Fictions ou
réalités?
CHAPITRE IV
La prière sert-elle vraiment
à quelque chose ?
En abordant ce sujet, je pense
particulièrement à ceux, trop
nombreux hélas ! qui avaient autrefois
l'habitude de prier, et qui ne prient plus
aujourd'hui. Ils ont fait de dures
expériences. disent-ils : ils se sont
plus d'une fois adressés à Dieu dans
leur détresse, ils comptaient fermement sur
l'exaucement, et l'exaucement n'est pas venu :
tel être chéri tombé malade est
encore malade, peut-être mort ; telle
délivrance demandée leur a
été refusée ; ils sont
encore aujourd'hui dans de grandes
difficultés d'argent, ils n'ont pas
réussi à trouver une place qui leur
permette de gagner honnêtement leur pain
quotidien ; que dis-je ? après
avoir prié, ils ont vu leur situation
empirer ; il se peut même que depuis
qu'ils ont cessé de prier, leur position se
soit réellement améliorée. Je
me souviens d'avoir rencontré un homme
tombé dans le doute et même
l'incrédulité pour avoir
demandé vainement à Dieu la
délivrance d'une coupable
suggestion, tandis qu'un moyen tout humain suffit
plus tard à l'affranchir.
Ou bien c'est le spectacle du monde
avec toutes ses horreurs et toutes ses injustices
qui a fait douter de l'efficacité de la
prière : pourquoi, se demande-t-on,
Dieu reste-t-Il silencieux en face de tant de
misères ? comment peut-Il supporter
pareil spectacle ? son silence dans les
événements qui ensanglantent notre
terre n'est-il pas la preuve qu'Il est sourd,
aveugle, distrait ou trop absorbé par
d'autres affaires pour s'occuper des nôtres.
Comment voulez-vous, par exemple, qu'Il exauce des
prières quand deux belligérants, aux
prises dans une guerre sanglante, l'invoquent
chacun de son côté ? Il doit
être terriblement embarrassé pour
exaucer l'un plutôt que l'autre, car il est
certain qu'il y a des hommes sincères dans
l'un et l'autre camp, et l'histoire est là
qui nous montre presque à chaque page que ce
sont d'ordinaire les forts qui écrasent les
faibles, quelles que soient les prières de
ces derniers.
- À genoux sur son lit, ses boucles
en arrière,
- Un autre enfant songeur. lève au
ciel son oeil bleu :
- « Quand je dis :
Donne-nous la victoire ! Ma mère
- Les petits ennemis font la même
prière...
- Pour eux et nous, alors. il faut donc
deux bon Dieu ? »
Ne serait-il pas plus loyal de reconnaître
franchement l'impossibilité de l'exaucement
des prières et de ne plus voir dans les
événements que le cours fatal des
choses ? Au moins, en le faisant, nous ne
risquons pas d'accuser un
Être que l'on dit bon et
miséricordieux, nous n'accusons personne que
les choses ou nous-mêmes. C'est par respect
pour Dieu que nous lui dénions le pouvoir
d'exaucer nos requêtes. Il faut en prendre
virilement notre parti : à mesure que
la vie humaine se déroule, le ciel au-dessus
de nos têtes paraît être
d'airain. Quand nous levons nos yeux en haut, nous
ne voyons que la nuit noire de l'immense infini,
où scintillent ici et là des mondes
impersonnels. Quand nous poussons des
gémissements ou même des cris,
personne ne nous entend là-haut : rien
ne vient interrompre le solennel silence des
étoiles. Quand nos coeurs soupirent
après un coeur sympathique répondant
à leurs palpitations, ils n'en rencontrent
aucun dans le vaste univers : ou plutôt
oui, il y a des coeurs qui vibrent et qui sentent,
mais ils sont sur la terre. Ne les cherchons donc
plus là où ils ne sont pas.
Nous voudrions, nous dit-on, croire
encore à la prière, nous y avons cru
dans notre enfance avec délice, cette
croyance a illuminé nos premières
années ; aujourd'hui nous ne le pouvons
plus, maintenant que nos beaux rêves se sont
envolés, que nos illusions sont perdues, et
nous ne nous en trouvons pas plus mal.
Bien loin de juger
sévèrement ou de mépriser ceux
de mes lecteurs qui en sont arrivés
là, sans doute au travers de la souffrance,
je me sens pris pour eux d'une très
sincère compassion : je connais leurs
difficultés à croire, je sais d'autre
part ce qu'il en coûte d'abandonner une
conviction qui jadis vous était
chère, je me représente sans peine le
vide qu'ils découvrent en
eux, malgré les apparences contraires ;
voilà pourquoi je voudrais m'approcher d'eux
avec sympathie et rechercher avec eux si
réellement la position qu'ils ont prise est
la dernière possible. Je crois que cette
grande question : La prière sert-elle
à quelque chose ? mérite
d'être examinée de nouveau avant d'y
répondre pour toujours d'une manière
négative. Et pour le faire d'une
manière bien pratique, je voudrais leur
rappeler une anecdote dont l'authenticité
est assurée.
Il y a quelques années vivait
un apprenti pharmacien plus ou moins
incrédule. Un soir qu'il avait fermé
son magasin et que, retiré dans sa petite
chambre à coucher, il allait se livrer au
repos, il entendit tout à coup sonner
à la pharmacie. Il se relève en
maugréant, et court ouvrir à son
importun visiteur. Il trouve à la porte un
petit garçon tout essoufflé, qui
venait lui demander un remède pour sa
mère mourante. Le jeune pharmacien lui verse
une potion quelconque, et une fois l'enfant loin,
se hâte de refermer son magasin. Mais voici
que tout à coup en regardant de plus
près le bocal d'où il a pris le
remède, il s'aperçoit qu'il a
donné à l'enfant un violent
poison ! Que faire ? Il court dans la
rue, appelle, mais en vain. Il rentre
bouleversé, quand soudain le souvenir de sa
mère et des prières qu'elle lui avait
apprises lui revient. « Si j'essayais, se
dit-il, de prier ; je ne crois plus
guère à la prière, je l'ai
depuis longtemps délaissée.
