COMME ON SE
LAMENTAIT AU COUVENT DE SAINTE-CLAIRE.
Le dimanche dans l'octave de la visitation de
Notre Dame les syndics vinrent avec ces
chétifs prédicateurs, Farel, Viret et
un misérable frère cordelier, qui
ressemblait mieux un diable qu'un homme, et une
douzaine des principaux de la cité, tous
hérétiques, à dix heures du
matin que les pauvres soeurs voulaient dîner,
vinrent au couvent, demandant d'entrer pour notre
bien, disant qu'ils étaient nos pères
et bons amis. Les soeurs laissèrent la table
et coururent à l'église. La
mère abbesse et la mère vicaire
allèrent au tournet.
« Messieurs, dit la
mère vicaire, or dites-nous, s'il vous
plaît, la cause pourquoi êtes venus
céans? faites-nous cette grâce de nous
laisser servir Dieu sans plus d'empêchement.
»
Le syndic répondit en
colère : « Nous vous avons dit que nous
venons pour bien faire, ouvrez-nous donc; que si
vous ne le faites nous romprons vos portes et vous
vous en repentirez. » Ce qu'entendant la
mère abbesse, elle dit: « il vaut mieux
que leur ouvrions, de peur qu'ils ne nous fassent
méchief; » et pour éviter leur
fureur, les portes furent ouvertes.
Puis entrèrent au
chapitre, et le syndic dit: « Mère
abbesse, faites venir ici toutes vos soeurs
ensemble et sans délai, autrement
nous-mêmes les irons quérir. »
Lors la mère vicaire dit : « Ah!
Messieurs, vous nous avez trahies, » et dit
toutes les raisons possibles; mais la mère
abbesse et le père confesseur contraignirent
par sainte obédience toutes les soeurs d'y
venir, jeunes et vieilles, saines et malades. Et
toutes étant assemblées, les jeunes
furent mises devant ce maudit Farel et ses
évangélistes, pour les flatter et
décevoir. Silence fut donné et ce
maudit Farel prit son texte de ces paroles - Maria
abiii in montana, disant que la vierge Marie
n'avait point tenu vie solitaire mais se montrait
diligente à faire service à sa
cousine, et sur ce passage dégradait la
sainte clausure et l'état de sainte
virginité vitupérablement, ce qui
transperçait le coeur des pauvres soeurs.
Adonc la mère vicaire,
voyant que ces séducteurs parlementaient et
flattaient les jeunes soeurs, se lève droite
d'entre les anciennes, disant : « Monsieur le
syndic, puisque vos gens ne gardent le silence, je
ne le garderai non plus, mais je saurai ce qu'ils
disent là à mes soeurs, et s'alla
mettre entre les jeunes devant ces gallans, disant
: « Vous ne gagnerez rien ici. » Sur ce
tous furent indignés, et les syndics
étant troublés et en colère,
commandèrent que la mère vicaire
fût mise dehors. Lors plusieurs la prirent et
la sortirent hors du chapitre, et toutes les soeurs
se levèrent pour vouloir sortir après
elle; mais la porte leur fut fermée, dont se
prirent à pleurer, criant,
miséricorde, mais derechef fut
commandé silence par le père
confesseur, qui craignait plus qu'elles, et par la
mère abbesse qu'ils tenaient
entr'eux.
Alors le prédicateur
reprit sa parole dissimulative du bien de mariage
et liberté, avec propos damnables et de
grands abus. Et quand il parla de corruption,
charnelle, les soeurs commencèrent à
crier : « C'est menterie, » et surtout
les jeunes soeurs, disant : « Nous ne pouvons
plus ouïr ces erreurs. » Et vainement le
confesseur et la mère abbesse leur
commandèrent le silence, disant que St-Paul
a ordonné à la femme de se taire.
Elles continuaient de crier, et la mère
vicaire frappait de ses deux poings contre la
muraille, de grand'force, criant: « Hé,
chétif et maudit homme, tu perds bien tes
feintes paroles. Tu n'y gagneras rien. Je vous prie
que vous n'entendiez point à lui. » Et
criait si fort que le prédicateur perdait sa
mémoire et propos.
