Fictions ou
réalités?
AVANT-PROPOS
Le volume que nous présentons au public
est comme la suite des Questions Vitales, parues il
y a quelques années et
rééditées récemment.
Après avoir étudié les objets
élémentaires et fondamentaux de la
foi chrétienne, il nous a semblé
utile d'aborder un second groupe de faits
chrétiens, beaucoup plus contestés
que les premiers, et qui n'en ont pas moins, selon
nous, une très grande importance. Volontiers
on traite de fictions ou de légendes
certains de ces faits, on prétend qu'ils ont
été ajoutés après coup
pour embellir l'histoire primitive et authentique,
et qu'ils n'ont aucune importance au point de vue
pratique. Nous ne sommes pas de cet avis. Ce que
nous avons pu observer dans plus d'un pays,
l'expérience que nous avons faite et qui se
renouvelle chaque jour, nous prouve au contraire
que tout se tient dans le christianisme et que
chacun des faits révélés a son
importance et une grande importance dans le domaine
de la vie et de l'activité. Les plus
puissants remueurs de conscience, ceux qui ont
amené au pied de la croix le plus grand
nombre d'âmes, les disciples du Christ qui
ont accompli l'oeuvre la plus
durable et la plus profonde,
ont toujours été ceux qui se sont
montrés les plus fidèles aux faits de
la révélation.
Cela n'empêche pas que
l'esprit humain marche et que, pour s'assimiler le
fond éternel de l'Évangile, il doit,
suivant les besoins de l'époque,
découvrir des manières nouvelles
d'expliquer les choses anciennes. Beaucoup ne
croient plus parce que leur conscience,
éclairée par leurs études, ne
leur permet plus d'en rester au point de vue
traditionnel. Notre sincère désir et
notre ardente prière seraient de les aider
à revenir à ce qu'ils ont
rejeté, en leur faisant entrevoir des
solutions qui, pour être en une certaine
mesure différentes des anciennes et plus
conformes à la culture moderne, n'en sont
pas moins respectueuses des vérités
dont se sont nourris nos glorieux ancêtres,
les Huguenots, et en général les
grands chrétiens de l'histoire.
Genève, 18 mars 1903.
F. THOMAS.
.
CHAPITRE 1
La Foi religieuse est-elle une
Folie ?
En commençant une nouvelle série
de conférences apologétiques, je dois
à mes lecteurs un double aveu : le
premier, c'est que je m'adresse ici aux douteurs
plutôt qu'aux incrédules proprement
dits. Ces derniers d'ordinaire ont leur
siège fait ; leurs négations
sont le résultat de raisonnements
philosophiques plus ou moins serrés, ou, ce
qui est beaucoup plus grave, de causes morales plus
ou moins dissimulées ; inutile
dès lors de chercher à les
convaincre ; du reste, prendront-ils la peine
d'ouvrir le présent volume ? Les
lecteurs que j'espère avoir, ceux auxquels
je m'adresse tout spécialement, sont
plutôt les douteurs, c'est-à-dire ceux
qui ne peuvent plus admettre ce qu'ils croyaient
autrefois, et qui cependant souffrent de leurs
doutes : ils sentent très bien que leur
attitude spirituelle et morale ne saurait durer,
c'est un état provisoire qui prépare
autre chose : la foi ou
l'incrédulité. Or ils ont le
sincère désir de croire ; ils
regrettent le temps où ils le pouvaient en
bonne conscience, et ils ne demanderaient pas mieux
que de voir leurs objections
réfutées et l'accord rétabli
entre leur intelligence et leur coeur.
Je me propose, dans ces
études, de considérer quelques-uns
des dogmes religieux les plus
ébranlés aujourd'hui, et je
m'efforcerai de prouver comment certaines
données nouvelles, certains arguments
modernes nous permettent de les accepter encore
comme objets de la foi. Je ne prétends pas
cependant que tous ces dogmes aient la même
valeur, il en est de secondaires. Mais tous sont
importants, car tout est coordonné dans la
révélation, et telle pierre de
l'édifice qui, au premier abord, semble
superflue, apparaît comme indispensable
à qui tente de la supprimer.
