Le Nain trouva le Languedoc dégarni de
troupes. Les assemblées s'y tenaient en
plein jour. Les religionnaires parlaient
ouvertement de la
« tolérance » qu'ils
avaient enfin obtenue. D'autre part le bruit
courait toujours, dans les milieux catholiques, que
les protestants étaient prêts à
prendre les armes si les Anglais faisaient une
descente sur les côtes de la
Méditerranée. La Cour usa de tous les
moyens dont elle disposait pour abattre l'insolence
de ceux qu'elle considérait simplement comme
des rebelles. Deux pasteurs furent pendus dans le
Dauphiné, un autre, Majal-Deshubas (de la
même famille que la prisonnière que
nous avons vue à la Tour en 1709), fut saisi
en Vivarais et exécuté à
Montpellier.
Si l'on manquait de soldats pour
surprendre les Assemblées, on avait toujours
des archers pour arrêter les particuliers. Le
Nain se préoccupa donc, dès son
entrée en fonctions, de l'état des
prisons du Languedoc. Elles étaient pleines.
Il fallait en trouver de nouvelles, alléger
les anciennes. L'intendant fit inspecter les Tours
d'Aigues-Mortes, et en fit aménager deux, la
Tour de la Mèche et la Tour des Masques,
où l'on pouvait mettre
vingt lits (été 1745). Il demanda en
même temps à tous les commandants des
forts et châteaux la liste des prisonniers
qu'ils gardaient, sollicitant leur avis
relativement à ceux qu'il serait possible de
relâcher immédiatement. Il ajoutait,
en leur donnant ses instructions :
« Il convient que nous ayons quelques
prisonniers d'importance, comme des espèces
d'otages ». Le mot était dit. Les
captives d'Aigues-Mortes n'étaient pas
« d'importance » ; elles
n'étaient que de pauvres femmes sans
notoriété dans le monde, mais la Tour
était plus connue qu'elles, et leur
prêtait un renom qui avait passé les
bornes du royaume. Les « gros
colliers » parmi les religionnaires la
redoutaient pour leurs femmes autant qu'ils
craignaient les galères pour eux. On ne
pouvait pas la vider. Ses captives furent au nombre
des « otages » que
réclamaient les autorités.
Le major Combelles, auquel Le Nain avait
demandé, comme aux autres geôliers, un
état de ses prisonniers avec « des
observations sur leur conduite et s'ils
méritaient qu'on leur rendît la
liberté », établit sa liste
le 15 avril, non sans quelques erreurs qui prouvent
que le livre d'écrou (s'il en existait un)
était assez mal tenu.
Nous trouvons là :
1° 26 des prisonnières qui
ont signé le reçu de 1740 (des 31
d'alors, 4 ont abjuré et sont sorties et
Olympe Liron est morte ;
2° Suzanne Pagès
entrée en 1741 ;
3° 5 des prisonnières de
1742 (une a abjuré et est sortie), soit en
tout 32 protestantes.
Marion Cannac n'est plus à la
Tour, mais une 33e prisonnière l'a
remplacée, qui est comme elle, un esprit
dérangé : Isabeau Guibal (de
Saint-Martial près de
Sumène, Gard) qui a injurié et
brutalisé un curé, et qu'on a
amenée d'Alais en 1743.
En face du nom d'Isabeau Guibal,
Combelles a écrit : « Elle va
à la messe, en ayant demandé la
permission, confesse et communie ».
À l'égard des 32 autres il est plus
laconique, et se contente de dire de chacune
d'elles : « Sa croyance toujours la
même ». Il s'abstient de donner son
avis sur l'opportunité qu'il y aurait
à en relâcher une ou à les
libérer toutes. Le Nain se trouva
également embarrassé. Saint-Florentin
lui avait demandé une liste spéciale
des prisonniers du Languedoc détenus
« par ordre du roi »
(c'est-à-dire par lettre de cachet), dont la
libération, du point de vue juridique,
était de moindre conséquence. On put
extraire ainsi, de la liste générale
des prisonnières de la Tour, une liste de
huit noms. Mais cette dernière liste
était mal dressée, en raison des
erreurs du registre d'écrou. Le Nain prit
donc la résolution de se transporter
lui-même à Aigues-Mortes, sans doute
à la suite d'une démarche de Roqualte
de Sorbs, dictée par un sentiment
d'humanité. - Ce dernier avait pensé
qu'on pourrait obtenir de la conscience des
captives un engagement moins grave qu'une
abjuration, et dont le ministre se
contenterait.
Le Nain prit chaque prisonnière
en particulier (décembre) et leur demanda de
promettre qu'à l'avenir, « elles
se comporteraient suivant les intentions du roi et
s'abstiendraient de toute pratique
extérieure de la religion
protestante ». Sept femmes consentirent
ainsi à déclarer qu'elles n'iraient
plus aux assemblées. L'intendant les fit
« enfermer à part »,
peut-être en leur faisant réserver une
des deux salles. Parmi les récalcitrantes, l'une
« lui tint des propos extrêmement
audacieux, et lui parut capable de gâter
toutes les autres et de les entretenir dans leurs
erreurs » et il commanda
« qu'elle fût séparée
de ses compagnes ».
