Ténèbres et
Lumières
NOUVEAUX SOUVENIRS
DE MATHILDA WREDE
En chemin de fer. Conversations
pittoresques.
Le matin allait paraître. Mathilda Wrede
qui voyageait dans le train de nuit, était
assise près de la fenêtre, sa bible
ouverte devant elle. Bientôt le train
s'arrêta à la station de X. et trois
jeunes filles se précipitèrent dans
la voiture avec deux jeunes hommes, arrogants et
turbulents. Bruyamment, et en plaisantant, ils
vinrent s'asseoir auprès de Mathilda. Ils
avaient des visages agréables et
étaient vêtus avec
élégance ; ils appartenaient à
la meilleure société et venaient
d'assister à un mariage.
Bientôt ils
remarquèrent leur compagne de voyage; se
poussant du coude, ils se mirent à rire, et
à raconter ce que, lors de la
bénédiction nuptiale, le pasteur
avait dit, à quel point il avait
été ridicule et combien les hommes
qui croyaient encore aux contes de la bible
étaient naïfs, et tinrent d'autres
propos du même genre
Mathilda leva les yeux de son livre
; ils se turent. Elle continua sa lecture et
pendant un instant tout fut tranquille ; mais
tôt après, rires
moqueurs et plaisanteries
reprirent de plus belle. Mathilda toussa ; tous
gardèrent le silence ; mais peu
après, le flux de paroles inutiles se remit
à couler. Alors, la bible à la main,
Mathilda Wrede se leva et, fixant sur eux ses
regards profonds et sérieux, elle leur
adressa la parole en ces termes : « Contre ma
volonté, j'ai été
obligée d'entendre longtemps vos propos
inconsidérés, quand bien même
J'ai cherché à les interrompre de
diverses manières. Maintenant, je
réclame de vous le silence, pour me laisser
le temps de lire quelques lignes du livre dont vous
venez de vous moquer et de rire.,, Elle ouvrit
alors sa bible et lut: Les jours vont venir, dit le
Seigneur, l'Éternel, où j'enverrai la
faim dans le pays, non pas une faim de pain, ni une
soif d'eau, mais la soif d'entendre la parole de
l'Éternel. Alors ils erreront d'une mer
à l'autre, et du Nord au Levant ; ils iront
çà et là pour chercher la
parole de l'Éternel, et ils ne la trouveront
point. En ce jour-là les jeunes hommes et
les belles vierges... Elle regarda d'abord les
jeunes gens, puis les jeunes filles et reprit : En
ce jour-là les jeunes hommes et les belles
vierges périrent de soif (Amos VIII, v.
11-13). Un silence impressionnant régna
bientôt dans la voiture et Mathilda reprit sa
place à la fenêtre. Un peu plus tard
jeunes gens et jeunes filles disparurent les uns
après les autres et allèrent
s'installer dans un autre compartiment.
Culte
chez les ouvriers.
Plusieurs années après, nous
retrouvons de nouveau Mathilda en voyage. Un matin,
de très bonne heure, le train de Karelen
allait quitter la station de Wiborg. Il avait plu
toute la nuit; le temps
était mauvais et tous les
passagers paraissaient fatigués et de
méchante humeur.
« Nous ne saurions continuer
ainsi », se dit Mathilda. « Ces pauvres
gens doivent penser à autre chose qu'au
temps déplorable que nous avons. je vais
faire de mon mieux pour les y amener.
»
Elle se rendit dans un wagon de
troisième classe, rempli de monde ; elle y
trouva des hommes, des femmes, des enfants, de
toutes les classes de la société.
Elle commença par aider aux voyageurs
à placer leurs colis, chercha à
apaiser un enfant qui pleurait, se mit à
jouer avec un autre, distribua
d'intéressantes brochures pacifistes qui
prêchaient la réconciliation des
peuples. La conversation roula ainsi d'une
manière toute naturelle sur les plus
sérieux problèmes posés aux
hommes par la vie.
Des gens, en toujours plus grand
nombre, se rassemblaient autour d'elle et
écoutaient ses paroles avec une vive
attention ; les uns saisissaient et comprenaient ce
qui leur était annoncé ; d'autres
fermaient leurs coeurs à ce message ou
montraient soit de l'émotion, soit du
mécontentement.
