Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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PAUL RABAUT

Apôtre du Désert


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CHAPITRE V
I. - PAUL RABAUT ET SON MINISTÈRE
1741-1750

« La moisson est si grande que si le Seigneur ne suscite pas un plus grand nombre d'ouvriers, il est impossible que ceux qu'il a déjà suscités ne succombent sous le poids. » (Lettres de Paul Rabaut à Antoine Court, I, 101).

 

De retour en France après ses rapides études à Lausanne, Paul Rabaut, qui devait devenir un illustre serviteur de Dieu, fort, des conseils et des encouragements de ses maîtres, s'engage à fond, en février 1741, dans son ministère du désert, interrompu pendant six mois.

Bien qu'il ait été précédé par des pionniers de valeur, Jacques Roger, Corteiz, Antoine Court et d'autres, il n'en reste pas moins une énorme tâche à remplir : le protestantisme à réveiller et à maintenir contre la persécution, - les divisions et les schismes à prévenir ou apaiser -, le permanent souci des malheurs ou des défaillances des églises, - les rapports avec les autorités diverses, - une correspondance très active, - c'est plus qu'il n'en faut pour écraser un homme.

Accablant dès le début, son ministère se complique dans la suite, au fur et à mesure qu'il est connu et que son influence s'étend, l'heure vient où, par la force des choses, ses vertus et ses talents attirent l'attention sur lui, au point qu'auprès des pouvoirs publics et des puissances étrangères, il passe pour le représentant et, en quelque sorte, le pape du protestantisme.

Il lui faut faire face à tout : aux sermons, aux assemblées, aux instructions de la jeunesse, aux visites pastorales, aux mariages, aux baptêmes à grande distance, aux réunions Synodales, à son foyer, à des voyages, à des consultations sur des cas de conscience, à des entrevues, aux Mémoires pour les églises, les prisonniers, les galériens, aux attestations pour les fugitifs en quête de gagne pain à l'étranger (1). Et, en outre de ses relations épistolaires avec ses collègues et une foule de solliciteurs, il écrit très fréquemment à ses chauds amis de Lausanne, surtout à Antoine Court qu'il tient au courant de ce qui se passe dans les Églises, dans les Assemblées, dans les Synodes. Il lui envoie même la copie des suppliques qu'il adresse en haut lieu et des circulaires qu'il reçoit du ministre, des intendants, des commandants de troupes. Et cependant, au milieu de cette vie si occupée qu'il traîne partout sous le glaive, il trouve moyen de publier une édition du catéchisme d'Osterwald ; car, la jeunesse, pépinière de l'avenir, est pour lui l'objet d'une vive sollicitude. Pour ne point succomber sous le poids, ne fallait-il pas la force qui vient de Dieu ?

Paul Rabaut a d'autant plus de mérite qu'il est de faible constitution. À plusieurs reprises il se plaint de sa santé. En 1746, il est atteint par la maladie pendant deux mois. Sédentaire, il se porterait assez bien ; les courses l'épuisent. « Depuis qu'il me faut voyager, je suis très souvent malade » (2).
Mais précisons les faits.
Des Assemblées, il en convoque tant qu'il peut et partout, où il peut ; car il s'agit de réveiller les morts ; sans Assemblées, plus de cultes, plus de foi, plus de vie, plus de revendications de la justice et du droit, - la mort ! Il écrit à Antoine Court : « Outre les foires publiques, j'en tiens beaucoup de particulières ; et Dieu sait avec quel plaisir je m'emploie à l'ouvrage qui m'est imposé » (3).