En outre, persuadé que la foi
a un caractère rationnel, nous rejetons la
formule antique : Credo qui a absurdum,
sans pour cela voir dans les arguments
intellectuels le fondement de nos
convictions.
La foi ne se démontre pas,
elle se montre ; quelqu'un qui ne voudra pas
croire pourra toujours avancer des arguments
intellectuels qui justifieront son incroyance. En
dernier ressort, la foi est un acte de
volonté et de liberté que chacun doit
faire pour son propre compte, mais auquel il peut
aussi se refuser. Les pages du présent
volume pourront bien amener quelques âmes
à la foi ou encore affermir ceux qui sont
résolus à croire ; elles
pourront fournir aux croyants des arguments pour
leurs discussions avec les incrédules, elles
ne produiront pas la foi chez l'homme de parti pris
qui, d'avance, est décidé à ne
pas se laisser convaincre.
Cela dit en forme d'introduction, je
commence par le sujet général de la
foi et je vais chercher une réponse à
cette question : La foi religieuse est-elle
une folie ? Question essentielle à
traiter dès le début d'une
série comme celle-ci, car si la
réponse devait être affirmative, il
serait préférable de nous
arrêter de suite et d'aviser au plus vite aux
remèdes appliqués d'ordinaire aux
maladies mentales. En tout cas c'est bien l'opinion
que se fait des chrétiens plus d'un de nos
contemporains ; parfois on le dira
ouvertement, voire même grossièrement,
plus souvent on le pensera sans l'exprimer, et
quand on rencontrera quelque croyant ou que l'on
parlera de lui, ou ébauchera un sourire de
moquerie ou de pitié, et ce sourire en dira
plus long que bien des discours. Ce mépris
n'est pas nouveau ; il en a été
ainsi de tout temps, et si nous remontons à
l'aurore du christianisme, nous rencontrons le
même phénomène. Si
l'apôtre Pierre et ses compagnons ont
été accusés d'ivresse le jour
de la Pentecôte, saint Paul, lui, fut
interrompu dans son discours devant le roi Agrippa
et apostrophé de la sorte par le gouverneur
Festus : « Tu es fou, Paul !
Ton grand savoir te fait
déraisonner. » Bien plus : du
Maître lui-même plusieurs
disaient : « Il a un démon,
il est fou, pourquoi
l'écoutez-vous ? » De
là ce mot de l'apôtre Paul aux
Corinthiens : « Nous sommes fous
à cause de Christ
(1 Cor. IV, 10). La
prédication de la croix est une folie pour
ceux qui périssent ;
mais pour nous qui sommes sauvés elle est
une puissance de Dieu. Puisque le monde avec sa
sagesse n'a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu,
il a plu à Dieu de sauver les croyants par
la folie de la prédication. Les Juifs
demandent des miracles et les Grecs cherchent la
sagesse ; nous, nous prêchons Christ
crucifié, scandale pour les Juifs et folie
pour les païens. Dieu a choisi les choses
folles du monde pour confondre les sages
(1 Cor. I, 18 à
27). »
Quoi d'étonnant, puisque le
Maître et les premiers disciples ont
été traités de fous, que nous
le soyons à notre tour ? C'est le
contraire qui devrait nous surprendre ;
peut-être ne sommes-nous pas suffisamment
chrétiens pour être traités de
fous. S'il nous arrive de l'être, ne nous
plaignons pas, car nous sommes en nombreuse et
excellente compagnie. Mais la question est
précisément de savoir si la foi
religieuse est réellement un indice de
folie. Car la foi, au sens général du
mot, je la retrouve partout, dans tous les
domaines ; je m'aperçois en observant
les hommes que tous vivent de foi : serait-ce
la preuve que tous sont fous ? Écoutez
plutôt. Si vous lisez l'histoire de la
philosophie, vous serez surpris comme moi de voir
la confiance extraordinaire que sut inspirer
à une foule de disciples plus d'un
philosophe distingué : l'un affirme que
la matière seule existe et que l'esprit est
une pure illusion, et des multitudes de gens
intelligents poussés par leur foi en la
parole du maître ne voient plus les
manifestations de l'esprit et
répètent en choeur, avec une
conviction sincère, qu'effectivement la
matière existe seule. Un autre au contraire
se met à nier cette matière, pour lui
tout est esprit, la matière est une pure
illusion de nos sens, et la foule des disciples de
répéter à l'envi l'affirmation
du maître. Un troisième ose même
avancer qu'il n'existe pas, que son existence
à lui et celle des autres hommes est un
rêve sans aucune réalité, et ce
philosophe lui aussi trouve des gens pour croire
à sa parole, bien que tout en apparence la
contredise. Remarquez-le bien : je n'en veux
pas aux philosophes et à leurs disciples
d'admettre ainsi toutes sortes d'idées plus
étonnantes les unes que les autres, je
constate seulement ce grand fait que l'homme est un
être qui croit, il a besoin de croire, et
pour satisfaire ce besoin, il va jusqu'à
fouler aux pieds les règles les plus
élémentaires du bon sens et de la
raison.
Il en est exactement de même
de la science de la nature : elle a
accumulé hypothèses sur
hypothèses et toujours elle a trouvé
des hommes en grand nombre pour croire ce qu'elle
affirmait, quitte à avouer ensuite qu'elle
s'était trompée. Ainsi, même
les sciences physiques et chimiques reposent sur
une hypothèse à laquelle tout le
monde croit : l'existence de l'éther,
matière impondérable et subtile qui
serait partout et qui, par ses vibrations,
expliquerait tous les phénomènes de
lumière, de chaleur et
d'électricité. Nous voyons des effets
en grand nombre, nous sommes obligés de
conclure à l'existence d'une cause
et, bien que cette cause soit
encore invisible, nous faisons sans peine l'acte de
foi nécessaire pour croire à sa
réalité. Et la matière
elle-même, qu'est-elle ? Nul ne le sait,
nous sommes pourtant obligés d'admettre sa
réalité, bien avant que nous
réussissions à
l'expliquer.
Et dans le domaine médical,
quels actes de foi vraiment prodigieux la
Faculté nous demande par
l'intermédiaire de ses doctes
représentants ! Quand elle a
découvert ou croit avoir découvert un
remède nouveau ou quelque traitement inconnu
jusqu'alors, quels que soient
l'étrangeté et le prix de ce
remède ou de ce traitement, tout le monde
veut en essayer ; les cas de guérison
sont rares, ou du moins peu connus, les sacrifices
demandés par les médecins très
considérables, peu importe, on a foi
à la Faculté, on suivra coûte
que coûte ses avis, quitte à la voir
se tromper, et changer ensuite entièrement
de méthode. Ah ! si les conducteurs
spirituels obtenaient des fidèles le
même zèle, la même
obéissance, la même confiance que les
médecins, quels merveilleux résultats
seraient atteints ! Que l'on
réfléchisse par exemple aux foules de
poitrinaires qui, pour recouvrer la santé,
quittent parents, amis, travaux ou plaisirs, pour
aller s'établir en hiver sur de hautes
montagnes et braver des froids sibériens.
Quelle somme de foi de pareils sacrifices ne
représentent-ils pas ? Et cela d'autant
plus que le nombre des guérisons est encore
peu de chose en comparaison des efforts faits et
des sommes dépensées.
Quand nous étudions
l'histoire ou la géographie ne sommes-nous
pas obligés, à chaque instant, de
faire acte de foi, car on nous parle de
personnages, on nous décrit des pays que
nous ne verrons probablement jamais, et cependant
nous croyons à leur existence, parce que
nous croyons à ceux qui nous l'ont
affirmée. Et dans la vie de chaque jour, que
faisons-nous d'autre que de croire encore et
toujours ? Nous croyons à l'architecte
et aux maçons qui ont construit la maison
que nous habitons, à l'ingénieur et
à ses nombreux collaborateurs qui ont
établi la ligne de chemin de fer dont nous
faisons usage, au commerçant qui nous vend
sa marchandise, aux inconnus des pays lointains qui
lui ont expédié le produit de leurs
récoltes. Comment aurions-nous vécu
si nous n'avions pas eu la foi, alors que,
arrivés dans ce monde en ignorants, nous
nous sommes mis à respirer un air, à
boire un lait dont nous étions incapables de
connaître la composition chimique : puis
à digérer la nourriture prise sans
même savoir que nous avions un estomac ?
