ATMOSPHÈRE
Là-bas, au coeur de la lointaine Indochine, dans un
isolement géographique impressionnant, vit le peuple le plus doux de
la terre. Un peuple sans problèmes dont la vie facile s'écoule, sans
heurts, à l'ombre des forêts illimitées qui couvrent le pays. À l'est,
l'oeil S'Y perd jusqu'à la barrière annamitique étirée à l'horizon
bleu ; à l'ouest le cordeau argenté du Mékong y découpe la
frontière siamoise. Elles se percent ici et là de clairières et de
plaines pour laisser les rizières étendre au soleil tropical leur
mosaïque humide et verdoyante. C'est là, tout près, qu'il faut
chercher les villages aux demeures branlantes sur leurs pilotis rongés
de termites. Suivons un instant la piste usée par les pluies
diluviennes d'été, là-bas, les touffes frissonnantes de bambous
gigantesques annoncent le village ; autour d'une gracieuse
pagode, ses maisons se sont « plantées » au hasard sous la
frondaison rafraîchissante du verger tropical ; des cocotiers
majestueux, de plantureux bananiers, des manguiers, des papayers
ombragent et nourrissent les hommes.
Voici passer un buffle, l'inséparable compagnon de
travail du Laotien ; il passe monté d'un cavalier rêveur et
souriant, les jambes pendantes ; il passe traînant une charrette
minuscule dont l'essieu décentré rouge encore ses deux roues
pleines ; elles chevauchent, ces roues, de-ci, de-là, titubant et
grinçant au pas lent et mesuré de l'animal... et devant vous, c'est
tout le Laos qui passe, son atmosphère insouciante, sa paisible
existence, son rythme «su-su» - cette expression bien laotienne
exprime tout un style de vie.
Les ombres de la nuit envahissent maintenant la forêt
redoutable peuplée d'esprits et de tigres ; le rapide crépuscule
allume déjà les étoiles à l'éclat si pur et si proche ; la lune
commence son jeu lumineux et doux dans les palmes finement découpées
des grands cocotiers ; les torches résineuses aux ombres
fantastiques vacillent dans les demeures. La nuit est là dans
l'impressionnant silence des immensités endormies, dans l'atmosphère
lourde et immobile de la saison chaude... Soudain,
l'obscurité tremble et s'anime aux notes mélodieuses du khène
laotien ; un chant improvisé se précise et s'amplifie ; il
passe maintenant tout près, sur le chemin des rizières, pour mourir
doucement dans la nuit.
Ce peuple laotien est certes arriéré encore, mais non
point sauvage. Son riche passé plonge des racines dans des
civilisations plusieurs fois millénaires.
Si les documents historiques ne remontent guère au delà
du 14e siècle, plus loin, des annales obscures et pittoresques nous
renseignent. Ces annales compilées sur des feuilles de lataniers,
sorte de palmiers-papyrus, furent longtemps et jalousement gardées
sous le toit des mystérieuses pagodes ; elles relèvent à la fois
de l'histoire et du mythe.
Elles relatent la fondation de la capitale,
Luang-Prabang, par deux ermites bouddhistes, vers le début de notre
ère semble-t-il. Suivent une succession de noms, noyés dans des
récits, les noms de chefs ou de princes de la ville. Tributaires des
Chinois, ils le seront plus tard du puissant Empire Khmer dont les
ruines d'Angkor, au Cambodge, témoignent d'une gloire et d'une
civilisation étonnantes.
C'est alors qu'apparaît la grande figure de l'impétueux
Fa Ngoun, le véritable fondateur du grand Laos, le Lan-Xan. Nous
sommes au 14e siècle. Fa Ngoun appartenait à cette immense famille
ethnique thaïe alors récemment descendue du Yunnan (1).
« On parle déjà des Thaïs, assure l'historien Th.