Peut-être ai-je eu tort ? En tout cas,
cela ne me fera pas de mal d'essayer. » -
Et sans plus tarder, il se jette
à genoux au milieu de la pharmacie et
s'écrie : « Oh ! Dieu,
tu vois ma détresse. Je ne sais plus que
faire. Si ma prière monte jusqu'à
toi, fais un miracle qui sauve cette pauvre
femme ! »
Il avait à peine
achevé sa prière qu'on sonne de
nouveau. Il ouvre et, à sa grande
stupéfaction, il revoit le petit
garçon en sanglots qui lui raconte son gros
chagrin : dans sa précipitation de
porter le remède à sa mère, il
a fait un faux pas, il est tombé et a
cassé sa bouteille ! Tout le
remède est donc perdu ! - Je ne sais si
la femme fut sauvée, je le crois, je
l'espère, mais ce qui est infiniment plus
important, c'est que le jeune pharmacien fut si
frappé de l'exaucement de sa prière
qu'il redevint croyant : sa prière dans
la détresse sauva son âme, parce
qu'elle venait d'un coeur
sincère.
Cherchons maintenant à nous
rendre compte de ce que renferme cette
anecdote ; il me semble que l'on peut
envisager trois points essentiels
1° L'occasion de la
prière.
2° La prière
elle-même.
3° Les conséquences.
Et, tout d'abord, l'occasion de la
prière. Tant que ce jeune homme
était heureux, prospère, il n'avait
pas besoin de Dieu ; se suffisant à
lui-même, il ne priait pas ; et, peu
à peu, son indifférence était
devenue scepticisme. Mais dès que les
circonstances changèrent et se
tournèrent contre lui, il en fut tout
autrement sa détresse lui ouvrit subitement
les yeux sur son impuissance, il
prit en quelque sorte conscience de lui-même,
sans doute pour la première fois, et se
reconnut faible, limité, incapable. Il est
seul, personne ne peut lui tendre la main, et le
sortir de cette impasse ; enfermé de
toutes parts, il n'a plus qu'une chose à
faire : diriger son regard vers l'unique
côté de l'horizon encore ouvert :
le ciel et Dieu qui le remplit. C'est donc parce
qu'il se sent perdu qu'il crie à
Dieu.
Ainsi en est-il encore bien souvent
aujourd'hui ce sont les circonstances
extérieures plus ou moins difficiles qui
provoquent la prière, la vraie, celle qui
jaillit du coeur spontanément et qui,
s'élevant vers le trône du
Tout-Puissant, est toujours entendue. Car ces
circonstances sont comme des traits de
lumière qui manifestent à l'homme, sa
faiblesse et l'obligent à chercher ailleurs
qu'en lui-même la force dont il a
besoin ; l'homme reconnaît alors la
dépendance, qui est son état normal,
et une impulsion intérieure l'amène
à crier à Dieu. Ce
phénomène peut être produit par
une détresse morale, le sentiment du
péché, par exemple ; il peut
aussi, et c'est le cas le plus fréquent,
être provoqué par une détresse
toute matérielle, comme dans le cas de notre
pharmacien. Si les hommes savaient toujours se
placer au point de vue de l'éternité
et de leur bien réel, ils ne redouteraient
plus tant la souffrance, ni les difficultés,
car c'est par elles qu'une multitude infinie
d'âmes sont entrées en relations
personnelles avec Dieu et sont arrivées
ainsi à la vie éternelle.
J'en viens à mon second
point : la prière elle-même.
L'apprenti pharmacien, on l'a remarqué, n'a
pas fait de discours à Dieu, il n'a pas
employé des phrases bien tournées et
tout apprises ; point de formalisme, point de
pose ou de recherche, mais un cri du coeur,
jaillissant des profondeurs de son être
intime. Je crois que c'est là la vraie
prière, celle qui touche et qui remue le
coeur de Dieu, parce que précisément
elle provient du coeur. C'est une prière
enfantine, naïve pleine de
sincérité ; une prière
directe et précise, se rapportant à
un objet précis aussi. N'est-ce pas la
preuve que l'expérience de la prière
est à la portée de chacun, des plus
ignorants, des plus simples, des moins
doués, comme des autres ? Il faut qu'il
en soit ainsi, si elle répond à une
réalité, elle ne doit être
refusée à personne.
Ce n'est donc pas l'intelligence qui
est surtout en jeu, dans la prière,
l'intelligence n'est pas l'apanage de tout le
monde. Comme nous sommes loin de toutes ces
caricatures de la prière qui s'appellent des
moulins à prière, des chapelets, des
formules répétées sans cesse
et machinalement ! Tout cela, ce sont des
formes vides de sens, qui, non seulement ne
reçoivent aucune réponse du ciel,
mais encore scandalisent et détournent de la
piété des hommes sérieux, qui
ressentent une horreur instinctive pour tout ce qui
est hypocrisie.
Enfin, si nous envisageons dans
l'histoire de l'apprenti les conséquences de
la prière, nous devons reconnaître
qu'il y en eut deux. Une conséquence
matérielle : la
délivrance de la pauvre femme,
peut-être même sa
guérison ; une conséquence
spirituelle, d'une portée bien plus
grande : le salut d'une âme par le
retour à la foi. Je crois qu'en effet Dieu
exauce encore aujourd'hui des prières du
domaine tout matériel, car il n'y a qu'un
Dieu, le même dans le monde de la nature et
dans celui de la grâce ; et si nous
savions croire et demander, nous aurions bien plus
souvent des preuves tangibles de l'action de Dieu
dans les détails de l'existence. À
cet égard, les pauvres gens, qu'ils ne
l'oublient jamais, sont dans une position
supérieure à celle des riches, car
ils dépendent de Dieu beaucoup plus que ces
derniers dans le domaine matériel. N'ayant
pas de rentes, ils doivent compter jour
après jour sur le Père
céleste, et par là même ils ont
l'occasion de faire des expériences
bénies de délivrance et de secours
divin, que des gens dans l'aisance ne
connaîtront peut-être
jamais.