Encore maintenant, lorsque nous mangeons une
bouchée de pain, nous faisons acte de
confiance, puisque nous l'abandonnons
aveuglément à nos organes
intérieurs, bien persuadés que les
transformations nécessaires se feront toutes
seules, sans la moindre erreur. Et si vous me dites
que rien n'est plus naturel, parce que vous en avez
l'habitude et qu'une série interminable
d'expériences vous ont prouvé que
vous pouviez vous fier à votre organisme, je
m'emparerai immédiatement de votre objection
pour vous prouver que c'est
là précisément ce qu'il s'agit
de démontrer, à savoir que la foi est
indispensable à la vie ; elle l'est
même tellement qu'elle devient affaire
d'habitude ou d'instinct à laquelle nous ne
prenons plus garde et le jour ou nous voudrions la
supprimer, la vie deviendrait impossible. Au
début de l'évolution, la foi est
toute instinctive, par exemple chez l'animal, le
petit enfant ou l'homme à l'état
sauvage, puis peu à peu elle devient
consciente. tout en demeurant la foi.
Comment en serait-il autrement dans
un monde de mystères tel que celui que nous
habitons, étant donné l'ignorance
extrême dans laquelle nous nous trouvons,
malgré tous les progrès de la
science ? Nous connaissons un certain nombre
de faits positifs, mais combien nous
échappent entièrement ! Nous
avons pu découvrir la cause de plus d'un
effet, combien d'autres phénomènes
nous demeurent inexplicables ! Dès que
nous voulons voir un peu plus loin, prolonger les
lignes ou descendre au fond des choses, nous sommes
arrêtés, nous nous trouvons au bord
d'un fossé, voire même d'un
abîme, et c'est alors que la foi doit
intervenir, sinon le peu que nous savons nous
impatiente et nous irrite en produisant en nous des
soifs que rien ne vient étancher. C'est dans
la foi que commence notre existence, c'est
grâce à elle qu'elle peut se
continuer, c'est dans la foi qu'elle doit se
terminer, et si, par extraordinaire, la foi venait
à être supprimée, ç'en
serait fait de nous, notre vie deviendrait
impossible. Que l'on se souvienne
de ces malheureux hypocondres qui ont pris peu
à peu l'habitude de se défier de tout
et de tous, ils fuient la société,
ils s'enferment loin du monde pour mener la plus
triste des existences jusqu'au jour où ils
meurent misérablement, victimes de leur
défiance. N'est-ce pas ce qu'on appelle un
maniaque ou un fou ? La folie serait-elle donc
la conséquence de la disparition de la
foi ? Je suis tenté de le croire,
puisque la foi se retrouve partout et que l'homme
cesse de vivre quand il cesse de croire. Mais
alors, que penser de ceux qui accusent de folie les
hommes de foi ?
Si ce que nous venons de dire est
vrai, si la foi joue un tel rôle dans la vie
humaine que, sans elle, cette vie devient
impossible, je ne vois pas pourquoi il en serait
tout autrement quand nous nous plaçons sur
le terrain par excellence de la foi qui s'appelle
le domaine religieux. Pourquoi sur ce terrain la
foi devrait-elle cesser tout à coup ?
Pourquoi est-elle rationnelle jusqu'ici et
devient-elle soudainement ridicule ? Pourquoi
la foi religieuse serait-elle folie quand ses
autres manifestations sont raisonnables ? Car
la foi religieuse ne fait pas autre chose que de
prolonger les lignes commencées sous nos
yeux, et qui toutes, sans elle, resteraient en
suspens ; elle voit des effets en grand
nombre, elle en cherche les causes, et surtout la
cause première qu'elle appelle Dieu ;
elle cherche d'autre part des buts à toutes
les manifestations de la vie et surtout un but
final qu'elle appelle Dieu. Ce Dieu, elle ne l'a
jamais vu. cela est vrai, mais
son existence s'impose à elle comme la seule
hypothèse capable d'expliquer ce qu'elle
voit ; dans un sens, ce Dieu est bien encore
pour elle une supposition, mais une supposition
nécessaire, comme l'éther sans lequel
tout redeviendrait obscur et inexplicable dans le
domaine de la science. En effet, la foi religieuse
est tellement naturelle au coeur humain que l'on
trouve chez les hommes de tous les temps et de tous
les pays des religions plus ou moins rudimentaires
ou tout au moins des vestiges de religion. On n'a
jamais découvert de peuple
foncièrement ou absolument
irréligieux ; même ceux qui
paraissent être les plus
éloignés de l'idée d'un culte
ont encore dans leur vie certaines coutumes, ou
dans leur langage certaines expressions qui sont
les derniers monuments d'une antique religion.
S'ils ont abandonné ce culte, c'est une
preuve de dégénérescence et
non pas un retour à l'état
primitif.
Je le sais, on pourra me citer des
hommes et en bon nombre appartenant à nos
pays civilisés qui se disent absolument
athées et qui s'en vantent. Mais d'abord, il
faudrait savoir s'ils sont parfaitement
sincères, s'ils sont vraiment ce qu'ils
veulent paraître.
Le coeur humain est si rusé
et nous aimons tant à jouer un rôle et
à nous rendre intéressants ! Et
puis ceux qui sont sincères, et il y en a,
nul n'a le droit d'en douter, n'ont probablement
pas toujours été athées ;
il y a eu des phases dans leur vie, ainsi pendant
leur jeunesse, où ils avaient la foi
religieuse.
Qui peut garantir qu'elle ne
reparaîtra jamais ? Peut-on savoir ce
qui se produira au jour de l'épreuve, en
face du lit de mort d'un être tendrement
aimé, ou quand eux-mêmes se trouveront
arrivés sur le seuil du grand mystère
de l'au-delà ? Je crois qu'alors il
faut une dose de volonté considérable
pour s'interdire froidement de soulever le voile et
se défendre l'acte de foi si simple qui
s'impose alors à toute raison humaine. Il
faudrait connaître à fond le secret
des coeurs, il faudrait être Dieu pour savoir
exactement ce qui se passe dans le sanctuaire
intime de l'âme humaine.
Au reste il est une observation
facile à faire : très souvent
les gens irréligieux sont
superstitieux ; ne pouvant se passer d'une
religion et n'en ayant point, ils en inventent une
qui n'est autre chose que la caricature de la
religion et qui s'appelle la superstition. Ils
redoutent de voyager un vendredi, ils ont peur du
chiffre 13 ; ils s'arrêteront à
mille circonstances fortuites avant de prendre une
décision ; ils recourront aux conseils
d'une diseuse de bonne aventure, d'une tireuse de
cartes ou d'une évocatrice des morts. On dit
que dans nos pays civilisés cette
catégorie de femmes jouissent d'une
très haute considération et qu'elles
reçoivent de nombreuses visites, même
de gens intelligents et cultivés qui se
piquent d'être irréligieux. C'est la
revanche de l'instinct religieux foulé aux
pieds. Tout le monde connaît l'exemple fameux
du philosophe Auguste Comte, fondateur et chef de
l'école positiviste : Après
avoir démontré par ses
écrits que
l'humanité pensante a traversé trois
phases dans son évolution, la phase de
l'enfance ou religieuse, la phase de la jeunesse ou
philosophique, la phase de l'âge mûr ou
scientifique, après avoir
catégoriquement affirmé que les
hommes cultivés d'aujourd'hui devaient
mettre résolument de côté la
religion et la philosophie comme les restes d'un
autre âge, pour adopter la science positive,
seule religion et philosophie normales, il inventa
dans la seconde partie de sa vie une religion avec
un Dieu, l'Humanité, et un culte solennel
dont il se fit grand-prêtre, lui le
positiviste convaincu ! Nous ne lui en voulons
pas, cela va sans dire, je cite ce fait uniquement
pour montrer que l'homme, si cultivé qu'il
soit, ne peut se passer d'une religion ;
l'instinct est si puissant que tôt ou tard il
reprend le dessus, quand bien même il aurait
été refoulé avec
énergie pendant de longues années.
Tant il est vrai que la foi et la foi religieuse en
particulier est innée au coeur de
l'homme ! Il n'est donc pas si absurde de
croire.
Mais encore est-il qu'il importe de
bien s'entendre sur ce que l'on appelle la foi
religieuse, car certaines de ses manifestations
frisent la folie. Nous rejetons avec horreur par
exemple tous les genres de fanatismes religieux,
derviches tourneurs, persécuteurs sectaires,
contemplateurs extatiques qui se laissent emporter
bien haut dans les nuages en oubliant les humbles
devoirs de chaque jour. Nous ne croyons pas qu'il
faille approuver telles manifestations de la foi
qui consistent par exemple à
répéter sans cesse
les mêmes prières
sans que le coeur y prenne une part active. Il ne
faut pas davantage approuver une foi religieuse
toute intellectuelle qui consisterait à
adopter un certain credo, peut-être
très orthodoxe, mais qui n'aurait aucune
influence sur la vie ; ni la foi toute de
sentiment en vertu de laquelle l'homme religieux
serait un illuminé, esclave de ses
impressions, rempli d'enthousiasme peut-être,
mais d'un enthousiasme maladif, ressemblant plus
à l'exaltation du délire qu'à
une conviction forte, sobre et morale.
La foi religieuse que nous
demandons, et qui nous paraît seule digne de
ce nom, repose d'aplomb sur l'être moral, et
avant tout sur la conscience et la
volonté ; elle éclaire cette
conscience, elle lui montre le bien comme
l'idéal à poursuivre envers et contre
tout, et lui rend sa souveraine autorité,
tellement que lorsque la conscience ordonne, il
faut obéir, quoi qu'il puisse en
résulter. La vraie foie religieuse
transforme la volonté, elle l'excite au bien
et lui communique la force de l'accomplir en
l'identifiant avec la souveraine volonté de
Dieu. En d'autres termes, la foi religieuse normale
ne se sépare jamais de la morale, elle en
est bien plutôt toute
pénétrée, car elle donne
à nos devoirs envers les hommes, nos
frères, la plus haute des sanctions,
puisqu'elle les considère comme des devoirs
vis-à-vis de Dieu même. Par cette foi,
nous voyons dans la créature la plus
déchue une âme qui doit devenir un
reflet de Dieu, et notre amour pour Lui nous oblige
à nous dévouer pour elle. La religion
vraie doit être la grande
inspiratrice de toutes les
oeuvres de philanthropie et de dévouement
que nécessite le triste état du monde
que nous habitons. N'est-ce pas ce qu'elle a
cherché à réaliser sans y
réussir toujours ? Elle doit donner
à l'homme force et courage pour soutenir les
luttes de la vie et l'empêcher de tomber dans
le désespoir quand l'épreuve survient
redoutable, terrible. Elle doit sans cesse l'aider
à regarder en haut, les yeux fixés
sur un idéal de perfection difficile
à atteindre, cela est vrai, mais seul
véritablement digne de l'être
humain.
Et comment cela ? Parce que la
foi qui n'est pas affaire de
cérémonies extérieures,
d'intelligence ou de sentiment, mais bien de
conscience et de volonté, doit se manifester
dans une relation intime et vivante avec un
être tendre et puissant, elle est une
relation filiale d'un fils avec son père,
Dieu étant redevenu notre Père en
Jésus-Christ, de telle sorte que celui qui
s'unit à Christ, le Fils unique du
Père, devient par là même fils
à son tour et peut désormais vivre
ici-bas comme un enfant dans la maison
paternelle.
L'homme qui se connaît
lui-même se sent faible, il a besoin d'un
être fort tout près de lui qui l'aide
et le soutienne : voilà pourquoi il
croit au Dieu tout-puissant. L'homme qui se
connaît lui-même se sent
extraordinairement borné ; plus il
avance plus il apprend qu'il ne sait rien ;
à mesure qu'il réfléchit, il
voit mieux que tout est mystère en lui et
autour de lui : voilà pourquoi il croit
en un Dieu qui sait tout et qui tient dans sa main
la clef de tous les
problèmes. L'homme qui se
connaît lui-même sonde avec tristesse
l'égoïsme et la
méchanceté de son coeur ;
altéré de sainteté, il
constate chaque jour davantage sa profonde
souillure : voilà pourquoi il croit en
un Dieu dans lequel il contemple la pleine
réalisation de l'idéal entrevu.
L'homme qui se connaît lui-même a soif
d'amour et de tendresse, et les affections
terrestres, même les plus pures et les plus
légitimes, ne peuvent pas étancher
cette soif, le coeur reste là, souvent
trompé, pleinement satisfait jamais :
voilà pourquoi il croit au Dieu-Amour,
source de toutes les affections, qui aime sans
limite et que l'on peut aimer sans
danger.
Il va sans dire que la foi
religieuse normale doit produire une vie, une vie
d'amour et de dévouement au service des
autres ; elle doit amener l'homme à
reproduire ici-bas la vie même de Dieu
contemplée en Jésus-Christ, autrement
elle n'est plus la foi, et peut bien alors
mériter l'accusation de folie. Mais, je le
demande à mes lecteurs, est-il
réellement fou celui qui croit en Dieu et
cherche à lui obéir ? Est-il
réellement fou celui qui poursuit un haut
idéal de perfection morale et qui se met
dans les conditions voulues pour le poursuivre et
pour l'atteindre ? Je me refuse à le
croire : je trouve bien plutôt que cet
homme est un sage, un vrai sage, tandis que l'autre
qui ne croit à rien, qui ne sait d'où
il vient ni où il va, qui en prend
tranquillement son parti sans plus s'en
préoccuper, ne mérite guère le
titre d'homme sensé. Au reste saint Paul l'a
dit dans le passage que nous
citions tout à l'heure : « La
croix est une folie pour ceux qui périssent,
mais pour ceux qui sont sauvés elle est la
sagesse même de Dieu. » Ce qu'il
dit de la croix peut s'appliquer à la foi.
Quiconque ne vit que pour la terre, quiconque
s'imagine qu'après notre dernier soupir tout
expire, puisque nous ne sommes que matière,
ne peut pas, ne pourra jamais comprendre ni
approuver ceux qui, par la foi, marchent les yeux
fixés sur le monde invisible. Il faut
choisir : ou bien se croire sage et
l'être aux yeux des hommes, ou bien
être fou pour le monde, mais en
réalité sage pour Dieu. Tout bien
compté, l'approbation de Dieu vaut celle des
hommes.
Ceci m'amène à une
double conclusion sous forme d'un double appel.
Avant tout à ceux qui ont le bonheur d'avoir
la foi. Qu'ils considèrent leur foi, non pas
comme un mérite de leur part, source
d'orgueil, mais comme une grâce infiniment
précieuse. On peut vraiment se demander si
la foi serait possible sans une action directe de
Dieu. « Qu'as-tu que tu ne l'aies
reçu, et si tu l'as reçu, pourquoi
t'en glorifies-tu ? »
(1 Cor. IV, 7) Non pas que Dieu
arbitrairement accorde cette grâce aux uns et
la refuse aux autres : je crois au contraire
qu'Il désire la communiquer à tous,
parce que tous en ont besoin. Gardons-nous bien de
mépriser jamais ou de juger
sévèrement ceux qui ne la
possèdent pas, car nous ne connaissons pas
les raisons de leur incrédulité.