Guignard, comme occupant le Yunnan et la région des deux Khouang, plus
de deux mille ans avant Jésus-Christ... Le rôle de cette race dans ces
âges reculés ne fut pas sans splendeur et sans gloire et peut-être
fut-elle une des premières races policées du monde. En tout cas, elle
avait déjà organisé et fondé des royaumes quand plusieurs des peuples
occidentaux étaient encore en pleine barbarie... De ces royaumes, l'un
était formé par les Thaïs orientaux... qui se mélangeront aux Chinois
des deux Khouang et aux Annamites du Tonkin... les autres étaient
habités par les Thaïs occidentaux dont les migrations formèrent toutes
les principautés laotiennes des rives du Mékong, les États Shans, plus
tard le royaume du Siam, et peuplèrent aussi une partie de la
Birmanie. Les Thaïs orientaux subirent l'influence chinoise et
annamite, et les Thaïs occidentaux acceptèrent surtout, et en grande
partie, l'influence civilisatrice de l'Inde. »
Écoutons le « Vieux Laos » nous conter son
origine légendaire:
« Le roi du ciel, Phya-Theng, envoya le sage
Khouii-Borom régner sur la terre, avec deux épouses divines,
Nang-Et-Keng et Nang-Yomakara ; monté sur un
éléphant blanc, aux oreilles noires, aux défenses recourbées,
transparentes et croisées, Khoun-Borom, descendit sur le vaste plateau
de Muong-Theng (pays des anges) (2),
au lieu-dit Na-Noï ; là, un plant de courges de prodigieuses
dimensions, poussé au centre de l'étang Kouva, avait été s'accrocher
sur la rive à un figuier lui-même de taille sans pareille qui l'aidait
à soutenir deux fruits énormes.
Au village - Ban-Lao
L'envoyé céleste fit percer les courges dont il sortit aussitôt, en
quantités incalculables, de l'or, de l'argent, des étoffes, des
parfums, des graines de plantes, des hommes, des femmes, des boeufs,
des buffles, pores, chiens, poules, canards, etc. qui se répandirent
sur le monde. Et comme ses deux femmes lui avaient donné sept fils,
Khoun-Borom sépara les peuples et les leur partagea :
Le premier, Khoun-Lo (3)
eut Muong-Swa (Luang-Prabang), le pays des millions d'éléphants et des
parasols blancs (Lan-XangHom-Khao) ;
le second, Chet-Chuong, eut Muong-Phoueun (plateau du
Tra-Ninh et vallée du Nam-Nhiep jusqu'aux environs de Borikane) ;
le troisième, Nhi-Fa-Lane, eut Muong-Ho (Sip-Song-Panas,
le pays des Douze mille rizières) ;
le quatrième, Chu-Song, eut Prakan (pays thaïs du Haut
Tonkin et de la Rivière Noire) ;
le cinquième, Saya-Phong, eut Muong-Nioun (Xieng-Maï ou
Lan-Na, le pays des millions de rizières, dans le Haut-Siam) ;
le sixième, Kham-In, eut Muong-Louvo (Siam ou Lan-Piyea,
le pays des millions de greniers) ;
le septième, Louk-Poun, eut enfin Hongsavadi (Pegou et
Pagan, en Birmanie).
|
|
|
|
|
|
Avant de les mettre en route, Khoun-Borom dit aux sept rois, ses enfants : Vous vivrez paisiblement en bons voisins, les aînés ne querellant pas leurs cadets... Partez et souvenez-vous que vous êtes nés du même sein ». (4)
UN PEUPLE EN MARCHE
Le Laos devait rester longtemps fermé à l'influence sans cesse
croissante de l'Europe moderne en Extrême-Orient.
Isolé derrière la chaîne annamitique, au coeur de
l'immense forêt indochinoise, il demeura en marge des grands courants
économiques et culturels ; même le Mékong, seule voie naturelle
d'accès, opposait ses rapides successifs à une intrusion étrangère. Il
fallut le camion, puis l'avion pour violer cette citadelle médiévale
et la contraindre à l'échange. Par cette double voie
le progrès pénétra au Laos ; l'ère de la technique et de la
culture occidentales s'y installe actuellement. Le Laos se réveille
brusquement d'une torpeur séculaire où il végétait, pour reprendre sa
marche en avant. Le souffle fier du nationalisme le pousse
irrésistiblement dans la grande aventure. La présence d'un grand passé
l'anime à nouveau et il se relève des ruines et des blessures
profondes reçues de son frère siamois, ces guerres et ces déportations
massives du 19e siècle.
Ainsi, pour bien comprendre le Laos et le Laotien
d'aujourd'hui, il faut le suivre dans cette marche progressive de la
société traditionnelle vers une société moderne.
LE LAOS TRADITIONNEL ET RELIGIEUX
Cette âme laotienne, dans son intimité, nous la
découvrons dans ce milieu traditionnel qui l'a enfantée, et où elle
grandit.
Ce monde païen semble former un grand tout homogène où
s'entre-répondent et s'interpénètrent toutes les manifestations de la
vie humaine : religion, coutumes, instruction, travail, fêtes,
politique, etc. Une notion de l'existence essentiellement
communautaire cimente les parties de cet édifice païen en une entité
indissociable. Le Laos vit, pense, agit conformément au groupement
humain auquel il appartient : la famille, le village, la nation,
la race...
