Il nous reste à raconter huit années de souffrance, pendant
lesquelles nous verrons Saint-Florentin s'opposer jusqu'au dernier
moment au mouvement qui entraîne le siècle vers la tolérance et
l'humanité.
L'année 1760 s'ouvrit à la Tour dans des circonstances
heureuses. Marie Durand annonça à Rabaut que la délivrance était
proche : M. de Roqualte, le 2 février, avait reçu de Thomond
l'ordre de lui envoyer un état détaillé des captives, pour le porter à
Paris. Le Major étant absent, Roqualte avait chargé Marie Durand de
dresser la pièce. Il avait causé avec la prisonnière, lui avait dit
quelques nouvelles touchant la situation intérieure du royaume, et
avait ajouté qu'il donnerait dix louis pour qu'on ôtât de la Tour les
honnêtes personnes qui y vivaient et pour qu'on mît à leur place
« des impudiques ».
À la fin de l'année Anne Durand était de nouveau à
Aigues-Mortes, revenant cette fois du Vivarais, où elle était allée
s'établir. Auprès du hameau de Craux où avait habité sa grand'mère
Sautel-Rouvier, elle avait retrouvé une partie des biens maternels, et
le peu d'argent qu'elle en avait tiré allait lui permettre de dégager
les biens personnels de Marie Durand d'entre les mains de
« cruels parents » de celle-ci. Pour reconnaître ce service
et l'en dédommager, la tante dicta son testament le
25 octobre 1760 dans l'étude du notaire Crouzet. Elle faisait
héritière universelle Anne Durand et léguait 500 livres à sa jeune
amie Catherine Goutès dont l'enfance avait illuminé sa prison. Le
notaire écrivit sur l'acte que la testatrice était « détenue
prisonnière depuis l'année mil sept cent trente ». Le même jour
Anne Durand, devant le même notaire, instituait à son tour sa tante sa
légataire universelle. La mère de Catherine eut probablement la joie
de connaître le legs fait par Marie Durand à sa fille. Un compte du
boulanger indique qu'elle mourut dans les trois mois qui suivirent.
Les protestants de l'étranger ne pouvaient comprendre
comment la Tour détenait encore des prisonnières, alors que les autres
prisons, sauf celle du Brescou, étaient vides. Le Comité de Hollande
écrivit à Montpellier, en envoyant 800 livres, que ce serait « la
dernière remise ». Le correspondant donnait pour étranges raisons
que « le nombre des captives avait diminué », et que d'après
certains bruits « plusieurs de celles qui restaient pourraient
sortir, mais n'en marquaient point d'envie ». « Il y en a
même qui y sont depuis trente, quarante années qui préfèrent rester.
Tout cela ensemble marque bien qu'on ne les chagrine point... Elles
semblent pouvoir se passer de nos secours ».
À la date où cette lettre fut écrite (4 déc. 1760), il y
avait en effet dans la Tour six femmes de moins qu'en 1754, comme le
constate une liste de 1761 qui passa à Londres, et qui nomme 20
femmes. Mais depuis 1758, Anne Falguière-Goutès seule était morte, et
elle avait été remplacée par Marguerite Robert-Vincent :
La liste de 1761 ne mentionne pas Anne Roux ni une
certaine Jeanne Darbon, de Beaucaire, que Thomond fit enfermer un mois
en 1761 pour inconduite. Anne Roux était peut-être emprisonnée pour le
même motif, ce qui expliquerait le mot de Roqualte relatif aux
« impudiques » pour qui seules la Tour était faite.
En mars 1761, Anne Soleyrol, accablée d'infirmités, fit
présenter un placet à Saint-Florentin. Cette fois le ministre céda.
Comme il n'y avait contre elle que le jugement de 1738 qui la
condamnait à entrer au couvent de Mende, il « ne put s'empêcher
de penser que c'était l'avoir punie bien rigoureusement » que de
l'avoir gardée vingt-sept ans à Aigues-Mortes. Il aurait pu y songer
plus tôt, et notamment en 1749 quand le roi de Prusse avait demandé sa
grâce. Elle fut remise le 8 mai à son frère d'Alais qui se porta
caution pour elle. Françoise Sarrut-Caldié mourut la même année, entre
juillet et août, s'il faut en croire un compte du boulanger.