Il ne connaît pas, il ne veut ni connaître, ni respecter les lois opprimant la conscience ; la conscience n'est pas du domaine de l'administration. Du début à la fin, sans cesse, il proteste contre la proscription du culte public, contre la tyrannie royale, le culte étant de droit et comme le symbole de la liberté ; ce qui lui attire une grosse affaire avec Armand, chapelain de Hollande qui, lui, veut entraîner les églises à se contenter du culte privé, en renonçant au culte public. Il tient bon et, de haute lutte, l'emporte. Mieux valait encore tous les périls des Assemblées que l'étouffement de la conscience et de la liberté. Profondément convaincu que, seul, le culte public peut empêcher le protestantisme de se fondre et de s'évanouir ; que, seul, il peut dissiper le mensonge « qu'il n'y a plus de protestants en France », mensonge qui dispensait l'Europe de s'inquiéter de gens qui n'existent pas, - il ne cède à aucune considération, à aucune menace ; il est inflexible sur ce point capital ; et, envers et contre tous et toujours, il soutient que le régime des Assemblées est la condition de la victoire. Tandis que le chapelain de Hollande ne songe, en préconisant leur suppression, qu'à apaiser les colères royales, Paul Rabaut calcule les grosses conséquences qui en résulteraient pour les églises : la fin de tout lien, de toute solidarité entre les fidèles, de toute communion fraternelle. Et il est aussi énergique contre quelques pasteurs Suisses, hostiles aux Assemblées, que contre Armand, qui va même jusqu'à menacer Paul Rabaut des tribunaux !

Il a encore de rudes luttes à soutenir contre un grand nombre de ses fidèles qui trouvent parfaitement légitime de se rendre en armes aux Assemblées. Non, non, répète-t-il ; point d'armes ; d'abord, parce que la tentation serait trop forte d'en user et, le cas échéant, de livrer bataille, et qu'il en résulterait alors un désastre ; puis, parce que ce serait contraire à l'esprit chrétien, et qu'il est écrit : « Remets l'épée dans le fourreau », « Priez pour ceux qui vous persécutent ». Il a affaire à des gens exaspérés par tant de forfaits et il a grand'peine à les convaincre. S'adressant aux intendants et aux chefs de corps, il leur déclare que, si on persiste à les exaspérer, il ne pourra plus les retenir et que le feu des camisards risquera de se rallumer.

Les Assemblées, foyer central de la vie du désert, continuent de se tenir et, qui plus est, de plus en plus nombreuses. « L'esprit soufflant où il veut », un réveil général se produit, les protestants cachés sous l'effroi, ou les soi-disant convertis, s'enhardissent, reparaissent, même la craintive bourgeoisie ; c'est une reprise de vie.

Le Clergé fait entendre des plaintes amères contre la mollesse de la répression et les intendants les transmettent à Versailles. Si Versailles semble se relâcher, il n'y a pas de sa faute ; Versailles ne fut jamais coupable d'un excès de douceur ; tout simplement, les dragons sont occupés ailleurs ; ou bien, on redoute quelque nouveau soulèvement de 1702, dont les souvenirs sont encore vivants et terrifiants.
Voilà pourquoi Paul Rabaut profite de ce laisser-aller provisoire pour faire entendre partout, avec ses collègues, la Sainte Parole à des milliers d'auditeurs.

Ce n'est pas qu'il y ait rien de changé dans les vieux édits, toujours en vigueur, quoique momentanément inappliqués, ni dans la politique de la Cour, diplomatiquement assoupie. Le terrible Édit de 1724 n'a point été révoqué et il suffit d'un « don gratuit » du Clergé, du retour des dragons dans leurs casernes, ou du simple caprice d'un Intendant, pour déclencher à nouveau cette législation barbare.
Il est peut-être opportun d'en remettre quelques articles sous les yeux :
Ministres et Prédicants, punis de mort ;
Assistance aux Assemblées punie des galères perpétuelles pour les hommes -, de la Tour de Constance pour les femmes ;
Mêmes sanctions contre ceux qui reçoivent les pasteurs, facilitent leur émigration par guide ou argent, ou ne les dénoncent pas ;
Interdiction de tout exercice du culte, sous peine de subir les mêmes châtiments, avec maison rasée et confiscation de biens ;
Défense, sous peine de 6.000 livres d'amende, d'envoyer les enfants hors du Royaume et ordre, sous peine de fortes amendes, de les faire baptiser dans les vingt-quatre heures.
Ordre de mener tous les jours les enfants à la messe, au catéchisme et aux écoles, jusqu'à quatorze ans ;
Rapt des enfants réfractaires :
Obligation aux médecins, apothicaires, chirurgiens, de prévenir les curés lorsque les malades sont en danger et aux parents d'introduire les curés auprès des malades et de les laisser seuls avec eux. - Si les malades repoussent l'hostie et qu'ils guérissent, ils sont bannis à perpétuité ; s'ils meurent, ils sont traînés sur la claie.