Dans un village de brousse, la population s'est groupée
pour entendre l'Évangile. Elle est intéressée, saisie même, le
missionnaire pose alors la question décisive de la conversion et de la
foi en Jésus-Christ. « Missionnaire, impossible de répondre
maintenant pour tous, laisse-nous réfléchir et décider en conseil de
village. » La perspective était communautaire, pour une décision
in corpore, et non personnelle. Un Laotien invité à la foi vous
répondra : « Notre roi et nos chefs sont bouddhistes,
pourquoi changerais-je moi seul ? »
Malgré les ferments qui travaillent aujourd'hui le
peuple, soyez confiants ; le Laotien reste pacifique et
hospitalier. Le soir venu, ne craignez pas de vous aventurer dans
l'enceinte du village. La couche de l'étranger vous attend à
l'extrémité de la pièce commune éclairée et parfumée d'un
« cabon » résineux. Ayez seulement soin de ne pas franchir
la limite conventionnelle, violant ainsi la partie familiale de
l'habitation. Là sont édifiées les parois sacrées des deux uniques
chambres du logis, celle des époux et celle des jeunes filles. Après
le repas, le Laotien vous offre la sécurité et le repos sous son toit
de chaume... Et vous vous endormez dans ce grand silence des nuits
laotiennes hantées de présences invisibles et malfaisantes, de temps à
autre déchirées par le martèlement métallique des bonzes sonneurs en
veille rituelle pour saluer la pleine lune.
Comme tout homme, le Laotien est un être religieux. Chez
lui le sentiment religieux s'affranchit avec peine des réalités et des
intérêts matériels. Il n'y a pas de penseurs laotiens, encore moins
d'ascètes comme les fakirs hindous. Non, il préfère les rites faciles
à d'austères disciplines, les formules superficielles aux expériences
spirituelles profondes. Il se sent à son aise dans les fêtes bruyantes
et tapageuses où il peut donner libre cours à sa gaîté naturelle. Mais
ce masque souriant cache l'inquiétude et l'asservissement intérieurs.
L'animisme
L'animisme constitue en effet le fond de sa conscience
religieuse. Le Laotien vit enveloppé de présences spirituelles
protectrices ou malfaisantes ; et c'est souvent la crainte, la
terreur même. Ne sont-elles pas les véritables responsables des
malheurs survenus dans sa vie, sa famille, son village, sa
rizière ? Il les voit partout et pour tout. « La nuit..
affirme-t-il, les chiens voient les esprits, et ils aboient et
pleurent. » À Mahaxay, un jeune éléphant trompa la vigilance de
son cornac pour se précipiter dans la Sé-Bang-Faï, profonde en cet
endroit. Il refusait obstinément d'en sortir, et se laissait submerger
pour réapparaître à nouveau ; son corps énorme faisait écumer
l'eau tandis que le jeune cornac, agrippé à son cuir épais, le
harcelait ; un indigène, accouru comme nous sur le pont de
bambous, nous explique enfin, convaincu : « Inutile, c'est
l'esprit de la rivière qui le retient pour le noyer ! » Mais
finalement l'animal furibond sortait, brisant sur son passage les
fragiles barrières des jardins étagés sur la berge. Dans un village,
un nouveau-né vient d'être cause de la mort de la mère :
« Sans nul doute, il est possédé d'un mauvais esprit ! Il
faut laisser mourir ce petit être malfaisant », réclame,
impitoyable, la coutume. Ailleurs, une femme se meurt, étendue sur la
natte tressée ; l'échelle craque, un visage inquiet
interroge : « Ta femme est très malade, mon pauvre
ami ! Mais, tu sais, je connais le responsable, Boun Mi, le vieux
chasseur ; il lui a jeté un sort ; je l'ai vu l'autre soir
revenir des rizières et faire le tour de ta maison ; il parlait
aux esprits à voix basse sans voir personne... Le soir même ta femme
tombait malade ». On appelle le sorcier, qui naturellement
confirme ce verdict ; la rumeur court le village, on s'indigne,
on s'alarme, on chasse impitoyablement l'accusé ; il fuira avec
ou sans famille pour venir grossir les rangs de cette classe honnie et
redoutée des parias laotiens ; il est « phipop »,
possédé d'un mauvais esprit ; ou soi-disant possédé, car beaucoup
de vengeances et de jalousies empruntent cet artifice : une
rizière convoitée, une place briguée... et le voisin gênant est ainsi
écarté.
