PAUL RABAUT
Apôtre du Désert
.
CHAPITRE V
I. - PAUL RABAUT ET SON
MINISTÈRE
1741-1750
« La
moisson est si grande que si le Seigneur
ne suscite pas un plus grand nombre
d'ouvriers, il est impossible que ceux
qu'il a déjà suscités
ne succombent sous le poids. »
(Lettres
de Paul Rabaut à Antoine Court, I,
101).
|
De retour en France après ses
rapides études à Lausanne, Paul
Rabaut, qui devait devenir un illustre serviteur de
Dieu, fort, des conseils et des encouragements de
ses maîtres, s'engage à fond, en
février 1741, dans son ministère du
désert, interrompu pendant six mois.
Bien qu'il ait été
précédé par des pionniers de
valeur, Jacques Roger, Corteiz, Antoine Court et
d'autres, il n'en reste pas moins une énorme
tâche à remplir : le
protestantisme à réveiller et
à maintenir contre la persécution, -
les divisions et les schismes à
prévenir ou apaiser -, le permanent souci
des malheurs ou des défaillances des
églises, - les rapports avec les
autorités diverses, - une
correspondance très active, - c'est plus
qu'il n'en faut pour écraser un
homme.
Accablant dès le début,
son ministère se complique dans la suite, au
fur et à mesure qu'il est connu et que son
influence s'étend, l'heure vient où,
par la force des choses, ses vertus et ses talents
attirent l'attention sur lui, au point
qu'auprès des pouvoirs publics et des
puissances étrangères, il passe pour
le représentant et, en quelque sorte, le
pape du protestantisme.
Il lui faut faire face à
tout : aux sermons, aux assemblées, aux
instructions de la jeunesse, aux visites
pastorales, aux mariages, aux baptêmes
à grande distance, aux réunions
Synodales, à son foyer, à des
voyages, à des consultations sur des cas de
conscience, à des entrevues, aux
Mémoires pour les églises, les
prisonniers, les galériens, aux attestations
pour les fugitifs en quête de gagne pain
à l'étranger
(1). Et, en outre
de ses relations épistolaires avec ses
collègues et une foule de solliciteurs, il
écrit très fréquemment
à ses chauds amis de Lausanne, surtout
à Antoine Court qu'il tient au courant de ce
qui se passe dans les Églises, dans les
Assemblées, dans les Synodes. Il lui envoie
même la copie des suppliques qu'il adresse en
haut lieu et des circulaires qu'il reçoit du
ministre, des intendants, des commandants de
troupes. Et cependant, au milieu de cette vie si
occupée qu'il traîne partout sous le
glaive, il trouve moyen de publier une
édition du catéchisme
d'Osterwald ; car, la jeunesse,
pépinière de l'avenir, est pour lui
l'objet d'une vive sollicitude. Pour ne point
succomber sous le poids, ne fallait-il pas la force
qui vient de Dieu ?
Paul Rabaut a d'autant plus de
mérite qu'il est de faible constitution.
À plusieurs reprises il se plaint de sa
santé. En 1746, il est atteint par la
maladie pendant deux mois. Sédentaire, il se
porterait assez bien ; les courses
l'épuisent. « Depuis qu'il me
faut voyager, je suis très souvent
malade »
(2).
Mais précisons les faits.
Des Assemblées, il en convoque
tant qu'il peut et partout, où il
peut ; car il s'agit de réveiller les
morts ; sans Assemblées, plus de
cultes, plus de foi, plus de vie, plus de
revendications de la justice et du droit, - la
mort ! Il écrit à Antoine
Court : « Outre les foires
publiques, j'en tiens beaucoup de
particulières ; et Dieu sait avec quel
plaisir je m'emploie à l'ouvrage qui m'est
imposé »
(3).
Il ne connaît pas, il ne veut ni
connaître, ni respecter les lois opprimant la
conscience ; la conscience n'est pas du
domaine de l'administration. Du début
à la fin, sans cesse, il proteste contre la
proscription du culte public, contre la tyrannie
royale, le culte étant de droit et comme le
symbole de la liberté ; ce qui lui
attire une grosse affaire avec Armand, chapelain de
Hollande qui, lui, veut entraîner les
églises à se contenter du culte
privé, en renonçant au culte public.
Il tient bon et, de haute lutte, l'emporte. Mieux
valait encore tous les périls des
Assemblées que l'étouffement de la
conscience et de la liberté.
Profondément convaincu que, seul, le culte
public peut empêcher le protestantisme de se
fondre et de s'évanouir ; que, seul, il
peut dissiper le mensonge « qu'il n'y a
plus de protestants en France », mensonge
qui dispensait l'Europe de s'inquiéter de
gens qui n'existent pas, - il ne cède
à aucune considération, à
aucune menace ; il est inflexible sur ce point
capital ; et, envers et contre tous et
toujours, il soutient que le régime des
Assemblées est la condition de la victoire.
Tandis que le chapelain de Hollande ne songe, en
préconisant leur suppression, qu'à
apaiser les colères royales, Paul Rabaut
calcule les grosses conséquences qui en
résulteraient pour les églises :
la fin de tout lien, de toute solidarité
entre les fidèles, de toute
communion fraternelle. Et il est
aussi énergique contre quelques pasteurs
Suisses, hostiles aux Assemblées, que contre
Armand, qui va même jusqu'à menacer
Paul Rabaut des tribunaux !
Il a encore de rudes luttes à
soutenir contre un grand nombre de ses
fidèles qui trouvent parfaitement
légitime de se rendre en armes aux
Assemblées. Non, non,
répète-t-il ; point
d'armes ; d'abord, parce que la tentation
serait trop forte d'en user et, le cas
échéant, de livrer bataille, et qu'il
en résulterait alors un
désastre ; puis, parce que ce serait
contraire à l'esprit chrétien, et
qu'il est écrit : « Remets
l'épée dans le fourreau »,
« Priez pour ceux qui vous
persécutent ». Il a affaire
à des gens exaspérés par tant
de forfaits et il a grand'peine à les
convaincre. S'adressant aux intendants et aux chefs
de corps, il leur déclare que, si on
persiste à les exaspérer, il ne
pourra plus les retenir et que le feu des camisards
risquera de se rallumer.
Les Assemblées, foyer central de
la vie du désert, continuent de se tenir et,
qui plus est, de plus en plus nombreuses.