La maladie, alors, avait affaibli d'autres captives, qui
s'étaient endettées. Marie Durand était du nombre. En avril 1762, elle
demandait à Rabaut quelque secours. Elle venait seulement d'entrer en
possession de son bien, par une transaction qu'avait signée sa nièce.
Mais sa maison du Bouchet de Pranles était à demi ruinée et elle
voulait s'assurer, et à Anne Durand, un toit pour le jour de sa
délivrance. En août, 160 livres furent envoyées de Nîmes, et les
Demoiselles de la ville apportèrent elles-mêmes d'autres charités.
Marie Durand vivait plus que jamais dans l'espérance. Au début de
l'année, le Major Combelles, un « politique », qui avait
toujours affirmé aux captives qu'elles n'auraient
leur liberté qu'en abjurant, osa annoncer à une prisonnière, qu'il
avait employée comme servante, que ses compagnes et elle seraient
élargies sans condition, parce que le « Commandant du roi »
y travaillait de toutes ses forces. Il s'agissait du Duc de
Fitz-James, nouveau Commandant de la province, qui de Paris s'était
déjà mis en rapport avec Paul Rabaut.
Fitz-James tint ce qu'il avait promis. Le Duc de Choiseul
avait, peu auparavant, fait libérer un galérien de Nîmes par le roi,
sans en informer Saint-Florentin ; on pouvait donc essayer
maintenant de braver l'opposition du ministre. Fitz-James (en mai
1762) commença par libérer de sa propre autorité deux femmes :
Marie Vidal-Durand et Marguerite Robert-Vincent. Elles avaient été
écrouées en 1737 et en 1759 en vertu d'ordres émanés de Commandants
militaires de la province ; il estima qu'exerçant la même charge,
il pouvait annuler ces décisions. Un peu plus tard, il adressa à
Saint-Florentin un Mémoire en faveur de quatre autres prisonnières
dont nous ne savons pas les noms.
Saint-Florentin, blessé encore du coup que lui avait
porté Choiseul, répondit que le Roi n'avait jamais jugé à propos de
faire mettre en liberté aucune des femmes de la Tour, mais il ajouta
cependant : « Je prendrai volontiers des éclaircissements au
sujet des quatre prisonnières en question ». Il était persuadé
toutefois que rien ne serait fait par le Roi tant que durerait la
guerre, attendu que les protestants n'avaient profité des événements
politiques que pour « s'entretenir dans la fausse idée de
tolérance, et multiplier leurs contraventions ». Fitz-James porta
ce refus à la connaissance du Major d'Aigues-Mortes qui en fut
« foudroyé », mais n'en dit rien aux
prisonnières, tellement que Marie Durand crut favorable la lettre
qu'il avait reçue de Paris.
Les préliminaires de la paix furent signés à la fin de
cette année 1762. Le Duc de Bedford, plénipotentiaire anglais, fut
prié par Rabaut de s'intéresser en particulier aux seize prisonnières.
Mais Saint-Florentin refusa nettement de lui rien accorder.
Les comptes du boulanger, qui ne sont pas très sûrs, car
ils nous révèlent que les noms des captives mortes ou libérées
n'étaient pas toujours « rayées au registre » à la date
exacte, nous apprennent qu'en 1763, et avant août, Anne Gaussent
(1723), Jeanne Auquier-Bastide (1752) et Anne Roux ont disparu de la
Tour. Les deux premières sûrement sont mortes dans la prison. Anne
Gaussent, prise dans l'assemblée des Multipliants, était restée
quarante ans captive, et quittait ce monde à 85 ans.
Les prisonnières se plaignirent cette année que les
« charités communes » se fussent extrêmement refroidies. L'une
d'elles, Françoise Barre-Anton, se fit apporter 75 livres par l'un de
ses fils, et lui en donna quittance devant notaire. L'acte dressé (29
juillet 1763) contient une formule plus étrange que celles que nous
avons déjà pu lire : la femme y est dite : « résidant
en la Tour de Constance en qualité de prisonnière ».