Cette crainte des esprits exerce ainsi sur le peuple,
même sur les évolués et les membres des autorités, une véritable
tyrannie spirituelle et sociale. Ne parlons toutefois pas trop
facilement de stupides superstitions : l'apôtre Paul ne
signale-t-il pas une lutte victorieuse du chrétien
contre « les esprits méchants dans les lieux
célestes » ? (Eph.
6.12).
Il n'est pas rare au Laos d'assister à des scènes
d'exorcisme ou de danses aux démons. Beaucoup s'initient aux
disciplines occultes et se proposent comme intermédiaires entre
l'homme et ces puissances invisibles. Ces prêtres de Satan, outre leur
livre d'initiation rudimentaire, s'entourent de tout un appareil
d'objets rituels, de fétiches, d'amulettes, propre au service
démoniaque. À Thakhek, face à la station missionnaire, sous un arbre
bouddhique sacré, se trouve la maisonnette dédiée aux « esprits
protecteurs » de la ville. Je vois toujours ce Laotien préposé à
leur service venir régulièrement les « nourrir »... Et
l'arbre sacré de Bouddha cachait sous sa frondaison mystérieuse et
accueillante cette idolâtrie superstitieuse. Tout le drame religieux
du Laos tient dans cette scène.
Le bouddhisme
En effet, si l'animisme constitue le fond de la
conscience religieuse laotienne, le bouddhisme en est le bienveillant
modérateur et le vernis superficiel.
Siddarta Gautama, appelé plus tard Bouddha, c'est-à-dire
l'illuminé, vécut aux Indes au 6e siècle avant notre ère. Il se trouva
ainsi contemporain des derniers prophètes de l'Ancien Testament lors
du retour de la captivité babylonienne, Aggée et Zacharie.
L'illumination spirituelle tant recherchée, il la reçut enfin lors
d'une méditation solitaire sous un arbre. Sa doctrine est plus
philosophique que religieuse ; elle est en fait foncièrement
humaine et athée : « Soyez à vous-mêmes votre propre
flambeau et votre propre secours » demande-t-il à ses
disciples ! Elle prétend résoudre par la négative le problème de
la vie et de la souffrance. Sa ligne essentielle semble se dégager de
cette seule proposition : Le désir de vivre engendre la vie en
une succession ininterrompue d'existences, de réincarnations ; or
à la vie est liée la souffrance : affranchis-toi donc du désir de
vivre et, libre de cette nécessité, tu le seras aussi de la
souffrance, et tu te perdras enfin dans l'infinie béatitude du
« Nirvana ».
Mais très vite, les disciples firent du maître un dieu,
avec son cérémonial et ses prêtres, et l'enseignement philosophique
abstrait et desséchant s'enrichit de belles maximes morales. Le
bouddhisme reçu par le peuple semble se limiter à ces deux éléments
subséquents : le dieu Bouddha et sa morale. C'est ainsi,
vraisemblablement, qu'il fit la conquête de tout
l'Extrême-Orient ; il y compte actuellement quelque 500 millions
d'adhérents.
Depuis de longs siècles, le bouddhisme participe à la vie
laotienne : ne trouvons-nous pas deux bonzes à l'origine
légendaire du Vieux-Laos ? Et depuis lors, leur nombre s'est
multiplié. Sur les chemins du pays, vous les
rencontrez constamment, ces prêtres drapés « d'or ». Leur
visage uniforme et impénétrable ne laisse pas de vous troubler ;
sur ces masques jaunes et figés, aucune lumière, pâle reflet de
quelque flamme intérieure ; il semble que l'âme s'est
définitivement éteinte. « C'est là le drame du bouddhisme
laotien, affirmait récemment un missionnaire vétéran, il a éteint pour
jamais tout besoin spirituel dans l'âme de ce peuple. »
Le bouddhisme laotien est un bouddhisme facile et
populaire, très souvent corrompu par les superstitions animistes.
Amputé de sa haute discipline philosophique, il se confine dans les
rites et la morale. « Tu ne tueras point, tu ne commettras point
d'adultère, tu ne voleras point, tu ne mentiras point, tu ne
t'enivreras point », en sont les cinq préceptes fondamentaux,
régulièrement et allégrement enfreints du reste !