Mais il ne faut pas oublier que tout
exaucement de prière dans le domaine
matériel doit avoir son contre-coup dans le
monde spirituel : l'un n'est-il pas comme une
grande parabole de l'autre ? Ne doit-il pas
servir à nous faire faire l'apprentissage de
la vie spirituelle ? Malheur à l'homme
qui, ne voyant plus que la matière, s'y
attache avec passion et oublie l'essentiel, qui est
l'esprit ! En d'autres termes il importe que
les exaucements accordés par Dieu dans la
vie matérielle nous fassent faire un pas en
avant dans la vie spirituelle, afin qu'ils ne nous
soient jamais un piège.
En accordant au pharmacien sa
prière, le Tout-Puissant poursuivait un
autre but, beaucoup plus élevé et
plus beau : le salut d'une âme
immortelle, infiniment précieuse aux yeux du
Créateur.
Et cependant, même en face
d'un fait pareil, l'homme garde sa liberté
pleine et entière. Un instant de
réflexion suffit à faire
reconnaître que celui qui ne veut pas croire
peut parfaitement nier l'intervention de Dieu dans
ce que nous appelions tout à l'heure un
exaucement de prière. Il peut n'y voir qu'un
enchaînement de faits naturels qui se
seraient tout aussi bien passés si le jeune
homme n'avait pas prié. Un enfant court,
dira-t-il : quoi de plus naturel qu'en courant
il fasse une chute ? N'est-ce pas diminuer
Dieu que de mettre cette chute sur le compte de son
intervention ? En tombant, il casse la
bouteille qu'il portait et revient au
magasin : encore là rien que de
naturel, rien que des faits qui ne
nécessitent en aucune façon
l'intervention de Dieu. Par cette chute la femme
est sauvée et le jeune homme
profondément impressionné : il
ne pourrait en être autrement : encore
un coup, pourquoi mêler Dieu à tout
cela ?
J'avoue sans difficulté que
nous sommes là en face d'une série de
faits tout simples, qui auraient pu se passer sans
aucune prière, tant il est vrai qu'en nous
exauçant, le Créateur ne bouleverse
aucune des lois sages et bonnes qu'Il a
lui-même établies : n'est-ce pas
la thèse que nous avons soutenue à
propos du miracle ? Et pourquoi en est-il
ainsi ? Pourquoi en sera-t-il ainsi tant que
nous serons sur la terre ? Par
la bonne raison que Dieu respecte
absolument notre liberté. Il nous a
placés ici-bas pour faire un apprentissage,
l'apprentissage de la vie divine, qui est une vie
toute de liberté et d'amour. Il pourrait
nous forcer à obéir, Il n'aurait
aucune peine à le faire, lui, le
Tout-Puissant, avec des êtres qui sont la
faiblesse même. Il ne le fait pas, parce que
c'est le seul moyen d'arriver à ses fins.
Voilà pourquoi Il a, sur cette terre,
arrangé les choses de telle façon que
celui qui, sincèrement, veut croire le peut,
tandis que celui qui ne le veut pas trouve des
raisons plausibles pour rester dans
l'incrédulité. C'est à la
volonté conseillée par la conscience
que revient l'autorité suprême, c'est
elle qui forme le tribunal de dernière
instance. « Si un mort ressuscitait,
disait déjà Jésus des
incrédules de son temps, ils ne croiraient
pas.
(Luc XVI, 31) » Les
exaucements de prière les plus frappants ne
convaincront pas davantage un homme résolu
à nier l'action de Dieu et ses
négations mêmes auront de très
réelles apparences pour elles, presque
autant que les affirmations du croyant.
Il n'était peut-être
pas inutile de rappeler cela aujourd'hui que l'on
veut tout peser, tout contrôler ; nous
ne sommes plus ici sur le terrain scientifique qui
est celui du déterminisme, mais bien sur le
terrain de la morale qui est celui de la
liberté. La prière échappera
toujours au contrôle des instruments de
physique, comme, du reste les
phénomènes de la foi.
Mais ceci accordé, personne
ne me contredira, je pense, si j'affirme que la
prière est à la fois la chose la plus
naturelle, puisqu'elle jaillit spontanément
du coeur d'un homme quelconque, qui a peur ou qui
se trouve dans la détresse ; si dans ce
moment-là il est livré à
lui-même, s'il n'est pas entouré de
personnes prêtes à l'observer ou
à le critiquer, s'il oublie les
théories du scepticisme ou du rationalisme
moderne pour n'écouter que son instinct, je
prétends que cet homme quelconque, enfant ou
homme de génie, se mettra à prier, ne
pourra pas ne pas prier.
Que d'enfants auxquels on n'a pas
enseigné à prier et qui, comme mus
par une force toute-puissante, ont pris l'habitude
de s'adresser à leur Père
céleste comme s'il s'agissait de leur
père terrestre ! Que d'hommes
raisonneurs qui se moquaient aimablement de cette
coutume superstitieuse quand ils étaient
devant une galerie prête à les
applaudir, qui, tout à coup, se jettent
à genoux et prient comme des petits enfants
quand ils sont seuls, dans un grand danger, par
exemple au moment d'un naufrage ou bien en temps
d'épidémie, ou encore en face d'un
lit de souffrance ou de mort d'un être
chéri ! Devant la galerie ils
n'étaient pas eux-mêmes, ils jouaient
un rôle, ils posaient ; lorsque la
galerie a disparu, ils redeviennent
eux-mêmes, et s'ils sont alors
sincères, ils avouent que tout à
l'heure ils ne l'étaient pas.