Marie Durand et Marie Vey-Goutet, les seules Vivaroises
de la Tour, qui ne recevaient rien de leurs quartiers, demandèrent à
Valence « qu'on émût pour elles la charité de « Madame
Boissy ». Cette dernière, femme d'un docteur en médecine des
environs de Vernoux (Ardèche), était originaire de la banlieue de
Nîmes, d'où elle avait apporté à son mari le
domaine d'Anglas, domaine dont le nom resta dans la famille. La
requête de Marie Durand lui parvint, et elle y répondit par une visite
qu'elle fit elle-même à la Tour en 1763, amenant avec elle son jeune
fils, le futur conventionnel, qui n'avait pas encore sept ans. Boissy
d'Anglas devait épouser une Michel, de Nîmes, dont la grand'mère était
née dans la Tour d'une prisonnière huguenote ; il eut donc des
raisons particulières pour rester fidèle à ce souvenir d'enfance. Il
le fixa plus tard en un récit animé dont certains détails, que nous ne
relèverons pas, ne sont pas exacts. Il raconte qu'il vit dans la Tour
« beaucoup de lits placés à la circonférence de chacune des deux
salles », le feu au centre de chaque salle, la fumée du bas
s'échappant par le soupirail du haut, celle du haut par l'ouverture de
la plate-forme. Il regarda avec admiration cette Marie Durand, que
venait assister sa mère, « extrêmement pieuse, pleine de raison
et de lumière, et pour laquelle les autres prisonnières avaient une
très grande considération, quoique plusieurs fussent plus âgées
qu'elle ».
L'année 1764 apporta aux prisonnières un secours de 500
livres que le Comité d'Amsterdam, revenant sur ses intentions de 1760,
avait encore consenti à envoyer. Il restait quinze captives, et la
lettre d'envoi portait ces mots qui marquent la compassion de ces
frères étrangers, impuissants devant des rigueurs
incompréhensibles : « J'observe que parmi nos soeurs il s'en
trouvé près de la moitié dont le grand âge annonce leur prochaine
délivrance ».
Ce « grand âge » de tant de captives était
cause justement, disait-on à Aigues-Mortes, qu'on ne pouvait les rendre
à la liberté. Ou bien on craignait qu'elles ne dussent recourir à la
charité publique, ou bien on ne voulait pas avoir à leur rendre des
biens confisqués depuis trop longtemps. Marie Durand expliquait tout
cela à Paul Rabaut en termes obscurs. Elle savait que les
« principaux de la ville », et aussi le Père Gardien des
Cordeliers s'attendaient à voir réussir les efforts de
Fitz-James ; le greffier d'Aigues-Mortes disait même :
« nous travaillons pour cela ». Mais on répétait que
« quelqu'un » (l'intendant peut-être) contrecarrait le
Commandant militaire. Ces secousses constantes rendaient plus malades
des femmes déjà épuisées : « Notre santé est fort altérée à
presque toutes, écrivait Marie Durand. Au nom des entrailles de la
divine miséricorde, donnez-vous tous les soins possibles pour nous
arracher de notre sépulcre affreux ».
Rabaut n'épargnait rien, et dans les travaux croissants
que lui imposait son rôle de porte-parole des protestants de tout le
royaume il pensait à ses soeurs de la Tour. Il fit présenter un placet
pour elles au nouveau Gouverneur du Languedoc, le Comte d'Eu, quand
celui-ci vint présider les États de la province (déc. 1764). Neuf mois
plus tard, les promesses du Gouverneur ayant été sans effet, les
captives demandaient à Rabaut, de les lui rappeler. L'année 1765
s'écoula donc, aussi vaine que les précédentes, imposant à Marie
Durand une suprême amertume ; sa nièce, en Vivarais, se laissa
séduire par un catholique et l'épousa devant le prêtre. Une
consolation vint pourtant à la triste prisonnière. Un nouveau
Lieutenant du roi, M. de Canetta, vint administrer la place
d'Aigues-Mortes. « Il était aussi bon que M. de Roqualte »,
mais il assura qu'il allait agir plus
vigoureusement que ce dernier, et auprès d'un Commandant du Languedoc,
nouveau également, le Prince de Beauvau.
Le Prince de Beauvau avait alors 45 ans, c'était un soldat qui avait
fait ses preuves. Catholique fervent, il était aussi un de ces hommes
« sensibles » que la philosophie du siècle avait ouverts à
une large tolérance. Il vint en Languedoc présider à Montpellier
quatre ans de suite les États de la province, accompagné, à ce qu'il
semble, de la Princesse, née Rohan Chabot, « sensible »
comme lui, qui le secondait dans ses oeuvres de charité.