Restent encore deux articles, les plus odieux celui qui stipule que, « sur un mot du curé, tout nouveau converti sera déclaré relaps, mis à mort, ses biens vendus, sa maison rasée, ses enfants enlevés » ;
Et celui qui confère au prêtre le droit de pénétrer seul dans les maisons, de prendre un à un les membres de la famille, de négocier en maîtreavec la femme... « C'est immonde !... » s'écrie Michelet (4).

Nul n'ignorait que ce cruel Édit, qui fit jadis tant de victimes, pouvait, remis en vigueur, en faire encore autant. Aussi, les pasteurs du Désert ne se fient pas au calme trompeur dont ils jouissent ; et, tout en profitant de ce semblant de tolérance, Paul Rabaut leur conseille d'observer sans cesse une extrême prudence ; le premier, il leur en donne l'exemple, puisque, grâce à sa vigilance, à ses changements de gîte, à ses déguisements, à ses pseudonymes, à ses cachettes, et aussi à sa garde du corps, à ces jeunes gens dévoués qui se seraient jetés au feu pour lui, il ne fut jamais pris.

En 1742, n'ayant encore que vingt-cinq ans d'âge et un an de ministère, Paul Rabaut est assez apprécié pour être nommé modérateur-adjoint du Synode dont Claris est modérateur. Déjà se dessinent ses facultés supérieures et son ascendant sur ses collègues (5). Il ne cesse pas de témoigner la plus grande déférence à Antoine Court et de lui narrer, comme à un directeur spirituel, sans négliger même le détail, tous les faits importants de sa vie et de la vie des Églises. C'est ainsi qu'il lui expose tout ce qui s'est passé dans l'assemblée synodale. Elle a décidé notamment d'établir un lien de solidarité entre les Cévennes et le Languedoc, et de convoquer un Synode national pour mettre fin au triste schisme de Boyer (6) qui, - sous le feu -, durait depuis dix ans à cette date. Après avoir résumé toutes les délibérations, Paul Rabaut annonce que le quartier qui lui est échu a seize lieues de longueur, de la Calmette à Saint-Pargoire et qu'il a, de temps en temps, la satisfaction de constater que Dieu bénit son ministère : « Je vois déjà une abondante moisson. Oh ! si j'avais une faucille comme la vôtre ! » (10 juin 1742).

Pour accroître ses connaissances, des livres lui sont nécessaires. Se les procurer est difficile. Aussi imagine-t-il, les biais les plus ingénieux. Il suggère l'idée de lui envoyer dans un baril à double fond le Nouveau Testament, de Beausobre et Lenfant, en feuilles, ou la Religion protestante une voie sûre au salut, par Chilinworth, et d'ajouter, s'il y a de la place, un ouvrage récemment paru, du docteur Stakouse, qui défendait le sens littéral de l'Écriture (7)..

Dans cette existence d'action, coupée de péripéties tragiques, Paul Rabaut réserve donc une part, à l'occasion, pour l'étude et la théologie : il veut être un digne conducteur du peuple protestant.

Mais ses loisirs pour lire et méditer sont rares. « En vain, vous le dirais-je, écrit-il à Antoine Court le 16 décembre 1743, il faut le voir pour le croire, on ne nous laisse presque pas un moment de repos, il faut être en campagne la nuit et le jour, soit pour visiter des malades, soit pour bénir les mariages, soit pour baptiser des enfants. La prédication est ce qui nous occupe le moins bien qu'il faille prêcher très souvent ». Ce n'était pas un surmenage momentané ; car, dans les années suivantes, il raconte que, tout en étant surchargé des mêmes travaux et d'autres analogues, il est obligé de composer un grand nombre de sermons nouveaux pour satisfaire le « troupeau qui ne dit « jamais : c'est assez » .....