Désireuse de rendre visible
et tangible la plus grande des inspirations de sa
vie, elle étendit tout à coup la
main, en manière d'illustration,
écarta les doigts et dit : « Admettez
avec moi que cette main représente
l'humanité et chaque doigt une des nations
dont elle se compose. Avez-vous jamais ouï
dire qu'aucun des doigts d'une main humaine ait
cherché à nuire, en quoi que ce soit,
à un autre doigt ? Imaginez-vous donc que le
pouce voulût chercher à blesser
l'annulaire, ou le petit doigt le pouce ! N'est-ce
pas la main tout entière qui
de viendrait inutilisable ? Eh
bien ! les peuples agissent d'une manière
tout aussi insensée quand ils se font la
guerre les uns aux autres. Il importe donc que nous
apprenions à aimer et à estimer nos
semblables. Voulez-vous réellement suivre
Jésus de Nazareth ? Nous ne devons ni tuer
notre prochain, ni lui nuire. Jésus-Christ
est venu, non Pour faire périr les hommes,
mais pour les sauver. Quand nous songeons à
la guerre fratricide qui a désolé la
Finlande en 1917-1918, cette guerre dont les
ravages ont eu des suites si atroces pour le pays
tout entier, nous cherchons à dégager
notre responsabilité personnelle de ces
événements tragiques et à en
charger la conscience des autres. Mais ce n'est pas
de cette manière que les choses iront mieux
dans le monde. Chacun de nous doit arriver à
comprendre que nous avons tous notre part de
responsabilité. Dans la mesure où
nous avons réservé dans notre coeur
une place à la haine, à l'amertume,
à la rancune, à la
méchanceté, nous sommes coupables de
l'épouvantable catastrophe qui s'est abattue
sur le monde et a ruiné de nombreuses vies,
jeunes, pleines de promesses. Et si nous discernons
notre part de responsabilité dans ce grand
crime contre l'humanité; si nous sommes
décidés à lutter contre
l'esprit de vengeance et contre la haine, alors
nous nous joignons à la troupe de ceux qui
combattent le bon combat, concourant à la
victoire de l'amour fraternel au sein de
l'humanité. »
À ce moment-là un
homme âgé se leva et dit :
« C'est clair, mademoiselle, je
comprends maintenant comme jamais encore je n'avais
compris. » La conversation
devint plus animée. Le nombre de ceux qui se
persuadèrent de la vérité de
ces affirmations était toujours plus grand.
Quelques heures après, Mathilda retourna
dans son compartiment de seconde classe,
auprès de ses connaissances et, un peu plus
tard, elle était engagée dans une
vive discussion avec deux dames au sujet du
programme de l'Internationale
chrétienne.
Tandis qu'elle était ainsi
occupée à exposer ses vues
pacifistes, un jeune officier très sûr
de lui, s'approcha tout à coup
d'elle.
- Mademoiselle Wrede, puis-je vous
adresser une question ?
- Je vous en prie.
- Avez-vous réellement
l'intention, d'influencer les soldats avec les vues
que vous exposez ?
Mathilda le regarda bien en face,
les yeux dans les yeux.
- Non, répondit-elle, cela
n'est pas mon intention. L'Internationale
chrétienne et mes vues personnelles tendent
plus haut. Nous ne cherchons pas à exercer
de l'influence sur les soldats ; notre souhait,
c'est d'agir sur l'humanité pour la
convaincre que nous sommes tous les enfants d'un
même Père et que nous sommes sur la
terre pour nous aimer et nous secourir les uns les
autres. Quand ces idées auront
pénétré la conscience de
l'humanité, alors plus personne ne voudra
être soldat.
Le jeune officier, tout à
l'heure plein d'assurance parut embarrassé,
salua et prit congé.
.
La petite Astride et une autre
histoire.
Un jour, Mathilda Wrede longeait une rue. Tout
à coup elle entendit un appel : «
Mademoiselle, mademoiselle, » qui
bientôt se changea en une interpellation plus
personnelle : « Mathilda. » Elle se
retourna et vit une de ses anciennes connaissances
de Kakola, tenant à la main un grand
harmonica et assez mal affermie sur ses
pieds.
- Bonjour, que désirez-vous
?
- Je me suis profondément
réjoui quand je vous ai vue venir. Il faut
absolument que vous m'entendiez jouer mon air
d'adieu. Mon cher instrument, il faut que je le
porte tout à l'heure au
Mont-de-Piété.
Et l'homme baisa son instrument,
tandis que de grosses larmes roulaient sur ses
joues boursouflées. Malgré toute sa
compassion pour ce chagrin, comme aussi pour
l'état dans lequel elle retrouvait cet
ancien protégé, Mathilda ne put
s'empêcher de rire. L'homme joua alors deux
mélodies qu'elle écouta avant de
continuer sa longue route. Puis
elle passa ensuite dans une rue
adjacente et entra bientôt dans une
cour.
C'est là qu'habitait une
jeune femme de dix-neuf ans, devenue mère.