Je dirais donc volontiers que la
prière est chose naturelle au coeur humain,
que plus l'homme devient homme et se rapproche par
là de la nature, plus la
prière lui est
nécessaire : c'est l'homme artificiel,
conventionnel qui ne prie pas. Que l'on se
souvienne du prophète de Nazareth, l'homme
par excellence, celui qui s'est appelé de
préférence : le Fils de l'homme,
titre qu'on n'oserait lui contester. Eh bien !
nul n'a prié comme lui ; il priait de
jour, il priait de nuit ; il priait en public,
il priait dans le cercle intime de ses disciples,
comme dans le tête-à-tête avec
Dieu ; il priait dans le temple, il priait sur
la montagne, à tel point que sa vie a
été une longue, une incessante
prière, et celle-ci était bien
devenue comme la respiration de son âme,
aussi nécessaire qu'à son corps la
respiration de ses poumons. Il paraissait en cela
faire la chose la plus naturelle du monde :
que l'on se souvienne devant le tombeau de Lazare,
ce moment solennel où, la pierre
ôtée de dessus le sépulcre,
Jésus leva les yeux en haut et
s'écria : « Père, je
te rends grâce de ce que tu m'as
exaucé. Pour moi, je savais que tu m'exauces
toujours ; mais j'ai parlé à
cause de la foule qui m'entoure, afin qu'ils
croient que c'est toi qui m'as envoyé
(Jean XI, v. 41 et 42). »
Et quand il se met à table à
Emmaüs, le jour même de sa
résurrection, c'est au moment où il
prend le pain et le rompt, après avoir rendu
grâces, que ses deux disciples le
reconnaissent, tant ils étaient
accoutumés à le voir agir de la
sorte.
L'enfant qui, tout simplement,
demande à son père ce dont il a
besoin est bien plus vrai, bien plus
telles que nous, et surtout ils
ne peuvent croire que Dieu puisse rien changer en
leur faveur au cours ordinaire des
événements. Aussi, quand une
requête paraît être
exaucée, ils disent qu'il y a là une
sorte d'auto-suggestion.
Voici un malade qui demande sa
guérison il se rétablit. Il va sans
dire, nous affirme-t-on que Dieu n'est pas
intervenu, Il n'avait pas à
intervenir ; mais, en désirant avec
ardeur la guérison, ce malade a
déterminé en lui une réaction
salutaire, d'abord toute morale, puis physique, qui
l'a remis sur pied. Dieu n'y est pour rien, ou si
l'on veut voir sa main, disons qu'Il a
créé notre être physique et
moral capable de se transformer sous l'influence
d'une forte volonté. C'est bien Dieu qui
exauce dans ce cas, mais d'une manière
très indirecte et impersonnelle.
Il en est de même d'un
défaut que l'on réussit à
vaincre à force de prières. Illusion,
pure illusion que de croire à une action
immédiate de Dieu. Mais il y a eu de la part
de l'homme un effort salutaire qui a produit la
délivrance définitive ou plus
probablement momentanée.
Ou bien encore un homme passe par
une grande épreuve, un deuil, par exemple,
il supplie Dieu de le consoler. Dieu ne l'entend
pas ; mais cet affligé, à force
de prier, se fait en quelque sorte une raison, il
se discipline soi-même, il se durcit en face
de l'événement et remporte la
victoire sur sa douleur.
Si ce même homme se trouve en
face de la mort et la redoute, il fera bien de
prier, non pas pour rien changer
à l'événement qui approche, ni
pour obtenir du Juge un pardon qui ne lui est pas
nécessaire, mais pour s'aider
soi-même, se fortifier vis-à-vis de la
mort : toujours le même
phénomène, monologue de l'homme, dans
lequel il se suggère à lui-même
par une activité intérieure, souvent
très énergique, ce qu'il croit
obtenir du Créateur.
Cette théorie de la
prière est spécieuse ; elle
semble concourir, bien plus que l'autre, au
développement de l'initiative et de
l'énergie individuelles ; elle n'en est
pas moins la négation de la prière
proprement dite. L'idée de requête,
qui est l'idée essentielle d'après le
sens étymologique du mot prière, en
est complètement bannie.
Que l'on ait le courage alors
d'aller jusqu'au bout, que l'on mette de
côté cette expression ; car c'est
tromper son prochain que de lui laisser croire que
l'on s'adresse à Dieu quand ou ne s'adresse
qu'à soi-même, de lever les yeux vers
le ciel ou de se mettre à genoux, quand on
ne regarde personne et que l'on est seul avec
soi-même au moment où l'on se
prosterne en terre. Libre à nos sages
modernes de ne pas croire à
l'efficacité de la prière, chacun
doit avoir des convictions conformes à sa
conscience, mais alors qu'ils n'usent pas de moyens
qui sont sacrés pour les croyants ;
qu'ils se gardent de paraître faire ce qu'ils
ne font pas en réalité. Le peuple
appelle cela des mômeries,
c'est-à-dire des formes vides et hypocrites,
et il n'y a rien de tels que les mômiers,
dans ce sens là, qui est le vrai, pour
pousser à l'incrédulité les
âmes droites et sérieuses.
La prière, au sens propre du
mot, n'est donc pas un monologue, mais un dialogue,
un entretien plein d'abandon et de confiance, dans
lequel celui qui est la faiblesse même
communique avec le Tout-Puissant, celui qui
reconnaît son néant entre en relations
personnelles avec la plénitude divine, celui
qui se sait souillé, impur, coupable, se
jette dans les bras du Dieu de sainteté et
de miséricorde. La prière est un
dialogue entre un fils et son père, parce
que le fils a compris qu'il ne pouvait se passer de
son père, et que, s'il le pouvait, il ne le
voudrait pas, tant son coeur le pousse vers le
père bien-aimé. Il est évident
que si Dieu est sourd, s'Il est aveugle, ou, ce qui
revient au même, s'Il est trop haut, trop
loin, pour s'occuper de sa créature, il ne
faut pas non plus parler de la paternité de
Dieu, l'oraison dominicale est une illusion ou un
mensonge, elle qui, pourtant, a rallié, lors
du Congrès des religions de Chicago, les
représentants de toutes les
dénominations ; nul homme droit et
sincère ne doit encore la prononcer. Le beau
résultat ! et combien en harmonie avec
la raison et la conscience
modernes !