Les bonzes vivent en confréries sous la direction du
chef, l'agna khou ou thiaou vat. Ils passent leur temps en occupations
rituelles, lectures, prières, récitations, sonneries, ils reçoivent,
et donnent aussi à leur tour un enseignement scolaire sommaire ;
ils veillent à l'entretien de la pagode, ou s'en vont, en file
indienne, quêter leur pitance ; à moins que le zèle des fidèles
ne la leur apporte à la bonzerie même afin de gagner quelque mérite ou
« boun ».
Ce mot significatif devint aussi par extension
l'appellation laotienne donnée aux fêtes, organisées souvent par les
soins de la pagode pour y drainer encore la générosité religieuse. Il
n'est pas rare de voir, outre les présents de tous genres, arriver en
grande pompe des châsses toutes garnies de guirlandes en billets de
banque ; au son du khène, entourées de « danseurs aux
démons » ivres et bruyants, elles sont transportées en cortèges
dans les rues avant de gagner le temple.
Les fêtes
Elles sont nombreuses les fêtes au Laos, elles
correspondent si parfaitement à la mentalité de ce peuple.
N'invitent-elles pas à la joie, aux plaisirs, aux rires, au
délassement, à la musique enivrante et à la gaie boisson ? Toutes
les circonstances de la vie peuvent être occasions de fêtes :
récoltes, mariages, enterrements, rites occultes, cérémonies
bouddhiques, phases lunaires, manifestations sportives, événements à
la Cour. Elles se déroulent presque invariablement sous le signe doré
d'un bouddhisme paternel et accommodant. Ainsi, cette présence
religieuse a consacré aux fêtes laotiennes leur nom de
« boun », ou, littéralement traduit, de
« mérite ». Au Laos faire la fête est méritoire ! Le
paradis est décidément d'un accès facile et agréable pour ce
peuple ! Et le Bouddha accroupi, au sourire éternel, ferme
silencieusement les yeux sur les transgressions tapageuses de ses
austères préceptes...
La cour du temple est bientôt aménagée en un lieu de
réjouissances et de « mérites ». Au centre, les bonzes ont
édifié un vaste toit de chaume pour abriter l'idole du Sage ;
trois ou quatre sièges dorés reçoivent les chefs religieux qui
s'entre-répondent les préceptes du maître-dieu. Devant eux, les
fidèles se pressent, les bras chargés de leurs « bouns »,
présents en nature ou en espèces, puis, les mains distraitement
jointes, ils approuvent sans entendre... entrent et sortent à leur
aise. Dehors s'allument les lampions multicolores et la place de jeux
et de danse, serrée dans l'enceinte sacrée, ne tarde pas à regorger
d'une foule masquée ou parée de ses plus beaux atours. La pleine lune
regarde silencieusement à travers les arbres immobiles et la nuit
suffocante résonne bientôt du brouhaha de la fête. Ici on prie, on
s'enivre, on danse, on joue à l'argent, et très vite les « bonnes
oeuvres » s'enlisent dans l'orgie et les pratiques
superstitieuses. Car les esprits aussi sont de la fête :
regardez-les passer dans la joute bouddhique des pirogues
sacrées ; à se mesurent les riverains de plusieurs
villages ; et ce sont des cris, des huées alors que les bras se
tendent sur la rame ; chaque équipe a eu soin de prendre à bord
la huchette aux esprits protecteurs du village car, n'est-ce pas de
leur présence toute-puissante que dépendra la victoire ?
C'est sur ce bouddhisme intégré à toutes les
manifestations de la vie laotienne que le gouvernement appuie son
autorité. Il en a fait sa religion, la religion nationale ; mais
ceci doucement, car nous sommes au Laos ! Partout des pagodes
sortent de terre ; même dans les régions montagnardes
essentiellement animistes, hostiles à la religion du Gautama, les
bonzes détestés sont imposés aux populations (en maints endroits, nous
arrivons trop tard !). Les écoles monastiques des grands centres,
Paksé, Savannakhet, etc., s'agrandissent et se peuplent.
« Le Bouddhisme est la religion de l'État, et le roi
en est le Haut Protecteur », stipule la Constitution laotienne
moderne du 11 mai 1947.
LE LAOS MODERNE
Ce réveil « politico-religieux » participe donc
à un vaste mouvement nationaliste. Entrer au Laos actuellement, c'est
entrer dans une société en pleine transformation. Une révolution
pacifique s'opère irrésistiblement et gagne les villages les plus
reculés. Le Laos se détache peu à peu de longs siècles de stagnation
politique et économique pour inscrire son nom parmi les nations
modernes.
Ce Laos en marche du lointain passé vers l'avenir inconnu
s'éveille aux strophes simples et décidées de son chant
national :
- Notre race Lao a jadis connu en Asie une grande renommée.