Le père de l'enfant, un ancien
détenu, avait abandonné la pauvre
fille, la laissant dans une douleur et un
désespoir immenses. De quel
côté devait-elle se tourner, seule au
monde comme elle l'était, avec le petit
être auquel elle avait donné le jour
?
Mathilda essaya de la consoler.
«Vous ne devez plus penser au misérable
qui vous a si odieusement abandonnée »,
lui dit-elle. « je pourvoirai aux besoins de
votre enfant, jusqu'à ce que votre
santé et vos forces vous permettent de le
soigner vous-même.» Après le
départ de Mathilda, la jeune mère
s'était calmée, comme si elle avait
oublié, pour un moment, son grand chagrin et
sa honte.
La petite Astride fut soignée
convenablement dans un asile où Mathilda eut
fréquemment l'occasion de la visiter. Quand
la mère eut recouvré ses forces et
fut de nouveau capable de travailler, elle reprit
sa petite fille auprès d'elle. Un jour,
l'enfant qui avait alors trois ans, vit sa
mère assise auprès de la
fenêtre, pleurant
amèrement.
- Pourquoi pleures-tu, maman ?
demanda la petite, tout en se serrant
étroitement contre elle.
- Parce que nous n'avons pas de
papa.
- Mais nous avons un papa, dit
l'enfant.
- Que dis-tu là ?
- Mais, est-ce que tante Wrede n'est
pas notre papa ? Les papas ont coutume d'apporter
de l'argent et des paquets et c'est ce que tante
Wrede fait pour nous. Naturellement, c'est elle qui
est notre papa.
En racontant ces propos, la
mère ne pouvait s'empêcher de rire et
de pleurer en même temps.
Un des « amis » de Mathilda avait un
fils de douze ans qui était très
retardé pour son âge. De bonne heure,
il avait perdu sa mère et, aussi longtemps
que son père fut en prison, c'était
une tante qui s'était occupée de lui
tout en soignant le ménage.
Un jour que Mathilda lui faisait
visite, cette femme raconta qu'à tous ses
instants de liberté le jeune garçon
disparaissait mystérieusement et qu'elle
ignorait complètement où il pouvait
bien passer son temps. Toutes les deux
décidèrent de suivre cette affaire de
près.
Elles interrogèrent le jeune
garçon qui fut quelque peu
embarrassé, tout d'abord, puis finit par
avouer que, depuis que son père avait
été emmené en prison, il se
rendait chaque jour sur le rivage du fleuve pour y
chercher des perles. Il avait entendu dire qu'elles
étaient très précieuses et il
était persuadé qu'il finirait bien un
jour par en trouver une qu'il vendrait pour pouvoir
racheter la liberté de son
père.
Lorsque Mathilda raconta au
père cette preuve de l'amour et de la
sollicitude de son enfant, les plus nobles
sentiments se réveillèrent dans
l'âme du prisonnier pour son fils qu'il avait
négligé jusqu'alors. Il avait
désormais quelqu'un à aimer et un but
à sa vie. La recherche de la perle, si
patiemment poursuivie par le petit, avait
porté des fruits : dans un coeur humain,
l'amour paternel avait pris naissance.
.
Quelques tableaux de la vie de
prison.
Mathilda avait son jour de réception pour
les détenus de la prison de Kakola ; les uns
après les autres, ils se rendaient
auprès d'elle. Un jour, entra un jeune homme
d'Oesterbotten, extraordinairement sympathique.
Mathilda se montra fort réjouie en le voyant
arriver ; elle se figurait en effet, que ce fier
jeune homme était venu pour s'entretenir
avec elle des choses de la vie spirituelle. Aussi
fut-elle très surprise, lorsqu'il lui dit
:
- Maintenant, mademoiselle doit
apprendre comment les détenus introduisent,
par contrebande, du tabac dans la prison. Et il fit
suivre ce propos d'une description très
exacte des procédés dont les
prisonniers usaient pour se procurer le fruit
défendu.
Mathilda était fort
déçue. À plus d'une reprise
elle chercha à l'interrompre, mais en vain.
Elle dut apprendre jusque dans les détails
les plus minutieux, toutes les roueries des
prisonniers. À la fin, elle s'écria
en frappant du pied
- Taisez-vous ! le ne veux plus
entendre parler de cela. Je trouve que vous faites
mal de vous livrer à cette
contrebande. Ne voyez-vous donc pas que vous
pourriez vous attirer les plus pénibles
désagréments si j'allais raconter aux
fonctionnaires de la prison ce que vous venez de me
confier ?