Mais je le reconnais, la foi
à l'exaucement des prières que nous
possédons, grâce à Dieu, et que
beaucoup partagent avec nous, rencontre des
difficultés très réelles que
je me fais un devoir d'examiner maintenant avec le
plus de sérieux possible. Je signalerai
quatre de ces difficultés qui me paraissent
particulièrement importantes.
La première se
rapporte aux lois de l'univers. On
nous objecte que ces lois sont
immuables, et que, par conséquent, elles ne
peuvent pas être modifiées par nos
prières. D'ailleurs ces lois sont sages, il
suffit qu'elles suivent leur cours pour que les
événements se succèdent, sans
que Dieu ait à intervenir.
N'y a-t-il pas beaucoup de
prières qui restent sans exaucement ?
C'est la preuve que le cours des
lois s'opposait à ces prières, et
rien n'a pu l'empêcher. Et quand l'exaucement
est accordé, c'est que l'ordre de l'univers
réclamait cette solution même sans
prière, l'événement se serait
produit. Pourquoi vouloir toujours faire intervenir
le Créateur ? N'est-ce pas le rabaisser
en laissant croire qu'Il s'est trompé ou que
son oeuvre a été mal
faite ?
Mais qui donc prétend qu'en
nous exauçant, Dieu change ses lois ?
Bien des siècles avant Jésus-Christ,
la Bible parlait déjà de lois
établies par le Créateur et que rien
ne peut troubler : « Ainsi parle
l'Éternel, s'écrie le prophète
Jérémie, qui a fait le soleil pour
éclairer le jour, qui a destiné la
lune et les étoiles à éclairer
la nuit, qui soulève la mer et fait mugir
les flots, lui dont le nom est l'Éternel des
armées : Si ces lois viennent à
cesser devant moi, la race d'Israël aussi
cessera pour toujours d'être une nation
devant moi
(Jér. XXXI, v. 35 et 36).
Ainsi parle l'Éternel, dit-il
ailleurs : Si je n'ai pas fait mon alliance
avec le jour et avec la nuit, si je n'ai pas
établi les lois des cieux et de la terre,
alors aussi je rejetterai la
postérité de Jacob et de
David, mon serviteur
(Jér. XXXIII. v. 26).
L'Éternel a donné des lois, dit un
Psaume, Il ne les violera point
(Ps. CXLVIII, v. 6).
Ainsi donc, longtemps, très
longtemps avant que la science moderne eût
parlé de lois et s'en fût fait un
argument contre la libre autorité de Dieu,
les auteurs de l'Écriture, sous l'influence
de l'Esprit-Saint, affirmaient de la façon
la plus catégorique, que les lois existent
et que Dieu n'a nulle intention de les violer. Cela
ne les empêchait pas d'autre part de nous
recommander la prière et de nous en assurer
l'exaucement quand elle est faite avec foi et
sincérité de coeur. Dieu peut fort
bien exaucer la prière sans pour cela
bouleverser les lois de la nature ; Il les
connaît à fond ces lois, puisqu'Il en
est l'auteur, Il doit pouvoir, en
conséquence, s'en servir comme Il l'entend,
en leur laissant libre jeu.
Et ce ne sera pas plus
étonnant que lorsqu'un père accorde
à son enfant la demande qu'il lui fait, en
utilisant, lui aussi, les choses qu'il a sous la
main et en suivant le cours régulier de ces
choses. Parce qu'en lui donnant un morceau de pain,
le père ne bouleverse aucune loi, il ne
viendra à personne l'idée de dire que
le père n'a pas exaucé sa demande et
que l'enfant aurait obtenu ce qu'il
désirait, même s'il n'avait rien
demandé du tout. En d'autres termes,
l'existence des lois naturelles n'est nullement en
contradiction avec l'exaucement de la
prière, elle en est
plutôt la condition et la
garantie. Dieu fait rentrer nos prières dans
la marche générale des choses, car
elles appartiennent, elles aussi, à cet
ensemble de lois, lois morales et lois physiques,
qui sert de fondement à
l'univers.
Voici la seconde
difficulté que je tenais à
signaler : Si Dieu est réellement ce
qu'Il est, un Dieu-Providence, Il doit savoir tout
ce qui se passe, Il prévoit ce qui arrivera,
ou plutôt Il ne prévoit rien, car tout
est présent devant lui, l'Être
éternel.
À quoi sert alors de lui
parler de choses qu'Il connaît mieux que
nous, de besoins qu'Il a fait naître
lui-même dans notre coeur ? N'est-ce pas
une ridicule prétention ? N'est-ce pas
rabaisser Dieu, puisque c'est supposer que Dieu ne
peut pas se tirer d'affaire tout seul et qu'Il se
trouverait dans l'embarras, si nous ne lui venions
en aide en le mettant au courant de ce qu'Il
ignore ? Nier sa connaissance de tout ce qui
nous manque, ce serait, en portant atteinte
à cette science, le nier
lui-même.