« L'esprit soufflant où il
veut », un réveil
général se produit, les protestants
cachés sous l'effroi, ou les soi-disant
convertis, s'enhardissent, reparaissent, même
la craintive bourgeoisie ; c'est une reprise
de vie.
Le Clergé fait entendre des
plaintes amères contre la
mollesse de la répression et les intendants
les transmettent à Versailles. Si Versailles
semble se relâcher, il n'y a pas de sa
faute ; Versailles ne fut jamais coupable d'un
excès de douceur ; tout simplement, les
dragons sont occupés ailleurs ; ou
bien, on redoute quelque nouveau soulèvement
de 1702, dont les souvenirs sont encore vivants et
terrifiants.
Voilà pourquoi Paul Rabaut
profite de ce laisser-aller provisoire pour faire
entendre partout, avec ses collègues, la
Sainte Parole à des milliers
d'auditeurs.
Ce n'est pas qu'il y ait rien de
changé dans les vieux édits, toujours
en vigueur, quoique momentanément
inappliqués, ni dans la politique de la
Cour, diplomatiquement assoupie. Le terrible
Édit de 1724 n'a point été
révoqué et il suffit d'un
« don gratuit » du
Clergé, du retour des dragons dans leurs
casernes, ou du simple caprice d'un Intendant, pour
déclencher à nouveau cette
législation barbare.
Il est peut-être opportun d'en
remettre quelques articles sous les
yeux :
Ministres et Prédicants, punis de
mort ;
Assistance aux Assemblées punie
des galères perpétuelles pour les
hommes -, de la Tour de Constance pour les
femmes ;
Mêmes sanctions contre ceux qui
reçoivent les pasteurs,
facilitent leur émigration par guide ou
argent, ou ne les dénoncent
pas ;
Interdiction de tout exercice du culte,
sous peine de subir les mêmes
châtiments, avec maison rasée et
confiscation de biens ;
Défense, sous peine de 6.000
livres d'amende, d'envoyer les enfants hors du
Royaume et ordre, sous peine de fortes amendes, de
les faire baptiser dans les vingt-quatre
heures.
Ordre de mener tous les jours les
enfants à la messe, au catéchisme et
aux écoles, jusqu'à quatorze
ans ;
Rapt des enfants
réfractaires :
Obligation aux médecins,
apothicaires, chirurgiens, de prévenir les
curés lorsque les malades sont en danger et
aux parents d'introduire les curés
auprès des malades et de les laisser seuls
avec eux. - Si les malades repoussent l'hostie et
qu'ils guérissent, ils sont bannis à
perpétuité ; s'ils meurent, ils
sont traînés sur la claie.
Restent encore deux articles, les plus
odieux celui qui stipule que, « sur un
mot du curé, tout nouveau converti sera
déclaré relaps, mis à mort,
ses biens vendus, sa maison rasée, ses
enfants enlevés » ;
Et celui qui confère au
prêtre le droit de pénétrer
seul dans les maisons, de prendre un à un
les membres de la famille, de négocier en
maîtreavec la femme...
« C'est immonde !... »
s'écrie Michelet
(4).
Nul n'ignorait que ce cruel Édit,
qui fit jadis tant de victimes, pouvait, remis en
vigueur, en faire encore autant. Aussi, les
pasteurs du Désert ne se fient pas au calme
trompeur dont ils jouissent ; et, tout en
profitant de ce semblant de tolérance, Paul
Rabaut leur conseille d'observer sans cesse une
extrême prudence ; le premier, il leur
en donne l'exemple, puisque, grâce à
sa vigilance, à ses changements de
gîte, à ses déguisements,
à ses pseudonymes, à ses cachettes,
et aussi à sa garde du corps, à ces
jeunes gens dévoués qui se seraient
jetés au feu pour lui, il ne fut jamais
pris.
En 1742, n'ayant encore que vingt-cinq
ans d'âge et un an de ministère, Paul
Rabaut est assez apprécié pour
être nommé modérateur-adjoint
du Synode dont Claris est modérateur.
Déjà se dessinent ses facultés
supérieures et son ascendant sur ses
collègues
(5). Il ne cesse
pas de témoigner la plus
grande déférence
à Antoine Court et de lui narrer, comme
à un directeur spirituel, sans
négliger même le détail, tous
les faits importants de sa vie et de la vie des
Églises. C'est ainsi qu'il lui expose tout
ce qui s'est passé dans l'assemblée
synodale. Elle a décidé notamment
d'établir un lien de solidarité entre
les Cévennes et le Languedoc, et de
convoquer un Synode national pour mettre fin au
triste schisme de Boyer
(6) qui, - sous
le feu -, durait depuis dix ans à cette
date. Après avoir résumé
toutes les délibérations, Paul Rabaut
annonce que le quartier qui lui est échu a
seize lieues de longueur, de la Calmette à
Saint-Pargoire et qu'il a, de temps en temps, la
satisfaction de constater que Dieu bénit son
ministère : « Je vois
déjà une abondante moisson. Oh !
si j'avais une faucille comme la
vôtre ! » (10 juin
1742).
Pour accroître ses connaissances,
des livres lui sont nécessaires. Se les
procurer est difficile. Aussi imagine-t-il, les
biais les plus ingénieux. Il suggère
l'idée de lui envoyer dans un baril à
double fond le Nouveau Testament,
de Beausobre et Lenfant, en feuilles, ou la
Religion protestante une voie sûre au salut,
par Chilinworth, et d'ajouter, s'il y a de la
place, un ouvrage récemment paru, du docteur
Stakouse, qui défendait le sens
littéral de l'Écriture
(7)..
Dans cette existence d'action,
coupée de péripéties
tragiques, Paul Rabaut réserve donc une
part, à l'occasion, pour l'étude et
la théologie : il veut être un
digne conducteur du peuple protestant.
Mais ses loisirs pour lire et
méditer sont rares. « En vain,
vous le dirais-je, écrit-il à Antoine
Court le 16 décembre 1743, il faut le voir
pour le croire, on ne nous laisse presque pas un
moment de repos, il faut être en campagne la
nuit et le jour, soit pour visiter des malades,
soit pour bénir les mariages, soit pour
baptiser des enfants. La prédication est ce
qui nous occupe le moins bien qu'il faille
prêcher très souvent ». Ce
n'était pas un surmenage
momentané ; car, dans les années
suivantes, il raconte que, tout en étant
surchargé des mêmes travaux et
d'autres analogues, il est obligé de
composer un grand nombre de sermons nouveaux pour
satisfaire le « troupeau qui ne dit
« jamais : c'est assez »
.....
« Souvent je n'ai pas eu le
temps de prendre ni les aliments nécessaires
pour ma subsistance, ni le repos dont j'aurais eu
besoin pour réparer mes forces
épuisées
(8) ».
Tant il est vrai que Paul Rabaut est absorbé
par la tâche d'entretenir partout, au
Désert, la tradition, les pratiques, le
culte et le feu sacré de la
Réforme !
De son côté, Antoine Court,
la pensée fixée sur la France, rend
les plus grands services aux Églises, soit
en temps de persécution, soit en temps de
calme. Il centralise entre ses mains les affaires
protestantes; il protège et place les
réfugiés, réchauffe la
sympathie des étrangers, correspond avec les
pasteurs de France, leur prodigue ses conseils et
reçoit, en retour, des communications
fréquentes sur tout ce qui se passe chez
eux. « Il faut, écrit-il à
Paul Rabaut, trouver le temps de me tenir
régulièrement au courant de ce qui
s'accomplit dans les Églises ». Et
quand Paul Rabaut, empêché par mille
soins, retarde un peu ses lettres, Antoine Court
lui adresse de, doux reproches auxquels Paul Rabaut
répond, le 16 décembre 1743, par la
plus touchante protestation :
« Penseriez-vous que je vous eusse
oublié parce que j'ai gardé un si
long temps le silence ? Une telle
imagination pourrait-elle monter
dans votre esprit ? Quoi ! un ami comme
vous qui sait aimer avec tant de
délicatesse, un ami que j'aime comme
moi-même, le principal, le premier de mes
amis, que je l'eusse oublié ! Oh !
plutôt m'oublier moi-même. Non, je ne
suis point capable d'une telle
infidélité ; j'ai
été et je suis souvent
indisposé, hors d'état de faire la
moindre chose »
(9)...
Maintes fois, il s'excusait,
alléguant toujours les mêmes causes,
la santé, la multiplicité des
affaires et des occupations.
Par ce qui précède, on a
vu que la vie reprenait partout ; jusqu'en
1744, le protestantisme a été
disloqué, faible, timide ; maintenant,
il met largement à profit le calme qui lui
vaut la guerre de la succession d'Autriche. Les
Églises se ressaisissent, se
reconstituent ; on en compte bientôt 17
en Normandie, 20 au Poitou, 10 en Rouergue et
Guyenne, 8 dans le Montalbanais, 60 en Languedoc.
Aussi, après un fructueux voyage dans le
Midi, Antoine Court pourra dire :
« Les Églises ne sont pas
« mortes, elles veulent
vivre. »
Le fonctionnement synodal, interrompu
depuis quelques années, recommence
(10) ;
l'espoir se ranime,
- cet espoir de délivrance, que
jamais aucune traverse, aucune calamité ne
peut arracher du coeur des Réformés,
- espérant contre toute espérance,
tant ils avaient la conscience de leurs bons droits
et foi en l'invincible
vérité.
Que les temps sont changés,
à l'heure présente ! Quelle
différence avec les premières
années de la restauration du culte !
Alors, à peine quelques personnes
avaient-elles le courage d'assister à des
réunions secrètes ; mais
maintenant, c'est par milliers qu'on les compte
dans les Assemblées et les Assemblées
elles-mêmes se tiennent maintenant n'importe
où, jusque dans le voisinage des villes, au
vu et su de tous. On vit même alors Paul
Rabaut traverser librement les rues de Nîmes.
Recommandation est faite aux Intendants de fermer
les yeux. Les temps sont critiques pour le
gouvernement qui, par politique plutôt que
par principe, prêche la douceur et la paix
à tout le monde. Les Huguenots, sans doute,
à la suite des persécutions, ne sont
plus qu'une infime minorité, mais une
minorité redoutable quand elle est
acculée à la dernière
extrémité et que l'exaltation
religieuse s'empare d'elle. Aussi le mot d'ordre
actuel est-il d'user de ménagements,
d'éviter avec soin tout ce qui risquerait de
froisser la fibre religieuse. Il est essentiel,
pour le moment, qu'aucune prise d'armes ne fasse
diversion, à l'intérieur, aux graves
préoccupations du dehors.
Grand est le soulagement des
Églises ; elles respirent plus à
l'aise ; elles semblent renaître,
à une vie nouvelle.
Paul Rabaut peut écrire à
Antoine Court cette lettre d'enthousiasme
religieux : « Je voudrais de tout
mon coeur que vous fussiez, le dimanche matin, au
chemin de Montpellier, lorsque nous faisons quelque
Assemblée. Vous verriez, autant que votre
vue pourrait s'étendre, le long du grand
chemin, une multitude étonnante de nos
pauvres frères, la joie peinte sur le
visage, marchant avec allégresse pour se
rendre à la maison du Seigneur. Vous verriez
des vieillards courbés sous le faix des
années et qui peuvent à peine se
soutenir, à qui le zèle donne du
courage et des forces et qui marchent d'un pas
presque aussi assuré que s'ils
étaient à la fleur de leur âge.
Vous verriez des calèches et des charrettes
pleines d'impotents, d'estropiés, ou
d'infirmes, qui, ne pouvant se délivrer des
maux de leur corps, vont chercher les
remèdes nécessaires à ceux de
leurs âmes. J'ai été
témoin de ce spectacle et je n'ai pu le voir
sans en répandre des larmes de
joie. » (11).
Et lorsque, peu de mois après,
Antoine Court revient en France,
cédant aux pressantes sollicitations de Paul
Rabaut, il s'extasie de même sur le
réveil si profond et si
général des Églises. Rentrant
de sa tournée pastorale dans les Provinces,
il s'écrie : « Quelle
consolation ne fût-ce pas pour moi, de me
trouver dans des Assemblées de 10.000
âmes, aux mêmes lieux où,
à peine, dans les premières
années de mon ministère, j'avais pu
assembler 15, 30, 60, tout au plus 100
personnes ! »
Dès que le danger pressant cesse
et que, provisoirement au moins, les Édits
restent lettre morte, on voit revenir les
pusillanimes de toutes les classes sociales qui,
regrettant leurs défaillances,
déploient d'autant plus de zèle
qu'ils ont plus manqué à leur
conscience. Maintenant, « gentilshommes,
avocats, médecins, marchands, armés
de sièges, accouraient aux
Assemblées » ; on y voyait
même des catholiques qui s'en retournaient
fort édifiés. Aussi Paul Rabaut se
sent-il ému comme si l'on eût presque
touché au triomphe !