- Alors les Lao étaient unis et s'aimaient.
- Aujourd'hui encore ils savent aimer leur race et leur pays et se groupent autour de leurs chefs.
- Ils ont conservé la religion de leurs pères et savent garder le sol des aïeux
- Ils ne permettront pas que quelque nation vienne les troubler ou s'emparer de leur terre.
- Quiconque voudrait envahir leur pays les trouverait résolus à combattre jusqu'à la mort.
- Tous ensemble ils sauront restaurer l'antique gloire du sang Lao et s'entr'aider aux jours d'épreuve.
Une telle crise de croissance tend à scinder la société en deux classes : les primitifs et les évolués. Toutefois, il ne semble pas qu'il y ait rupture ; non, le Laos traditionnel et le Laos moderne font bon ménage autour de la personne de leur souverain S. M. Sisavang-Vong.
Réorganisation du Royaume
Formé dans les écoles européennes, ce roi a eu cependant
la sagesse de respecter la structure politique et sociale de son pays
avec sa pyramide hiérarchique des pouvoirs ; il y substitua
simplement à son sommet une formule politique moderne. Ainsi, à la
base, restent le « probanc », chef de village, le
« tassing », chef de cercle, le « chao muong »,
chef de district, le « chao khoueng », chef de province,
tandis qu'au sommet s'est organisée une royauté
constitutionnelle : son roi entouré de neuf conseillers (Conseil
du Roi), son Conseil de Ministres, et son Assemblée Nationale composée
de députés élus au suffrage universel. En outre, trois représentants
laotiens rattachent le Laos à l'Assemblée de l'Union Française à Paris
en qualité d'État libre et associé. Réciproquement des conseillers,
mandatés par la France, assistent encore le Souverain, les ministres
et les chefs de provinces laotiens (Constitution du 11 mai 1947).
Un mouvement d'une pareille envergure représente une
réalisation d'autant plus surprenante que le degré d'instruction de la
population est généralement très bas. L'entreprise est prodigieuse,
peut-être trop considérable. Il s'agit en effet de créer en quelques
années la structure d'un État moderne : son gouvernement
politique, ses chambres et ses trois pouvoirs ; son
administration et ses multiples services, finances et contributions,
contrôle de l'habitant, postes et télégraphe, douanes, travaux
publics ; son économie, agriculture, commerce, industrie ;
son organisation scolaire, sociale et médicale ; sa police, son
armée, etc.
Il faut des hommes et des hommes préparés pour répondre à
des besoins aussi vastes et multiples. Une élite intellectuelle se
lève, mais ses rangs sont encore clairsemés. C'est pourquoi une
véritable offensive scolaire s'organise et s'intensifie ; elle
gagne maintenant la plupart des centres de brousse. Il faut une
nouvelle génération préparée aux nouvelles destinées du pays.
Sera-t-elle à la hauteur d'une tâche aussi considérable ?
Quoi qu'il en soit, il reste absolument remarquable qu'un
pays aussi arriéré, primitif même, cherche et réussisse en si peu de
temps à trouver des chefs, à constituer des cadres, à former le
personnel nécessaire au fonctionnement de cette énorme machine
politique, économique et sociale que représente un pays civilisé.
Soyons justes, la France semble bien le principal artisan
de ce magnifique essor ; son aide concrète et fidèle est tout à
son honneur. Inutile par ailleurs de se dissimuler qu'un mouvement de
cette envergure ne s'opère pas sans heurts, sans accès de vanité
ridicule, sans concussions aussi ; mais il reste avant tout la
surprenante révélation de la vitalité et des possibilités de ce peuple
méconnu.
La guerre
Cette remarquable émancipation se développe en pleine
période de conflit ; c'est à peine croyable. En effet, depuis le
9 mars 1945, le drame de la guerre se prolonge, interminable et
démoralisant. Les Japonais attaquèrent alors subitement les garnisons
franco-laotiennes repoussées en brousse jusqu'à l'armistice avec le
Japon survenu quelques mois plus tard. Pendant ce temps des unités
Vietminh s'organisèrent dans le Nord pour poursuivre la lutte à leur
compte. Les villes furent néanmoins rapidement reconquises l'année
suivante par les forces franco-laotiennes et le pays se couvrit de
postes fortifiés pour parer à l'infiltration sporadique d'irréguliers
Vietminh. Ils furent parfois soumis à l'épreuve de sévères coups de
mains. Jusqu'au printemps 1953, les zones les plus productives et les
plus populeuses restèrent aux mains du gouvernement royal alors que la
plus grande étendue forestière du territoire échappait à son contrôle
effectif. Mais, le 10 avril 1953, une formidable attaque Vietminh
menée par plusieurs divisions de classe était déclenchée contre le
nord du pays. Il est difficile d'en prévoir actuellement l'intention
et l'issue. La guerre au Laos est entrée dans une nouvelle et cruelle
phase.