Peut-être serions-nous
profondément
humiliés en apprenant que c'est notre
conduite ou nos paroles, à nous croyants,
qui en a été la cause. Les
inconséquences des chrétiens font
infiniment plus de mal et créent infiniment
plus d'incrédules que les attaques des
ennemis de l'Évangile. Trop souvent notre
morale n'est pas à la hauteur de notre
religion, et c'est ce qui étonne,
éloigne et scandalise. Le meilleur moyen de
gagner à notre foi ceux qui ne la partagent
pas, c'est de montrer que celle-ci nous donne une
paix, une joie et surtout un amour que les autres
ne connaissent pas. Aux obstacles que rencontre
forcément l'homme sincère qui veut
croire, n'ajoutons pas la pierre d'achoppement de
nos inconséquences. Que notre foi se montre
donc dans notre vie et nous persuaderons bien mieux
les adversaires qu'avec de très forts
arguments philosophiques, sans influence sur la vie
de chaque jour.
Quant à ceux qui voudraient
croire mais qui ne le peuvent pas, je les supplie
de ne pas se faire un jeu de leurs doutes ;
rien de plus dangereux, car le doute dont on
plaisante risque très vite de devenir
chronique et incurable. Le sujet est d'ailleurs
assez grave pour exiger tout notre sérieux.
Ne s'agit-il pas ici, en effet, d'une question de
vie ou de mort ?
Et puis, soyez assurés que
vous arriverez plus vite à croire par le
moyen de l'expérience que par celui du
raisonnement : discuter ne sert pas à
grand'chose, car en discutant on reste sur le
terrain de l'intelligence qui n'est pas celui de la
foi ; expérimenter vaut infiniment
mieux étant à la portée de
chacun, au moins sous la forme
d'une lecture de l'Évangile, ou d'une
prière adressée au Dieu encore
inconnu, mais auquel on demande une
révélation intérieure. Mais ce
qu'il faut surtout, c'est être fidèle
à la lumière, si vacillante
soit-elle, que l'on possède. Vous qui
êtes sincères, vous croyez en tout cas
au bien, cherchez à l'accomplir et le
surplus vous sera donné ; agissez comme
si vous aviez la foi, et l'action ne tardera pas
à la faire naître en vous.
Allez plus profond encore et,
rentrant en vous-mêmes, demandez-vous si vos
doutes et votre incrédulité ne
proviennent pas d'une cause morale ;
êtes-vous bien sûrs que vous n'avez
aucun intérêt à vous
détourner de la foi chrétienne ?
Cela peut paraître étrange, mais quand
on réfléchit et que l'on observe les
hommes, on s'aperçoit qu'à
l'ordinaire ils croient ce qu'ils ont
intérêt à croire :
« Là où est votre
trésor, là aussi sera votre
coeur, »
(Matt. VI, 21) disait
Jésus ; j'ajouterai, là aussi
sera votre foi. Or, l'homme qui vit dans le
péché, péché grossier
ou subtil, sensualité ou orgueil, l'homme
qui vit et qui ne veut vivre que pour soi, est
gêné par l'idée d'un Dieu
vivant et saint qui prétend à la
première place dans son coeur et dans sa
vie ; l'homme qui veut être son propre
maître, c'est-à-dire son propre dieu,
est par là même condamné au
doute et à l'incrédulité.
Qu'il essaie sincèrement de changer de
conduite, qu'il déclare la guerre au
péché sous toutes ses formes, qu'il
soit prêt, si Dieu existe
et se révèle à lui, à
le proclamer roi, et bientôt il s'apercevra
qu'en effet Il existe et qu'Il règne. Il ne
croyait pas, tant qu'il ne le voulait pas ;
maintenant qu'il est résolu, il croit sans
peine.
N'est-ce pas Jésus qui a dit :
« Le jugement, c'est que la
lumière étant venue dans le monde,
les hommes ont préféré les
ténèbres à la lumière,
parce que leurs oeuvres étaient mauvaises.
Car quiconque fait le mal hait la lumière,
et ne vient pas à la lumière, de peur
que ses oeuvres ne soient
dévoilées ; mais celui qui agit
selon la vérité vient à la
lumière, afin que ses oeuvres soient
manifestées puisqu'elles sont faites en
Dieu. »
(Jean III, 19 à 21)
« Ma doctrine n'est pas de moi, mais
de Celui qui m'a envoyé. Si quelqu'un veut
faire sa volonté, il connaîtra si ma
doctrine est de Dieu ou si je parle de mon
chef. »
(Jean VII, 16 et 17)
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