Le détenu s'arrêta et
se plaçant droit devant elle, avec une sorte
de noblesse dans l'attitude, il lui dit
:
- Mais, ne comprenez-vous donc pas,
mademoiselle, pourquoi je vous raconte tout cela ?
Depuis de nombreuses années, vous veillez
sur nous autres prisonniers, comme aussi sur nos
familles. Vous nous aidez de mille manières
et vous nous appelez vos amis. Aussi avons-nous
résolu de vous donner une preuve de notre
affection, de notre respect et de notre confiance ;
en vous racontant nos mauvais tours, nous nous
remettons, pieds et poings liés entre vos
mains, mais nous sommes pleinement persuadés
que jamais vous n'abuserez de notre confiance.
Personne ne sera jamais puni à cause de
vous. Ça, nous le savons tous.
Il prit la main de Mathilda, la
serra fortement et ajouta :
- Eh ! bien, voilà,
maintenant vous connaissez tous nos
secrets.
Quand Mathilda se retrouva seule,
elle tressaillit d'allégresse : «Vos
actions, chers jeunes amis, je ne puis les
approuver, mais la confiance que vous avez mise en
moi me transporte de joie. Et dût-on me
mettre en pièces, je ne la trahirai jamais.
»
Après avoir achevé sa
réception, Mathilda se rendit dans une
cellule pour faire visite à un détenu
à vie. Au moment de lui ouvrir la porte, le
gardien lui donna cet avertissement :
- Aujourd'hui, il est terriblement
de mauvaise humeur ! Mademoiselle ne devrait pas
entrer. Il a décidé, dès qu'il
entendrait la clef tourner dans la serrure, de
prendre sa cruche de bière
légère et d'en répandre le
contenu sur la tête de celui qui entrerait.
Nous sommes habitués aux mauvais tours qu'il
a coutume de nous jouer.
- C'est bon que vous y soyez
habitués. Ouvrez-moi seulement la porte et
montrez-vous, vous-même, d'abord ; quand la
cruche sera vidée, alors j'entrerai à
mon tour.
La porte s'ouvrit ; mais il ne
s'ensuivit aucun baptême par aspersion, pour
une raison bien simple: c'est que la cruche
était déjà vide. Mathilda
entra, l'homme ne la salua même pas et ne
prit pas non plus la main qu'elle lui
tendait.
- Qu'est-ce que cela signifie
?
- Je suis très
méchant. Aujourd'hui, je ne veux pas
m'entretenir avec mademoiselle. Je veux qu'on me
laisse en paix et, d'un brusque mouvement, il
saisit le bras de Mathilda et la jeta à la
porte. Elle eut juste encore le temps de lui crier
:
- Demain, je reviendrai.
Peut-être ma visite vous sera-t-elle alors
plus agréable.
Le lendemain, quand Mathilda entra
auprès de lui, il était occupé
à enlever la poussière de sa chaise ;
il l'invita à s'y asseoir et lui dit
poliment :
- Il y a des années que je
vous connais ; mais aujourd'hui je dois avouer que
je vous trouve une vraie
chrétienne.
- Et pourquoi donc ?
- Parce que vous êtes revenue
aujourd'hui après que je vous aie
brutalement chassée hier et
vous vous montrez tout de
même aimable envers moi. je n'étais
pas aussi méchant que j'en avais l'air. Mais
je voulais voir si vous iriez vous plaindre de ma
mauvaise conduite et si je serais puni. Mais c'est
tout le contraire qui arrive : vous paraissez
être pour moi plus aimable que
jamais.
Un jour, un prisonnier, assis dans
sa cellule, préparait un cadeau pour son
amie, Mathilda Wrede. Il avait taillé dans
de la corne un sabot et y avait introduit un petit
canif. Il venait de graver fort joliment sur la
lame les deux initiales M. W., quand un surveillant
entra. Les travaux à la lime sont
sévèrement interdits : le coupable
aurait dû être puni.
Mais, quand on vit que le travail
était destiné à Mathilda
Wrede, on décida de fermer les yeux sur
cette infraction au règlement.
Plus tard, le détenu raconta
« Il s'en est fallu de peu que l'affaire ne
prit pour moi une mauvaise tournure, quand le
surveillant entra et me vit à l'ouvrage.
Mais, dès qu'il aperçut les initiales
M. W. sur la lame du canif, il se borna à
sourire. Sûrement ces deux lettres M. W. sont
les plus belles du monde, au moins pour nous
à Kakola; sans elles, je serais mis
aujourd'hui au pain et à l'eau
».