Dont voyant le
prédicateur que nulle ne faisait estime de
lui, il cessa ; et à voir sa contenance, il
eût voulu n'être jamais entré
là dedans, et ne pensait être assez
tôt dehors. Et moi qui ait écrit ceci
étant présente et regardant
curieusement sa mine (en ferme propos de ne varier
en l'amour de Dieu et de ma vocation), je connus
bien que le diable et tous ses adhérens ne
purent endurer la compagnie des vraies
épouses de Jésus-Christ, et le signe
de la sainte croix, que continuellement les soeurs
faisaient, malgré lui et tous ses
semblables.
Depuis par plusieurs fois
voulurent revenir, mais Farel ne le voulut, ni
aucun autre prédicateur, disant que
c'était temps perdu de prêcher ces
hypocrites; « mais mettez-les
hors de leur tanière,
disait-il, et les contraignez de venir au
prêche public, en tant que cela est en votre
puissance. »
Plusieurs gens de bien nous
venaient avertir des menaces qu'ils faisaient de
venir prendre les jeunes soeurs pour les marier. Et
les pauvrettes, conseillées de notre
Seigneur, s'assemblèrent un jour toutes au
chapitre, invoquant l'aide de notre Sauveur
Jésus-Christ et du benoît St-Esprit,
de la sacrée Vierge Marie et toute la cour
céleste, et en telle abondance de larmes que
l'une n'entendait point l'autre, et fut
demandé aux jeunes si elles voulaient
persévérer. Adonc toutes
prosternées en terre, à haute voix se
promirent et donnèrent la foi. Toutes,
excepté la mal avisée soeur Blaisine,
qui fut pensive et puis se riait, et n'en eut pas
grande estime. Il lui fut demandé ce qu'elle
pensait de faire. Elle avait deux tantes vraies
catholiques, qui la demandaient pour la sauver et
la voulaient conduire au couvent de Vincy bien
honnêtement. Mais elle répondit
qu'elle n'avait que faire de ses tantes, et qu'elle
savait très bien ce qu'elle devait faire.
Alors les pauvres mères connurent bien son
mauvais propos; et les jeunes lui disaient : «
Très aimée compagne, ayez
pitié de votre pauvre âme, et croyez
les bonnes mères; car vous êtes en
grand péril. » Elle répondit en
riant ; «Vous désirez vous
défaire de moi; mais ne pourrez pas par le
moyen que pensez de vous-mêmes.
De ces paroles les soeurs furent
plus dolentes que devant, et ont de telles
angoisses qu'aucune fois l'une ne connaît
l'autre. Il n'y a entr'elles que pleurs et
douleurs, et n'y a moyen de le faire savoir
à personne, vu que la ville a mis trente-six
hommes en armes, à la maison de M. de
Codré, tout devant le couvent, et ne passe
pas un petit enfant qu'ils ne le visitent.
Toutefois par subtils moyens et l'aide de notre
Seigneur, avons fait signifier notre danger et
infortune à Monseigneur le Duc, qui nous
porte une grande affection, et Madame pareillement.
Et nous ont fait dire que n'eussions autre
pensement que de nous sauver d'entre ces
hérétiques, qu'ils nous
préparaient leur monastère d'Annecy
et nous fourniront de meubles et de toutes nos
nécessités. Et toutes ensemble avons
résolu d'attendre le bon plaisir de notre
Seigneur, qui ne délaisse jamais les siens.
.
S'EN SUIVENT
LES VIOLENCES FAITES DANS LE COUVENT DES DAMES DE
SAINTE-CLAIRE.
Le jour de Monsieur St-Barthelémy
apôtre (24 août), vinrent grande
compagnie tous armés, heurter tout doucement
à la grande porte du couvent. - « Qui
êtes-vous ? demanda le pauvre convers. -
« Un ami de la religion, répondit un
méchant meurtrier ; ouvre-moi sans doute,
car je suis un de tes bons amis et viens pour la
consolation des soeurs. »
Le frère ouvre de bonne
intention et aussitôt cette multitude entra,
dont le pauvre convers demeura comme transi, ils
pénétrèrent et coururent par
le couvent, rompant, brisant ce qu'ils
trouvèrent, livres, images, et
allèrent avec grosses haches frapper le
bénoît crucifix qui était
merveilleusement beau et n'y laissèrent rien
d'entier.
