, au contraire, ne fait que
l'aigrir par son impitoyable curiosité
». Peu à peu Mathilda apprit le
tourmentait si fort : l'aumônier de service
à la prison, était venu le voir.
Après avoir salué le prisonnier, il
avait fait pleuvoir sur sa tête toute une
grêle de questions : - Comment t'appelles-tu
?
- Pour quel crime as-tu
été condamné ? - Pour combien
d'années ? - Apporte-moi cette chaise,
- Ne la place pas de façon
à ce que la lumière me tombe sur la
figure.
Le pasteur s'était assis,
regardant d'un oeil sévère le
coupable qui se tenait là devant lui et il
continuait à l'interroger
- Sais-tu lire ?
- Oui.
- As-tu suivi l'école
populaire ?
- Non.
- As-tu suivi l'école
itinérante ? Non. Apporte-moi ce
livre.
Le jeune homme prit sur la planche
un Nouveau Testament tout usé et le pasteur
lui ordonna de lire. Il lut un verset, sur quoi le
pasteur s'écria :
- Tu as sûrement
fréquenté l'école populaire
?
- Non.
- Dans quelle école as-tu
donc été ?
- A Nya Svenska Läroverket (nom
du gymnase suédois de
Helsingfors).
- Ah ! voilà un homme
cultivé ! et ainsi de suite...
À partir de ce
moment-là, le jeune homme avait eu une vraie
terreur de l'aumônier.
À ce jeune homme, l'avenir
apparaissait sans espoir ; il tomba dans la
mélancolie. Aussi Mathilda Wrede
chercha-t-elle à donner un autre cours
à ses pensées. Elle montra une
réelle compréhension de ses
circonstances personnelles, lui donna des
leçons d'anglais et lui conseilla d'exprimer
ses pensées en vers. Voici l'une de ses
poésies :
Combien de temps devrai-je encore
persévérer sans me plaindre
?
Et défaillant, supporter ma
destinée ?
À quoi ma volonté
peut-elle me servir et à quoi ma
souffrance,
Si je ne puis distinguer mon chemin
?
Les rêves de bonheur ont perdu
le chemin de mon coeur,
Où toute espérance est
glacée.
Ma tragique destinée me
contraint à vivre
Avec des hommes morts au
monde.
Ah ! si le pouvais fuir les
souvenirs qui m'assaillent !
À quoi sert la souffrance
?
Un jour, c'était en automne, après
les premières gelées nocturnes ;
pendant la demi-heure de sa promenade quotidienne,
il allait et venait auprès d'une plate-bande
et s'aperçut que toutes les fleurs
penchaient leurs têtes
gelées.
Le jour suivant, lorsque Mathilda
entra dans sa cellule, il lui tendit un copeau sur
lequel il avait tracé ces mots .
Sur moi, pauvre et sans
joie,
Le soleil luit doux et
chaud.
Les parterres voient
déjà leurs fleurs
clairsemées.
Elles ont été
anéanties par la gelée
nocturne.
Un jour ma vie, dès le
matin,
Gisait à terre,
dévastée par le froid.
Et maintenant mon coeur glacé
pleure,
Même quand le soleil
m'éclaire de ses rayons.
En racontant ces traits, Mathilda ajouta :
« je suis profondément touchée
quand les prisonniers donnent parfois essor
à leurs pensées profondes et
douloureuses. Et, quand je vois l'effort souvent
inhabile que tente un prisonnier
pour s'améliorer, et que je pense à
la méthode, fréquemment
employée par les gardiens et les
fonctionnaires de la prison, pour contraindre les
détenus à la soumission, alors je
suis saisie d'épouvante. Sans le savoir et
bien souvent ils étouffent ce qu'il y a de
meilleur dans le coeur de ceux qu'ils croient
améliorer ».
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