C'est à Beauvau que revient l'honneur d'avoir libéré les
dernières prisonnières d'Aigues-Mortes. Mais, pour atteindre son but,
on va voir qu'il lui fallut user d'une longue persévérance,
contrairement au témoignage - souvent reproduit - de son neveu le
Chevalier de Boufflers. Boufflers, brillant, frivole et
scandaleusement libertin, qui avait 26 ans en 1766, entra plus tard à
l'Académie Française et y prononça en 1805 l'éloge du Prince. Il
raconta dans cette pièce, en quelques pages fort belles et
dramatiques, comment ayant suivi son oncle aux États de Montpellier il
arriva avec lui le 11 janvier 1767, devant la Tour de Constance.
Beauvau avait obtenu de Saint-Florentin la faveur de libérer quatre
femmes. Mais il ouvrit la porte de la prison aux quatorze prisonnières
qui y languissaient. Le ministre « blâma cette conduite qu'il
traita d'abus de confiance et enjoignit au
Commandant de réparer sa faute (en incarcérant à nouveau les
femmes) ; autrement il ne répondait pas de la conservation de sa
place ». La réponse du Prince à Saint-Florentin, continue
Boufflers, « fut que le Roi était le maître de lui ôter le
commandement que S. M. avait bien voulu lui donner, mais non de
l'empêcher d'en remplir les devoirs suivant sa conscience et son
humanité. Et les choses en restèrent là ».
Les souvenirs de la Maréchale Princesse de Beauvau,
recueillis et mis en ordre par Madame Standish son arrière
petite-fille (1872), reproduisent ce récit, qu'ils semblent même
copier, et y ajoutent quelques détails précis. Il semble impossible
que Boufflers ait inventé le conflit qui dressa Beauvau contre
Saint-Florentin, et les pages de la Princesse prouvent que l'événement
était resté dans la famille une tradition vénérée. Cependant, si dans
l'ensemble le témoignage de Boufflers demeure recevable, le tableau
saisissant de la visite de Beauvau à la Tour est une oeuvre en grande
partie imaginée, que le neveu a écrite pour la gloire de son oncle.
Les faits sont moins beaux, et nous ne pouvons ici que les rapporter
tels qu'ils résultent en particulier de la correspondance officielle
de Saint-Florentin.
Le nouveau Lieutenant Canetta, informé dès son arrivée à
Aigues-Mortes des inutiles démarches de son prédécesseur en faveur des
captives et touché lui-même de leur situation, prit la peine de se
rendre aux États de Montpellier (janvier 1766) pour dire à Beauvau ce
qu'il avait vu, et le supplier de vider la Tour. Quelques mois après,
il écrivait au Prince et à la Princesse pour hâter leur intervention.
Il « soulageait alors les femmes de toutes les
faveurs qui dépendaient de lui », et leur montra même les lettres
qu'il venait de rédiger. Marie Durand, en écrivant ces nouvelles au
pasteur de Ganges, Gal-Pomaret (16 juin), lui demandait naïvement
d'envoyer à la Tour pour ce bienveillant Commandant une hémine
(mesure) de pois chiches (de la valeur de quelques sols) qu'elle
voulait lui offrir, afin qu'il voulût bien encore écrire au Prince
avant qu'il ne revînt en Languedoc. Elle parlait au pasteur, toujours
de la misère qui allait croissant dans la Tour. La Hollande devait
donner, à la fin de l'année, 600 livres pour Aigues-Mortes et Brescou,
mais le Languedoc se refroidissait d'année en année :
« Priez Dieu pour nous qu'il fortifie notre foi et notre
espérance. Aidez, s'il vous plaît, à nous soulager jusqu'à ce que le
Seigneur ait mis fin à nos peines, soit par notre liberté, soit par la
grande libératrice ! »
La Tour, au milieu de 1766, enfermait quatorze femmes
dont nous rappellerons les noms et l'âge, en notant la date de leur
incarcération:
Marie, Robert-Frizol
(1727)
74 ans
Marie Durand
(1730)
51 ans
Marie Vey-Goutet
(1735-37)
67 ans
Catherine Rouvière-Marcel
(1739)
76 ans
Suzanne Bouzige-Bourret
(1739)
82 ans
Madeleine Nivard-Savanier
(1739)
77 ans
Suzanne Pagès
(1739-41)
46 ans
Marie Roux-Chassefière
(1745)
66 ans
Clarisse Domergue-Martin
(1750)
61 ans
Françoise Barre-Anton
(1750)
73 ans
Gabrielle Guigue-Matthieu
(1751)
Jeanne Bermond
(1752)
62 ans
Elisabeth Maumejan-Armaingaud
(1752)
64 ans
Madeleine Pilet-Sinsens (Molines)
(1752)
61 ans
En juillet, Beauvau, rentré à Paris, écrivit à Saint-Florentin pour
le prier d'obtenir du Roi la grâce de « quelques femmes détenues
à la Tour de Constance » et de quelques galériens. Le ministre,
répondit par un refus (2 août), fondé comme toujours sur la fréquence
des assemblées protestantes. Il ne fallait pas que des libérations
accréditassent « la fausse opinion d'une tolérance que S. M.