« Souvent je n'ai pas eu le temps de prendre ni les aliments nécessaires pour ma subsistance, ni le repos dont j'aurais eu besoin pour réparer mes forces épuisées (8) ». Tant il est vrai que Paul Rabaut est absorbé par la tâche d'entretenir partout, au Désert, la tradition, les pratiques, le culte et le feu sacré de la Réforme !

De son côté, Antoine Court, la pensée fixée sur la France, rend les plus grands services aux Églises, soit en temps de persécution, soit en temps de calme. Il centralise entre ses mains les affaires protestantes; il protège et place les réfugiés, réchauffe la sympathie des étrangers, correspond avec les pasteurs de France, leur prodigue ses conseils et reçoit, en retour, des communications fréquentes sur tout ce qui se passe chez eux. « Il faut, écrit-il à Paul Rabaut, trouver le temps de me tenir régulièrement au courant de ce qui s'accomplit dans les Églises ». Et quand Paul Rabaut, empêché par mille soins, retarde un peu ses lettres, Antoine Court lui adresse de, doux reproches auxquels Paul Rabaut répond, le 16 décembre 1743, par la plus touchante protestation : « Penseriez-vous que je vous eusse oublié parce que j'ai gardé un si long temps le silence ? Une telle imagination pourrait-elle monter dans votre esprit ? Quoi ! un ami comme vous qui sait aimer avec tant de délicatesse, un ami que j'aime comme moi-même, le principal, le premier de mes amis, que je l'eusse oublié ! Oh ! plutôt m'oublier moi-même. Non, je ne suis point capable d'une telle infidélité ; j'ai été et je suis souvent indisposé, hors d'état de faire la moindre chose » (9)...

Maintes fois, il s'excusait, alléguant toujours les mêmes causes, la santé, la multiplicité des affaires et des occupations.

Par ce qui précède, on a vu que la vie reprenait partout ; jusqu'en 1744, le protestantisme a été disloqué, faible, timide ; maintenant, il met largement à profit le calme qui lui vaut la guerre de la succession d'Autriche. Les Églises se ressaisissent, se reconstituent ; on en compte bientôt 17 en Normandie, 20 au Poitou, 10 en Rouergue et Guyenne, 8 dans le Montalbanais, 60 en Languedoc. Aussi, après un fructueux voyage dans le Midi, Antoine Court pourra dire : « Les Églises ne sont pas « mortes, elles veulent vivre. »

Le fonctionnement synodal, interrompu depuis quelques années, recommence (10) ; l'espoir se ranime,
- cet espoir de délivrance, que jamais aucune traverse, aucune calamité ne peut arracher du coeur des Réformés, - espérant contre toute espérance, tant ils avaient la conscience de leurs bons droits et foi en l'invincible vérité.

Que les temps sont changés, à l'heure présente ! Quelle différence avec les premières années de la restauration du culte ! Alors, à peine quelques personnes avaient-elles le courage d'assister à des réunions secrètes ; mais maintenant, c'est par milliers qu'on les compte dans les Assemblées et les Assemblées elles-mêmes se tiennent maintenant n'importe où, jusque dans le voisinage des villes, au vu et su de tous. On vit même alors Paul Rabaut traverser librement les rues de Nîmes. Recommandation est faite aux Intendants de fermer les yeux. Les temps sont critiques pour le gouvernement qui, par politique plutôt que par principe, prêche la douceur et la paix à tout le monde. Les Huguenots, sans doute, à la suite des persécutions, ne sont plus qu'une infime minorité, mais une minorité redoutable quand elle est acculée à la dernière extrémité et que l'exaltation religieuse s'empare d'elle. Aussi le mot d'ordre actuel est-il d'user de ménagements, d'éviter avec soin tout ce qui risquerait de froisser la fibre religieuse. Il est essentiel, pour le moment, qu'aucune prise d'armes ne fasse diversion, à l'intérieur, aux graves préoccupations du dehors.