Parmi les sept captives qu'il avait
trouvées les plus souples, Le Nain compte
Isabeau Guibal. Les autres étaient Anne
Gaussent (1723), Anne, Soleyrol (1738), Marie
Vidal-Durand (1737), Suzanne Bouzige-Bourret et
Catherine Rouvière-Marcel (1740), enfin Anne
Falguière-Goutès (1742). Leur liste,
établie par le Major, avait
été intitulée par
celui-ci : Prisonnières
« auxquelles la liberté peut
être accordée ». L'intendant
trouva cette indication trop audacieuse et la
remplaça par ces mots : « qui
ont promis de se comporter suivant les intentions
du roi ». En envoyant son rapport
à Saint-Florentin, il osa cependant parler
un langage où l'on sentait de la
pitié autant que de l'impuissance :
« Je ne sais point, disait-il, si tandis
qu'il y a actuellement dans le Languedoc un nombre
infini de religionnaires plus coupables que ces
femmes contre lesquels on ne sévit point,
elles ne vous paraîtront pas dignes de la
clémence du roi ».
Le ministre répondit, :
« Quoi qu'il y ait peut-être lieu
de leur faire grâce, je crois que cela serait
fort dangereux dans les circonstances
présentes, et que ce serait donner occasion
aux femmes qui vont dans les assemblées de
présumer que, si elles venaient à
être prises et enfermées, elles
pourraient espérer leur
liberté ». Les prisonnières
de la Tour étaient et restaient des otages.
Saint-Florentin se contentait d'expédier un
brevet. de grâce pour Isabeau Guibal. Quand
Combelles le reçut (10 janv. 1746), elle
était d'ailleurs morte depuis trois jours.
Il semble qu'une épidémie
affreuse ait alors sévi dans la prison. Nous
avons vu Combelles compter 33 prisonnières
le 15 avril. Une autre liste qui fut dressée
quelques mois plus tard pour Antoine Court, et que
reproduisit un ouvrage du pasteur Armand de la
Chapelle en 1746, ne porte plus que 24 noms (25 si
l'on y ajoute celui d'Isabeau Guibal qui n'y figure
pas). Dans les derniers mois de 1745, il mourut
donc à Aigues-Mortes, huit huguenotes
(Suzanne Loubier, Jacquette Paul, Espérance
Durand [86 ans], Catherine Vigne, Isabeau Amat,
Madeleine Galary, Jeanne Bouguès et Jeanne
Mahistre).
Puisque Saint-Florentin ne voulait
gracier personne, il ne restait à Le Nain
qu'à appliquer la politique de la Cour, qui
était d'user de modération, à
moins qu'un « éclat » ne
parût exiger le retour de la
brutalité. Autour de Saint-Ambroix (Gard) se
tenaient des assemblées très
fréquentes. L'officier du lieu finit par
obtenir l'autorisation d'en surprendre une, et il y
arrêta le médecin Antoine Roux. Le
prisonnier, conduit à Aigues-Mortes, y fut
écroué dans la chambre haute de la
Tour des Masques (oct. 1745). Un mois après
il était transféré à
Montpellier et condamné aux galères.
Il avait été remplacé dans sa
cellule, le jour même où il l'avait
quittée, par le Sr Delgas, d'Uzès,
qui était seigneur du village de Cruviers.
Delgas était coupable d'avoir mené sa
femme aux assemblées du Désert. Il
soutint fermement six mois de prison à la
Tour des Masques, mais il passa alors par des
accès de folie. Combelles dut le faire
garder à vue et demanda sa
libération : « Il
était assez puni d'avoir perdu
l'esprit ». Il fut reconduit à
Uzès (août 1746).
Une autre affaire parut à Le Nain
un de ces « éclats »,
qui commandaient la sévérité.
Sous l'empire des derniers
événements, le prophétisme
avait repris vie dans la Vannage. Le chef de ces
nouveaux inspirés, que les autres
protestants appelaient par dérision les
« couflaïres »
(gonfleurs), était un certain Jean Maroger
(de Nages, Gard), travailleur de terre, qui dans
ses crises prédisait qu'un ange le
transporterait avec ses disciples dans une
île d'Angleterre où il serait roi. Il
avait reçu à Générac
l'hospitalité d'une veuve, Marie Roux-V.
Chassefière, dont le mari devait
ressusciter. Le Nain fit arrêter ces deux
« misérables ». Deux
lettres de cachet enfermèrent la femme
à la Tour de Constance (déc. 1745),
et Maroger à la Tour des Masques, où
il eut peut-être sa responsabilité
dans la folie de Delgas. Au bout de trois mois le
prophète se procura, on ne sait comment, une
corde, parvint sur la plate-forme supérieure
de la Tour et tenta une évasion en plein
jour. La corde cassa et il resta mort sur la place.
On fit une fosse à côté pour y
mettre son corps.
Une huguenote d'une autre trempe allait
entrer à la Tour de Constance, Anne
Meynier-V. Bruguière. Veuve d'un bourgeois
de Saint-Chaptes (Gard), elle était la
belle-soeur d'un fermier général du
Languedoc. Ce dernier avait fait enfermer sa
nièce, Elisabeth Bruguière, dans
diverses maisons religieuses. Quand elle en sortit
à 19 ans, sa mère la ramena au
protestantisme. Mais l'oncle et
l'Évêque d'Uzès veillaient.
Elisabeth fut reprise et menée au couvent
d'Uzès en 1745. La mère alors adressa
à Saint-Florentin un long mémoire
où, après avoir réclamé
son enfant, elle entrait dans des
développements historiques, et montrait tout
le mal que le catholicisme avait
fait à la France, Le ministre
répondit à cet envoi par une lettre
de cachet qui l'enfermait à Aigues-Mortes
(juillet 1746). Interrogée à la Tour,
elle s'obstina à déclarer que
l'auteur du Mémoire incriminé
était le pasteur Desubas, qu'elle avait pu
voir en effet aux environs d'Uzès, mais qui
certainement n'a pas lui-même, composé
la pièce. Combelles à cette occasion
demanda à Le Nain que la prisonnière
« fût séparée de
cette troupe de femmes fanatiques qui ne cessaient
de la maintenir, par leurs faux éloges, dans
un silence opiniâtre ». Une
nouvelle affaire se greffa sur la
première : Elisabeth Bruguière
fut séduite au couvent d'Uzès par un
jeune Nouveau Converti qui lui persuada
« qu'il n'y avait que ce moyen qui
pût obliger les soeurs à lui rendre sa
liberté ». Il fallut bien en effet
qu'elle sortit de la maison pour mettre un enfant
au monde, mais elle se vit intenter un
procès criminel, comme la complice de son
séducteur, qu'une des soeurs du couvent
accusait d'être un meurtrier. Elle
n'échappa aux mains de la justice qu'en
1752, alors qu'elle était déjà
mariée devant un prêtre. Sa
mère était encore captive.
En 1748, au hameau de Suzon (Bouquet,
Gard), une ancienne fanatique de 1705 reprit ses
accès. La mère, la fille et les deux
fils s'étaient mis tout nus, et avaient
jeté par la fenêtre de leur chambre
tous leurs meubles « pour purifier le
Temple du Seigneur ». La mère,
Marguerite Favadesse (Favède), et sa fille
Madeleine furent conduites à la Tour de
Constance. Les deux fils entrèrent à
la Tour des Masques qui était vide.
Une fois rouverte, cette Tour fut
utilisée pour divers prisonniers qui
n'étaient pas des religionnaires, et un peu plus
tard pour deux
protestants coupables de s'être mariés
au Désert. Roux, l'un d'eux, apothicaire du
Pont-de-Montvert (Lozère), avait
épousé Mlle du Baguet, de
Saint-André de Valborgne (Gard), qui sortait
d'un couvent. Le mauvais air d'Aigues-Mortes le
rendit malade, et au bout de deux mois il fut
transféré au fort d'Alais (oct.
1749).
L'autre eut un sort plus malheureux.
C'était un notaire de Lasalle (Gard), Louis
Bousanquet, qui s'était marié sans
passer par l'Eglise catholique avec Mlle Louise des
Hours, de Calviac près Lasalle. Tous deux
jouissaient d'une haute considération dans
leur canton, et l'Évêque d'Alais
obtint qu'ils fussent enfermés, la femme au
couvent d'Anduze, le mari à la Tour des
Masques. Bousanquet ne put supporter ni la prison
ni le climat d'Aigues-Mortes. Il mourut d'apoplexie
le 25 août 1749, ayant dicté son
testament dans la Tour neuf jours
auparavant.
La paix d'Aix-la-Chapelle (1748), qui
termina la guerre européenne, n'avait rien
apporté aux protestants de France. On
n'avait pas même parlé d'eux pendant
les négociations. Le roi de Prusse, nous ne
savons sur l'initiative de qui, fit demander
vainement en avril 1749 à Saint-Florentin la
grâce d'Anne Soleyrol. (Elle avait sans doute
des parents en Brandebourg ou bien Du Plan l'avait
recommandée spécialement à
Berlin, comme étant originaire d'Alais
où il était né.) La seule
prisonnière qui ait été
relâchée alors est Isabeau Menet, et
la malheureuse avait perdu la raison. Roqualte de
Sorbs, à la fin de 1749, avertit l'intendant
que sa présence à la Tour,
était dangereuse pour les autres captives,
Elle avait du bien, on pouvait la retirer de la
prison. Elle fut
remise
à son frère, qui vint du Vivarais se
porter caution pour elle. La pauvre créature
devait mourir à Saint-Georges en 1758. Elle
y fut enterrée « hors
l'Eglise » par les soins en particulier
du fils qu'elle avait gardé six ans dans la
Tour.
Les protestants du Languedoc ne purent
croire que la paix du royaume leur serait plus dure
que les années de guerre, et ils
persistèrent à s'assembler en plein
jour. Les Évêques poussèrent la
Cour au parti le plus violent et une Ordonnance de
1750 remit en vigueur toutes les défenses
antérieurement publiées contre les
cultes du Désert. Le Nain et le Commandant
Richelieu redoutaient si fort la colère que
cette ordonnance devait exciter dans la province,
qu'ils attendirent, pour la faire afficher, qu'on
leur eût envoyé des troupes.
Les protestants étaient sur leurs
gardes ; ils se laissèrent
néanmoins surprendre, notamment le 22
novembre à Fonlèze, aux portes
d'Uzès. Leur attitude en face du
détachement qui marcha sur eux,
exaspéra le capitaine, qui fit une rafle de
87 personnes. Mais les moeurs avaient
changé, si les lois restaient les
mêmes. On donna aussitôt la
liberté aux enfants, aux gens
estropiés, aux femmes enceintes, à
celles qui étaient nourrices ; d'autres
prisonniers, qui avaient quelque bien,
réussirent à rentrer chez eux, et
Saint-Florentin fut fort mécontent qu'on
n'eût finalement gardé que des gens
« les plus pauvres et de la plus basse
condition ». Ce fut parmi ceux-là
que Le Nain désigna cinq hommes pour les
galères et deux femmes pour la Tour de
Constance (24 déc. 1750) : Clarisse
Domergue-Martin et Françoise Barre-Anton.
Toutes deux avaient déclaré
« qu'elles assistaient aux
assemblées autant qu'elles
pouvaient ». L'intendant, vu
l'effervescence des religionnaires, craignit que
les deux condamnées ne fussent
enlevées par des émeutiers, et il
prit soin de ne leur faire communiquer sa sentence
que le jour où elles quittèrent
Nîmes pour Aigues-Mortes.
Le Nain mourut aussitôt
après avoir rendu ce dernier jugement. Son
successeur Saint-Priest eut à liquider
dès son arrivée en Languedoc un
procès fait à des Nîmois
arrêtés dans une assemblée
tenue au Mas de Ponge. Le 16 mars 1751 il
condamnait trois hommes aux galères, et
envoyait la femme de l'un d'eux, Gabrielle
Guigue-Matthieu, à la Tour de Constance.
Elle y fut conduite par « un garde, avec
trente soldats, deux sergents et un capitaine en
second ». Quel cortège pour une
femme de 63 ans dont le mari était un
« misérable, sans
métier » !
En 1752, Saint-Priest jugea bon de vider
la Tour des Masques, dont le concierge
coûtait cher, et il fit libérer les
deux Favède, qui étaient revenus de
leur folie.
Comme leur soeur et leur mère
étaient également plus calmes
à la Tour de Constance, elles sortirent
aussi.
Un mois auparavant, Saint-Florentin
avait gracié la Demoiselle Bruguière
qui, dans un placet avait regretté d'avoir
signé son fameux Mémoire.
La même année une
patrouille surprit encore une assemblée
auprès de Nîmes et arrêta deux
hommes et cinq femmes. Le 17 mars, Saint-Priest les
frappait tous, condamnant les hommes aux
galères et les femmes à une prison
perpétuelle à Aigues-Mortes. Les
femmes étaient d'origine modeste, quatre
étaient veuves : Marie Picard-V.
Cabanis (de Saint-Côme), Elisabeth Mauméjan-V.
Armaingaud,
Jeanne Auquier-V. Bastide (74 ans) et Suzanne
Séguin-V. Vedel (80 ans), toutes trois de
Clarensac. La dernière qui avait 48 ans,
Jeanne Bermond, était « bossue et
estropiée ». Pour conduire
à Aigues-Mortes ces cinq femmes, le
subdélégué de Nîmes se
contenta de quinze soldats. Saint-Priest lui
reprocha son imprudence. Il persistait à
redouter une révolte.
Les craintes de l'intendant, qui
étaient chimériques, furent fort
profitables aux religionnaires. La Cour avait
ordonné, pour plaire aux
Évêques, que les enfants
baptisés au Désert, seraient
conduits, par la force s'il le fallait, dans les
églises catholiques pour y recevoir un
second baptême. L'exécution de cette
mesure donna lieu à des scènes si
scandaleuses, que la colère huguenote passa
les bornes. En août 1752, trois curés
reçurent des coups de fusil. Saint-Priest
crut à un soulèvement
concerté. Il renferma aussitôt les
soldats dans leurs casernes, et refusa formellement
de continuer les
« rebaptisations ».
L'ère des violences impitoyables
était close.
Pendant cette dernière tourmente,
deux pasteurs avaient été
arrêtés. L'un, Bénézet,
fut pendu à Montpellier. L'autre, Molines,
dit Fléchier, abjura en prison, fut
gracié, et enfermé dans un
séminaire, avant de pouvoir se
réfugier en Hollande où il
traîna une pauvre vie de repentir. Il avait
été arrêté aux environs
d'Aigues-Mortes, à Marsillargues, dans la
maison de la Delle Madeleine Pilet,
veuve d'un capitaine nommé Sinsens, mort en
Italie, et qui s'était remariée (au
Désert) avec le pasteur lui-même. Le
jugement (15 juillet 1752) qui condamnait le
pasteur à la potence (la grâce ne vint
« qu'après) envoyait la
Delle Pilet à la Tour de
Constance. Saint-Priest, qui
l'avait rendu, hésita à l'appliquer.
Il lui semblait impossible qu'on pût enfermer
cette femme, vu sa naissance et son nom, dans la
sinistre Tour, et il proposa qu'on
aménageât pour elle une chambre un peu
décente dans la Tour des Masques ou dans la
Tour de la Mèche. Combelles répondit
sans scrupules que la Tour de Constance ne
renfermait que 25 femmes après en avoir
autrefois contenu quarante, et que la
Delle Bruguière y avait
passé plus de six ans. La Delle
Pilet fut donc réunie aux autres captives.
Par une permission expresse du Ministre, elle ne
fut pas cependant réduite au
« pain du roi », et
reçut une pension de 30 livres par mois sur
ses biens confisqués.
Un dernier sursaut de brutalité
aboutit en 1754 à l'arrestation du pasteur
Teissier-Lafage qui fut exécuté
à Montpellier, et à la condamnation
en particulier d'une religionnaire de
Bédarieux (Hérault), Françoise
Sarrut-Caldié, femme d'un huissier (9 oct.
1754). Elle entra à la Tour comme coupable
d'avoir assisté à une
assemblée tenue près du Roc du
Théron. Son mari alla aux galères
avec deux autres protestants.
Les Comités de Genève et de la
Hollande faisaient toujours parvenir dans le
Languedoc leurs subventions,
irrégulières d'ailleurs. En 1749,
deux « Sociétés »
étaient formées, à Montpellier
et à Nîmes, pour distribuer ces
secours et les augmenter de dons particuliers. Mais
le nombre des protestants emprisonnés fut si
considérable de 1745 à 1754, que les
captives de la Tour purent se
croire négligées. Elles furent un peu
oubliées en effet pendant ces
pénibles années, car Antoine Court,
quand il publia son « Patriote
français », en 1751 et en 1753,
une liste des victimes récentes de la
persécution, ne présenta pas à
ses lecteurs un état des femmes
d'Aigues-Mortes. Cependant elles demeuraient dans
la province l'objet d'une commisération
spéciale. Elles savaient maintenant,
d'ailleurs, soit par Marie Durand, soit par leurs
amis particuliers, agir pour leur compte, et de
façon indépendante. Au plus fort des
agitations du Bas-Languedoc, en 1752, le Marquis de
Paulmy d'Argenson vint remplir dans la province une
mission secrète, au nom de la Cour qui
tenait à savoir ce qu'elle avait à
craindre des protestants. Paulmy fit demander au
pasteur Rabaut un Mémoire précis
où celui-ci formulerait les plaintes des
religionnaires, et le pasteur eut le courage de le
remettre au Marquis, dont il arrêta le
carrosse. Ce Mémoire, qu'on a
retrouvé, ne parle pas, chose
étrange, des prisonnières
d'Aigues-Mortes. Mais Rabaut savait qu'elles
avaient sollicité pour elles-mêmes, et
dans la Tour.
Paulmy en effet avait visité la
célèbre prison. Son émotion
fut profonde, et il ne la cacha pas. Il donna deux
louis aux femmes, leur demanda de prier Dieu pour
lui, ce qui prouve que le mot de Dieu était
venu sur leurs lèvres, et il promit de
parler au roi en leur faveur. Au moment où
il s'éloignait, deux jeunes filles coururent
après lui et se mirent à ses genoux,
l'implorant avec larmes pour la liberté de
leurs mères. Il eut les yeux
mouillés, leur remit quelque argent, et leur
dit qu'il se souviendrait de leur
requête.
Quand il quitta la province, les
captives lui firent remettre
à Lunel, quelques heures avant qu'il ne
fût abordé par Paul Rabaut, un placet
daté « de la Tour de Constance, 17
septembre 1752 ». Rédigé
par une main habile, cette pièce rappelait
au ministre d'État que « sa grande
âme avait laissé entrevoir aux
prisonnières sa sensibilité à
leur infortune, et que sa
générosité n'avait pas
dédaigné de leur promettre son
intercession ». « Rendez-nous
à nos patries et à nos familles, qui
ont tout perdu en nous perdant. Tout nous fait
espérer une prochaine
tolérance ». Oui, l'idée de
la tolérance entrait maintenant dans les
esprits et dans les coeurs, mais avec quelle
lenteur ! Richelieu déclara à
Nîmes, à la fin de l'année, que
la Cour avait de bonnes intentions, mais que
« les Évêques étaient
des diables ». Les prisonnières ne
purent croire, malgré tout, que Paulmy
eût pleuré en vain. En 1754, elles
supplièrent le pasteur Pradel de dresser
pour elles trois placets nouveaux destinés
à de grands seigneurs de Versailles.
À la fin de 1754, Marie Durand
dressa la liste des prisonnières pour Paul
Rabaut, mais nous ne savons en vue de quelle
démarche. Les captives étaient alors
au nombre de 25. Des 24 qui vivaient au
début de 1746, neuf alors étaient
mortes (Victoire Boulet, Jacquette Vigne, Suzanne
Vassas, Marie Vernès, Isabeau Sautel,
Marguerite Roux-Arnaud, Antoinette Cabiac, Jeanne
Antérieu, et Louise Peyron) ; Isabeau
Menet avait été libérée
folle. Parmi les 14 prisonnières qui
subsistaient de ce premier groupe, Anne
Saliège était détenue depuis
35 ans, Anne Gaussent depuis 31, Marie
Béraud depuis 29, Marie Robert-Frizol depuis
27, et Marie Durand depuis 24 ans. Nous rappelons
que parmi les 25
prisonnières de 1754, Marie Béraud
était aveugle, Suzanne Pagès infirme,
et Jeanne Bermond bossue et estropiée. Seize
avaient encore des enfants. Quant à leur
âge, un certain nombre l'ignoraient, comme on
peut s'en rendre compte quand on compare les listes
dressées à diverses époques,
où les chiffres donnés ne concordent
pas. La plus jeune de toutes ces femmes
était Suzanne Pagès, à qui
Marie Durand (le chiffre était exact)
donnait 35 ans. Six des prisonnières avaient
entre 60 et 70 ans, et cinq avaient
dépassé 70 (l'aveugle avait entre 74
et 80 ans, et Suzanne Seguin-Vedel, 83).
À côté, des visages
ridés, des enfants ont souri dans la Tour,
et pendant plusieurs années. En 1740, un
envoi de drap leur avait été
destiné. Ils étaient deux alors,
amenés du Pont-Saint-Esprit en 1737, avec
leurs mères qui les nourrissaient :
Isabeau Menet-Fialais et Marie Vey-Goutet. Le fils
d'Isabeau Menet était sorti de la Tour en
1743. À cette date Anne
Falguière-Goutès était
emprisonnée, avec un enfant de dix-huit
mois. Nous sommes assurés que ce dernier
enfant (une fille nommée Catherine) est une
des deux jeunes filles qui se sont jetées
aux pieds de Paulmy. La seconde est donc la fille
de Marie Vey, que sa mère aurait ainsi
gardée avec elle jusqu'à l'âge
de seize ans passés.
Nous pouvons nous faire une idée
assez exacte de la vie des captives pendant ces
longues années d'attente où tout leur
indique une délivrance qui approche,
où chaque visite et chaque promesse sont
suivies d'une nouvelle désillusion. On les
garde parce qu'on les a prises. Ni leurs
geôliers, ni les prêtres
d'Aigues-Mortes ne tentent un effort pour les
convertir. Elles possèdent
certainement des livres de piété
protestants. Le dimanche elles se groupent pour
« la prière » :
c'est ainsi qu'elles nomment leur culte
régulier. Elles pourraient certainement
obtenir leur liberté si, comme les
Nîmoises de 1742, elles demandaient à
être conduites à la messe et signaient
une fausse abjuration, mais elles ne veulent pas
consentir à cette hypocrisie. La grandeur
farouche de leur résistance rend
sacrés les menus détails d'une
existence toujours pareille.
LA TOUR
DE LA REINE, vue de l'Est de la
Ville
Nous possédons de cette époque des
lettres précieuses de Marie Durand. Son
père est sorti de Brescou en 1753, son
« fiancé » a
été aussi délivré de la
même prison en 1750, à la charge de
sortir du royaume, mais jamais elle ne parle de
lui. Son coeur, dans l'obscurité de la Tour,
s'attacha à une jeune fille absente qu'elle
aima comme une fille. Sa belle-soeur, la veuve du
pasteur martyr, était morte à
Lausanne, laissant une enfant maladive, Anne,
âgée alors de 18 ans, qui avait
été placée à
Genève. Marie Durand eut par le pasteur
Rabaut l'adresse de sa nièce, entra en
correspondance avec elle, et ses lettres ont
été gardées par le professeur
Chiron, qui s'occupait de la jeune fille.
La première que nous ayons, est
de 1751. Marie Durand promet à sa
nièce, quand elle sera libre, de lui servir
de mère, dans le Vivarais. où elles
se réuniront. Elle va lui envoyer, pour le
présent, quelques vêtements qu'elle
confectionnera. « Je me priverai de bien
des choses pour cela, mais n'importe, je le
ferai ». Comme Anne Durand est une habile
dentellière, sa tante s'enquiert d'un
ouvrage qu'elle pourrait lui commander
« pour une personne de ses amies, fort de
distinction », qui l'en a priée.
(Ce ne peut être que la Delle
Bruguière
qui partage alors sa captivité). La
grand'mère d'Anne, Isabeau Sautel-Rouvier,
vit aussi à la Tour. Mais elle n'a pas
pardonné à sa fille morte, son
mariage avec le pasteur Durand, dont elle ne
voulait pas, et elle ne montrera guère de
tendresse pour l'enfant du martyr.
En 1752, autre lettre. Marie Durand a
reçu la visite d'un oncle de l'enfant,
nommé Brunel, qui gère dans le
Vivarais les biens qu'on a pu conserver à
celle-ci, et elle tient cent pistoles à sa
disposition. Elle achève ses lignes par ces
mots : « Toutes mes pauvres
compagnes t'embrassent ». Elle leur
parlait si souvent de cette nièce qu'elle
les intéressait à la chétive
vie de celle-ci. Ce ne fut qu'en 1753 que Marie
Durand put adresser à Genève les
vêtements annoncés deux ans plus
tôt, et elle accompagna son envoi
d'exhortations au bien que légitimaient,
hélas, la légèreté et
la paresse de sa nièce. Pour appuyer ses
conseils, la tante les illustrait d'un exemple.
Elle disait comment elle prenait soin dans la Tour
de la petite Catherine Goutès, en qui tout
le monde reconnaissait la modestie et la sagesse de
son éducatrice.
Au début de 1754, Marie Durand
remercia Rabaut, au nom des prisonnières,
pour une somme de 20 livres qu'il leur avait fait
parvenir. Quelques mois plus tard elle eut à
subir une affreuse crise de rhumatismes, et elle
était encore très souffrante quand
elle dut servir Isabeau Sautel, alitée dans
sa dernière maladie. Accablée
d'infirmités depuis neuf ans, la
grand'mère d'Anne « passa de ce
monde au Père des esprits », le 27
novembre 1754, entourée jour et nuit par la
sollicitude de Marie Durand, d'Anne
Falguière-Goutès et de quelques autres captives.
Ses
parents du Vivarais avaient payé
d'ingratitude la soeur de son gendre, qui cependant
l'avait secourue en conscience « tant
pour son corps que pour les consolations de son
âme ».
L'hiver qui suivit fût
particulièrement rude. Les
prisonnières étaient dans la salle
haute, la neige couvrait la plate-forme de la Tour,
l'eau suintait partout.
Les femmes n'avaient plus aucune
provision de l'été, elles ne purent
obtenir qu'un peu de bois vert, et ne
reçurent dans les plus mauvais mois que 45
sols par jour, « Juge de notre
état - écrivait Marie Durand. -
Cependant il nous faut toujours dire avec le
modèle de la patience (Job) : Quand tu
me tuerais, Seigneur, j'espérerais toujours
en toi ». Elle trouvait encore la force
de plaindre les gens du pays, « si
affligés que nous en sentons
l'amertume », et surtout de compatir
à la triste santé d'Anne Durand. Elle
demandait à sa nièce si les
médecins de Genève ne seraient pas
d'avis de l'envoyer aux bains de Balaruc
(Hérault), l'invitant donc à venir en
France, et s'offrant à lui donner, dans ce
cas, pour la servir, Catherine Goutès,
« la plus brave enfant qu'on puisse
voir ». Catherine était toujours
avec sa mère ; cette dernière et
Marie Durand, « qui mangeaient
ensemble », avaient « fait le
complot de ne se quitter jamais » et, la
liberté venue, de vivre pour les deux jeunes
filles qui faisaient toute leur
conversation.
Il sembla en 1755, que la cause des
protestants était gagnée. Le Prince
de Conti agissait pour eux à Paris. Rabaut
se transporta dans la capitale pour conférer
avec lui, et revint plein d'espoir. Sa joie se
répandit jusqu'à la Tour. Marie
Durand écrivit (12 juin) :
« Nos affaires sont longs, mais cependant
j'espère que Dieu donnera
quelque dénouement à nos malheurs
pour les faire finir ». Elle fut reprise,
peu après, par « une fluxion
très violente au visage ». Mais
elle s'inquiétait encore des autres,
recommandait à Anne un jeune Gaussent,
parent de la prisonnière de la Tour, qu'on
voulait envoyer à Genève, et
plaignait sa nièce malade :
« Je t'aime autant qu'on est capable
d'aimer ». À la fin de
l'année elle lui annonçait qu'il n'y
avait plus de prisonniers dans les citadelles de
Montpellier et de Nîmes, que huit
forçats avaient vu tomber leurs
chaînes : « On nous annonce
que nous, misérables maras (voir : Ruth
I, 20), aurons part à ce
bonheur ». Elle ajoutait. « Le
temps nous semble long, et en effet il l'est, parce
que nous sommes naturellement impatients. Notre
chair murmure toujours. Mais, ma chère
fille, mortifions nos mauvaises
passions ». Parole d'une sublime
simplicité, de la part de cette paysanne
« sans fraude », captive depuis
vingt-quatre ans. Elle avait, disait-elle, le
bonheur d'être aimée à la
Tour : « C'est la grâce de mon
Dieu qui veut adoucir mes amertumes. Adieu, mon
cher ange, mon tout. Crois-moi non une bonne tante,
mais une tendre mère ».
Quatre lettres de 1756 montrent Marie
Durand pressée de voir sa nièce en
Languedoc. Au témoignage, de deux habiles
médecins qu'elle a consultés, les
bains de Balarue guériront certainement la
jeune fille. Elle lui donne des indications pour le
voyage, lui dit qu'elle la « mandera
prendre » à Nîmes dès
son arrivée, lui recommande d'apporter ses
hardes, son attirail de dentellière, et
aussi deux paires de mitaines de soie blanche,
destinées aux deux Commandantes (la femme du
Lieutenant du roi, et celle du Major). En
1757, nouvelles instances. Cette
fois Marie Durand réclame un Psautier en
gros caractères et deux sermons de
controverse composés par un pasteur de
Genève. Mais Anne Durand tardait. Soit
maladie, soit manque de ressources, elle
hésitait à partir. Peut-être
redoutait-elle de s'aventurer dans une province
où la paix religieuse n'était pas
encore assurée (deux protestants de
Nîmes. avaient encore été
condamnés aux galères en 1756). En
juillet 1758, sa tante lui écrit :
« Tu n'as rien à craindre dans ce
pays, les affaires ont fort
changé ». Le même mois
cependant (28 juillet), une nouvelle
prisonnière entrait à la Tour, sur un
ordre du Commandant Militaire M. de Thomond :
Anne Roux dite Devèze. Mais celle-ci, qui
vécut aussitôt en catholique,
l'était peut-être, et elle
était très probablement
détenue pour une autre cause qu'un
délit religieux.
« Les affaires avaient fort
changé ». Les pasteurs le
sentaient bien, eux qui osaient maintenant adresser
d'incessantes suppliques aux intendants, aux
Commandants de provinces, au Roi lui-même.
Mais il restait à emporter la
résistance des bureaux de Saint-Florentin,
où les Évêques demeuraient tout
puissants. En 1758, Rabaut dressa un placet au Roi
en faveur des prisonnières, et le fit porter
en juin à Versailles par Madame Savine de
Coulet. La dame le remit à la Reine, la
Reine à Saint-Florentin, qui répondit
que « les protestants étaient dans
le cas moins que jamais qu'on leur accordât
des grâces ». Une nouvelle guerre
(ce fût la guerre de Sept-Ans)
inquiétait la Cour depuis un an. On
craignait à Montpellier un
débarquement des Anglais sur les plages
d'Aigues-Mortes ou de Cette, et le ministre
persistait à voir dans les religionnaires
des complices possibles des ennemis du royaume.
Les préoccupations du
gouvernement se traduisirent par une visite des
forts et citadelles du Languedoc. Le Commissaire De
Fitte se présenta à la Tour de
Constance les 22 et 23 septembre 1758 et fit
enregistrer les noms des captives, avec divers
détails qui les concernaient. Les
prisonnières le trouvèrent
honnête homme, le virent touché de
leur état, et il prononça de vagues
paroles d'espérance. Son rapport nous
apprend que la Tour consistait « en deux
étages où l'on pouvait mettre quinze
lits dans chacun ». « Toutes
les femmes, dit-il, qui y sont renfermées
sont bien entretenues et ne paraissent manquer de
rien. Il y a lieu de croire qu'elles ne sont
nullement gênées. Elles n'ont aucune
plainte à formuler ». Il y avait
alors 21 prisonnières. De Fitte inscrivit
à part 20 protestantes, ajoutant qu'une
catholique (Anne Roux) était avec elles
« dans la même salle »,
et conseillant de la séparer des
« calvinistes ». La liste du
Commissaire nous apprend que depuis 1754, cinq
femmes sont mortes à la Tour, dont Marie
Béraud (1725) et Suzanne Seguin-Vedel, les
plus âgées de toutes. Les autres sont
Anne Saliège (1719), Marie Verilhac (1737)
(un acte notarié nous apprend que celle-ci
vivait encore en mars 1755), et Marie Picard
(1752). Mais Anne Gaussent (1723) et Marie
Robert-Frizol (1727) vivent toujours, captives
l'une depuis 35 ans, l'autre depuis 31, et Marie
Durand aussi, prisonnière depuis 27
ans.
Cette dernière, dont Rabaut cette
même année disait « qu'elle,
n'était point inutile à la Tour de
Constance », était en relations
directes avec Madame de Coulet. La dame avait
conseillé d'adresser un nouveau placet non
pas au Roi, ni à la Reine, mais à la
marquise de Pompadour. Marie
Durand demanda à « un
Monsieur » qu'elle ne nomme pas, de
rédiger la supplique, sans oser lui dire
d'abord à qui elle était
destinée. Mais le bénévole
secrétaire avait deviné, car le
placet, dont on a retrouvé une copie, ne
peut s'adresser qu'à la Marquise, si
surprenants qu'en soient les termes. Les
prisonnières la regardent « comme
l'espérance d'Israël, et comme cette
sage et pieuse Esther qui fit tant de bien au
peuple de Dieu », comme « la
bienheureuse Marie de nos jours qui fait
renaître le Sauveur du monde en rompant les
verrous des misérables captives ».
« Le coeur de notre Monarque, lisait-on
plus loin, est un sanctuaire dont vos vertus vous
ont ouvert les avenues les plus secrètes.
Notre liberté est entre vos mains, Madame.
Donnez l'essor à votre clémence,
à votre charité, à votre
piété exemplaire. » La
pièce datée du 29 mars portait au
bas : « Pour les
prisonnières : la
Durant ».
Nous ignorons à quel personnage
la pauvre prisonnière s'était
adressée pour lui demander le secours de son
éloquence. Elle lut ces phrases, sans doute,
avec admiration, sans se rendre compte qu'un mot
d'elle et de sa naïveté était
plus touchant que tant de rhétorique. Les
captives écrivant à Madame de
Pompadour, c'est un tableau imprévu, et le
mystère dont le placet est resté
enveloppé laisserait supposer que Marie
Durand a senti vaguement l'étrangeté
de sa démarche.
À cette date les femmes de la
Tour passaient par de vives frayeurs. En
prévision d'une descente des Anglais, on
avait enfermé 700 hommes dans
Aigues-Mortes ; on « faisait le
piquet » dans la conque, on parlait d'un
siège à soutenir dans la place, et
Marie Durand se voyait
déjà exposée
« à la cruauté des
ennemis ». Cette situation avait fourni
un argument à l'écrivain qui avait
travaillé pour elle. Dans un autre placet,
qui accompagnait le premier (avec un autre encore
pour la Reine), les prisonnières suppliaient
leur Souverain « de les mettre à
l'abri de périls dont la seule idée
bouleversait leur imagination ».
Les terreurs se dissipèrent, et
la délivrance ne vint pas. Bien plus, le 28
juin 1759, Thomond enfermait encore dans la Tour
une femme de Valérargues (Gard), Marguerite
Robert-Vincent, coupable de s'être
mariée au Désert. Pourquoi
celle-là, parmi des milliers d'autres ?
Son arrivée porta à 21 le nombre des
protestantes, et ce furent toutes celles-là
qu'Anne Durand put voir à Aigues-Mortes
quand en juillet elle vint « rester un
mois avec sa tante ». Marie Durand put
donc enfin contempler cette nièce
aimée après laquelle elle avait tant
soupiré. Mais elle ne put lui montrer la
jeune Catherine Goutès qui depuis 1758
était allée habiter
Bréau.
La Tour était donc maintenant une
prison où séjournaient des
visiteurs ! Nous allons voir que les
geôliers avaient honte de la fonction qui
leur était imposée.
Les notaires de la ville, eux aussi,
prenaient pitié des huguenotes. Un acte
où Marie Verilhac reçoit de l'argent
de son frère (mars 1755) note qu'elle est
« détenue dans la Tour de
Constance depuis environ dix-neuf
années ». En 1758 (nov.), quand
Marie Robert-Frizol teste dans l'étude du
même notaire, on indique de même
qu'elle est prisonnière « depuis
environ trente et une années ».
Rien n'obligeait le tabellion à enregistrer
ces chiffres, et il a accepté de les
écrire sur ses registres comme des protestations
ouvertes,
auxquelles il s'associait.
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