Évidemment, si le
fidèle qui prie s'imagine qu'il vient
suppléer à ce que Dieu ignore, il est
dans une erreur profonde, il méconnaît
la souveraineté de Dieu et se fait de son
Père céleste une idée tout
à fait inexacte. Ce n'est pas là
notre manière de voir. Nous pensons bien
plutôt que l'homme qui prie, prie beaucoup
plus pour lui-même que pour Dieu ; il
est bon qu'il se rende compte, un compte aussi
fidèle que possible de ses besoins et de la
manière dont Dieu y pourvoit ; il faut
qu'il fasse une double expérience,
d'un côté,
l'expérience de sa dépendance, de sa
pauvreté, de sa faiblesse, d'autre part
l'expérience de la richesse et de la
plénitude qui est en Dieu ; il faut
qu'il sache que s'il ne peut rien, s'il n'est rien
par lui-même, Dieu, dans son amour, est
prêt à lui communiquer tout ce qui
manque à sa faiblesse, pourvu qu'il ait
recours à lui, comme à un
père. Il s'établira de la sorte,
entre l'âme et Dieu, des relations infiniment
douces et précieuses, qui donneront une
saveur nouvelle à la vie et contribueront
à faire faire à cette âme
l'apprentissage de la vie éternelle ;
c'est là le but de l'existence terrestre et
le moyen par lequel il sera atteint.
N'est-ce pas en demandant et en
recevant beaucoup que l'enfant apprend à
connaître ses parents et que des relations
s'établissent entre eux et lui, qui
contribueront puissamment à son
éducation' ? Supposez un enfant qui, ne
demandant jamais rien, parce que ses parents sont
sourds et aveugles ou très
éloignés de lui, ne reçoive
jamais rien d'eux, ou plutôt reçoive
inconsciemment, d'une manière impersonnelle
en quelque sorte, comme d'un étranger et par
l'intermédiaire d'un autre, n'est-il pas
évident qu'il manquerait un
élément essentiel à ces
relations filiales et que l'éducation tout
entière en serait gravement
compromise ?
Dieu sait tout, nous dit-on ?
D'accord. Mais c'est justement pour cela qu'Il nous
dit de le prier, car Il connaît notre nature
et Il sait que nous avons besoin d'entrer en
relations vivantes et personnelles avec
lui, et que, sans ces relations,
la vie est vide et décolorée ;
tandis qu'elle devient belle et féconde une
fois ces relations établies et soigneusement
entretenues. Et même, dans un certain sens,
Dieu a besoin, consent à avoir besoin de
nous, car Il nous aime, et quand on aime, ou se
réjouit d'être en communication avec
celui qui nous est cher.
Un père ne souffre-t-il pas
quand il est séparé de son
enfant ? Dieu n'est pas une abstraction
froide, une idée vague et impersonnelle, une
force colossale, mettant tout en mouvement, une
intelligence infinie comprenant tout, Il est bien
plus encore un coeur débordant d'amour. Dieu
est amour et Il doit être touché quand
ses enfants s'adressent à lui avec
confiance, tressaillir de joie quand Il peut les
exaucer. Il est étrange que ceux qui
insistent si fort sur la paternité de Dieu
aient tant de peine à croire à cette
paternité d'une manière pratique et
soulèvent tant d'objections à l'une
de ses manifestations les plus naturelles. Pourquoi
est-il si difficile à la raison d'admettre
ce que le coeur réclame
impérieusement ? « Le coeur
n'a-t-il pas ses raisons que la raison ne comprends
pas ? »
Une troisième
difficulté, c'est l'immensité de
l'univers et la petitesse de l'homme. « Y
songez-vous, nous dit-on, l'univers semble
infini ? il y a, roulant dans l'espace
incommensurable, des milliers, probablement des
millions d'étoiles semblables à notre
terre, et d'autres, sans doute, beaucoup plus
considérables ; dans la plupart de ces
mondes, il est probable, peut-être certain,
que des créatures
spirituelles existent, vous
imaginez-vous ce que doit être la vie d'un
Dieu appelé à entendre les
requêtes de ces innombrables
créatures, à entrer dans le
détail de leurs existences respectives pour
répondre à leurs multiples
besoins ? Cette pensée seule donne le
vertige ; elle est inacceptable pour une
créature raisonnable. »
Et pourquoi donc,
répondrai-je ? Une fois que l'on admet
le caractère infini du Créateur, sa
toute-puissance, c'est-à-dire une puissance
que rien ne limite, sa sagesse infinie, sa
toute-science, je ne vois pas ce qu'il y a
d'impossible à se représenter ce Dieu
voyant tout, entendant tout, dirigeant tout.
D'ailleurs, s'il est réellement le
Créateur de tout ce qui existe, si ces
mondes innombrables avec leurs myriades d'habitants
sont sortis du néant à l'appel de sa
parole puissante, je ne vois pas pourquoi ces
mêmes mondes ne seraient pas
surveillés, dirigés,
pénétrés par lui. Le Dieu qui
a fait le plus doit pouvoir faire le moins. En
d'autres termes, une fois que l'on admet le
Dieu-Créateur, en niant le Dieu-Providence,
on ne fait que reculer la difficulté, on ne
la supprime pas. « On ne montre pas sa
grandeur, dit encore Pascal, pour être en une
extrémité, mais bien en touchant les
deux à la fois et remplissant tout
l'entre-deux. »
L'un des caractères du
génie consiste précisément
dans le fait que plus un homme est grand, plus son
intelligence descend dans les détails, sans
pour cela oublier les grandes lignes. Dans la
nature, le léger flocon de neige qui tombe
en tourbillonnant est aussi
parfait que l'étincelant
glacier qui couvre les hautes Alpes ; la
fleurette qui s'épanouit dans la prairie est
aussi belle à considérer que cette
prairie elle-même ; la poussière
d'or qui donne aux ailes du papillon ses splendides
couleurs est aussi merveilleuse que l'insecte
lui-même. Je me demande si le détail
ne fait pas ressortir la grandeur infinie, du
Créateur, plus encore que l'ensemble.
Pourquoi donc, à propos de la prière,
vouloir exclure le Père céleste d'un
domaine où Il est si réel et si
vivant ?
Et du reste, pour peu que nous
réfléchissions, nous devons
reconnaître que tout est relatif dans ce
domaine comme dans les autres : tout est
détail dans un sens, et rien ne l'est dans
un autre. Un être humain est un détail
dans l'ensemble de l'humanité, mais
celle-ci, à son tour, est un détail
sur notre globe ; elle ressemble à un
peu de moisissure sur l'écorce d'une orange.
Notre globe, lui aussi, qui nous semble si grand
à nous qui l'habitons, n'est qu'un grain de
sable dans le système solaire, et ce
système lui-même ressemble à un
tourbillon de poussière imperceptible dans
l'immense univers ; à une certaine
distance, sans doute, ce système n'est pas
plus visible que, pour nous, une étoile qui
scintille. Dès que l'on parle de
détails, on emploie un langage qui ne
signifie plus rien, car nul ne peut dire où
finit la grande ligne et où commence le
détail. Pour un père tendre, il n'y a
plus de petites choses dans ce qui touche à
son enfant, tout a de l'importance, une grande
importance, de ce qui apparaît aux autres
tout à fait insignifiant.
De là ce mot de Jésus
que comprennent tous les pères qui aiment
leurs enfants, mais qui, au point de vue
philosophique, peut paraître ridicule :
« Il ne tombe pas un passereau à
terre sans la volonté de votre Père.
Les cheveux mêmes de votre tête sont
comptés.
(Matth. X. 29 et 30) » Le
Dieu qui a compté les étoiles et qui
les appelle par leur nom est le même qui sait
le nombre de nos cheveux : par rapport
à l'infini qui est Dieu, une étoile
n'est pas plus considérable qu'un
cheveu.
« Très bien, nous
dit-on, mais n'est-ce pas un sot orgueil et une
folle présomption que de s'imaginer que Dieu
veut ainsi s'occuper de chacun de nous et de toutes
nos affaires, même des plus
insignifiantes ? N'est-ce pas rabaisser Dieu
en exagérant la valeur de sa
créature ? Ne serait-il pas plus humble
et partant plus digne d'elle de reconnaître
qu'elle n'est qu'un chétif ver de
terre ? L'homme ne doit donc pas s'attendre
à attirer l'attention du Roi des rois ;
oser s'adresser à lui, prétendre
l'intéresser à son sort, c'est le
comble de l'impudence. »
Ainsi donc, on nous accuse
d'orgueil, de présomption ? Mais c'est
justement parce que nous sentons que nous ne sommes
rien et que nous ne savons ni ne pouvons rien, que
nous ne saurions nous passer de Dieu ; nous sommes
tellement convaincu de notre néant, de notre
incapacité, de notre pauvreté
naturelle que nous avons besoin, un besoin
impérieux, de nous adresser à un plus
fort et à un plus riche que
nous. Ce qui paraît
présomption ou orgueil est au contraire la
preuve d'un sentiment profond d'incapacité,
et l'on peut se demander bien plutôt si tel
ou tel qui prétend pouvoir facilement se
passer de Dieu et se tirer d'affaire tout seul
n'est pas plus orgueilleux qu'il ne le croit, car
il prouve par sa conduite qu'il compte sur des
ressources ou des énergies cachées,
dont l'autre se reconnaît privé.
« Ainsi parle le Très-Haut, dont
la demeure est éternelle et dont le nom est
saint : J'habite dans les lieux
élevés et dans la sainteté,
mais je suis avec l'homme contrit et
humilié, afin de ranimer les esprits
humiliés, afin de ranimer les coeurs
contrits
(Esaïe LVII, 15). Heureux les
pauvres en esprit, dit Jésus,
c'est-à-dire ceux qui ont une petite
idée d'eux-mêmes, car le royaume des
cieux est à eux
(Matth. V, 3). »
Signalons une dernière
difficulté, d'ordre tout pratique :
comment se fait-il que nos prières restent
sans cesse inexaucées ? Je reconnais,
en effet sans peine que Dieu paraît assez
souvent sourd à nos cris. Mais il faudrait
savoir si ceux qui le prient l'ont fait dans de
bonnes conditions. Je ne pense pas, par exemple,
que l'on ait le droit d'exiger de Dieu l'exaucement
de certaines prières du domaine tout
matériel. Ainsi on peut bien s'adresser
à Dieu pour lui demander la guérison
d'un malade, mais il faut toujours ajouter :
« Non pas ce que je veux, mais ce
que tu veux. » Il ne
faut pas souhaiter une guérison contraire au
vrai bien de celui qui prie ou pour lequel on prie.
On a souvent cité l'exemple de cette
mère dont l'enfant était malade et
qui dit à Dieu : « Je veux
que tu le guérisses ; si tu ne me le
rends pas, je ne te le pardonnerai
jamais. » L'enfant guérit, mais il
devint un mauvais sujet et sa mère le perdit
pour le temps et pour
l'éternité : comme il aurait
mieux valu le voir mourir à ce moment !
Dieu, en le retirant, lui prouvait son infinie
miséricorde. - Quand Dieu nous refuse
quelque chose, Il sait pourquoi Il le fait, nous
devons nous incliner avec confiance devant sa
sainte volonté.
Parfois aussi ce qu'il paraît
nous refuser, Il nous le donne sous une autre forme
et d'une manière merveilleuse ; Il nous
refuse quelques centimes pour nous donner des
millions ; Il nous refuse la santé du
corps pour nous donner la santé de
l'âme ; Il nous refuse les biens
matériels, qui sont passagers, pour nous
donner les biens spirituels, qui sont
éternels. Si mon enfant me demande un verre
de poison ou un poignard, je le lui
refuserai : aurai-je tort ?
« Nous ne savons pas toujours, dit saint
Paul, ce qu'il convient de demander dans nos
prières (
Rom. VIII, v.