Jamais les pasteurs n'ont
été aussi occupés ; on
les appelle à cinq, six lieues de distance,
pour faire des baptêmes ; et, à
peine sont-ils libres, que, par exprès, on
les appelle ailleurs. « La moisson est si
grande que, si le Seigneur ne suscite un plus grand
nombre d'ouvriers, il est impossible que ceux qu'il
a déjà suscités, ne succombent
pas sous le poids »
(12). Il y a
deux ans à peine que presque tous les
mariages et les baptêmes ne se faisaient
qu'à l'Eglise par les curés ;
maintenant, pas un ; on ne requiert plus que
le ministère des pasteurs.
On le fait même avec un certain
apparat, comme si on y était autorisé
par les lois du royaume. On va jusqu'à orner
les enfants de rubans et de fleurs, et l'on voit de
brillants cortèges les accompagner au
baptême.
Seulement, les pasteurs ne suffisent
plus à la tâche. Ils ne sont que
trois, Paul Rabaut, Pradel, Clément, pour
tout le Bas-Languedoc. Cela ressort de la lettre du
17 mars 1744, où Paul Rabaut annonce
à Court qu'il dresse pour lui l'État
du Protestantisme dans son quartier et l'invite
à presser ses deux collègues d'en
faire autant.
Le clergé naturellement s'irrite,
s'indigne de cette recrudescence de zèle. On
cite, parmi les évêques les plus
exaltés, ceux de Lavaur, d'Uzès, de
Toulouse, de Castres, de Nîmes. L'un disait,
en parlant des Réformés :
« Ces gens ne gardent plus aucune mesure
dans leur façon d'agir et de
parler » : et un autre :
« Les choses sont à un point
qu'elles deviendront irrémédiables,
si on tarde davantage... » En effet, les
mariages, les baptêmes, en 1744, se faisaient
par fournées, au
Désert et se consignaient
sur des Registres ou sur des Bulletins
spéciaux. Mais la persécution
saccageait et détruisait ces actes
(13).
Les Évêques se plaignent et
les prêtres ne réclament rien de moins
que l'exécution littérale de
l'Édit de 1724. Ils accusent les Protestants
de « lever le masque par l'assurance de
l'impunité » et « cela
augmente tous les jours »
(Évêque de Castres à
Richelieu).
Non contents de ces dénonciations
et pour mieux exciter les pouvoirs publics, un
prêtre compose et fait circuler un Cantique
anonyme ; en même temps, il
répand la nouvelle qu'il est l'oeuvre des
protestants et qu'ils le chantent dans leurs
Assemblées. Or, voici la première
strophe.
- O Dieu, le Fort, Arbitre de la Guerre,
- Fais triompher les armes d'Angleterre
- Donne puissance et victoire à son
roi,
- Le défenseur de ta divine loi.
Et le reste, à l'avenant. Aussitôt,
tous les pasteurs du Languedoc, par la plume de
Paul Rabaut, adressent à Richelieu une
énergique protestation contre cette
manoeuvre odieuse, contre ce
« cantique
exécrable » qu'on leur impute
faussement...
« Nous vous jurons, devant le
souverain scrutateur des coeurs, qui punira un jour
les parjures et les hypocrites, que ce n'est point
parmi les protestants qu'a été
fabriqué l'exécrable cantique qu'on
leur attribue. Leur religion ne commande rien plus
fortement que l'obéissance et la
fidélité au
Souverain ».
Richelieu n'ignore donc pas leurs
dispositions ; mais il n'en augmente pas moins
les mesures de rigueur, pour être
agréable au Clergé.
Le cantique de l'imposteur avait paru en
août 1744. C'est à ce moment
précis que les Protestants tenaient un
Synode national, le quatrième « au
Désert » ; près de
Lédignan. Michel Viala du Haut-Languedoc en
est le modérateur, et Paul Rabaut qui n'a
que 26 ans, le modérateur-adjoint ;
Antoine Court y assiste, à titre officieux.
Depuis longtemps, il était vivement
pressé par Paul Rabaut de visiter les
Églises de France : Votre ancien
troupeau vous conjure, par ma plume, d'avoir
pitié de lui ; il réclame votre
ministère ... Oh ! si les
fidèles voyaient au milieu d'eux leur cher
pasteur qu'ils ont tant aimé, quelle
joie ! Si votre simple lettre a produit tant
d'effet, quels effets ne produirait pas votre
présence !
(14)
Antoine Court finit par se rendre
à de telles instances. Il sait d'ailleurs,
combien son intervention serait utile pour le
règlement d'importantes affaires et, d'une
manière générale, pour
imprimer une vive impulsion à la vie des
Églises. La réunion du Synode a
été, pour Paul Rabaut, une raison de
plus de renouveler son appel, ce qui explique la
présence de Court parmi les membres du
Synode.
Une des questions à l'ordre du
jour est l'apaisement de certain schisme qui
désole les Églises, le schisme de
Boyer, pasteur, en révolte contre la
discipline ; le schisme de Boyer remonte
à une douzaine d'années ; car,
jusque-là, ni Paul Rabaut, ni deux Synodes,
ni deux révocations, n'ont pu en venir
à bout et il a pris de telles proportions
qu'il en résulte de graves désordres
dans les Églises. L'Évangile en
souffre ; la doctrine est atteinte ; et
même la conduite de l'homme prêtait
à de vives accusations ; ce pasteur
s'était formé un parti nombreux,
passionné, intransigeant ; des troubles
incessants agitaient les troupeaux. Lamentables
divisions sous les yeux de l'ennemi ; deux
régiments du même corps
d'armée, se battant entr'eux devant
l'adversaire, en pleine bataille, ne produiraient
pas un effet plus scandaleux
(15).
Paul Rabaut en est navré. Il
l'est aussi par la jalousie de quelques-uns de ses
collègues, par les oppositions haineuses qui
lui sont faites ; et il compte beaucoup, pour
rétablir l'ordre et la paix, sur la haute
raison et l'éloquence de son ami Court. Il
se propose de l'entretenir de bien des choses et se
promet, en outre, la grande joie de revoir celui
qui, si fraternellement à Lausanne, l'avait
comblé de son affection et de ses
conseils.
Son espérance n'est point
trompée : Antoine Court devient
l'inspirateur du Synode et exerce un grand
ascendant sur les délibérations. Il
réussit à terminer le schisme,
à resserrer les liens relâchés
de la discipline, à éteindre les
rivalités, « à enraciner la
fidélité au roi ».
Lui-même, demeurant quelque temps en France,
visite un grand nombre d'Églises et
préside un peu partout des
Assemblées, prêchant la fermeté
dans l'épreuve, l'espérance dans
l'avenir. Son concours est d'autant plus
précieux que la pénurie des pasteurs
est plus grande. En septembre 1744, Paul Rabaut lui
écrit : « Quel
« vide je sens, quand nous ne sommes pas
ensemble ! (Court n'était pas encore
reparti pour Lausanne). il me semble que je
n'existe qu'à demi et qu'une partie de
moi-même m'a été
arrachée ; je serais venu vous joindre
très volontiers, mais le pouvais-je au
milieu de tant d'occupations ? Oh ! quel
fardeau pour mes faibles
épaules ! Hier au
soir, je bénis vingt-six mariages,
c'était tout de Provençaux. Demain,
j'en bénirai aussi un nombre
considérable. Comme j'aurai une nombreuse
assemblée et une quantité
extraordinaire de communiants, j'ai prié
notre très cher frère, M. Roger, de
m'aider à administrer la Sainte
Cène ».
Chose à remarquer et qui confirme
toutes les assurances de soumission données
par les Réformés, le Synode national
de 1744 décrète un Jeûne dans
toutes les Églises, « pour la
conservation de la personne sacrée de Sa
Majesté, pour le succès de ses armes,
pour la cessation de la guerre, et pour la
délivrance de l'Eglise ». En
second lieu, le Synode ordonne aux pasteurs
« de faire un sermon sur cette parole de
Tite II, 9 :
« Avertissez le fidèle
d'être soumis aux Princes et aux
magistrats », afin d'incliner le peuple
à la fidélité au Souverain
(16). En outre,
on adresse au Roi, au nom de tous les protestants,
une Requête où l'on implore la fin des
sévices, où l'on s'engage en
revanche... à ne plus traiter de
matières de controverse dans les
Assemblées et même... à ne plus
évoquer les souffrances du
passé ! Et cela, dans un langage humble
et suppliant que les libres citoyens
d'une libre démocratie
seraient tentés de taxer de faiblesse, sinon
de courtisanerie.
Vaines protestations de
fidélité, vaines prières de
rapporter les Édits cruels ; la
persécution reste implacable ; mais
l'illusion des Réformés reste
irréductible ; ils s'obstinent dans
l'attente d'une prochaine délivrance. Cet
indestructible espoir est la nuée lumineuse
qui les conduit et les soutient au Désert,
le phare qui les attire au port ; principe
d'ardeur et d'action que ce profond espoir.
Ils croient candidement que le roi
ignore leurs souffrances, et que, s'il les
connaissait, il y mettrait fin. De là, leurs
innombrables Mémoires, Placets,
Suppliques ; si le monarque n'y fait pas
droit, c'est qu'on les confisque en chemin. Et,
sans cesse, ils recommencent leurs envois, dans la
pensée qu'un jour une de leurs supplications
tombera entre ses mains.
Mais le fanatisme ne lâche pas prise, et
il remord de plus belle, après un moment
d'accalmie. C'est ce qu'on vit le lendemain de la
bataille de Fontenoy, 11 mai 1745. Il est
ravivé, comme d'habitude, par
l'Assemblée générale du
Clergé et son don gratuit, au retour des
troupes royales dans la Province, Richelieu
n'ignore ni les pacifiques dispositions des
protestants, ni leur idéal de
liberté, ni leurs
Mémoires, ni leur indignation
soulevée par le cantique scandaleux, que,
calomnieusement, on leur attribue. Il ne se montre
pas moins hostile à leur égard ;
il subit la pression cléricale ;
politique avant tout, il estime qu'il est habile de
fléchir et d'écraser iniquement le
faible. Et, docile aux exigences du clergé,
il donne des ordres pour une application
sévère des ordonnances ; de
nouveau, les Prédicants s'enfuient au loin,
se cachent, recommencent leurs Assemblées
secrètes ; et Paul Rabaut quitte
Nîmes, reprenant sa vie errante et
périlleuse.
L'année 1745 est une année
mauvaise entre toutes ; les pires
persécutions reparaissent : fatigues et
privations du Désert, tragiques surprises,
implacables condamnations. Heureusement, le Synode
de 1744 avait remis de la vaillance dans les
âmes ; la ferveur religieuse
bouillonne ; plus on est harcelé, plus
on agit. Paul Rabaut, comme un
général d'armée, se porte sur
tous les points, soufflant l'enthousiasme et la
bravoure. C'est une question de vie ou de
mort ; il est des défaites qui sont la
fin d'un peuple ; il s'agit de tenir bon, plus
que jamais.
De leur côté, les
persécuteurs semblent décidés
à en finir. Citadelles, couvents,
galères se remplissent de victimes ; la
lutte bat son plein ; on résistera
quand même, la victoire est au bout. C'est la
foi du Chef, de cet illustre serviteur de la
conscience chrétienne, et cette foi, il la
communique au Protestantisme
entier, dont il est adoré. On le vit bien,
quand le bruit courut que les dragons avaient
réussi à le cerner ; ce fut un
cri général. chacun d'accourir, trois
ou quatre mille Nîmois, hommes et femmes,
volent auprès de lui, armés de
fusils, de fourches, de bâtons, pour le
défendre jusqu'à la mort. (23 juin
1745.)
Le déchaînement des fureurs
cléricales et soldatesques n'empêcha
pas la tenue d'Assemblées formidables :
« L'on me mande de Montauban,
écrit Paul Rabaut à Antoine Court,
que les protestants y donnent des marques
extraordinaires de zèle ; ils font des
Assemblées de 30.000 personnes. Un dimanche
du mois dernier, on y bénit 181
mariages ; le dimanche suivant, 60 et celui
d'après, 14 » ; chiffres
qu'on croirait grossis par la distance, mais qui
n'en laissent pas moins pressentir le plus
vigoureux élan. C'est cette même
année qu'a lieu, à Grenoble, le
supplice de Roger, vénérable pasteur
de soixante-dix ans, le premier rentré en
France après l'exil de la Révocation,
le premier à avoir, en 1708, visité
et réveillé les Églises
terrifiées, qui, dans le silence de la peur,
semblaient disparues. C'est de lui que date leur
renaissance après la tempête,
renaissance poursuivie en 1715 par Antoine Court,
à la mort de Louis XIV, et couronnée
par la restauration du régime
Synodal.
Jacques Roger est un des plus ardents et
des plus dévoués
prédicants du Désert. Un de ses
jeunes collègues, Louis Ranc, venait
d'être arrêté à Livron et
il lui écrit pour le préparer
à son supplice « Pauvre enfant,
que je voudrais être à ta place !
Arrêté à son tour, Roger
répond à l'officier qui l'interroge
sur son identité : « Je suis
celui que vous cherchez depuis trente-neuf
ans ; il était temps que vous me
trouvassiez ». Il est condamné,
suivant le dispositif de l'Édit de 1724,
ainsi que Louis Ranc ; preuve évidente
que si cet abominable Édit sommeillait
parfois, il vivait toujours.
Roger fait preuve, avant de mourir d'une
sérénité splendide,
rayonnement d'une âme qui s'envole vers la
patrie. En marchant à la potence, il
disait : « La voici l'heureuse
journée que j'avais si souvent
désirée ;
réjouissons-nous, mon âme, puisque
c'est l'heure où tu entres dans la joie de
ton Seigneur »
(17)
De telles morts, loin d'effrayer les
autres prédicants, leur donnent la soif du
martyre.
Paul Rabaut communique en ces termes cet
événement à son ami
Court : ... « Ce fut le 22 mai qu'il
reçut cette glorieuse couronne qu'il avait
tant désirée. Peu de temps avant sa
capture, il avait eu une maladie
de laquelle il croyait mourir, et ce qui
l'affligeait extrêmement, c'était que
Dieu ne lui fit pas l'honneur de l'appeler à
signer de son sang la doctrine qu'il avait
prêchée. Le Seigneur voulut satisfaire
à son désir ; aussi,
témoigna-t-il être fort content qu'on
lui lut la sentence par laquelle il était
condamné à être pendu. ... Il
employa le temps qui lui restait à chanter
des psaumes et à adresser à Dieu de
ferventes prières. ... Son corps resta pendu
jusqu'au lendemain qu'on le jeta dans
l'Isère » (18).
De tels hommes sont inaccessibles
à la crainte, et le martyre même, loin
de les ébranler, les attire. Roger avait
été l'âme et le guide des
Églises du Dauphiné,
Pour Paul Rabaut, c'est un coup
douloureux, un vaillant de moins. Mais il est
soutenu par ces deux choses qui dominent toutes les
contingences : son dévouement à
une sainte cause - et sa pleine confiance en Dieu.
Son âme éclairée de ces deux
lumières, il va de l'avant sur la route
obscure, le coeur en haut, suivi d'une troupe
animée de la même ardeur et
orientée vers le même but.
Les temps deviennent de plus en plus en
durs, malgré la longue guerre qui ne se
termine, qu'en 1748 par la paix
d'Aix-la-Chapelle. Les troupes ont maintenant des
loisirs dans leurs casernes ; on peut les
utiliser avec plus de succès contre les
huguenots désarmés et se venger des
inquiétudes qu'avait occasionnées,
pendant la guerre, la crainte bien gratuite d'un
soulèvement des Églises.
L'Édit de 1724 est
appliqué avec rigueur ; les dragons
sont partout et saccagent tout, malgré les
incessantes protestations et démonstrations
de loyalisme des pasteurs et de leurs
fidèles.
Le fanatisme ne désarme pas et le
gouvernement craint toujours la connivence des
Églises avec l'Étranger, quelque
nouvelle prise d'armes. Et pourtant les
religionnaires ne se lassent point d'affirmer que,
« si on les laisse tranquilles, ils ne
« bougeront pas ».
Par précaution, mesure
préventive, on eût voulu
éloigner les prédicants, Paul Rabaut
entr'autres, accusés d'entretenir un esprit
de révolte et d'être capable de
soulever les foules. C'était, en
particulier, la hantise du procureur du roi de la
ville de Nîmes qui eut l'étrange
idée de demander une entrevue à Paul
Rabaut. Celui-ci, très étonné,
très défiant de cette démarche
étrange, consulte ses amis de Lausanne. Ses
amis sont inquiets autant
qu'embarrassés ; ils soupçonnent
quelque piège ; refuser l'entrevue,
c'est manquer de respect ;
l'accepter, c'est peut-être
courir à sa perte. Aussi, Paul Rabaut ne se
hâte pas de répondre au
procureur ; et nous lisons dans une lettre
à Antoine Court : « J'ai
voulu avant tout être bien informé du
caractère et de la façon de penser de
l'homme en question ; et, ayant appris que
c'est un rusé politique, tout
dévoué aux Jésuites, ayant
quelques conjectures qu'il se proposait
principalement de m'engager à me retirer
dans un pays libre, j'ai différé
jusqu'ici à le voir ; je lui
écrirai, dans peu, pour l'informer qu'il y a
des difficultés à cela, et pour lui
dire qu'il peut coucher sur le papier les choses
qu'il a à me proposer ».
(19) Il le fit,
et tout en resta là.
Chaque crise nouvelle est, pour Paul
Rabaut, une occasion de grandir dans l'estime des
gens par le déploiement de ses rares
qualités de clairvoyance, de sagesse, et de
décision. De toute part, on vient le
consulter, et les Catholiques de déclarer
que « sa maison est aussi
accréditée que celle de
l'évêque ».
On lui écrit :
« Les Églises vous ont des
obligations sans nombre »...
« Ménagez vos jours,
prévenez les embûches, vivez pour les
milliers d'âmes qui vous sont
dévouées... » Et l'un de
ses collègues du Poitou affirme qu'il est
« le plus célèbre
ministre du Royaume, le vrai
conseiller, le vrai directeur des Églises
sous la Croix ».
La persécution sévissant
plus que jamais, il informe Antoine Court que, de
concert, ses collègues et lui, ont
adressé des lettres explicatives au ministre
Saint-Florentin et au duc de Richelieu, - une
requête au roi, - et il lui en envoie la
copie ; car Antoine Court tient à
être exactement au courant de tout. Paul
Rabaut lui fait part, en même temps, de
l'état des Églises du Poitou et du
Haut-Languedoc ; il centralise les nouvelles
de partout ; il suit avec sollicitude, avec
angoisse, la vie des Églises
particulières et les
péripéties de chacune ; il est
obsédé par le souci des
Églises ; « il est en mal
d'Églises », comme saint Paul qui,
après le dramatique tableau de ses
épreuves, s'écrie,
(2 Cor. XI, 28) : ...
« et sans parler du reste, mes
préoccupations quotidiennes ! le souci
de toutes les Églises ! Qui vient
à faiblir, que je n'en souffre ! Qui
vient à tomber, que je n'en aie la
fièvre ! ».
Il en est là, anxieux,
frémissant, mais prudent, pour ne pas
aggraver encore le mal par la
témérité. Les surprises
d'Assemblées avec leurs redoutables
conséquences, sont plus fréquentes et
les populations plus
exaspérées.
C'est alors qu'a lieu le massacre de la
population de Mazamet (17 mars 1745), alors que
périrent sous les balles
ou aux galères tant de malheureux,
appartenant à tous les rangs de la
société.
C'est aussi cette même
année, 12 décembre 1745, qu'est faite
la capture du ministre Mathieu Majal, dit
Désubas, « très
considéré et très
chéri ». De sanglantes
scènes suivirent, où Paul Rabaut,
intervenant, montre toute sa bravoure et tout son
ascendant sur ses coreligionnaires. Ceux-ci courent
après les dragons, pour leur arracher
Désubas qu'ils emmènent ; une
lutte s'engage ; les dragons tirent, et
Désubas reçoit un coup de
baïonnette, L'escorte conduit Désubas
à la prison de Vernoux ; le lendemain.
un tumultueux attroupement réclame sa
libération ; la troupe fait une
décharge ; 30 morts et quantité
de blessés. Alors, la montagne s'arme et
descend en masse ; l'heure est terrible, le
danger imminent. Paul Rabaut paraît, assourdi
par les cris furieux : « Nous le
voulons mort ou vif ». Il leur parle avec
l'autorité d'un maître ; il en
appelle aux principes de l'Évangile, au bon
sens, à l'intérêt
supérieur des Églises, à
l'affection qu'elles ont pour lui ; bref, il
calme la tempête, et les
révoltés retournent chez eux,
désolés, mais soumis
(20).
Les faits parlent mieux que tout :
on voit, pris sur le vif, l'esprit de
modération qui anime Paul Rabaut et aussi la
grande influence dont il jouit
auprès des foules
méridionales, si facilement inflammables.
Sans les pasteurs, plus éclairés,
plus imbus de l'esprit de l'Évangile que
leur entourage, il est à croire que,
souvent, l'indignation générale
aurait suivi son cours ; ils sont les agents
les plus actifs de l'ordre et de la
fidélité au roi. Combien n'est-il
donc pas contradictoire, aveugle, de la part du roi
et de la Cour, de supprimer les Prédicants,
c'est-à-dire ceux-là même qui,
malgré tout, maintiennent le peuple dans la
résignation à tous ses
maux !
L'intendant Lenain fait subir à
Désubas un interrogatoire dans lequel
percent ses préoccupations sur les
connivences possibles des Huguenots et de
l'étranger : « Les
Protestants ont-ils une caisse commune ? -
Ont-ils fait un amas d'armes ? - Ne sont-ils
pas en correspondance avec
l'Angleterre ? » - « Rien
de tout cela n'est vrai, répond le
patient ; les ministres ne prêchent que
la résignation et la fidélité
au roi. - « Je le sais », dit
Lenain ». On le savait, mais on ne
croyait pas à leur
sincérité ; quand on manque
soi-même à sa parole, on
soupçonne volontiers les autres d'y manquer
également.
Devant cette recrudescence de la
persécution, les Synodes redoublent de
zèle, prescrivent la convocation des
Assemblées, l'assiduité aux cultes
publics, la célébration au
désert de toutes les
cérémonies
religieuses : Sainte
Cène, mariages, baptêmes. Les
dernières années de cette
période, à partir de 1745, marquent
pour les Églises un accroissement
d'afflictions. Inexorables sont la Cour de Grenoble
et le Parlement de Montpellier, ne laissant rien
passer et infligeant le maximum des peines :
femmes battues de verges, tour de Constance et
citadelles remplies d'une multitude de femmes
innocentes, 200 galériens, pendaisons
incessantes des Prédicants et des
Ministres : Pierre Durand, Ranc, Jacques
Roger, Désubas.
C'est au plus fort de cette lutte que
parait une Apologie des Protestants de France sur
les Ministres, les Assemblées du
Désert, etc. En même temps,
paraît aussi en Hollande un volume de La
Chapelle sur la Nécessité du culte
public. Paul Rabaut, sous l'inspiration d'Antoine
Court, représente, dans une lettre à
l'Intendant Lenain, tout ce qu'on fait souffrir aux
Protestants dans leur culte, leurs biens, leurs
enfants, leurs personnes ; il fait observer
que les pasteurs, jusqu'ici, les ont maintenus dans
la patience et la fidélité, mais que,
si l'on continue à les blesser au vif, il
est à croire qu'il n'aura plus d'action sur
eux. Un grand mémoire de plaintes est remis
à Lenain pour la Cour ; on y expose les
douleurs, sans nombre et sans nom, infligées
aux Huguenots... « Tout cela rend
l'état des Protestants « plus
malheureux que celui d'aucun des peuples
« qui vivent
aujourd'hui sur la terre... »
Plaintes dédaignées qui
ont le même sort que toutes les
précédentes et toutes celles qui
suivirent. Mais l'illusion de l'espérance
est tenace chez les victimes. Les malheureux
persécutés ne cessent de croire au
parfait amour du roi pour ses sujets dissidents et
rien ne peut leur faire sortir de l'esprit
l'idée que, si l'on manque à leur
égard de justice et d'humanité, c'est
tout simplement qu'on laisse le roi dans
l'ignorance de l'état des choses, que leurs
plaintes réitérées lui sont
cachées, et qu'à son insu, contre son
gré, on les martyrise.