La conscription ne cesse d'atteindre un nombre croissant
de jeunes des villes et des villages. Ce recrutement massif entraîne
avec lui des perturbations profondes. En effet, s'il est possible que
ces contacts humains et cette discipline militaire constituent un
enrichissement, il est en tout cas certain que cette existence de
soldat est responsable d'un sérieux fléchissement moral de la
population ; elle fausse la formation et
l'éducation de toute une génération ; elle précipite la fin de
traditions fortes et ancestrales, gardiennes morales d'un peuple.
|
|
|
|
|
|
|
|
Influence de l'Occident
À cela s'ajoute l'invasion de la technique et de la
culture occidentales, particulièrement dangereuse pour un peuple non
préparé à l'assimiler ; elle apporte en effet des facilités qu'il
n'a pas conquises et payées du prix de son travail, des courants de
pensées qui ne sont pas issus des entrailles de son génie propre,
bref, tout un style de vie importé qui ne saurait correspondre à son
épanouissement naturel et spécifique. Elle laisse derrière elle une
classe intellectuelle vaniteuse et parvenue, athée et amorale ;
une classe sans fondements solides.
Toutefois, comparé au Noir, le Laotien semble devoir
infiniment moins pâtir de ce choc avec l'Occident ; n'a-t-il pas
vécu plusieurs fois de semblables bouleversements au cours des
siècles ? Aussi, le visage de ce peuple reste-t-il, au fond,
immuable, et sa personnalité, inchangée.
SILHOUETTES LAOTIENNES
On ne saurait comprendre la mentalité laotienne sans
dépeindre encore certains traits de son caractère. Indéfinissable, le
Laotien est à la fois très décevant et très attachant. Son sens moral
et sa notion de l'existence nous déroutent, nous autres
Occidentaux ; et cependant, vivre avec lui, ne fussent que
quelques mois, c'est ne plus l'oublier. Une corde a vibré que lui seul
pouvait toucher ; parler du Laotien, c'est revivre une
atmosphère, un charme particuliers à ce peuple.
Mais s'il nous attire par sa douceur, sa cordialité, son
hospitalité, son imperturbable sourire en toute occasion, son
comportement plein d'humour en face d'une vie douce et amie, il nous
réserve par contre la pénible découverte de traits de caractères
communs, du reste, au monde oriental. Cette absence chez lui des
vertus fondamentales qui sont la richesse morale d'un homme ne laisse
pas de vous troubler : le sens de la responsabilité, du
désintéressement, du dévouement, de la parole donnée, de la pitié, de
l'affection naturelle, lui semble étranger. Il vit sans
« prochain » auquel le lient des devoirs précis et
enrichissants. Même dans l'Eglise, ces vertus spécifiquement
chrétiennes ne se manifestent que très lentement. Ne nous scandalisons
pas d'emblée, mais sachons plutôt reconnaître à quel point notre
Occident fut au bénéfice de l'influence de l'Evangile... jusque sur
nos bancs d'école ; nos livres de lecture en sont imprégnés...
j'en ouvre un au hasard à l'instant pour tomber sur
une page de Pascal ! Seulement, nous avons souvent déjà renié ce
qu'ils n'ont pas encore cru ! Ne méprisons donc pas ces Orientaux
pareillement dépourvus ; moulés par une éducation païenne, ils en
portent les marques tragiques et indélébiles jusque dans l'Eglise.
C'est ce brave évangéliste qui, désireux de réaliser
quelque argent, envisage de vendre sa bicyclette, don de son église
pour l'évangélisation.
C'est tel autre professant qui se voit attribuer une part
à la répartition de la viande pour recevoir un nombre correspondant
d'invités lors du cours biblique tout proche ; le jour venu,
notre ami avait tout simplement vendu cette viande au marché !
C'est une femme chrétienne qui tombe malade à la
mort ; par une grâce manifeste, elle est épargnée.
