La philanthropie, l'organisation des
refuges, maisons de relèvement, colonies
industrielles et agricoles, et autres oeuvres
sociales, ne nous présentent qu'un aspect du
véritable caractère de William Booth.
Ce n'est point de plus important. N'accordons pas
la première place à ce qui
constituait, pour le Général, un
moyen d'atteindre l'unique but de sa vie, l'objet
de toutes ses préoccupations. Les chimistes,
en poursuivant leurs expériences, analyses
ou synthèses, découvrent parfois, en
plus des substances cherchées, d'autres
matières auxquelles ils ne songeaient pas.
Les oeuvres sociales de l'Armée du Salut
constituent ces substances secondaires, ces
produits accessoires. Le Général
cherchait le salut de tous les hommes. En
s'appliquant à cette tâche, il
découvrit les oeuvres sociales. Il s'adonna
à cette dernière activité,
dans la mesure où elle pouvait concourir
à son but suprême. Dans son manuel
pour les officiers des oeuvres sociales. Ordres et
Règlements pour les Officiers des Oeuvres
Sociales, il écrit :
L'oeuvre sociale de l'Armée
est un moyen puissant pour atteindre le coeur et la
conscience des multitudes qui, dans tous les pays,
sans notre secours, resteraient absolument
abandonnées au désespoir. Dans la
majorité des oeuvres de l'Armée du
Salut, nous touchons le corps et modifions les
circonstances de la vie en nous occupant de
l'âme. Par nos oeuvres sociales, nous
atteindrons l'âme par les bienfaits
matériels : soins du corps et
transformation des conditions de
vie.
Nos oeuvres sociales se
proposent
l'amélioration de la situation
matérielle et le salut, dans ce monde et
dans l'autre, des membres de la
société victimes de la
pauvreté, du vice ou du crime, ou en passe
de le devenir.
Soigner les corps pour guérir
les âmes : ces mots pourraient servir de
devise à l'activité philanthropique
de l'Armée du Salut. Mais pour
réveiller les consciences, émouvoir
les coeurs et les conquérir, le
Général eut recours surtout à
la prédication. William Booth fut toujours
et essentiellement un prédicateur, depuis le
début de sa vie chrétienne, lorsqu'il
rassemblait à Nottingham ses humbles
auditoires dans les cuisines des maisons
ouvrières, jusqu'à la fin de sa
carrière, lorsqu'il groupait des milliers de
personnes dans les plus vastes salles de l'ancien
et du nouveau monde. Aucun de ses contemporains,
pas même l'abondant Spurgeon dans son
« Metropolitan Tabernacle », ni
aucun pasteur dans l'histoire de l'éloquence
religieuse, hormis Wesley et Calvin, n'ont
prononcé• autant de sermons. Il parla dans
les plus humbles villages et dans les villes
populeuses ; il harangua les foules aux
carrefours embrumés et boueux de Londres, et
sur les places vibrantes de chaleur et blanches de
soleil des Indes, ou de l'Afrique du Sud. Il
s'adressa aux miséreux, aux voyous des
bas-fonds londoniens, comme aux riches
négociants de la Cité, aux
millionnaires de New-York et de Chicago, aux
nègres sans culture du Cap et aux
intellectuels parisiens ; tous
l'écoutèrent avec le même
plaisir et la même attention.
Le thème de ces innombrables
discours ne variait guère : il
prêchait la repentance, le pardon des
péchés, l'amour de Dieu
révélé en Jésus-Christ,
le salut possible pour tous les pécheurs, et
la vie nouvelle manifestée par le service de
Dieu et du prochain.
Son style oratoire ne possédait
pas la pompe de l'éloquence
académique, il ne déroulait point des
périodes majestueuses, aux larges
développements, drapées dans les
nobles expressions comme dans un manteau de cour.
Il ne rivalisait pas avec un Bossuet. Il empruntait
le vocabulaire populaire, les mots simples de la
conversation quotidienne, ceux dont le peuple se
servait dans les rues, au marché ou à
l'atelier. Dans son débit, rien du ronron
oratoire qui assoupit les auditeurs, mais une riche
variété de tons et de formes.
Tantôt il tonnait, comme les antiques
prophètes, contre les vices des riches et
des pauvres, son verbe fulgurant vous glissait un
frisson le long de l'échine ; puis,
tout à coup, il trouvait des accents doux
comme le chant de la brise dans les arbres, comme
le chuchotement des feuilles des peupliers, pour
dépeindre l'amour de Dieu pour notre pauvre
monde ; sa voix tremblait, le trémolo
de la sympathie l'agitait, tandis qu'il
écartait un moment le bandeau de
l'égoïsme qui nous aveugle sur les
misères de millions de nos
contemporains ; sous le coup de
l'émotion, elle vibrait comme les cordes du
violon sous l'archet. Les larmes perlaient encore
à nos cils, et voici qu'il nous contait une
de ces anecdotes pleines d'humour ; il
allumait la gaieté dans les yeux, et les
visages s'épanouissaient en larges sourires.
Il jouait de son auditoire, comme un organiste des
divers claviers de son instrument.
D'où lui venait sa
puissance ? De son ardente conviction. Il
n'apportait aucune incertitude aux hommes, aucune
hésitation, « je sais en qui j'ai
cru », pouvait-il répéter.
L'expérience, plus que les livres, lui
enseigna les vérités qu'il
proclamait. Il avait conscience de l'origine divine
de son message. Il s'exprimait avec
autorité, comme jadis les prophètes
israélites ; il aurait pu
préfacer beaucoup de ses discours par cette
formule : « Ainsi parle
l'Éternel.
Un professeur d'une de nos grandes
universités enseigne :
« L'idée d'orateur sacré
est inséparable de celle de prophète,
ou pour le moins d'apôtre parlant aux hommes
de la part de Dieu ; si c'est sa propre parole
que le prédicateur apporte, et non les
révélations de l'Écriture,
s'il ne prend conseil que de sa raison et de sa
conscience, il pourra être, j'en conviens,
très intéressant, mais
l'autorité d'ambassadeur divin lui manquera,
et, sans cette autorité, point de grande
éloquence vraiment
religieuse. »
Le Général Booth
possédait cette autorité, ce titre
d'ambassadeur de l'Éternel, exhortant les
hommes à se réconcilier avec Dieu. Sa
phrase ardente sonnait, comme un clairon, la charge
contre les vices des miséreux, les
turpitudes des grands, l'égoïsme des
riches. Ses discours constituent des appels aux
armes pour la guerre sainte, ou plutôt de
véritables batailles rangées ;
cela leur confère une force, une
énergie irrésistible. « Le
prédicateur chrétien lutte toujours,
affirmait Paul Stapfer, sinon contre des doctrines,
du moins contre des maladies morales, et contre le
péché qui n'est jamais vaincu ;
en sorte que toute prédication
sérieuse est un combat. Les grands
prédicateurs ne sont pas les
bénisseurs paisibles qui édifient
sans peine et sans bruit une petite Église
d'initiés ; ce sont les missionnaires,
les apôtres qui proclament l'Évangile
au peuple tumultueux des incrédules du
dehors, et plus ils sont seuls contre toute une
multitude indifférente ou hostile, plus leur
grandeur prend les proportions épiques de
ces héros de la légende, qu'on voyait
tenir tête à des armées
entières.... Partout où nous
assistons à une lutte, de quelque nature que
soit la vérité aimée qu'il
s'agit de faire vaincre, nous pouvons admirer un
certain déploiement de force, et
l'éloquence retrouve son vif ressort. Le
seul principe mortel de l'éloquence, c'est
l'absence d'une conviction
chère.... »
Ces lignes se semblent-elles pas
écrites pour dépeindre la
prédication de William Booth, l'homme aux
puissantes convictions, le prophète et le
lutteur ? Mais quelques citations de ses
sermons, mieux que les essais les plus savants,
nous donneront une idée de son
éloquence. Malheureusement, nous ne pouvons
reproduire son accent, ni ses gestes, nous ne
pouvons rendre à ses phrases figées
par l'imprimerie leur palpitation, cette vie
ardente de créatures ailées que
connurent les privilégiés qui virent
les mots s'envoler des lèvres du
Général, lorsqu'il arpentait
l'estrade d'Exeter Hall. Ils prenaient leur essor,
emportant avec eux les auditeurs vers les hauteurs
sublimes de la régénération et
de la sanctification. Écoutez
l'avertissement qu'il adresse à ces
chrétiens plus curieux de controverses sur
les prophéties et de pointilleuses
discussions chronologiques, que de directions pour
la pratique de la vie quotidienne :
Certaines personnes consultent
leur
Bible, et elles sentent qu'elle les condamne.
Oh ! mon Dieu, au jour suprême, quel
terrible compte de l'usage de leur Bible
n'auront-elles pas à rendre ? Elles se
sont préoccupées de détails
sans importance, de choses secondaires qui
n'affectent en rien la foi et la vie, leur bonheur
et leur sanctification, leur salut ou leur
perdition. Elles s'intéressent à
d'infimes questions et négligent la seule
importante : bientôt le Calvaire, leur
culpabilité, la vie sainte, sont bannis de
leurs pensées, et la Bible devient pour
elles un simple livre de
références.
