Ce prédicateur constamment sur la
brèche, parlant aujourd'hui à
Londres, demain à Berlin, le mois suivant
à Tokio ou à San-Francisco ; ce
globe-trotter en jersey rouge courant le monde,
même en sa blanche vieillesse ; cet
organisateur d'une armée dont le recrutement
et l'éducation exigeaient toute son
attention ; ce réformateur social aux
prises avec le sphinx de la misère et du
vice, trouvait encore le temps d'écrire de
nombreux volumes. Nous avons déjà
parlé des multiples manuels
salutistes : les Ordres et
Règlements pour les divers grades et
situations dans l'Armée du Salut ; ces
manuels forment une véritable
bibliothèque. Les oeuvres sociales
salutistes, et l'intérêt qu'elles
suscitent chez les étrangers à
l'Armée du Salut, reçurent de son
livre, Dans les ténèbres de
l'Angleterre, une puissante impulsion. Nous
nous sommes suffisamment attardés à
l'étude de ce livre, nous n'y reviendrons
plus. Ces volumes n'épuisent pas la liste
des oeuvres littéraires du
Général. Il prodiguait ses articles
à la presse salutiste : Le Cri de Guerre, l'Officier,
Le jeune Soldat, la
Revue Missionnaire, l'Univers, le mettaient
à contribution.
Dans sa maison de Hadley Wood, ou
à bord des bâtiments, pendant ses
nombreuses traversées, sa plume courait et
brûlait le papier, tandis que, sous les
doigts de ses secrétaires, les machines
à écrire cliquetaient. Il
rédigea ainsi, pendant une vie
affairée et bourdonnante, ces livres
bourrés de sagesse et pétillants
d'humour :
Le Sergent-major Fais de ton
mieux de
Darkington ; Les messages aux soldats de
l'Armée du Salut ; La religion dans la
vie quotidienne ; Amour, mariage et
foyer ; L'éducation des enfants, etc.
Cependant, le Général ne
courtisait pas la gloire littéraire, il
avait en vue un but plus noble : le salut des
pécheurs, l'édification du peuple de
Dieu, et sa préparation pour le bon combat
contre les puissances ténébreuses.
Dans sa préface à La Religion de
la vie quotidienne, le Général
s'explique sur la genèse et le but de ses
essais littéraires :
Comme on le découvrira,
même en ne jetant qu'un regard superficiel
sur ce volume, ces lettres se proposaient
d'intéresser et d'instruire les gens
à qui l'Armée s'efforce d'être
utile. Beaucoup parmi eux, la majorité
peut-être, ne possèdent qu'une
connaissance imparfaite des obligations de la vie
familiale et de la vie sociale ; ils ignorent
tout de ses raffinements.
Le but de l'Armée,
c'est
de faire du bien à cette classe ignorante,
non seulement en les amenant à se soumettre
à Dieu, à rechercher ses faveurs, et
à consacrer leur vie au combat pour le salut
éternel de leurs concitoyens, mais aussi en
les aidant à remplir leurs devoirs envers
leur prochain, envers leurs familles, et envers la
société en général.
Nous cherchons à en faire et des saints, et
de bon citoyens, c'est-à-dire que nous
voulons leur inculquer cette sainteté qui
englobe la claire conscience, et l'accomplissement,
de tous les devoirs des hommes envers Dieu et
envers leurs semblables.
Les sujets traités dans
ces pages appartiennent aux questions qui se posent
chaque jour à la classe populaire. Le style
employé vise surtout à me faire
comprendre. Je n'étais guère
disposé à laisser reproduire, sous la
forme durable d'un livre, ces lettres
écrites à la hâte, dans des
conditions peu favorables au travail
littéraire. Mais les gens pour qui je les
rédigeai réclament avec insistance
leur réimpression.
En relisant ces
lettres, j'y ai
découvert bien des imperfections, mais je
n'ai pas le temps de les réécrire, ou
même de les réviser d'une
manière satisfaisante. Si elles doivent
être publiées, il faut bien les
publier telles qu'elles.
Avant de rédiger ses articles ou
ses livres, le Général Booth priait
certainement comme cet autre serviteur de Dieu,
Adolphe Monod :
« Seigneur, conduis ma plume,
et donne-moi des pensées et des paroles qui
puissent glorifier ton nom, nourrir ton peuple et
convertir les pécheurs. »
Il savait se placer au centre des
préoccupations et des besoins de ses
contemporains. Nous le remarquions au sujet de son
talent d'orateur, mais ses livres
révèlent plus encore cette vertu de
William Booth ; j'écris ce mot vertu en
pensant à son sens étymologique de
force aussi bien qu'à sa signification
populaire. Du Général, auteur ou
orateur, on ne pourrait dire ce que M. Dugard a
écrit d'un prédicateur
américain :
Une tempête de neige s'abattait
au dehors. La tourmente était réelle,
tandis que le prédicateur n'était
qu'une entité, et l'on éprouvait le
sentiment d'un contraste pénible en le
voyant et en regardant ensuite la belle rafale de
neige. Cet homme avait vécu en vain. Pas un
mot qui fît sentir qu'il avait ri ou
pleuré, qu'il était marié ou
amoureux... Il ignorait le secret capital de sa
profession, l'art de convertir la vie en
vérité... Dans tout son discours, pas
une allusion, une insinuation ne pouvait faire
soupçonner qu'il eût jamais
vécu. Il n'avait pas tiré un mot de
la réalité.
Cette critique ne pourrait s'adresser
aux livres de William Booth ; ils constituent
des tranches de vie, transportées dans les
pages du volume où elle saignent et
palpitent encore. Parfois, notre goût
blasé serait enclin à lui reprocher
une trop grande familiarité. Nous lui en
voudrions de nous avoir fait trouver un homme
là où nous cherchions un auteur. Aux
critiques désireux de le quereller sur son
style populaire, rappelons la phrase de
Taine : « Pourvu que l'artiste ait
un sentiment profond et passionné, et ne
songe qu'à l'exprimer tout entier, tel qu'il
l'a, sans hésitation, défaillance ou
réserve, cela est bien ; dès
qu'il est sincère et suffisamment
maître de ses procédés pour
traduire exactement et complètement son
impression, son oeuvre est belle. » Les
articles et les livres du Général
réunissaient ces qualités qui
concourent à doter une oeuvre de ce double
prestige : la bonté et la
beauté.
Sans doute il n'avait pas les loisirs de
mettre et remettre vingt fois sur le métier
son ouvrage, de le polir sans cesse et de le
repolir. Un chercheur attentif trouverait dans son
oeuvre quelques fautes, ou tout au moins quelques
négligences de forme. Encore seraient-elles
rares, j'en suis persuadé ; car il
accordait une trop grande valeur à ses
pensées pour écrire
négligemment. Un philosophe allemand affirme
avec raison : « De la conviction que
nous avons de la vérité, et de
l'importance de nos pensées, naît un
enthousiasme capable d'imposer à notre
esprit un soin infatigable dans le choix des
expressions les plus belles, les plus claires, les
plus énergiques, tout comme on n'emploie,
pour les reliques et pour les objets d'art
précieux, que des réceptacles d'or et
d'argent. »
Un sûr instinct conduisit la
pensée et la plume du
Général ; il le garda des
pièges de l'emphase, et de la tentation
d'habiller de termes pompeux de jolis riens. Il
avait un message, il l'incarna dans le langage
simple du commun peuple ; ainsi, sans avoir
cherché un effet d'art, ni la gloire
littéraire, il se rangea pourtant parmi les
bons écrivains, et méritera
d'être lu par de nombreuses
générations.
Tant que les hommes, sous la caresse de
deux yeux, bleus ou noirs, sentiront leur coeur
battre plus rapidement, tant que l'instinct qui
pousse l'oiseau à bâtir son nid
incitera les jeunes gens à édifier un
foyer, la page suivante du Général ne
perdra rien de son charme :
L'amour est le trésor le plus
précieux de votre corbeille de mariage. Tout
l'or et tout l'argent entassé dans les
coffres-forts des millionnaires ne sauraient
acheter la moindre bribe d'amour. L'empereur, avec
son pouvoir absolu, ne peut s'annexer un coeur
aimant. La science du savant ne lui fournira pas un
peu d'amour. L'habileté des plus grands
génies du monde ne parviendrait pas à
en fabriquer une parcelle.
L'amour égayera votre
maison : chaumière ou palais. Il
aplanira les routes raboteuses où il vous
faudra cheminer. Il vous préparera pour tous
les fardeaux que vous devez porter, et pour toutes
les situations de la vie. Au temps de vos
fiançailles, il vous semblait un
trésor précieux, mais celui qui
s'épanouit dans le mariage est plus
précieux encore. J'aimais ma fiancée
avant de la conduire à l'autel, mais je
l'aime bien plus encore, et mon amour m'apporte
plus de joie et de bonheur aujourd'hui,
après vingt ans de vie conjugale, qu'aux
premiers jours de nos serments. Je vous en supplie,
soignez bien votre amour. Quoi qu'il arrive, ne
négligez pas votre affection mutuelle, ne la
laissez pas s'alanguir, diminuer et
mourir.
Apprenez à supporter
les
fautes et les infirmités l'un de l'autre. Ne
soyez pas trop déçus si vous
découvrez que vous n'avez pas
épousé un ange. Vous auriez
été vraiment aveugles si vous n'avez
point su discerner l'un chez l'autre, pendant vos
fiançailles, quelques imperfections. Vous
devez vous attendre à en découvrir
d'autres au fur et à mesure que votre vie
commune apprendra à chacun de vous à
connaître son partenaire.
Ces imperfections,
qu'elles
proviennent de différences de
tempérament ou de goûts, des
infirmités du corps ou de l'esprit,
demanderont toute votre patience, si vous
désirez éviter les maux plus
graves.
- Aux époux les plus affectueux et les plus heureux
- La vie fournira maintes occasions de support mutuel,
- Chaque jour des circonstances pour exercer
- Leur miséricorde et même pratiquer le pardon.
Cherchez auprès de Dieu la grâce
et la sagesse nécessaires ; il ne vous
refusera jamais son assistance.
Acceptez aussi de différer
d'opinions sur les choses peu importantes. La
moitié des querelles et des divisions de la
vie conjugale proviennent de désaccords au
sujet de futilités. Permettez à votre
partenaire d'exprimer librement des vues
différentes des vôtres sur les choses
qui ne touchent pas à la conscience, et
n'influent en rien sur le bien-être de la
famille. C'est pure folie que de se chamailler pour
des bagatelles. Vous ne pouvez jamais endiguer
à l'avance les tristes conséquences
de ces sottes discussions.
Je me rappelle
l'histoire de deux
époux qui, un soir, assis à la table,
à l'heure du souper, virent une souris qui
trottait à travers la pièce. Elle
disparut rapidement. Le mari prétendit
qu'elle était entrée dans un trou du
plancher, la femme en indiqua un autre. Le mari
déclara qu'il était certain qu'elle
avait filé par le trou qu'il avait
désigné, la femme affirma avec tout
autant de certitude que c'était par l'autre.
L'altercation continua ainsi, chacun
s'entêtant dans sa première
déclaration. On en vint aux paroles acerbes,
et une violente querelle déchaîna les
deux époux l'un contre l'autre. La
séparation s'ensuivit. Ils vécurent
ainsi sept ans. Enfin l'intervention d'amis les
réconcilia. Quelques jours après la
reprise de la vie commune, l'homme et la femme
étaient assis dans la chambre où
avait eu lieu leur première discussion. L'un
d'entre eux dit :
- Comme nous avons
été sots de nous quereller au sujet
de cette souris qui est partie par ce
trou-là.
- Mais non, pourquoi
t'entêter ? Tu sais bien que c'est par
celui-ci.
La querelle recommença,
et
ils se séparèrent à nouveau et
pour toujours.
Chaque lecteur de cette
lettre va
s'écrier : « Ces gens
étaient vraiment stupides de se disputer
pour de semblables
vétilles ! » Mais presque
chaque jour, dans de nombreux foyers, on se
querelle pour de pareilles babioles. Si les
résultats ne sont pas aussi
désastreux, néanmoins personne ne
connaît la gravité des blessures
causées par des paroles violentes.
Même s'il n'y a nul danger de rupture, ces
discussions frivoles sont opposées au
véritable amour et contraires à
l'Esprit du Christ.
Je vous le dis encore,
soyez
prêts à différer d'opinions.
Respectez les convictions et les jugements l'un de
l'autre. Employez tous les moyens raisonnables et
affectueux de persuasion pour créer une
parfaite harmonie de pensées, de sentiments,
de volonté et d'action, mais agissez avec
patience et douceur l'un à l'égard de
l'autre, c'est la marque du vrai disciple du
Seigneur Jésus-Christ.
Mais voici un échantillon de
style plus populaire encore et gros d'humour. Nous
pouvons facilement imaginer le franc accueil que
reçurent les chapitres de ce livre, au
moment où ils parurent dans un des journaux
de l'Armée du Salut. Écoutez le
« Sergent-major Fais de ton
mieux » expliquant ses raisons d'aimer le
capitaine de son poste :
C'est un fait, pas d'erreur
possible
sur ce point : j'aime réellement notre
capitaine, et je serai rudement triste lorsque
viendra le moment de son
départ.
J'appartiens à ce poste
depuis ma conversion, il y aura juste six ans au
mois de novembre prochain. Je me rappelle
exactement la date, car notre Jacques, mon
aîné, partit pour l'Amérique la
semaine d'avant. J'étais
énervé, et je fis la bombe huit jours
durant pour me consoler. Le dimanche
après-midi, les salutistes - Dieu les
bénisse - me racolèrent à
moitié saoul, comme je sortais du
« Cygne à deux cous »,
et ils m'entraînèrent moitié de
gré, moitié de force avec leur
procession jusqu'à leur salle. Là,
ils m'en dirent de toutes les couleurs, me
montrèrent ma folie de perdre ainsi mon
âme. Je croyais encore entendre mon pauvre
père, comme au moment de ma jeunesse
lorsqu'il me lavait la tête. Voilà
vingt ans qu'il est mort et enterré.
J'étais un bien mauvais garnement, mais lui
c'était un brave homme : Dieu le
bénisse !
Je m'en retournai
directement
à la maison, cette
après-midi-là. Après avoir bu
une tasse de thé et m'être
débarbouillé, je dis à Sarah,
- Sarah c'est ma bourgeoise, - une bien brave
femme, savez-vous.
- Sarah, lui
dis-je.
- Eh bien, qu'est-ce
qui te passe
par la tête ? me
répondit-elle.
- Sarah, je vais à
l'Armée du Salut.
Elle me
répliqua :
- Ne me raconte pas
d'histoire,
je n'en crois pas un traître mot. Il serait
bien temps que tu ailles quelque part. Tu as
dépensé nos petites économies,
l'argent mis de côté pour payer nos
frais d'enterrement. Tu as perdu ton temps, et tu
nous as rendus malheureux pendant des
années.
- Viens-tu avec
moi ?
questionnai-je.
- Certainement, si tu
vas chez
ces gens-là.
Nous partîmes et, ce
soir-là, nous nous agenouillâmes
ensemble au banc des pénitents, et je crois
que nous avons été réellement
sauvés. Je jetai la bouteille et le diable
au vent en un tour de main, et je passai du
côté du Seigneur ; un bon coup
pour la femme et les gosses.
Donc, comme je vous le
disais,
j'ai fait partie de ce poste depuis ce
jour-là. J'ai connu tous les chers
capitaines qui passèrent ici, et nous en
avons eus de très bon. Mais, vous le savez,
il faut bien qu'il y en ait quelques-uns de
meilleurs que les autres. Pourtant, j'ai toujours
soutenu nos officiers, qu'ils soient à mon
goût ou qu'ils n'y soient pas, parce que,
comme je le répète aux camarades, si
quelques officiers ne sont pas exactement ce que
nous aimerions qu'ils fussent, les déchirer
à belles dents ne les rendra pas
meilleurs.
Le capitaine que nous
avons en ce
moment est plus à mon goût que toute
la bande de ses prédécesseurs, soit
dit sans leur manquer de respect. C'est une vraie
beauté sans fard. Dieu le bénisse et
dans son corps et dans son âme. Voilà
ce que je veux dire.
Pourquoi je l'aime
ainsi ?
me demandez-vous. Oh ! je puis vous le dire,
il y a plusieurs choses qui l'élèvent
bien haut dans mon estime. Je ne
« m'étendrai » pas sur
ce sujet, comme disait le capitaine Verbeux
lorsqu'il arrivait au dernier point de son sermon,
après avoir parlé pendant trois
quarts d'heure, et que Jim Ronflefort
s'éveillait et prenait son chapeau pour s'en
aller ; surtout que mon discours viendra aux
oreilles des officiers, et je sais que plusieurs
d'entre eux sont de beaux parleurs, mais de pauvres
auditeurs.
Ils aimeraient que vous
les
écoutiez discourir éternellement,
mais lorsque vous commencez à parler
à votre tour, ils vous interrompent bien
vite avec leurs retentissants
« Amen ! Amen ! »
Ainsi le capitaine Verbeux, chaque fois que je lui
donnais mon avis, me disait :
« Soyez bref, Sergent-major, car vous
savez ce que dit le cantique : Le temps
s'enfuit, l'heure s'écoule
...
Mais vous autres, ayez
un peu de
patience si vous voulez que je vous explique mes
sentiments ; autrement, je ne saurai vous dire
tout. Donc, je voulais vous dire mes raisons
d'aimer notre capitaine.
Je l'aime parce que
c'est un
brave homme. Je ne saurais expliquer exactement de
quoi il est fait, mais j'ai toujours senti, lorsque
je me trouve près de lui, que ce soit dans
les réunions en plein air ou dans la salle,
lorsque nous luttons pour arracher un pauvre
pécheur à son esclavage, ou lorsque
nous comptons les recettes du poste, ou que nous
nous occupons d'autres affaires ensemble, qu'il est
un vrai et parfait brave coeur.
Vous pouvez toujours
croire ce
qu'il vous dit, savez-vous. Ce n'est pas lui que
vous verrez se gonfler, faire l'important et se
vanter de ses hautes relations, de son excellente
éducation, de la situation de sa famille,
comme le capitaine Lenflé avait coutume de
le faire, - Dieu lui pardonne ! - Il avait
pourtant beaucoup de bon, le capitaine
Lenflé, mais il insistait un peu trop sur ce
qu'il avait abandonné pour entrer dans
l'oeuvre. Quand notre capitaine dit :
« Un chat c'est un chat », vous
pouvez l'en croire sur parole ; vous ne
sauriez vous le représenter vous trompant.
S'il vous dit qu'il ira avec vous faire une
tournée chez les
« bistros », ou vendre le Cri
de Guerre, ou visiter un malade ou un moribond,
vous pouvez être sûr que s'il est
vivant et peut se traîner, il sera exact au
rendez-vous. Oui, notre capitaine est un brave
homme. Pour moi, c'est un saint ; d'ailleurs,
cela se sent. Il nous influence tous, non seulement
lorsqu'il rend son témoignage à la
réunion, sans façon, mais en tout
temps. Il vit dans la prière, l'amour de
Dieu et des pauvres pécheurs.
Quand il nous dit, à la
réunion de sanctification, qu'il a
reçu « la grâce »
et qu'il aime Dieu de tout son coeur et son
prochain comme lui-même, cela parait si
naturel, que vous en sentez l'indéniable
vérité. Je me sens toujours
poussé alors à me lever et à
dire : « Oui, capitaine, vous avez
raison, je vous crois ; je n'ai jamais rien vu
en vous qui contredise vos paroles. » Je
vous l'affirme, il vit dans la prière et
dans l'amour, c'est vraiment ce que j'appelle un
saint.
Puis, autre chose que
j'aime en
notre capitaine, c'est qu'il travaille. Ma parole,
quel bûcheur ! Il s'attelle à son
travail hiver comme été, c'est
toujours la même chose. Vous ne le trouvez
pas au lit une fois sept heures sonnées.
