Une transformation radicale s'était
accomplie en William Booth :
Loin de soupirer après les
plaisirs du monde : livres, gains et
amusements, écrira-t-il dans ses notes
biographiques, ma nouvelle nature me poussait
à les fuir. Ils avaient perdu tout charme
pour moi. Quel intérêt pouvaient
posséder les romans, même ceux de
Walter Scott ou de Fenimore Cooper, comparés
à l'histoire de mon Sauveur ? Que
devenaient les plus brillants orateurs
auprès de l'apôtre Paul ?
L'espoir de gagner de l'argent, allumé en
moi par le désir d'aider ma pauvre
mère et mes soeurs, s'éteignait pour
faire place à la passion des richesses
spirituelles : de nombreuses âmes
sauvées. J'en vins bientôt à
dédaigner tout ce que pouvait m'offrir le
monde.
Cependant William n'abandonna pas son
emploi : il continua d'accomplir soigneusement
sa tâche quotidienne.
Un de ses camarades d'enfance semble
avoir eu sur l'orientation de sa vie une grande
influence. William Sansom, le fils d'un riche
fabricant de dentelles, s'était lié
avec le jeune Booth, au temps où les deux
familles habitaient porte à porte, place
Nottintone. La situation sociale de William Sansom
et l'avenir qui paraissait lui être
réservé, étaient bien
supérieurs à tout ce que William
Booth pouvait espérer. Ces
différences de fortune ne troublèrent
jamais les relations des deux camarades. La
conversion de William Booth resserra encore les
liens qui unissaient les deux jeunes gens. Les
habitants de Nottingham, habitués à
les voir marcher bras dessus bras dessous, les
réputaient inséparables.
« Nous nous aimions comme
David et Jonathan », écrira plus
tard le Général, revivant, en
pensée, ses années d'enfance.
À cette amitié nous sommes
redevables des premières expériences
salutistes, germes de l'armée actuelle avec
ses multiples activités qui se
préoccupent du corps et de
l'âme.
Ne découvrons-nous pas la
genèse des oeuvres sociales dans l'histoire
suivante ? À Nottingham se
traînait par les rues une vieille
mendiante : de rares mèches de cheveux,
d'un blanc douteux, couronnaient un visage
ridé, plissé, desséché
comme une pomme reinette oubliée tout un
hiver sur la paille du grenier, un corps
cassé en deux sous le fardeau des ans, mal
caché par d'immondes haillons ; des
mains tremblantes emmanchées à des
bras trop longs, s'agrippaient à un
bâton qui lui servait de canne. Cette
caricature geignante et maudissante,
évocation des vieilles sorcières des
légendes, déambulait par la ville,
harcelée de moqueries et en butte aux
mauvaises plaisanteries d'impitoyables gamins. Elle
vivait des rares aumônes des pauvres gens,
elle couchait l'été dans les trous
des halliers, l'hiver recroquevillée dans
l'angle d'une porte cochère. William l'avait
rencontrée des centaines de fois, sans
jamais réfléchir aux souffrances de
cette miséreuse. Mais après sa
conversion, ses yeux s'ouvrent, son coeur
s'émeut, il devine sous cette enveloppe
ridicule un coeur qui saigne, une âme qui
s'aigrit ; il veut secourir cette
dédaignée. Il consulte son ami Will
Sansom. Les deux jeunes gens décident de
collecter pour la vieille, de lui louer une
maisonnette qu'ils meubleraient et d'assurer
pendant ses dernières années sa
subsistance. Aussitôt dit, aussitôt
fait. Ainsi William Booth s'essayait à cette
oeuvre sociale qui dota le monde entier d'asiles
pour les vieillards, d'hôtelleries et de
refuges pour tous les
« clochards ».
À cette époque, en 1846,
un évangéliste américain,
James Caughey, visita Nottingham. Les
réunions se succédaient à la
chapelle wesleyenne dont les murs retentissaient
des accents triomphants des cantiques de Charles
Wesley et des soupirs de pécheurs convaincus
de leur culpabilité. William Booth
goûtait fort cette prédication
enflammée, vraiment pratique, qui ne se
contentait point de nébuleuses
généralités sur la corruption
humaine, ou de l'enseignement d'une vague
moralité, mais visait droit au but : la
conversion des pécheurs et la sanctification
des chrétiens. La surexcitation de ces
journées de réveil fut-elle trop
forte pour ce cerveau de dix-sept ans ? Nul
n'oserait se prononcer. En tout cas, à cette
époque, une fièvre violente le
consume et le met à deux pas de la tombe.
À peine convalescent et encore très
faible, il reçut un billet de son
camarade ; Will Sansom lui mandait de
hâter sa guérison pour venir l'aider
dans une oeuvre missionnaire qu'il venait de fonder
dans le plus misérable quartier de la ville.
Ce billet fit plus pour le rétablissement de
la santé du jeune homme que tous les soins
maternels et les médicaments.
Bientôt on le vit, la Bible en
main et l'amour de Dieu au coeur, se rendre chaque
soir, après sa journée à la
boutique du prêteur sur gages, dans les
ruelles infectes et bordées de taudis,
où croupissaient les miséreux du
faubourg de Narrow Marsh (le marais étroit),
dont les masures s'entassent au pied du rocher que
couronne la prison du comté. Là,
debout sur une chaise, à un carrefour, il
s'adressait à ces parias de la
société moderne. Ce qu'étaient
ses allocutions, le Général nous en
donne une idée dans ces quelques
lignes :
C'est dans les bas-fonds et les
misérables faubourgs de Nottingham que j'ai
appris à parler en public. Les
réunions en plein air constituent la
meilleure école du prédicateur ;
là, il faut à tout prix être
intéressant, trouver le mot qui frappe et
accroche l'attention des auditeurs, si vous voulez
garder un auditoire.
Les chants vifs et alertes alternaient
avec de courtes allocutions dans le langage le plus
simple, véritables plaidoyers pour Dieu,
réclamant une décision
immédiate. Une vieille amie décrit un
des sermons en plein air de William
Booth :
Il proclama à voix forte que
toutes les souffrances et les deuils qui
désolent le monde proviennent du
péché. Je me rappelle ce
passage : « Mes amis, je
désire vous poser quelques petites
questions : N'y a-t-il personne ici dont les
enfants ne trottent pieds nus dans les rues ou
à la maison ? Vos femmes, assises dans
vos froides et sombres demeures, n'attendent-elles
pas votre retour ? Mais vous ne rentrez le
plus souvent que les poches vides et la tête
lourde, car vous vous rendez directement d'ici au
cabaret pour y boire l'argent nécessaire
à l'achat de chaussures et d'aliments pour
vos enfants. » Et tous ces discours
s'inspiraient du même esprit. Puis il disait
cette strophe de cantique :
- Misérables, pour vous Il donna sa vie
- Il expia vos crimes les plus vils ;
- Buveurs, Il s'est chargé de vos péchés,
- Pour que vous ne péchiez plus.
Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu, auparavant, de pareilles prédications en plein air. Un autre de ses cantiques favoris était :
- Ses bras vous sont ouverts pour un doux accueil.
- Parias et disgraciés, Il vous appelle.
- Samaritains, péagers, voleurs,
- Ses bras vous sont ouverts pour un doux accueil.
- Sa grâce convie tous les pécheurs,
- Les justes n'ont pas besoin du divin médecin
- Qui vint chercher et sauver les perdus.
Je me rappelle aussi les insultes des
passants qu'il supportait avec patience. Une fois,
il prêchait rue de la Pompe : un homme
s'arrêta un instant pour l'écouter,
puis, tout à coup, le poing brandi dans la
direction du prédicateur, il
hurla :
- Menteur,
menteur !
Et William Booth, le
regardant,
lui dit d'une voix douce et
affectueuse :
- Mon ami, c'est pour
vous qu'Il
est mort ; arrêtez-vous ici et
laissez-vous sauver.
Il était toujours comme
cela.
Tous les contradicteurs ne se
contentaient pas de clamer des insultes, parfois
les mottes de gazon, les épluchures, les
trognons de choux, les fruits gâtés et
les chats morts s'abattaient sur le jeune
prédicateur. Ils rêvaient de le
décourager de cette façon, mais nos
énergumènes avaient trouvé
leur maître. Il accueillait leurs injures
avec patience et bonne humeur, il secouait
calmement ses habits, essuyait son visage et son
cou et, toujours souriant, il les invitait à
le suivre dans quelque chaumière voisine
pour une nouvelle réunion, ou à la
chapelle, le dimanche. Il les obligeait ainsi
à croire à la sincérité
de son amour et de sa religion.
Le zèle du jeune converti
scandalisait les respectables membres de l'Eglise
Wesleyenne. Ils ne voyaient pas d'un bon oeil leur
chapelle envahie par ces miséreux, ces
déguenillés. Ils répugnaient
à se frotter à eux ; aussi
obtinrent-ils que la peu brillante procession et
son conducteur entrent dans la chapelle par la
porte de derrière. On cantonna ces visiteurs
indésirables sur les sièges les plus
grossiers, derrière la chaire, dans le coin
des pauvres.
L'amour du peuple, cette flamme
wesleyenne, était bien étouffé
sous la cendre de la respectabilité. Il
faudra la révolution salutiste pour secouer
cette cendre et ranimer la flamme de l'amour actif
et pratique, et chez les Méthodistes, et
chez les Baptistes, et dans l'Église
officielle comme chez les dissidents.
Les réunions en plein air, et
dans les cuisines des tristes maisons
faubouriennes, attirèrent l'attention sur le
jeune Booth.
Pour répondre à l'amicale
insistance de son pasteur, il demanda son
inscription sur la liste des prédicateurs
laïques. Après les épreuves
habituelles, les sermons d'essai
prêchés devant les pasteurs et les
anciens de la région, William Booth fut
officiellement reconnu prédicateur
laïque de l'Eglise Wesleyenne. Il allait, le
dimanche, dans quelque village écarté
où il passait la journée à
exhorter et à
évangéliser.
Nous trouvons, dans les notes que le
Général avait préparées
pour sa biographie, cette page sur ses
expériences à cette
époque :
J'égayais mon voyage de
retour, seul, dans les ténèbres,
à travers champs et sentiers boueux, en
lançant à pleine gorge des bribes de
cantiques. Tard dans la nuit, mes chants et mes
louanges allaient éveiller les paysans
endormis.
- Ne vous attardez pas
à
chanter jusque minuit, après une rude
journée de travail, me conseillaient les
gens sages et
pondérés.
Mais en ce temps-là,
nous
ne pouvions nous lasser des services religieux,
nous n'en étions jamais rassasiés. La
tombe elle-même nous devenait une chaire pour
prêcher la bonne nouvelle. Une jeune fille,
qui assistait à nos réunions dans les
maisons ouvrières, mourut de la tuberculose.
Nous organisâmes une cérémonie
semblable à nos funérailles
salutistes actuelles. Pendant sa maladie, nous
avions entouré de nos soins cette jeune
fille, nous l'avions soutenue de nos prières
et de notre sympathie dans ses moments
d'épreuve, nos cantiques avaient
accompagné l'essor de son esprit vers le
ciel ; n'avions-nous pas acquis le droit, nous
ses uniques amis, d'organiser ses
funérailles ? Nous
résolûmes de tirer de la circonstance
le plus de bien possible pour son
entourage.
C'était au coeur de
l'hiver, et une épaisse couche de neige
couvrait le sol ; néanmoins nous
sortîmes le cercueil dans la rue, nos
cantiques et nos prières attirèrent
les voisins sur leurs seuils ou à leurs
fenêtres ; quelques-uns, tout
grelottants de froid, nous
entourèrent ; nous les exhortâmes
tous à se préparer à la mort.
Nous suivîmes ensuite la bière
jusqu'au cimetière du Choléra, ainsi
se nommait le cimetière où l'on
enterrait les miséreux à Nottingham.
Le chapelain nous permit de célébrer
un petit service religieux autour de la tombe
après sa lecture du service funèbre
dans la liturgie officielle. Je constate, en y
repensant, que la main de Dieu reposait sur moi en
ces jours-là, et le Seigneur m'enseignait
l'oeuvre immense qui incombe aux
prédicateurs laïques.