n'était nullement disposée à accorder ». Mais Saint-Florentin
sentait qu'il ne pouvait plus s'opposer aussi fermement que par le
passé à un mouvement général qui le pressait chaque jour davantage, et
il accordait cette fois plus qu'il n'avait jamais fait :
« Cependant, disait-il, S. M. a pensé que s'il y avait à la Tour
de Constance quelque femme âgée qui consentît à donner une déclaration
par écrit, portant qu'elle se repent d'avoir contrevenu aux ordres de
S. M., qu'elle en demande pardon, et qu'elle promet de ne plus tomber
dans une contravention, l'on pourrait lui rendre sa liberté ».
Quelques jours plus tard, Court de Gébelin (le fils
d'Antoine Court), qui, de Paris, tenait Rabaut au courant des
événements, l'avisait que l'un des chefs de la province du Languedoc
(Beauvau) « avait obtenu la liberté des prisonnières. On y a mis
des restrictions, ajoutait-il, mais cela vaut mieux que rien ».
Cette large interprétation de la lettre de Saint-Florentin venait de
Beauvau lui-même. Négligeant ce que le ministre avait exigé touchant
l'âge des captives à libérer, il ne s'arrêta qu'à
l'engagement que Saint-Florentin avait réclamé d'elles. Il avertit
Canetta. Celui-ci, à ce qu'il semble, n'obtint d'abord la promesse
stipulée que deux captives seulement : Elisabeth Maumejan et Mlle
de Sinsens, qui n'étaient pas parmi les plus âgées. Beauvau alors, de
sa propre autorité, sans en référer au ministre, envoya à Canetta
l'ordre de relâcher les deux femmes, qui sortirent de la Tour le 30
septembre. Ce ne fut qu'après leur élargissement, qu'il informa
Saint-Florentin de sa décision.
Le ministre lui répondit en termes fort surpris et un peu
amers (21 oct.) : il avait interprété comme une ferme volonté du
roi ce qui n'était que l'annonce d'une disposition ; il aurait
fallu soumettre à la Cour une liste des femmes âgées, y joindre les
déclarations exigées d'elles ; alors, le roi aurait choisi dans
le nombre, et vraisemblablement d'autres femmes que les deux dont
parlait Beauvau ; après quoi encore les captives désignées n'auraient
été délivrées que par un brevet signé du roi. Enfin Saint-Florentin
observait que seuls les Princes du sang possédaient le droit (que
Beauvau venait d'usurper) de donner des ordres dans leurs
gouvernements quoi qu'ils en fussent absents. Au surplus il se
reconnaissait à demi vaincu, car il ne réclamait pas que les deux
femmes relâchées fussent reprises. Bien au contraire, il
ajoutait : « C'est la bonté de votre coeur qui vous a fait
illusion dans les circonstances présentes. Comme ce sentiment vous
fait désirer que S. M. exerce encore sa clémence envers quatre autres
prisonnières, si vous voulez me marquer leurs noms, j'en rendrai
compte à S. M. et en même temps des déclarations par écrit qui doivent
avoir été fournies par la Delle Sinsens
et la nommée Maumejan et que je vous prie de m'envoyer ».
Le ton de cette lettre refroidit un instant le zèle de
Beauvau. Il avait fait annoncer à la Tour que deux autres captives
(qu'il nommait) seraient libérées le 1er novembre, et que deux autres
libérations suivraient encore « dans peu de jours » (c'était
là les quatre femmes dont parle le ministre). Il expédia aussitôt un
contre-ordre, et les deux malheureuses furent retenues. Rabaut, qui le
5 novembre annonce de Nîmes à Court de Gébelin que deux femmes ont été
élargies quatre jours auparavant, semble avoir été trompé par une
lettre qui sera partie trop tôt d'Aigues-Mortes : les comptes du
boulanger ne permettent pas de supposer que deux captives ont quitté
la Tour le 1er novembre.
Les deux femmes si brutalement déçues étaient
probablement « Frizole » et Marie Durand, qui avaient subi
la captivité la plus longue. Voici en effet ce qu'écrivait au début de
1768 le Major Groslée à l'intendant, auprès duquel Marie Durand et
Marie Vey se plaignaient amèrement d'être retenues contre tout
droit : « Il est vrai que la Durand fut avertie à peu près
dans le temps qu'elle dit que M. le Prince de Beauvau avait obtenu son
élargissement, et pour une nommée Frizole, et que ces deux
prisonnières ont cru ne l'être plus (prisonnières). Mais M. de Beauvau
ayant adressé, le courrier suivant, à M. de Canetta un ordre contraire
pour empêcher la sortie de ladite Durand et Frizole, je m'y
conforma ».
Bien qu'il eût cédé, le Prince s'estimait sûr de la
victoire finale, et il le déclara à la fin de 1766 à Montpellier,
quand il y revint pour les États, qui s'ouvrirent le
27 novembre. Le 4 janvier 1767, l'intendant du Languedoc, envoyant à
Saint-Florentin un placet en faveur d'un galérien religionnaire, lui
écrivait en effet d'un ton très assuré : « Le Roi pourrait
peut-être lui pardonner, comme il va faire à quelques femmes ».
Canetta avait promis aux prisonnières qu'il irait à
nouveau aux États solliciter encore le Prince pour elles. Il lui
apporta donc en décembre 1766 de nouvelles précisions, peut-être aussi
de nouveaux engagements signés par d'autres captives, et Beauvau, de
Montpellier, expédia à Saint-Florentin les pièces qui venaient de lui
être remises, en lui désignant encore quatre femmes, qu'il tenait pour
particulièrement dignes de pitié, ou dont il avait en main la
soumission.
Le ministre lui répondit aussitôt (3 janv. 1767)
« Le Roi a été touché de la longue détention que la
plupart de ces femmes ont subie, et que cependant elles ont méritée
par leur désobéissance à ses ordres et par leur persévérance dans
leurs erreurs... ». La suite dut vivement décevoir le Prince, car
le ministre se contentait de confirmer par un brevet régulier de grâce
la liberté rendue au deux prisonnières que le Commandant avait fait
élargir le 30 septembre précédent. Accorder un pardon pareil aux
quatre femmes dont parlait maintenant Beauvau, ce serait, disait-il,
en termes toujours pareils, « accréditer la fausse opinion de la
tolérance, qui n'a déjà fait que trop de progrès ».
Saint-Florentin, après cette déclaration catégorique d'apparence,
s'ouvrait cependant à une nouvelle concession. « Pour prévenir,
ou du moins diminuer cet inconvénient, S. M., toujours portée à la
clémence, a décidé que dans quatre ou cinq mois on pourrait faire sortir
une de ces prisonnières, qu'après un intervalle à peu près semblable
on en mettrait une autre en liberté, et qu'on pourrait en user de même
par rapport aux deux autres ».
Quand Beauvau reçut cette lettre, les États du Languedoc
étaient clos depuis trois ou quatre jours (ils s'achevèrent le 5
janvier), et il est à supposer qu'il l'avait lue lorsque le 11
janvier, comme le raconte Boufflers, il arriva à cheval avec son neveu
au pied de la Tour de Constance. Un concierge empressé (le Major
Groslée sans doute) les reçut à l'entrée, les conduisit par un
escalier tortueux dans la salle supérieure (où, donc, les captives
étaient réunies). « Le Commandant, dit Boufflers, eut peine à
contenir son émotion. Je vois encore [ces infortunées] à cette
apparition subite tomber toutes à la fois à ses pieds, les inonder de
pleurs, essayer des paroles et ne trouver que des sanglots, puis
enhardies par nos consolations, nous raconter toutes ensemble leurs
communes douleurs. La plus jeune de ces martyres était âgée de plus de
cinquante ans, elle en avait huit quand elle avait été arrêtée allant
au prêche avec sa mère, et sa punition durait encore (il s'agit de
Suzanne Pagès, arrêtée à 19 ans, et qui en avait alors 46) ».
Boufflers, qui parle de 14 prisonnières, a retenu le
chiffre de captives qui a été donné à Beauvau au début de 1766. Deux
femmes étaient sorties le 30 septembre ; un compte du boulanger,
qui malheureusement n'est pas détaillé, laisse deviner qu'une captive
est morte en décembre. Il ne restait donc dans la Tour, lors de la
visite du Prince, que 11 femmes. Un compte de l'intendance nous
apprend que Canetta, le 20 janvier 1767, a fait
fournir le pain « à 9 prisonnières ». Si donc Beauvau a dit
aux malheureuses qui l'imploraient : « Vous êtes
libres ! », il n'a pas délivré immédiatement 14
protestantes, il n'a pas même élargi les quatre dont Boufflers prétend
que son oncle avait obtenu la grâce avant de quitter Versailles, mais
il semble assuré qu'il en a libéré deux, et il est bien possible,
comme le veut Boufflers, qu'il ait libéralement fourni d'argent ces
deux dernières - et aussi leurs compagnes.
Ce fut sans doute ce second coup d'audace, commandé au
Prince par le spectacle qu'il eut sous les yeux, qui lui valut de
Saint-Florentin la lettre menaçante que résume - ou cite - Boufflers,
lettre que le Ministre aurait écrite sans la communiquer au Conseil,
et qui n'est pas mentionnée par conséquent dans les Registres du
Secrétariat.
Il nous plaît de croire que Beauvau, comme le veut
Boufflers, répondit dignement à Saint-Florentin, se refusant net à
faire incarcérer de nouveau les deux femmes, et qu'il traça alors la
phrase vigoureuse et vengeresse que son neveu propose à notre juste
admiration.
Quelles sont les trois prisonnières qui manquaient dans
la Tour à la fin de janvier 1767 (une morte, deux libérées par
Beauvau) ? Elles doivent être cherchées parmi les cinq
suivantes : Frizole, Catherine Rouvière, Françoise Barre,
Gabrielle Gigue, et Jeanne Bermond, les quatre premières très âgées,
et la dernière infirme. Les neuf qui restaient, parmi lesquelles
étaient deux de celles que nous venons d'énumérer, durent se soumettre
à la loi qu'avait dictée Saint-Florentin. Beauvau quelle qu'ait été la
pitié qu'il avait pour elles, ne put les libérer
que lentement, soit de lui-même, soit par l'intermédiaire du ministre,
tout au long des deux années qui suivirent sa visite, et quelques-unes
moururent pendant cette suprême et tragique attente. Nous ne savons
plus rien maintenant, de l'histoire de la Tour, que quelques dates
égrenées.
En juin 1767 la mort prit Suzanne Bouzige ou Madeleine
Nivard, toutes deux étaient très âgées. Le 9 février 1768 Marie Durand
et Marie Vey se croyaient oubliées (et à cette date Frizole avait
disparue de la Tour). Marie Durand fut libérée le 14 avril. Elle avait
souffert plus de 37 ans. Marie Vey sortit aussi, mais l'ordre de levée
d'écrou ne nous est pas resté. Le 12 septembre, cinq femmes vivaient
encore dans la prison. Deux moururent (dont Clarisse Domergue).
Beauvau continuait ses démarches, usant de listes qu'il ne réussissait
pas à tenir à jour, et quand arrivèrent à Aigues-Mortes, les brevets
du 28 octobre qui graciaient Suzanne Bouzige et Madeleine Nivard,
Canetta répondit que l'une des lettres était inutile « puisque
celle pour qui elle était, était morte depuis dix-huit mois ». En
expédiant ces deux pièces, Saint-Florentin avait été d'une naïve
cruauté, qui le peint au vif : « Ce n'est qu'avec beaucoup
dé peine, écrivait-il à l'intendant, que S. M. s'est portée à faire
cette grâce (à ces femmes). Vous voudrez bien leur en faire sentir
toute l'étendue, et leur faire recommander de ne pas s'en rendre
indignes par leur conduite, faute de quoi elles s'exposeraient à une
nouvelle punition ». On se souviendra qu'il s'agissait de deux
protestantes que la date indiquait comme âgées de 84 et 79 ans, et
comme ayant subi 29 ans de captivité.