26). »
Il se peut aussi que nous ne soyons
pas assez persévérants ; nous
commençons à prier, puis, parce que
l'exaucement ne vient pas de suite, nous nous
lassons. N'est-ce pas la preuve que nous ne
désirons pas ardemment
obtenir ce que nous demandions ? Dieu voulait
éprouver notre foi et notre foi a
succombé. Rappelons-nous la parabole du juge
inique qui accorde à la veuve sa
requête, pour se débarrasser d'elle et
parce que cette femme le tourmentait. Si un homme
dur, sans coeur, se laisse fléchir enfin par
celle qui le supplie, à combien plus forte
raison, le Dieu d'amour et de sainteté
accordera-t-Il leurs requêtes à ses
enfants bien-aimés, pourvu qu'ils
persévèrent dans leurs
prières !
Enfin et surtout, n'arrive-t-il pas
que l'exaucement des prières est
refusé, parce que celui qui les fait est
encore en révolte contre Dieu ? Comme
l'enfant prodigue, il s'est éloigné
de son père et lui a brisé le coeur
en le quittant : de quel droit ose-t-il
demander des choses à ce père avant
d'avoir fait la paix avec lui ? Je ne pense
pas que le père du prodigue aurait
envoyé de l'argent à son fils, si
celui-ci lui en avait demandé, sans
s'être auparavant humilié et repenti.
Une fois que le repentir eut eu lieu, l'enfant fut
reçu les bras ouverts et tout lui fut
accordé.
Voilà pourquoi tant de
requêtes restent sans réponse :
au lieu d'en accuser Dieu, on devrait commencer par
s'en accuser soi-même ; au lieu d'en
chercher les motifs en Dieu, on devrait rentrer en
soi-même, et l'on ne tarderait pas à
découvrir la vraie cause du silence de Dieu.
Je me hâte d'ajouter que la
prière ne consiste pas seulement à
demander, mais tout autant à adorer le Roi
des rois, à lui confesser nos fautes et
surtout à lui rendre
grâce pour ses innombrables bienfaits.
L'homme demande beaucoup de choses à Dieu,
le remercie-t-il aussi souvent qu'il le prie ?
Je me permets d'en douter, et l'on sait pourtant
combien, en éducation, il importe que nous
apprenions la reconnaissance à nos
enfants : un enfant qui demande toujours et
qui ne dit jamais merci, ne mérite pas de
recevoir ce qu'il demande ; en le lui donnant,
on le rendra toujours plus ingrat et aussi toujours
plus exigeant et mécontent de lui-même
et des autres : lui aura-t-on rendu
service ? Pourquoi voulons-nous que Dieu en
agisse autrement ?
Quand Jésus apprit à
ses disciples l'oraison dominicale, il leur
enseigna à faire passer les
intérêts de Dieu et de son
règne avant les nôtres.
Que les croyants continuent donc
à prier et à prier avec confiance
leur Père céleste : c'est un
droit en même temps qu'un devoir, un glorieux
privilège en même temps qu'un
ordre ; mais qu'en le faisant, ils apprennent
à conformer toujours plus leur
volonté à celle de Dieu, à
faire de la volonté du Père leur
nourriture quotidienne.
Que par la prière, ils
entrent de plus en plus dans l'intimité du
Dieu d'amour pour lui devenir de plus en plus
semblables. N'est-ce pas là le grand but de
la prière ? Établir avec le
Père céleste des relations
personnelles et vivantes, qui nous forment pour le
ciel, dont la vie terrestre n'est qu'un
apprentissage.
Plus l'enfant de Dieu avance, plus
il fait sienne la prière
de Jésus à
Gethsémané : « Non pas
ce que je veux, mais ce que tu veux. » Il
reconnaît chaque jour davantage que la
volonté de Dieu est bonne, agréable
et parfaite, et sa constante préoccupation
est d'être et de rester dans le chemin de
l'obéissance, en apprenant par la
prière à connaître toujours
mieux la volonté divine. En avançant,
d'autre part, dans la vie spirituelle, ses
prières deviendront toujours plus des
prières d'intercession ; il prie pour
les autres autant que pour lui-même, plus
encore peut-être, et par là il
atteindra cet autre but de la prière qui est
essentiel : Travailler à la communion
des croyants, à l'union des enfants de Dieu,
suivant cette parole de Jésus, qui fait
partie de sa dernière prière avant de
mourir : « Père, je te
demande qu'ils soient un comme nous sommes un,
qu'ils soient parfaitement un comme nous sommes un
(Jean XVII, v.
22) ! »
Enfin, qu'il me soit permis de faire
remarquer à ceux qui ne prient plus, parce
qu'ils ne croient plus à la prière,
que, moins ils prient, plus en avançant dans
la vie, la solitude se fera autour d'eux. À
leur entrée dans ce monde, parents et amis
leur ont fait un cortège plus ou moins
nombreux, mais à mesure qu'il avancent, les
uns après les autres disparaissent, les
tombes se creusent, et s'ils n'associent pas Dieu
à leur vie, ils vont se voir et se sentir de
plus en plus seuls en face de ce formidable
mécanisme, prêt à les broyer,
qu'on appelle l'univers. Le Dieu
auquel ils croient encore, par la raison tout au
moins, semble se retirer toujours plus dans un
lointain vaporeux, jusqu'à ce qu'Il
s'évanouisse complètement. Tout
changerait pour eux, au contraire, s'ils
invoquaient Dieu, et si, par la prière, ils
le mêlaient à leur vie de chaque jour.
Ayant appris à voir Dieu dans toute leur
existence et dans tous les détails de cette
existence, leur solitude se peuplerait, le
désert se changerait en oasis, après
avoir marché avec Dieu pendant quelques
années ici-bas, la vie à venir ne
serait plus pour eux qu'une communion plus
complète avec Dieu et la réalisation
de toutes leurs espérances
chrétiennes.
Si la prière doit produire de
pareils résultats, il n'est plus permis de
se demander si elle sert à quelque
chose : elle est l'apanage de l'homme, un
glorieux privilège, la mettre de
côté serait se condamner à une
misérable existence ; l'homme qui ne
prie plus, mérite-t-il encore le titre
d'homme ?
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