Dans une autre circonstance, il captiva
pendant une heure l'attention de la foule en
parlant de l'éternité. Après
avoir dépeint les souffrances du Christ, sa
longue passion pour le salut de notre race, il
conclut :
Maintenant, j'en viens à ce
que je désirais vous dire : Vous
êtes arrivés à un carrefour de
votre vie. La direction de votre marche vers
l'éternité dépend de votre
décision de ce soir. Si vous êtes un
rétrograde, un pauvre renégat comme
Simon Pierre, venez, Jésus vous
rétablira dans votre situation
première, celle d'avant votre
reniement ; si vous êtes un malheureux
pécheur faible et
désespéré, venez, et il vous
transformera, il vous pardonnera, il vous sauvera.
Si vous ressemblez à ces Laodicéens,
à demi sauvés, ni froids, ni
bouillants, ni bons ni mauvais, venez, et
abandonnez-vous entre ses mains, pour qu'il vous
rende le zèle et l'ardeur des anciens jours.
Venez à lui maintenant, maintenant c'est le
moment, maintenant ce sera ma dernière
parole, maintenant, ce soir même, maintenant,
pour l'éternité.
Il y a quelques temps,
une
suprême insurrection agita l'Irlande. Pour
déclencher le mouvement, et annoncer aux
insurgés l'heure de la révolte, une
bannière verte fut déployée
sur le sommet du beffroi de Dublin. Elle portait
cette inscription : « Maintenant ou
jamais, maintenant et à jamais ».
Amis, venez, agenouillez-vous ici, et hissez les
couleurs du Christ, la bannière de la Croix.
Venez maintenant ou jamais, et que ce soit
maintenant et à jamais.
Un avocat parisien nous a
conservé quelques extraits des allocutions
prononcées par le Général en
1889, à Paris. Dans ces discours, la
simplicité de l'expression habille les
pensées les plus sublimes.
Jugez-en :
Aimer, c'est le ciel ;
aimer une
fleur, un agneau, un chien, c'est
déjà quelque chose de noble ;
mais aimer Dieu, c'est le ciel au dedans. Sur la
terre, votre ciel intérieur est
indépendant du monde qui vous entoure, de
votre environnement. Là-haut, ce ciel du
dedans sera rencontré par le ciel du dehors.
O gloire de l'amour : les deux ciels n'en
feront qu'un...
Jésus-Christ indique au
docteur, à l'homme de la loi, à
l'avocat, les deux moitiés de la vraie
religion : l'amour de Dieu et l'amour des
hommes. N'essayez pas d'arriver à l'amour de
Dieu par l'amour des hommes... Si vous voulez
montrer de la vraie compassion pour ceux qui
périssent, allez les voir chez eux...
L'humanité est demi-morte, il faut la
ramener à la vie. Soyez des Christs. Qu'a
donc fait Jésus-Christ ? Voyez comme il
a vécu, et vous verrez sa religion... Le
sang de Jésus-Christ vous purifie de tous
péchés, pour faire de vous non des
protestants, ou des catholiques, ou des salutistes,
mais pour faire de vous des élus de Dieu. Un
chrétien aura le' même but que
Jésus-Christ ; pour l'amour de nous, il
est devenu pauvre. Quel est votre but ?
Être admiré ? Ou bien encore
faire fortune ? ... Qu'est-ce qui a fait du
Christ le Messie ? C'est qu'il a conçu
le dessein de sauver la race humaine par un
sacrifice : si Jésus-Christ fait de
vous un Christ, vous aurez le même but que
lui.
L'Armée du Salut s'est
efforcée de marcher dans cette voie. On dit
que nous ne reconnaissons pas les oeuvres
accomplies par les autres ; nous n'avons pas
même tout le temps qu'il faut pour penser
à nos oeuvres, où trouverions-nous le
temps de critiquer celles des autres ? On va
dire que je m'écarte de ma route ;
puissiez-vous dire comme cet auditeur : il a
voyagé si loin de son texte, qu'il est venu
jusque dans mon coeur.