Le 11 décembre enfin, sur la demande de Beauvau, dont le
nom reste par conséquent lié encore à la dernière libération, le roi
accorda leur grâce à Marie Roux et à Suzanne Pagès qui seules
restaient encore à la Tour. Elles furent relâchées le 27 décembre, une
de leurs soeurs ayant quitté la prison quelques semaines auparavant,
sans doute sur ordre direct du Prince.
Ces sorties successives furent sans éclat parmi les
hommes, comme l'avait été la vie de fidélité obstinée des pauvres
captives. C'est une vraie tristesse de ne pouvoir suivre jusqu'à leur
mort, ou jusqu'à leur liberté, quelques-unes de ces quatorze dernières
victimes d'une politique religieuse que les moeurs ne supportaient
plus. Frizole, par exemple, mourut-elle à la Tour, ou put-elle revoir
les champs auxquels elle avait été arrachée quarante et un ans
auparavant ? Saint-Florentin s'était conduit en politique raffiné
en étendant sur deux années des grâces qu'il prévoyait inévitables.
Elle passèrent à peu près inaperçues, même dans le protestantisme, qui
vivait dans la joie de la tolérance à peu près acquise.
Il restait à Montpellier, des envois d'Amsterdam, 220
livres que Rabaut compta aux trois dernières prisonnières. Un an plus
tard, il remettait, de la part du Comité de Genève, quatre louis à
Suzanne Pagès et à Marie Roux-Chassefière. Marie Durand retourna au
Bouchet de Pranles, pour s'y voir contester son bien par sa nièce
apostate. En 1772, Rabaut obtint pour elle, du Consistoire
d'Amsterdam, une pension viagère de 200 livres. Elle vivait alors avec
Goutète (Marie Vey), se transportait deux fois par année, à grand
effort, aux cultes du Désert. Elle mourut au commencement de septembre
de l'an 1776, à 61 ans.
La gloire obscure des prisonnières d'Aigues-Mortes, et
tout spécialement des femmes de la Tour de Constance, est de celles
qui ne trouvent leur récompense qu'auprès de Dieu. Ce serait offenser
leur mémoire que de la cultiver en y mêlant de l'amertume ou une
mauvaise colère. On ne s'étonnera pas cependant si nous relevons comme
une véritable insulte à leur souvenir l'attitude d'une femme auteur,
Madame Juliette Adam, qui, cherchant la foi, la foi catholique, est
venue la demander aux murailles d'Aigues-Mortes, à celles même de la
Tour de Constance, où elle a voulu contempler « la chapelle de
Saint-Louis » qui servait, au XVIIIe siècle, de « corps de
garde de nuit » pour les soldats geôliers. Elle ne savait pas
sans doute ce que le catholicisme avait fait de ces murs sous Louis
XIV et sous Louis XV, au temps où « les Évêques étaient des
diables » ; elle aurait dû cependant ne pas l'ignorer, et ce
n'est pas là que nous enverrons les âmes en quête des grandeurs de
l'Eglise romaine.
Mais nous voudrions voir entrer dans ces salles, sombres
et humides, et se pencher sur le RÉSISTEZ de la margelle, les Français
qui se laissent abuser par tant de fragiles propos ressassés contre le
protestantisme.
On dit qu'il n'est acceptable qu'à l'esprit des
Anglo-Saxons ou des Germains. Nous n'avons vu ici que des habitants du
Vivarais, du Haut-Languedoc, des Cévennes, ou des environs de Nîmes,
de cette ville « romaine » comme pas une autre dans le
monde, Rome exceptée. On dit qu'il est une religion aristocratique, à
laquelle demeurera toujours rebelle l'âme populaire, et
surtout l'âme paysanne. Nous n'avons suivi dans la Tour à peu près que
de pauvres gens, et des gens de la terre. On dit que ce christianisme
sans rites ou presque, sans sacrements nécessaires, sans culte
imposant et sans sacerdoce, demeure impuissant à discipliner la vie
humaine. Nous avons montré, « tenant » trente et quarante
ans dans ce cercueil de pierre, des huguenotes qui n'eurent d'autre
prédication que la Bible, d'autre prêtre que Jésus Christ, d'autre
rite que l'agenouillement, d'autre sacrement que la prière. Elles
n'auront pas souffert en vain si elles apprennent aux siècles qui ont
la liberté, la force invincible de la foi évangélique.
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