Grand est le soulagement des Églises ; elles respirent plus à l'aise ; elles semblent renaître, à une vie nouvelle.
Paul Rabaut peut écrire à Antoine Court cette lettre d'enthousiasme religieux : « Je voudrais de tout mon coeur que vous fussiez, le dimanche matin, au chemin de Montpellier, lorsque nous faisons quelque Assemblée. Vous verriez, autant que votre vue pourrait s'étendre, le long du grand chemin, une multitude étonnante de nos pauvres frères, la joie peinte sur le visage, marchant avec allégresse pour se rendre à la maison du Seigneur. Vous verriez des vieillards courbés sous le faix des années et qui peuvent à peine se soutenir, à qui le zèle donne du courage et des forces et qui marchent d'un pas presque aussi assuré que s'ils étaient à la fleur de leur âge. Vous verriez des calèches et des charrettes pleines d'impotents, d'estropiés, ou d'infirmes, qui, ne pouvant se délivrer des maux de leur corps, vont chercher les remèdes nécessaires à ceux de leurs âmes. J'ai été témoin de ce spectacle et je n'ai pu le voir sans en répandre des larmes de joie. » (11).

Et lorsque, peu de mois après, Antoine Court revient en France, cédant aux pressantes sollicitations de Paul Rabaut, il s'extasie de même sur le réveil si profond et si général des Églises. Rentrant de sa tournée pastorale dans les Provinces, il s'écrie : « Quelle consolation ne fût-ce pas pour moi, de me trouver dans des Assemblées de 10.000 âmes, aux mêmes lieux où, à peine, dans les premières années de mon ministère, j'avais pu assembler 15, 30, 60, tout au plus 100 personnes ! »

Dès que le danger pressant cesse et que, provisoirement au moins, les Édits restent lettre morte, on voit revenir les pusillanimes de toutes les classes sociales qui, regrettant leurs défaillances, déploient d'autant plus de zèle qu'ils ont plus manqué à leur conscience. Maintenant, « gentilshommes, avocats, médecins, marchands, armés de sièges, accouraient aux Assemblées » ; on y voyait même des catholiques qui s'en retournaient fort édifiés. Aussi Paul Rabaut se sent-il ému comme si l'on eût presque touché au triomphe !

Jamais les pasteurs n'ont été aussi occupés ; on les appelle à cinq, six lieues de distance, pour faire des baptêmes ; et, à peine sont-ils libres, que, par exprès, on les appelle ailleurs. « La moisson est si grande que, si le Seigneur ne suscite un plus grand nombre d'ouvriers, il est impossible que ceux qu'il a déjà suscités, ne succombent pas sous le poids » (12). Il y a deux ans à peine que presque tous les mariages et les baptêmes ne se faisaient qu'à l'Eglise par les curés ; maintenant, pas un ; on ne requiert plus que le ministère des pasteurs.
On le fait même avec un certain apparat, comme si on y était autorisé par les lois du royaume. On va jusqu'à orner les enfants de rubans et de fleurs, et l'on voit de brillants cortèges les accompagner au baptême.
Seulement, les pasteurs ne suffisent plus à la tâche. Ils ne sont que trois, Paul Rabaut, Pradel, Clément, pour tout le Bas-Languedoc. Cela ressort de la lettre du 17 mars 1744, où Paul Rabaut annonce à Court qu'il dresse pour lui l'État du Protestantisme dans son quartier et l'invite à presser ses deux collègues d'en faire autant.

Le clergé naturellement s'irrite, s'indigne de cette recrudescence de zèle. On cite, parmi les évêques les plus exaltés, ceux de Lavaur, d'Uzès, de Toulouse, de Castres, de Nîmes. L'un disait, en parlant des Réformés : « Ces gens ne gardent plus aucune mesure dans leur façon d'agir et de parler » : et un autre : « Les choses sont à un point qu'elles deviendront irrémédiables, si on tarde davantage... » En effet, les mariages, les baptêmes, en 1744, se faisaient par fournées, au Désert et se consignaient sur des Registres ou sur des Bulletins spéciaux. Mais la persécution saccageait et détruisait ces actes (13).

Les Évêques se plaignent et les prêtres ne réclament rien de moins que l'exécution littérale de l'Édit de 1724. Ils accusent les Protestants de « lever le masque par l'assurance de l'impunité » et « cela augmente tous les jours » (Évêque de Castres à Richelieu).