Un incident de la jeunesse de
William Booth montre la fidélité du
jeune homme aux principes qu'il avait
adoptés. Tout doit plier devant la
conscience et devant la règle
acceptée : trait caractéristique
de la vie de William Booth. Écoutons le
récit qu'il nous a conservé de cet
événement :
À peu près à ce
moment-là, une autre difficulté se
dressa sur ma route. J'ai conté ailleurs mes
troubles de conscience avant ma conversion.
Après ma conversion, ma conscience devint
encore plus sensible, elle affirma davantage la
suprématie du vrai et du juste. Depuis le
jour où j'ai été amené
à juger mes actions et mon caractère
aux lumières de la vérité
révélée dans la Bible, et dans
mon âme par le Saint-Esprit, je n'aurais pu
me permettre d'accomplir un acte que je condamnais
dans mon for intérieur, sans m'infliger
d'indicibles tortures. J'ai toujours eu horreur de
l'hypocrisie, c'est-à-dire de la
fausseté et de toute comédie de
vertu, si à la mode soit-il, et si puissante
la tentation d'agir comme la
multitude.
L'importance de notre
maison ne
laissait nul loisir aux employés. Le samedi
surtout les clients affluaient ; nous
étions débordés et retenus au
travail toute la nuit, et parfois une partie de la
matinée du dimanche. J'avais, dans ma
jeunesse, ce principe bien arrêté (je
l'ai d'ailleurs gardé jusqu'à
maintenant), de n'accomplir le dimanche, le jour du
sabbat, comme nous l'appelions, nul travail qui
n'était pas indispensable.
Par exemple, j'ai
parcouru
à pied, dans ces années-là,
des milliers de kilomètres ; pour une
modique somme, j'aurais pu accomplir ces trajets en
voiture, tout à mon aise, avec bien moins de
fatigue. Je m'y refusais, non par économie,
mais pour ne pas obliger hommes et animaux à
travailler le dimanche. Je continue à croire
que nous devons nous abstenir de tout travail qui
n'est pas absolument nécessaire, et veiller
à procurer à tous ceux qui nous
entourent un jour de repos par semaine. Comme je
l'ai dit, je répugnais à travailler
le dimanche pour mon patron, c'est-à-dire
à partir du samedi à minuit. Mes
parents et de nombreux amis, même croyants,
se riaient de mes scrupules ; je ne tins nul
compte de leur avis et j'avertis mon patron de mes
sérieuses objections au travail du dimanche,
lui demandant de m'en dispenser. Malgré mon
offre de travailler le samedi jusqu'à minuit
et de reprendre ma tâche le lundi à la
première heure, aussitôt les douze
coups de minuit s'il le fallait, mon refus de
travailler le dimanche fut très mal
accueilli. On me laissa le choix entre le travail
dominical comme mes collègues ou le
congédiement immédiat.
Je fus donc
congédié, et en butte aux moqueries
de mes connaissances qui me regardaient comme une
espèce de fou. Mais je tins bon envers et
contre tous. Une semaine était à
peine écoulée que mon patron me
rappelait à son service ; il pensait,
sans doute, qu'une conscience aussi délicate
pouvait lui être utile. Une quinzaine
après mon retour, mon patron et sa jeune
femme partaient à Paris, m'abandonnant
pendant leur absence la direction d'une affaire qui
mettait en mouvement plusieurs centaines de livres
sterling par semaine. En fin de compte, ma conduite
ne m'avait occasionné nul préjudice.
Dans quatre occasions différentes, au prix
de bien des souffrances, j'ai dû me
séparer de mes meilleurs amis pour
obéir à ma conscience et pour courir
à ma ruine totale, à en croire les
sages prophètes de ce monde. Mais je me suis
fié à Dieu, et j'ai accompli ce qui
me semblait juste ; dans chacune de ces
circonstances, je le vois maintenant, tant pour
notre terre que pour le monde à venir, j'ai
gagné à mon obéissance.
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