Dans la préface de la brochure
éditée pour le centenaire de William
Booth, et intitulée Le Fondateur parle, le
fils et successeur du
Général-Fondateur, Bramwell Booth,
déclare :
Dans les divers pays qu'il
visita, le
Fondateur restera connu comme un prédicateur
de Jésus-Christ et du Salut, au message
clair et convaincant. Sa prédication
était agressive. Il ne se proposait pas
uniquement l'instruction ou d'édification de
ses auditeurs ; moins encore de charmer leurs
oreilles par ses phrases harmonieuses : il
voulait amener les hommes à prendre une
décision sur la question primordiale qui
doit préoccuper l'esprit humain. Son but
était aussi défini que celui d'un
avocat plaidant devant un jury.. Son zèle,
son désir ardent de sauver les âmes,
sa sympathie pour les pécheurs dominaient
tout. Grâce à eux, il vainquit
l'hostilité et la critique de certains
auditoires. Son message faisait tellement partie
intégrante de sa personne, qu'il
désarma ses critiques, ils finirent par
croire en lui, et il les entraîna plus loin
encore, jusqu'à l'acceptation
complète de son message. Il possédait
le don merveilleux d'établir le contact avec
son auditoire. La majorité de ses auditeurs,
dans n'importe quelles circonstances, avaient
bientôt l'impression que cet orateur les
connaissent personnellement, qu'il lisait dans leur
coeur comme en un livre ouvert, le drame de leurs
souffrances et de leurs passions ; leurs
péchés et leurs misères ne
pouvaient se cacher à ses regards
perçants. Il sondait leur âme et
exposait les problèmes qu'ils n'osaient
eux-mêmes exprimer ; chaque auditeur en
particulier pouvait dire comme la foule le dit
souvent : « C'est mon cas qu'il
décrit. »
Il n'y aurait guère qu'un nom
à changer dans cette page d'un grand
critique, et nous aurions une étude sur
l'éloquence du Général
Booth :
Il porte la lumière dans les
esprits inattentifs, comme il porte la conviction
dans les esprits rebelles ; il fait voir,
aussi bien qu'il fait croire, et répand
autant d'évidence sur les questions obscures
que de certitudes sur les points douteux. Il est
impossible de ne pas le comprendre ; il aborde
son sujet par toutes les faces, il le retourne de
tous les côtés, il semble qu'il
s'occupe de tous les spectateurs et songe à
se faire entendre de chacun en particulier ;
il calcule la portée de chaque esprit, et
cherche pour chacun d'eux une forme d'exposition
convenable ; il nous prend tous par la main et
nous conduit tour à tour au but qu'il s'est
marqué. II part des données les plus
simples, il descend à notre niveau, il se
met de plain-pied avec notre esprit, il nous
épargne la peine du plus léger
effort, puis il nous emmène et, partout sur
la route, il nous aplanit le chemin ; nous
montons peu à peu, sans nous apercevoir de
la petite et, à la fin, nous nous trouvons
sur la hauteur, après avoir marché
aussi commodément qu'en plaine. Lorsqu'un
sujet est obscur, il ne se contente pas d'une
première explication, il en donne une
seconde, puis une troisième, il jette
à profusion la lumière, il l'apporte
de tous les côtés, il va la chercher
dans toutes les parties de l'histoire, et, ce qu'il
y a de merveilleux, c'est qu'il n'est jamais
long... Ces raisonnements serrés et
multipliés, qui se portent tous vers un seul
but, ces coups répétés
à la logique qui viennent à chaque
instant, et l'un sur l'autre, ébranler
l'adversaire, communiquent au style la chaleur et
la passion. Rarement éloquence fut plus
entraînante... Sa pensée est une force
active, elle s'impose à l'auditeur, elle
l'aborde avec tant d'ascendant, elle arrive avec un
si grand cortège de preuves, avec une
autorité si manifeste et si légitime,
avec un élan si puissant, qu'on ne songe pas
à lui résister ; elle
maîtrise le coeur par la
véhémence en même temps que,
par son évidence, elle maîtrise la
raison (1).
Disons plus simplement : le
Général possédait cette
« éloquence qui se rit des
règles de l'éloquence ».
Son maître dans l'art de la
prédication, c'était
Jésus-Christ. À son école, il
avait appris à parler avec cette
autorité des messagers de Dieu : avec
la simplicité et la clarté qui
mettent les vérités les plus sublimes
à la portée des plus humbles
intelligences, dans un langage coloré qui
rend la pensée visible et tangible en
l'habillant d'images, en l'éclairant de
comparaisons, en l'incarnant dans des paraboles
empruntées aux scènes de la vie
populaire. Mais surtout le divin Maître lui
avait enseigné à unir la tendresse et
la passion de la justice, à aimer les
pécheurs et haïr le
péché. Il rajeunit les vieux
thèmes de la prédication
chrétienne en suivant le conseil d'un ancien
professeur d'homilétique :
La nouveauté sera dans un
retour sérieux, énergique, d'une part
à l'objet véritable, intégral
de la prédication, c'est-à-dire
à l'Évangile de
Jésus-Christ ; de l'autre à une
parole simple, vraie, vivante, allant droit de
l'âme à l'âme ; elle sera
dans cette éloquence de la nature dont tout
homme convaincu porte en soi le germe plus ou moins
fécond, suivant le talent et l'effort. Nous
voulons être neufs, intéressants,
vraiment utiles ; possédons mieux,
exploitons mieux l'inépuisable
trésor, les insondables richesses du Christ,
prêchons par-dessus tout et en tout
Jésus-Christ lui-même, le grand
inconnu, la grande nouveauté.
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