Certes, s'ils n'eussent
été vraiment fidèles, - comme
Paul Rabaut ne cesse de le leur recommander, - que
de fois, pendant les expéditions
guerrières du monarque, ils auraient pu
créer des ennuis, des embarras, à
l'intérieur ! Notamment dans la guerre
de 1746, lorsque 40.000 Autrichiens et
Piémontais, soutenus par une flotte Anglaise
ont pris Gênes et Nice, et occupent la
Provence ! Malgré leurs souffrances,
ils n'en ont pas même l'idée et les
ennemis repassent le Var le 2 février 1747.
Tout ce que font, les protestants Français,
c'est d'adresser au roi un nouveau Placet de
fidélité, continuant de croire
à son attachement pour eux, pendant qu'il
continue de les écraser.
La terreur redouble, en effet, jusqu'en
1750. Antoine Court qui, en vue de son ouvrage sur
les Églises, recevait de Paul Rabaut et de
toute la France protestante des
informations détaillées,
déclare dans un Mémoire historique
que, depuis 1744, il y eut plus de 600 prisonniers
protestants, plus de 800 condamnés à
diverses peines, plus de 300 condamnés, par
le Parlement de Grenoble, à mort, aux
galères ou au fouet et, de 1746 à
1752, 1.600 Huguenots furent condamnés aux
galères perpétuelles, pour...
« crime
d'Assemblée ».
Autant que de ces horreurs, Paul Rabaut
souffre moralement des divisions qui ont repris,
qui ne savent pas faire trêves, même en
ces temps d'exceptionnels malheurs ; il
souffre aussi des petitesses, des calomnies, des
attaques dont il semble que son magnifique
dévouement devrait le préserver. Il
en a des accès d'amère tristesse, de
découragement. Un incident, surtout, lui
occasionna le plus vif chagrin et lui attira de
gros ennuis : certaines de ses lettres
écrites à Antoine Court et où
il avait dû mettre des notes, des
appréciations intimes sur quelques
personnes, furent indiscrètement
décachetées et
dévoilèrent des secrets exclusivement
destinés à son ami ; coup de
théâtre, grande rumeur,
polémique violente,
désagréments de toute sorte, ce qui
lui fit écrire dans une heure
d'accablement... « On me donne tant de
chagrin que la vie me devient odieuse et que je
n'avais jamais autant été
tenté de quitter le pays que je ne le suis
aujourd'hui. De grâce, mon cher et tendre
ami, faites-moi part de vos judicieux conseils...
Ennemis au dehors, ennemis au dedans,
persécutions ouvertes, menées
secrètes, calomnies, injures, haines, c'est
là une partie de ce que j'éprouve et
qui m'est d'autant plus fâcheux que je n'y
étais pas accoutumé. Veuille le
Père des lumières me montrer ce que
je dois faire et me donner la force de le
suivre ! »
Ce n'est pas la première fois
qu'il définit de telles plaintes. Comment un
pasteur si éminent rencontre-t-il autour de
lui tant de manques d'égards, tant
d'hostilité ? Dans une autre occasion,
il verse sa douleur dans le sein de son ami :
quelques jeunes proposants, et les discussions d'un
Synode l'ont profondément blessé...
« Mon esprit s'aigrit toutes les fois que
je considère avec combien de passion les
choses se passent parmi nous ; et il y a
longtemps que je serais venu vous joindre, si la
crainte de manquer à mon devoir ne m'avait
retenu. Si tout ceci continue, il faudra bien se
déterminer à prendre ce
parti... » (21)
Un jour même, la pensée lui
vient de fonder une colonie de 500 religionnaires
et il s'informe à cet effet, auprès
de Court, de ce qu'est le
Duché de Brunswick,
où le prince offre des conditions
très avantageuses aux émigrants
Français. Mais c'est chaque fois, chez lui,
un mouvement d'humeur passager plutôt qu'un
projet réel, mûri et
arrêté. Sa conscience, au dernier
moment, ne lui eût pas permis d'abandonner
les Églises, où il avait
été et où il devait être
encore si utile. La voix du devoir, en lui,
refoulait toujours les voix inférieures. Et
sa digne compagne, Madeleine Gaidan, « ma
Rachel », comme il l'appelle,
l'encouragea fortement à poursuivre, dans
son vaste champ de travail, l'oeuvre que Dieu lui
avait confiée.
Il demeure donc
héroïquement, jusqu'au bout, pour son
Dieu et pour son Église, dans cette dure vie
de privations, de fatigues, de périls,
qu'exprime laconiquement l'exergue de son
cachet : « Né à
pâtir et à mourir ».
Sa femme et ses enfants lui inspirent
aussi de vives préoccupations. Si on les lui
enlevait ! Si sa chère Madeleine
était jetée dans la sombre Tour de
Constance ! Si ses chers petits,
arrachés du foyer, étaient
emportés dans un couvent, à tout
jamais perdus de corps et d'âme ! Il en
a le frisson. « Je ne trouve plus de
maisons pour placer nos enfants... Je suis toujours
fort en peine pour trouver des retraites, soit pour
moi, soit pour mes enfants et nous sommes
presqu'à la rue tous nos gens sont
épouvantés. » Son tendre
coeur de père
(22), aux
prises avec les austérités du devoir,
- telle est la tragédie se déroulant
dans sa grande âme -, ne voulant sacrifier,
ni son amour paternel, ni sa mission
pastorale ; violemment combattu, un jour
tenté de fuir, un jour sommé de
mourir à son poste : « Mon
coeur est attaché à la poudre de nos
sanctuaires et je m'en laisserai arracher
qu'à la dernière
extrémité ».
Il ne retrouve de paix que dans
l'obéissance absolue à la voix divine
et quand il a mis ses enfants en lieu sûr,
à l'étranger. Leur mère,
foncièrement associée à la
destinée de son mari, reste attachée
au sol, se cachant à Nîmes, ou le
suivant de retraite en retraite, dans les
contrées les plus sauvages et dans les
réduits les plus primitifs, subordonnant
leur vie, l'un et l'autre, aux capricieuses
fluctuations de la politique, de la Cour, et du
fanatisme du Clergé.
Cela nous conduit à la seconde
période du Désert, de 1750 à
1762, toujours une persécution sans merci et
une espérance sans éclipse. Comme les
anciens prophètes, les Huguenots marchaient
à la lumière de
« l'Éternel », vers le
but, dans l'obscurité des
événements.
|