« Missionnaire, j'ai compris que si Dieu m'a aussi
miraculeusement guérie, c'est pour me pousser à nouveau à visiter les
familles de l'église. » Quelle joie, une consécration
renouvelée ! Deux jours après : « Missionnaire, j'ai
visité plusieurs familles, hier, aujourd'hui... le missionnaire ne
pourrait-il pas m'indemniser par quelques kilos de laine de
kapok ? »
Gardons néanmoins confiance, car, dans l'Eglise, de
magnifiques caractères infirment ces cas décevants ; dans
l'Eglise, dis-je, mais pas dans la société païenne, semble-t-il.
Ainsi, pas de véritable préoccupation du prochain, pas de
miséricorde. Non loin de Paksé, le gouvernement a repris des mains
françaises la responsabilité médicale des lépreux. Ils vivent là une
quarantaine, relégués dans un lieu malsain, en pleine brousse, quasi
abandonnés, sans soins ; c'est à peine si du riz leur est apporté
pour ne pas mourir ; l'infirmier laotien chargé d'une visite
médicale hebdomadaire n'arrive que très rarement auprès de ses frères
désespérés, car il a impunément vendu pour lui les médicaments en
chemin.
La reconnaissance n'a pas cours au Laos, c'est un
contre-sens ! « Missionnaire, il est vrai, vous m'avez rendu
ce grand service, mais c'est à vous de m'en savoir gré, car je vous ai
ainsi donné l'occasion de faire un Boun méritoire pour le paradis de
Bouddha ! »
Une veuve rentre au foyer après une absence de dix
jours... Elle arrive auprès de ses nombreux enfants... mais, voici...
rien ne se passe, pas l'ombre d'une démonstration affective, comme si
l'absence avait distendu la corde sensible de l'affection ; et
cependant, ils les aiment leurs enfants. Entre conjoints, cette
carence affective est plus manifeste encore.
L'imprévoyance et l'insouciance laotiennes restent
proverbiales ; elles vous désarment et vous ne pouvez que rire de
bon coeur. Nous arrivons dans un village par une lumineuse journée de
juillet ; une galerie toute remplie retient amis et voisins de
tous âges dans de tranquilles discussions.
« Eh ! amis, personne ne travaille aujourd'hui ? Et le
labour des rizières ? Le temps presse, qu'attendez-vous
donc ? » « Missionnaire, nous attendons... la pluie,
pour détremper le sol ! » Un jour, deux jours, qu'importe,
le temps est pour nous, il n'en faut jamais forcer le cours, mais bien
plutôt se laisser doucement pousser par lui.
Pour indiscipliné qu'il soit à l'ouvrage, le Laotien
n'est pas paresseux. Avant l'aube, le village s'éveille au battement
sourd et cadencé du pilon à riz ; il faut décortiquer la
provision nécessaire... pour la journée seulement ! Puis, c'est
la cuisson sur l'âtre, des heures durant ; la famille attend là,
devant la braise fumante ; l'occupation est suffisante, nous
cuisons le riz ! Une fois le repas. achevé, alors seulement la
femme fera courir la navette sur son métier rudimentaire, et avec quel
art, pour y disposer les multiples couleurs de son tissage ;
alors seulement l'homme saisira son arbalète pour s'enfoncer dans la
grande forêt, tandis qu'un groupe d'enfants pousseront devant eux un
troupeau de boeufs dans quelque clairière herbeuse.
Découvrir ces horizons nouveaux chargés d'ombres et de
lumières ; rencontrer sur sa route un peuple presque légendaire à
la mentalité si riche et déconcertante ; éprouver, au sein d'un
paganisme foncièrement indifférent, et privé d'aspirations profondes,
la solitude spirituelle ; sentir autour de soi une indéfinissable
atmosphère de xénophobie et d'insécurité ; tout cela vous
enthousiasme et vous trouble à la fois dès votre arrivée en Indochine,
au Laos. Et vous vous sentez étranger, indésiré même... et pourtant
non, une famille vous attend, vous reçoit, la famille de Dieu.
Quelle émouvante rencontre que de pouvoir retrouver dans
ces contrées perdues l'accueil de l'Eglise. La communion spirituelle
en Christ avec des hommes si différents reste une expérience
incomparablement belle ; les découvrir et les aimer comme de
véritables frères dans la foi, rachetés eux aussi par le sang de
Jésus-Christ.
Oui, le miracle s'est produit au Laos. Là-bas aussi le
Saint-Esprit a bouleversé des consciences, régénéré des vies ;
là-bas aussi le Seigneur édifie son Église. Elle est là, vivant
témoignage de la puissance de l'Évangile de Dieu en faveur de tous les
peuples.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |