Arnasouk
Arnasouk
ou la chasse aux phoques en hiver
C'ÉTAIT vers la fin de juin, à
Naïn, au pays des Esquimaux, dans la froide
contrée du Labrador. Le temps était
beau, le vent très frais. Arnasouk dit adieu
à sa mère, à son vieux
père infirme, et part une heure après
le lever du soleil.
Arnasouk est un jeune homme de quinze ans. Un
fort harpon sur l'épaule, il s'avance sur la
mer profondément gelée... Ici quelque
lecteur reporte les yeux sur la première
ligne de ce récit, cherchant s'il y a bien
le mot de juin, et si ce n'est pas janvier qu'il
faut lire. Non, c'est bien juin, le beau mois de
juin, si doux, si fleuri chez nous, mais qui, au
Labrador, est encore l'hiver.
De temps en temps Arnasouk
s'arrête. Il se couche à demi sur la
surface unie, et prête l'oreille. Que
veut-il ? que cherche-t-il ? Ce qu'il
cherche, ce qu'il désire ardemment, c'est un
phoque ; un phoque qui ramènerait
quelque abondance dans sa pauvre demeure et
pourrait fournir pour longtemps de la nourriture
à sa famille, composée de quatre
personnes : Arnasouk, son père Boas,
Mikak, sa mère, et Lydia, sa jeune
soeur.
Les phoques, qui se nomment aussi veaux
marins, sont en effet d'assez gros animaux. Ils
ont, au lieu d'écailles de poissons, des
poils comme les veaux. Ils ont de grands yeux
très doux, et de courtes pattes faites pour
nager plutôt que pour marcher, mais avec
lesquelles cependant ils se traînent tant
bien que mal sur le sol. En avez-vous jamais
vu ? On en montre quelquefois dans les
ménageries. C'est à Palerme, en
Sicile, que j'ai vu pour la première fois un
phoque vivant. J'ai au Labrador de bons amis qui
m'avaient souvent parlé des phoques dans
leurs lettres, et quand je lus sur une affiche en
italien : « On montre un phoque
vivant, telle rue, tel numéro, de dix heures
du matin à six heures du soir »,
je m'empressai de m'y rendre. Le pauvre animal
faisait pitié. Dieu l'a créé
pour les mers glaciales, et la chaude Sicile
l'étouffait. On avait beau le tenir dans une
espèce de cave dallée, et l'asperger
sans cesse d'eau aussi fraîche que possible,
cette eau pour lui était tiède. Son
regard tendre semblait implorer la sympathie, et il
poussait de petits cris pareils à ceux d'un
enfant nouveau-né. Peu s'en fallut que les
larmes ne me vinssent aux yeux.
Vous avez entendu parler du chameau, si
précieux aux Arabes du désert, qui
s'abreuvent de son lait, se nourrissent de sa
chair, et de ses poils tissent leurs
vêtements. Eh bien, Dieu qui n'oublie
personne, a pourvu de même avec le phoque
à tous les besoins des Esquimaux. Sa chair
et son huile sont leurs mets de
prédilection. Cette huile sert
également à éclairer leurs
habitations et à cuire les aliments. De ses
os ils fabriquent leurs armes, leurs ustensiles. Sa
peau imperméable est un vêtement
très chaud ; elle
forme aussi leurs tentes et la
couverture de leurs lits. Chacun connaît les
peaux de phoque utilisées par les
skieurs.
Aux approches de l'hiver, les phoques se
réunissent dans l'extrême nord et
s'avancent en troupe serrée vers des
contrées un peu plus méridionales,
telles que le Groenland et le Labrador. C'est une
migration semblable à celle des oiseaux. Les
habitants des mers ont reçu comme ceux de
l'air cet instinct de changer de climat à
l'automne et au printemps. Vous trouveriez
là-dessus dans les livres d'histoire
naturelle des détails intéressants
aux articles « Morue, Sardine,
Hareng ».
C'est au moment de cette migration que
les Esquimaux, dressant aux places favorables des
engins particuliers de pêche, font leur
provision de phoques pour l'hiver. Si, à
cette époque-là, l'Esquimau est
malade, ou si, par quelque circonstance, la prise a
manqué en partie, l'hiver sera pour lui bien
difficile à passer. Pourtant il y a encore
une ressource ; et, bien que la mer soit
pendant plusieurs mois enchaînée sous
une glace épaisse de douze pieds, il ne se
passe guère de jour en hiver au Labrador que
l'on ne prenne un ou deux phoques. Comment
cela ? L'idée de pêche, n'est-ce
pas, s'associe mal dans l'esprit, ce n'est plus
précisément une pêche. Il n'est
pas question de filets ; c'est plutôt
une chasse.
Le phoque, comme la baleine, est
amphibie. Il vit habituellement dans l'eau ;
mais il ne pond pas d'oeufs : ses petits
naissent vivants et se nourrissent du lait de leur
mère. Pour respirer, il a besoin de venir
à l'air de temps en temps.
L'été, rien n'est plus simple, et
l'on voit souvent apparaître à la
surface de l'eau le museau d'un phoque. Mais
l'hiver ? Mais les quatre mètres de
glace ? Dieu y a pourvu. Avec une merveilleuse
promptitude le phoque, tournant sur lui-même,
perce cette croûte et vient humer une
provision d'air qui lui servira pour quelques
heures.
Le bruit particulier que font alors les
phoques est bien connu des Esquimaux. Ils le
discernent à une grande distance. C'est
pourquoi je vous ai dit que notre ami Arnasouk
appliquait par intervalles son oreille sur la
glace, et écoutait. Il avait
déjà marché
pendant plus d'une heure sur la mer, quand enfin il
crut distinguer quelque chose. Il fait encore cent
pas, écoute de nouveau ; c'est bien
cela. Il s'avance alors avec précaution, et
finit par se traîner à plat ventre sur
la glace. Le bruit cesse parfois, mais pour
recommencer. Évidemment le phoque n'a rien
qui le presse. Peut-être aussi est-il
fatigué ? ou capricieux ? Qui
sait ?
« J'ai un bon moment à
attendre », se dit Arnasouk et il
ramène son capuchon sur ses oreilles, car le
vent était vif et piquant. Il amoncelle en
hâte la neige tombée la veille et,
s'en faisant comme un mur du côté du
vent, se couche contre cet abri. Le harpon est
détaché, mis dans la main droite.
Aussitôt que le son, devenant plus clair,
l'avertira qu'il ne reste plus qu'une couche
très mince à percer, Arnasouk se
lèvera, lancera fortement le fer aigu, et,
s'il a le bonheur d'atteindre l'animal, il
agrandira le trou de son mieux pour l'amener
à lui. Il espère aussi qu'en faisant
sur la glace un certain signal qui s'entend de fort
loin, quelque autre pêcheur viendra
l'assister dans cette opération
difficile.
En attendant, Arnasouk est couché
au pied de son mur de neige. Il pense à son
père, à sa mère, à sa
bonne petite Lydia qui avait encore si faim hier en
se couchant, et il dit : « Mon bon
Père céleste, tout-puissant, permets,
s'il te plaît, que je puisse atteindre le
phoque, le rapporter à Nain, et
réjouir le coeur de mes pauvres parents.
Toutefois ta volonté se fasse et non la
mienne ! »
Le temps s'écoule. Voilà
plus d'une demi-heure que le phoque n'a pas
travaillé. Arnasouk comprend qu'il faut
renoncer. Le soleil a paru dans une trouée
des nuages ; l'ombre du pêcheur et du
mur de neige se sera projetée sur la glace.
Il n'en faut pas plus pour effaroucher un
phoque : « Allons !
courage ! Reprenons notre course ! Dieu
permettra bien que j'en trouve un autre ; ou
bien ce même phoque ira faire son trou plus
loin. »
Le jeune Esquimau se
relève ; il regarde du
côté de la maison paternelle. Il lui
semble que les montagnes qui dominent Naïn
sont excessivement éloignées. Il n'a
guère marché plus d'une
heure et elles paraissent à
plusieurs lieues. Un soupçon traverse son
esprit. Une histoire que lui a raconté Boas
se dresse devant son souvenir. Il court du
côté de la terre... Le soupçon
se réalise bientôt. Voici ce qui
s'était passé :
À la fin de juin, dans ces
contrées, la grande mer est
dégelée, mais les baies, les golfes
demeurent encore prisonniers. Quelquefois une seule
nuit suffit pour les délivrer. C'est lorsque
Dieu envoie un violent orage. Alors l'agitation de
la mer libre se communique à l'eau des
golfes. Cette eau frémit, opprimée
comme un esclave dans ses chaînes. On entend
un mugissement sourd, solennel ;, puis tout
à coup un fracas épouvantable. La
glace se fend de tous côtés, et par
ces fissures, les vagues affranchies
s'élancent, blanches et écumeuses,
à une effrayante hauteur. C'est un spectacle
saisissant, m'ont dit mes amis du Labrador, et
devant lequel l'homme se sent bien petit. Le vent
pousse vers la haute mer cette glace brisée.
En quelques heures il n'en reste plus trace ;
la vie reprend dans le golfe, et l'on entend de
nouveau le doux clapotement de la vague sur les
cailloux du rivage ; véritable musique
pour l'oreille qui en a été
privée huit mois. D'autres fois, c'est
lentement que la chose s'opère. De larges
fragments de glace se séparent peu à
peu sans bruit, sans effort, pendant des semaines,
et le déblaiement n'est pas toujours
terminé avec le mois de juillet.
C'est précisément ce qui
venait de se passer dans ce jour qui nous
intéresse. La glace sur laquelle se trouvait
Arnasouk s'était doucement
détachée de la masse, et le vent de
terre poussait au loin ce fragment qui pouvait
être grand comme l'une de nos places
publiques. C'est là aussi ce qui avait fait
abandonner au phoque son entreprise, puisqu'il
atteignait la surface et l'air sans se donner tant
de peine.
En quelques pas notre ami s'est
trouvé au bord de son glaçon. Une
immense distance le sépare de la glace
solide. Il pâlit. Arnasouk ne sait pas nager.
Boas aurait dû le lui enseigner, car les
kajaks, ou les canots des Esquimaux sont sujet
à chavirer. Boas a
renvoyé de jour en jour : Nous ferons
cela le mois prochain, la semaine prochaine... Et
puis cela ne s'est pas fait du tout.
« Oh ! si pourtant mon père
m'avait appris à nager ! »
s'écrie le pauvre garçon. Mais
aussitôt il se repent de cette espèce
de reproche. Lui-même y a aussi
apporté de la négligence ; il
pouvait apprendre avec ses camarades. D'ailleurs
à quoi servent ces regrets du
passé ? Arnasouk se tourne vers Celui
qui est notre ressource dans toutes nos
détresses. « Mon Dieu, tu peux me
ramener à Naïn quand même je ne
sais pas nager. Sauve-moi, si c'est ta
volonté ! Ramène-moi vers mon
père et vers ma
mère ! »
Rassemblant alors toutes ses forces,
Arnasouk pousse trois cris prolongés. C'est
le cri de détresse des Esquimaux. Il
écoute. Personne ne répond. Le vent
qui vient de terre emporte au loin sa voix. Il se
remet à genoux : « Mon
Dieu ! Si personne ne m'entend, toi tu
m'entends. Je t'en prie, au nom de Jésus,
ramène-moi vers mon père et ma
mère ! » - Il se
relève.
Le vent fraîchit ; le
glaçon s'éloigne toujours plus
rapidement. Arnasouk est triste, transi ; il
fait plusieurs fois en courant, pour se
réchauffer, le tour de son domaine. Le
soleil baisse à l'horizon, et dore les
montagnes de glace de teintes si splendides que,
même en ce moment, il ne peut
s'empêcher de s'écrier « Que
c'est beau ! »
Puis ce passage de l'Évangile lui
revient à l'esprit « Et il s'en
alla encore, et pria pour la troisième fois,
disant les mêmes paroles. »
Arnasouk s'agenouille de nouveau :
« Mon Dieu, je te prie, au nom de
Jésus Christ, de me ramener auprès de
ma soeur, de mon père et de ma
mère. » Et plus bas il
ajoute : « Mon Dieu, j'ai bien
faim. » Et il demeurait à genoux
sur son glaçon flottant,
séparé du monde entier, mais sur que
son Père céleste le suivait du
regard, et qu'il ne lui arriverait rien sans sa
volonté. Les yeux fermés, il
repassait dans son esprit tous les récits de
prières exaucées qu'il avait entendu
faire aux missionnaires
(1).
Arnasouk se relève avec le secret
espoir que le vent aurait changé de
direction, et le pousserait maintenant vers la
terre. Il ouvre les yeux... Non ! les
montagnes de Naïm se sont encore
éloignées. Il soupire et, en se
retournant, il aperçoit un rocher qui
s'élève au-dessus des eaux. Ce
rocher, c'est une île, une île souvent
abordée en été, une île
bien connue pour la quantité de canards qui
y viennent pondre leurs oeufs et élever leur
jeune famille. Arnasouk sourit en son coeur.
« Merci, mon Dieu », dit-il. Il
comprend que la fin de sa prière va
être exaucée.
Peu de minutes après, il touche au
rivage. Quelque chose lui dit qu'il ne doit pas
abandonner aux vagues ce glaçon où il
a été béni. Il le fixe au
bord, je ne saurais vous dire comment. Puis, aux
dernières lueurs du crépuscule, il se
met en quête, répétant tout
bas : « Mon Dieu, aide-moi à
trouver ! Aide-moi à
trouver ! » Notre pauvre
affamé n'a pas longtemps à languir.
Au détour d'un rocher, dans une petite anse
bien abritée, il reconnaît des nids de
canards ; il en compte une douzaine et ces
nids contiennent chacun plusieurs oeufs.
Voilà sa subsistance assurée !
« Merci, merci, mon bon Père
céleste ! » Il prend un oeuf,
puis un second, puis un troisième, et se
sent restauré.
Un oeuf tout cru vous paraît
peut-être un triste régal. D'abord je
vous dirai que c'est meilleur que vous ne pensez.
Si vous étiez demeurés tout le jour
sans manger, vous le trouveriez excellent. Puis les
Esquimaux ne sont pas aussi difficiles que nous,
car, pendant tout l'hiver, ils ne mangent
guère que du poisson sec et du gras de
phoque.
Avec la nuit cependant le froid devenait
très sensible. Vous et moi nous aurions
été fort empruntés pour nous
trouver un abri, mais Arnasouk n'eut pas un instant
d'embarras. Prenant le coutelas qu'un Esquimau
porte toujours à sa ceinture, il se mit
à tailler de gros quartiers de neige qu'il
posait en rond les uns sur les autres. Il avait
soin de ne pas les tailler carrés ; un
des côtés était plus petit, en
sorte qu'en s'élevant, ces quartiers
figuraient non pas une tour, mais une ruche haute
à peu près comme un homme. Arnasouk
la termina avec un quartier d'une forme
particulière, et qui formait la clef de
voûte. L'ouvrage terminé, il fit sa
prière du soir. Il se sentait plus que
jamais près de son Père
céleste, et il lui recommanda ses parents,
le suppliant de permettre qu'ils
ne fussent pas trop inquiets de lui. Il le fit avec
tant d'insistance qu'il ne douta pas d'être
exaucé. Il se glissa ensuite dans la hutte,
attira à lui un bloc réservé
pour fermer l'entrée et s'endormit du
meilleur sommeil.
Bientôt il rêva que le temps
était subitement revenu au grand froid, la
mer de nouveau gelée, et qu'il s'acheminait
sans obstacle de son île à Naïn.
Peut-être pensez-vous que ce rêve lui
vint naturellement, parce que, tout en dormant, il
sentait le froid pénétrer ses pauvres
membres. Détrompez-vous ! Arnasouk
n'avait pas plus froid que vous dans votre lit sous
une couverture de laine. Certaines tribus
d'Esquimaux demeurent, l'hiver entier, dans des
huttes de neige, et il y fait si chaud qu'ils s'y
tiennent à demi vêtus. Souvent,
à la chasse, Arnasouk avait passé
quelques nuits sous ce précieux abri que
Dieu a réservé à ses enfants
du nord ; et si Boas avait
négligé de lui apprendre à
nager, il l'avait, en revanche, rendu habile
à se construire en un clin d'oeil une hutte
de neige.
Notre ami se réveille ; sa
première pensée est pour son Dieu et
ses parents. Sa toilette n'est pas longue. Il
pousse le bloc qui sert de porte, et, en sortant,
effarouche un vol d'oiseaux aquatiques qui
s'enfuient bruyamment. Il jette avec émotion
les yeux sur la mer ; son rêve serait-il
réalisé ? Arnasouk mettait
peut-être à ses rêves un peu
trop d'importance. Il tenait cela, je pense, de sa
bonne vieille mère, quelque peu
superstitieuse. Le temps était plus doux que
la veille, et l'eau bleue légèrement
ridée par une brise de printemps. Le
glaçon amarré était
demeuré à son poste.
Arnasouk ne perd pas courage.
« Eh bien, se dit-il, c'est la
volonté de Dieu ; il pourvoira. Encore
trois semaines, et la baie de Naïn sera libre
de glaces ; nos pêcheurs reprendront
leurs kajaks et mon Dieu en dirigera bien un vers
mon île ! » Il déjeune comme
il avait soupé la veille ; puis il veut
faire le tour de son domaine. C'est le moment,
paraît-il, de la ponte d'une foule d'oiseaux
de mer ; partout il aperçoit des nids
et dans ces nids quatre, cinq, jusqu'à dix
et douze oeufs. « Allons ! je ne
mourrai pas de faim. »
Et il croit se rappeler qu'il y a dans la Bible, il
ne saurait dire où, un passage à peu
près en ces termes : « Et il
dressa ma table dans le désert. »
Une chaîne de rochers qui traverse
l'île dans sa largeur, arrête ses pas.
Ces rochers ne sont ni très hauts, ni
très abrupts ; il en entreprend
l'escalade. Arrivé au sommet, il s'assied
pour jouir d'une vue magnifique. À une
petite distance, au midi, se dressent deux immenses
montagnes de glace. Portées par les flots,
poussées par la brise, elles se balancent
légèrement. L'une est animée
par des oiseaux au plumage varié qui se
poursuivent en chantant. L'autre, plus grande
qu'aucune de nos églises et aussi
élevée que leur clocher, était
couverte de neige. Fondue par le soleil
déjà chaud, cette neige retombait sur
la glace azurée et dans la mer d'un bleu
plus profond, en cascades d'une éclatante
blancheur. C'était un spectacle saisissant.
Cependant, au pied même du rocher, Arnasouk
croit distinguer quelque chose qui lui donne une
vive émotion. Il descend avec la hâte
que permet la pente
escarpée. Il est au bas,
il approche.... ses yeux ne l'ont pas
trompé. Il a devant lui une longue
pièce de bois, débris de quelque
naufrage et que les courants ont poussée
dans cette anse. Une pièce de bois !
Vous vous attendiez peut-être à autre
chose. Quelle joie peut donc lui causer cette
pièce de bois ? Voici
laquelle :
Vous avez pu déjà vous
apercevoir que notre jeune Esquimau ne manquait pas
d'intelligence. Il avait ce qu'on appelle le coup
d'oeil prompt et saisissait immédiatement
les avantages à tirer de telle ou telle
position. C'est chez ses compatriotes une
qualité moins rare que nous ne serions
portés à le penser.
Eh bien, dans cette pièce de bois
Arnasouk vit une rame, dans son glaçon un
radeau, et Dieu l'aidant, il embrassait
déjà sa mère Avec son
coutelas, la pièce fut
façonnée en une forte rame travail
long et bien autrement difficile que n'avait
été la maison de neige. Il prenait
des forces dans les nids de canards et de
mouettes ; il en prenait dans la
prière, l'action de grâce. Jamais
Arnasouk n'avait autant prié, autant rendu
grâce qu'il ne l'avait fait depuis la
veille.