Puis montèrent avec une
échelle à un grand crucifix de
merveilleuse beauté et pitoyable à
regarder, et firent grand effort pour l'abattre, et
étaient à l'entour plus de cinquante,
mais ne le purent jamais endommager, ni
dépendre, dequoi furent bien
troublés.
Les pauvres soeurs entendant ce
bruit, s'allèrent toutes retirer à
l'église, dolentes et craintives. Et se
joignirent l'une contre l'autre en un monceau,
prosternées en terre, la face couverte, au
milieu du choeur, en pitoyable douleur et soupirs
incomparables, attendant la mort corporelle ou le
péril de l'âme, et sans espoir ni
réconfort humain. Cependant, Baudichon,
Vandel et tous ces méchans
hérétiques entrent, au nombre de plus
de cent cinquante, après avoir rompu trois
portes, et étant entrés, ils vont
courir par troupes dans le couvent, tous à
dessein de mal faire. Et ne laissèrent image
ni forme de dévotion au dortoir, à
l'infirmerie, ni en aucun lieu, et venant au choeur
où étaient les pauvres soeurs vont
briser les belles images devant leurs yeux, en
faisant tomber des morceaux par dessus elles, qui
leur donnaient de méchans coups. Plus
rompirent les formes et chaires des soeurs, qui
étaient fort belles et aussi
brisèrent le pupitre et le livre qui
était dessus. Je crois que jamais ne fut
faite si grande insolence, vitupère et
dissolution. Et ne fut jamais ouï si piteux
cri et lamentation, et plusieurs de cette angoisse
s'évanouissaient et perdaient la parole.
Cependant pour cette heure-là ces iniques ne
nous ont fait aucun mal, mais se sont
rassemblés et sont sortis tous de compagnie,
laissant tout le couvent ouvert, que chacun y
pouvait entrer.
Et les pauvres soeurs se voyant
tant fatiguées et affligées ne
sachant que faire, notre Seigneur inspira à
deux bourgeoises notables catholiques de nous venir
consoler. L'une est la femme de notre apothicaire,
Ami de la Rive, l'autre, Léonarde Vinret, la
femme d'un riche marchand. Elles entrèrent
résolument, et quand les entendîmes,
recommençâmes nos cris :
Miséricorde, pensant que derechef fussent
ces méchantes gens ; mais les pauvres dames
éplorées crièrent : « -
N'ayez peur de rien car nous sommes vos bonnes
amies et venons pour vous consoler. » Alors
nous retournâmes vers elles, en piteux
soupirs et lamentations, montrant par signes
l'insolence et violence. Et ces bonnes dames
disaient : « Certes, très chères
dames, nous en sommes grandement
fâchées, et s'il était en notre
pouvoir, nous les chasserions bien tous. Mais vous
savez que force n'est pas droit, Les méchans
sont maintenant en puissance sur les serviteurs de
Dieu. Consolez-vous en Dieu et prenez bon courage,
car ce n'est qu'un commencement de douleurs. Et
vous autres jeunes, telles et telles, prenez bon
courage et vous confiez en notre Seigneur, car vous
sera livrée rude bataille.
»
Elles se retiraient après
avoir ainsi parlé, quand elles virent entrer
cette malheureuse capitaine de malice, la soeur de
Blaisine et quantité de ces
hérétiques, ce qui fut un
renouvellement d'angoisses aux pauvres soeurs.
« Eh, nos vraies mères et amies,
dirent-elles, pourquoi reviennent ces malheureux ?
Vous voyez qu'ils nous ont déjà fait
tout au pis. Que nous veulent-ils plus ? - Recourez
à notre Seigneur, dirent ces dames, et vous,
Blaisine, bon courage, car votre soeur guide cette
troupe pour vous avoir. » Et sur ce la
mère abbesse la prit par la main lui disant
; « Mon enfant, si vous faites
résistance, nous vous aiderons toutes
jusques à la mort. Venez et que je vous
cache au giron de votre pauvre mère.
»
La mère vicaire prit
aussi l'une des soeurs sous son habit, elle en
donna une autre en garde à l'une de ces
dames dévotes ; et les pauvres soeurs se
mirent à crier de voix enrouée
pitoyablement : Miséricorde. «
Hélas, Messieurs, dit la dame catholique
à ces méchantes gens, que voulez-vous
à ces pauvres soeurs, qui ne nuisent
à personne ? Dame Emma, voyez ce que vous
faites d'ôter votre soeur; gardez que mal ne
vous en advienne. » La dame Emma
répondit : « Nous ne la voulons pas
contraindre; mais quand nous lui aurons
parlé, vous verrez bien son vouloir et la
tyrannie de ces cafardes. » Et puis se prirent
à chercher et dire : « Soeur Blaisine,
montrez-vous. » Mais la malheureuse n'osait
répondre. Et les lamentations des soeurs
donnaient tel épouvantement qu'ils ne
s'entendaient l'un l'autre. Alors sans mot dire,
ils firent signe aux femmes qu'elles se missent
entre les soeurs, et elles allèrent,
demandant à l'une après l'autre
:
Êtes-vous soeur
Blaisine ? - Nenny, et ne la voudrions
être.
Allez la chercher autre part.
» - Et finalement la trouvent auprès de
l'abbesse, qui lui dit : « Soeur Blaisine, mon
enfant je vous prie de vous montrer bonne
championne de notre Seigneur; car en cette bataille
je ne vous peux secourir. » Adonc ils la vont
prendre et tirer d'entre les autres et la mettre
à part pour lui parler.
Lors les soeurs firent un grand
cri piteux : « Ah ! soeur Blaisine, vous
laissez-vous décevoir ? Revanchez-vous et si
vous voulez, nous sommes
délibérées de mourir pour vous
retirer » Et la voulaient enlever d'entre
leurs mains. Mais sans mot dire, elle se retirait
tant plus vers ces méchans, qui prirent les
bois des formes et en frappèrent la
mère vicaire et une jeune soeur qui la
voulait à toute force retirer La mère
portière y fut renversée et
foulée aux pieds. Enfin ils
emmenèrent la malheureuse et la conduisirent
chez un pauvre savetier pour lui ôter l'habit
de la religion.
Les soeurs firent appeler les
syndics. prosternées devant eux, elles leur
demandèrent justice et sauvegarde. - Ah
Messieurs, avez-vous consenti à nous faire
telle violence, vous que nous tenons pour nos
pères et protecteurs » Un syndic
répondit : «, Certes, belles
dames, nous sommes grandement fâchés
de votre affliction. Nous n'y sommes pour rien. Ce
sont les enfans de la ville, qui ne se gouvernent
pas par nous, qui font ces choses. Mais pourquoi
vous tenez-vous ici recluses, faisant vos
hypocrisies? ne savez-vous pas que MM. de Berne ont
commandé qu'il nous faut tous venir à
union de foi ? De votre soeur, prenez-en patience,
car la teniez contre son gré, et autant en
voudrions faire de celles qui se tourneront
à la lumière de vérité.
»
La mère vicaire
répondit : « Quant à nous, nous
le tenons à grande violence, et vous
supplions de vouloir nous maintenir en notre Sainte
clausure, on nous donner sauf-conduit de sortir de
votre ville toutes ensemble. - Eh, comment ? dirent
les syndics, et où voulez-vous aller ? La
ville vous permet bien de demeurer en votre maison,
sans y dire offices, ni messes ; mais ne pensez pas
qu'il vous soit permis de sortir. » Ce qui fut
propos bien douloureux aux oreilles des pauvres
soeurs.
La mère vicaire dit
encore : « Hélas, Messieurs, ayez
pitié de nos pauvres filles, et qu'il vous
plaise ordonner quel que sûreté de
sauvegarde. - Or bien, dirent les syndics, nous
aviserons de vous garder. » Et deux sergens de
ville furent ordonnés pour garder le
couvent, se disaient-ils ; mais il est à
croire qu'ils le faisaient plus pour garder que les
meubles ne fussent pillés, que pour notre
consolation. Et ainsi nous ne pouvions faire savoir
nos doléances à personne; car ni
noblesse, ni bon catholique n'osait entrer en la
ville, et par ce moyen n'y avait à attendre
que la grâce de Dieu.
MIETTE.
« Les descriptions que les prophètes
nous font des désordres qui de leur temps
étaient dans l'Eglise sont horribles
à lire. La religion était en partie
méprisée, en partie souillée
et corrompue; et cependant, grâces au
ministère de la Parole, il n'a pas
cessé d'y avoir des hommes qui ont
élevé au ciel des mains pures au
milieu de l'assemblée des impies »
(Calvin).
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