On vient d'enlever un mouchoir
à un prisonnier. Il prétend qu'il
vous appartient, mais nous ne pouvons le croire,
disait un jour le directeur de la
prison à Mathilda Wrede, tandis qu'il lui
montrait un mouchoir de poche, d'étoffe
grossière et très sale, avec les
lettres M. W. brodées en rouge.
- Certes oui, c'est un des mouchoirs
que j'emporte toujours dans ma poche, pour les
donner aux prisonniers quand ils ont pris froid ou
qu'ils pleurent, répondit Mathilda. Quand
une dame compatissante de Saint-Pétersbourg
entendit dire combien la condition des prisonniers
était misérable, elle me fit
présent de plusieurs douzaines de mouchoirs
et je pense que mon nom épargnera tout
soupçon aux détenus ; en voyant mes
initiales, nul ne pourra croire qu'ils en ont fait
l'acquisition par des moyens illicites. Puisque
l'administration ne leur fournit pas des mouchoirs,
qui sont des objets indispensables, il faut bien
que je le fasse moi.
- Combien en avez-vous de semblables
?
- Il doit y en avoir à peu
près cinq douzaines.
Le directeur fronça le
sourcil. Mais, tôt après, on
prépara des morceaux de toile dont les
détenus purent se servir en guise de
mouchoirs.
Les prisonniers, enfermés
à Kakola, avaient trouvé bon, pour
remercier Mathilda Wrede de ses visites, de lui
procurer un plaisir au moins chaque semaine
régulièrement ; c'est pourquoi ils
l'avaient priée de se rendre chaque dimanche
dans la « Chambre de la musique »,
où se réunissaient dix-huit d'entre
eux, qui avaient coutume de chanter à
l'église, lors des services funèbres
et à d'autres occasions.
Quand elle entrait dans la salle, les dix-huit
chanteurs étaient déjà en
place sur deux rangs. Elle distribuait des saluts
à droite et à gauche, leur tendait la
main et avait une parole aimable pour chacun d'eux.
Puis on l'invitait à prendre place au milieu
de la salle.
On étendait sur la vieille
chaise un mouchoir propre que chaque homme donnait
à tour de rôle. Puis ils
exécutaient leurs chants l'un après
l'autre ; ces chants étaient choisis au
goût de Mathilda. Tandis qu'elle
prêtait l'oreille à leurs accents,
dans son âme se mêlaient des sentiments
divers; en effet, elle n'ignorait pas, elle savait
même trop bien combien les coeurs des
chanteurs étaient remplis d'inexprimable
douleur et de profonde angoisse. Avant de quitter
la salle, Mathilda cherchait toujours à
détourner les pensées de ses amis de
la monotonie de leur vie de chaque jour.
C'est ainsi, qu'un jour, un des
chanteurs raconta comment dans les années de
lamine (1867-1868) il était resté,
lui tout seul, en vie dans une ferme en
Oesterbotten. On en vint tout naturellement
à parler de ces temps terribles. Mathilda se
mit à décrire ses voyages dans ces
contrées désolées du Nord-Est
de la Finlande, puis l'angoisse et les souffrances
des familles affamées. On lui avait offert
là du « pain de guerre » de toute
sorte, Mêlé d'écorce d'arbre,
de paille et de cette racine nommée Calla
palustris.
« Vous savez tous ce qu'est
cette plante : elle pousse dans les fossés
et dans les endroits marécageux »,
dit-elle. «Cette plante, je l'aime plus que
toutes les autres. En général, ses
fleurs sont composées de
plusieurs pétales, ou bien arrondis, ou bien
pointus, ou bien dentelés. Seule la calla
forme, pour ainsi dire, une coupe qui s'ouvre pour
recueillir la chaleur du soleil ! Combien je
désire ardemment ressembler à cette
fleur qui, pure et blanche, se tourne vers la
lumière. Nous autres êtres humains,
nous sommes comparables à des fleurs aux
nombreux pétales : égoïsme,
fausseté, paresse, etc. Mais il y a aussi
les pétales de la bonté, de
l'affection et des hautes aspirations. Ces derniers
sont plus ou moins partagés : ils ne sont
jamais entiers. Souvenez-vous de ce qui est
écrit de la robe de jésus : Elle
était sans couture depuis le haut jusqu'en
bas. (Jean XIX, v. 23). Tel était le
caractère de Jésus : il était
achevé, parfait en lui-même. Nous
sommes tout différents :
déchirés et en morceaux. Ne
devrions-nous pas aspirer à l'unité,
à la pureté, à la perfection ?
Jésus, mon Libérateur, peut nous
aider à atteindre ce but, de façon
à ce que nous lui ressemblions, à ce
que nous devenions conformes à lui par
l'action de son Saint-Esprit ».
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