Ce ne fut pas sans peine qu'il gravit la
chaîne rocheuse, traînant après
lui sa rame. Il était déjà
presque en haut quand elle lui échappe,
glisse, bondit, et en trois sauts vient retomber
sur la grève. Arnasouk ne murmura point, ne
s'impatienta point. Il redescendit, recueillit en
quantité une espèce de jonc marin,
fort et souple, abondant au Labrador ; en
tressa une corde suffisamment longue, la lia
à sa rame ; de l'autre
extrémité il se fit une ceinture
autour du corps, et recommença son
ascension.
Lorsque, bien fatigué, il
atteignit sa hutte de glace, le soleil allait se
coucher. Il eût été imprudent
d'entreprendre de nuit une navigation aussi
hasardeuse. Pourtant Arnasouk avait bien envie de
partir. Rejoindre ce soir même ses pauvres
parents ! Les rassurer ! Il
hésita, s'agenouilla pour chercher conseil,
et sentit que son devoir était d'attendre au
lendemain. Il renouvela avec insistance sa demande
que Dieu voulût bien calmer
l'anxiété de son père, et,
puisque sa mère tenait tant à ses
rêves, lui en envoyer un
qui lui montrât son
Arnasouk vivant et bien portant. Puis, après
le repas du soir, il se blottit dans la hutte et ne
tarda pas à oublier, en les réparant,
les fatigues de la journée.
Le lendemain, le soleil trouva Arnasouk
occupé à remplir délicatement
son capuchon de peau de phoque des plus beaux oeufs
qu'il pût trouver. Le capuchon fut
bientôt plein. Il aurait aimé en
rapporter davantage à sa mère. Un
moment il eut l'idée de ramasser de ces
mêmes joncs dont il s'était fait une
corde et d'en tresser un grand panier. Avec un peu
de peine il y serait parvenu. N'avait-il pas vu
souvent Mikak et même Lydia faire de ces
paniers-là ? Mais l'ouvrage serait
long. Savait-il ensuite le temps qu'il mettrait
à diriger son radeau de glace ? Sa
mère n'aimerait-elle pas mieux recevoir
quelques oeufs de moins, même n'en point
recevoir du tout, et revoir son fils aujourd'hui
même ? Après avoir rendu
grâce à Dieu de tout ce qu'Il avait
fait pour lui dans cette île, qu'Arnasouk
n'allait pas quitter sans émotion, il
détacha le glaçon, monta dessus, y
déposa délicatement son capuchon avec
sa charge et, appuyant la rame contre le rocher,
s'éloigna du bord.
Vous ne serez pas surpris si je vous dis
que, sans élever de vagues, le vent, assez
fort, le poussait tout droit sur Naïn. Vous le
croirez aisément parce que vous êtes
persuadés que c'était la
volonté de Dieu de le ramener chez lui sain
et sauf.
La navigation fut donc facile, mais dura
plus de quatre heures. Les phoques venaient se
jouer autour du glaçon ; on eût
dit qu'ils comprenaient n'avoir, ce jour-là,
rien à craindre du jeune pêcheur. L'un
d'eux sembla s'attacher à sa fortune et le
suivit jusqu'au terme du voyage. Était-ce le
même qu'il avait épié
naguère, son harpon à la main, tandis
que l'animal faisait son trou dans la
glace ?
Le terme du voyage, ce n'était
pas encore Naïn. Naïn ne pourrait pas, de
bien des semaines, être abordé en
bateau. Dès l'endroit où le golfe se
resserrait brusquement, la glace s'étendait
continue. C'est contre cette masse solide que le
glaçon d'Arnasouk vint
heurter. Ce petit coup sec fit tressaillir son
coeur. Il dit adieu à ce glaçon,
instrument pour lui des bontés de Dieu et,
portant à la main le capuchon plein d'oeufs,
et sur l'épaule la rame qu'il voulait garder
en souvenir, il s'achemina le coeur
léger.
Je ne vous décrirai pas
l'arrivée d'Arnasouk, le bonheur de ses
parents, les cris de joie de Lydia. Vous pouvez
aisément vous les représenter. Je
vous ajouterai seulement que Boas et Mikak
n'avaient pas été sérieusement
inquiets. Ils avaient toujours cru au fond du coeur
que leur fils leur serait rendu. Encore
là-dedans, le Père céleste, en
qui il s'était confié, avait
exaucé la prière d'Arnasouk.
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