Toute la journée, il trotte par la ville
à la poursuite des gens à qu'il peut
faire du bien et, le soir, dans les
réunions, il ne se ménage point. Il
s'en donne au point que je crains souvent de le
voir s'écrouler sur l'estrade, pour
toujours, fourbu. Quels que soient les jugements
des gens sur lui, nul n'ignore qu'il
travaille.
L'an dernier, nous
avions ici le
capitaine Belle-manière. C'était un
brave homme, j'aime à le croire. En tout
cas, le Commandant Divisionnaire nous l'affirma le
jour où il l'installa. Mais voilà, il
n'était pas fort, et sa femme n'était
pas forte, et ses enfants n'étaient pas
forts. Le pauvre garçon devait se soigner,
soigner sa famille, s'occuper du ménage, les
gens avaient fini par croire qu'il se la coulait
douce. Je n'en pense pas un mot, car j'ai pour
article de foi de ne jamais penser rien de mal de
mes officiers. Mais les voyous ne hurlent pas aux
trousses de notre capitaine, comme ils le faisaient
au temps du capitaine Belle-manière :
« Va donc travailler ! »
Ce qui froissait les sentiments du malheureux
capitaine, me peinait pour le pauvre homme et
jetait aussi un certain discrédit sur notre
poste. J'espère qu'il se porte mieux
maintenant là où il est ; la
dernière fois que j'ai entendu parler de
lui, il était en vacances, en congé
pour rétablir sa
santé.
Mais je reviens à notre
capitaine. Je disais : il travaille. Je crains
même qu'il n'exagère et ne
dépasse ses forces, car il n'est pas des
plus forts, comme le déclare notre Sarah qui
s'y connaît, la chère petite femme. Je
dis petite par amitié, car elle n'est pas si
petite, comme elle me le fait remarquer
parfois :
- Steve, comment
aurais-je pu
m'évertuer à vous soigner, toi et les
neufs enfants, si j'étais une petite
femme ?
Mais vous comprenez
bien, vous,
que c'est seulement une façon de
parler.
Sarah me disait
justement que la
femme du capitaine lui avait confié l'autre
jour, en lui demandant d'essayer de persuader le
capitaine de prendre des
vacances :
- Jean pousse le zèle
à l'excès, car il travaille toute la
journée autant qu'il peut, et il ne va
jamais se coucher, le soir, tant que le sommeil ne
l'abat point sur la table. Je lui dis
parfois : « Voulez-vous donc me
laisser seule sur la terre, pauvre veuve avec trois
enfants dont l'aîné n'a que cinq
ans ? » Mais il ne répond pas
ou déclare simplement qu'il doit faire son
devoir.
Je suppose que le
capitaine a
raison ; en tout cas, j'ai toujours
pensé que vous ne pouvez faire votre devoir
sans travailler et travailler dur,
même.
Je ne veux pas me
permettre de
juger le prochain, et particulièrement les
officiers, car c'est mon devoir solennel en
qualité de Sergent-major de ce poste, de
protéger leur réputation contre
toutes les attaques. Je veux accomplir ce devoir
aussi longtemps que je tiendrai cette fonction si
importante. Mais, je l'ai déjà dit,
il y a tout de même quelques
différences entre les divers officiers, du
moins j'en ai toujours
trouvées.
Par exemple, le
capitaine
Lalenteur, qui dirigea notre poste pendant six
mois. Le poste n'a guère
prospéré sous sa direction ; il
était pourtant très gentil :
jamais un mot de reproche ne sortait de ses
lèvres. Mais pour ce qui était du
travail, il ne ressemblait pas à notre
capitaine actuel. Je n'ai jamais pu obtenir qu'il
visite un malade s'il habitait à quelque
distance, ou qu'il recherche un rétrograde.
Lorsque je lui en parlais, il me
disait :
- Vous ne vous imaginez
pas la
masse de travaux littéraires qui incombent
au capitaine. Remplir mies rapports, noter sur mon
journal mes visites et mes réunions,
écrire des lettres aux camarades salutistes,
rédiger des articles pour le Cri de
Guerre... (Je confesse n'avoir jamais lu son nom
dans notre cher vieux journal, mais je suppose que,
par humilité, il ne signait pas ses
articles...) cela me prend toute la
matinée.
Si
j'insistais :
« Capitaine, ne pourriez-vous pas
commencer vos visites un peu plus tôt
l'après-midi ? » Il me
répondait qu'il lui fallait préparer
ses sermons, travail d'importance
capitale.
J'ai demandé l'autre
jour
à notre capitaine comment il s'y prend pour
écrire ses rapports, et toute la
paperasserie obligatoire et, néanmoins,
être dehors à toute heure de la
journée et même de la
nuit.
- Oh !
Sergent-major, - il
n'oublie jamais mon titre quand il me parle et pour
cette raison, je crois, il est le favori de Sarah,
- Sergent-major, c'est bien simple : ma femme,
depuis la naissance de notre dernier enfant, n'est
pas très forte. Aussi je me lève le
premier le matin, je lui prépare une tasse
de ce bon thé « le
Triomphe », et une pour moi, dans notre
petite théière brune, je la lui
monte, puis je me mets à mes
écritures. Pour le moment où la
bourgeoise m'appelle pour le déjeuner, j'ai
tout achevé.
Je ne veux pas vous en
dire plus
sur ce sujet, je crois vous avoir prouvé que
notre capitaine est un
bûcheur.
Une troisième raison de
mon amour pour le capitaine : Il est si
aimable ! Vous pouvez lire, sur son visage,
son amour pour vous ; vous l'entendez dans
l'accent de sa voix, et, mieux encore, il s'exprime
par toutes sortes de petites
attentions.
Il n'est ni fier ni
arrogant, il
ne se croit pas supérieur à tout le
monde. Les voyous qui le croisent dans la rue
l'interpellent comme s'il était des
leurs : « Bonjour, Capitaine,
ça va, ce matin ? Toujours bon pied,
bon bec ? » Il leur répond
une parole aimable.
Il est toujours prêt
à donner un coup de main à
quelqu'un : il fait un tas de choses que
certaines personnes affirment indignes d'un
capitaine. Il vous faudrait voir comment il visite
les soldats et les malades, et ses attentions
envers les vieillards, et sa main qui caresse le
visage des enfants. Il traîne ses semelles
par les coins les plus reculés, parcourant
chaque semaine des kilomètres pour visiter
les pauvres infirmes qui ne peuvent se rendre
à la salle. Il n'hésite pas à
mettre la main à la pâte pour vous
aider. Je l'ai vu porter à la gare les
bagages d'une vieille femme, et pousser la brouette
d'un vieillard jusqu'en haut de la
pente.
Et il est toujours prêt
à vous recevoir si vous désirez un
conseil. Il sait si bien s'y prendre, que nos
soldats vont le trouver et lui confient toutes
leurs misères. Ils n'auraient pas le courage
de les avouer à un autre
capitaine.
Il est vraiment
aimable ;
vous ne pouvez vous empêcher de
l'aimer ; du moins, moi, je ne puis. Si
j'étais capitaine, j'essayerais d'agir comme
lui, parce que je sais que c'est cette façon
de vivre qui pousse les gens à prier pour
vous, à travailler dans les réunions,
à vendre le Cri de Guerre, à faire
quelque chose pour la fête des Moissons,
à mettre à la collecte, enfin
à accomplir joyeusement bien des petites
choses. Il ne tient pas assez son rang, et n'a
point une suffisante conscience de sa
dignité au gré de certaines gens de
ma connaissance, mais moi, il me botte. Un ban pour
notre Capitaine !
Tout le livre est écrit dans ce
style populaire, plein de vie, riche de sève
spirituelle, et compréhensible à tous
les lecteurs. Là où l'anglais
classique ne suffit pas, la langue plus verte du
peuple, voire l'argot s'il est nécessaire,
prêtent leur concours, et le message du
Général pénètre dans
toutes les couches sociales. William Booth, homme
de devoir, accomplit sa mission d'écrivain
comme toutes les autres tâches. Il redisait
avec le philosophe moderne : « C'est
pourquoi quiconque pense, doit élaborer sa
pensée de manière à la rendre
utile et publique : celui qui connaît
les moeurs, qui a pénétré la
nature humaine, qui peut mettre en scène des
vérités, construire un idéal,
celui-là doit aux autres cet idéal et
ces vérités.... »
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