Non contents de ces dénonciations et pour mieux exciter les pouvoirs publics, un prêtre compose et fait circuler un Cantique anonyme ; en même temps, il répand la nouvelle qu'il est l'oeuvre des protestants et qu'ils le chantent dans leurs Assemblées. Or, voici la première strophe.

O Dieu, le Fort, Arbitre de la Guerre,
Fais triompher les armes d'Angleterre
Donne puissance et victoire à son roi,
Le défenseur de ta divine loi.

Et le reste, à l'avenant. Aussitôt, tous les pasteurs du Languedoc, par la plume de Paul Rabaut, adressent à Richelieu une énergique protestation contre cette manoeuvre odieuse, contre ce « cantique exécrable » qu'on leur impute faussement...

« Nous vous jurons, devant le souverain scrutateur des coeurs, qui punira un jour les parjures et les hypocrites, que ce n'est point parmi les protestants qu'a été fabriqué l'exécrable cantique qu'on leur attribue. Leur religion ne commande rien plus fortement que l'obéissance et la fidélité au Souverain ».

Richelieu n'ignore donc pas leurs dispositions ; mais il n'en augmente pas moins les mesures de rigueur, pour être agréable au Clergé.

Le cantique de l'imposteur avait paru en août 1744. C'est à ce moment précis que les Protestants tenaient un Synode national, le quatrième « au Désert » ; près de Lédignan. Michel Viala du Haut-Languedoc en est le modérateur, et Paul Rabaut qui n'a que 26 ans, le modérateur-adjoint ; Antoine Court y assiste, à titre officieux. Depuis longtemps, il était vivement pressé par Paul Rabaut de visiter les Églises de France : Votre ancien troupeau vous conjure, par ma plume, d'avoir pitié de lui ; il réclame votre ministère ... Oh ! si les fidèles voyaient au milieu d'eux leur cher pasteur qu'ils ont tant aimé, quelle joie ! Si votre simple lettre a produit tant d'effet, quels effets ne produirait pas votre présence ! (14)

Antoine Court finit par se rendre à de telles instances. Il sait d'ailleurs, combien son intervention serait utile pour le règlement d'importantes affaires et, d'une manière générale, pour imprimer une vive impulsion à la vie des Églises. La réunion du Synode a été, pour Paul Rabaut, une raison de plus de renouveler son appel, ce qui explique la présence de Court parmi les membres du Synode.

Une des questions à l'ordre du jour est l'apaisement de certain schisme qui désole les Églises, le schisme de Boyer, pasteur, en révolte contre la discipline ; le schisme de Boyer remonte à une douzaine d'années ; car, jusque-là, ni Paul Rabaut, ni deux Synodes, ni deux révocations, n'ont pu en venir à bout et il a pris de telles proportions qu'il en résulte de graves désordres dans les Églises. L'Évangile en souffre ; la doctrine est atteinte ; et même la conduite de l'homme prêtait à de vives accusations ; ce pasteur s'était formé un parti nombreux, passionné, intransigeant ; des troubles incessants agitaient les troupeaux. Lamentables divisions sous les yeux de l'ennemi ; deux régiments du même corps d'armée, se battant entr'eux devant l'adversaire, en pleine bataille, ne produiraient pas un effet plus scandaleux (15).

Paul Rabaut en est navré. Il l'est aussi par la jalousie de quelques-uns de ses collègues, par les oppositions haineuses qui lui sont faites ; et il compte beaucoup, pour rétablir l'ordre et la paix, sur la haute raison et l'éloquence de son ami Court. Il se propose de l'entretenir de bien des choses et se promet, en outre, la grande joie de revoir celui qui, si fraternellement à Lausanne, l'avait comblé de son affection et de ses conseils.

Son espérance n'est point trompée : Antoine Court devient l'inspirateur du Synode et exerce un grand ascendant sur les délibérations. Il réussit à terminer le schisme, à resserrer les liens relâchés de la discipline, à éteindre les rivalités, « à enraciner la fidélité au roi ». Lui-même, demeurant quelque temps en France, visite un grand nombre d'Églises et préside un peu partout des Assemblées, prêchant la fermeté dans l'épreuve, l'espérance dans l'avenir. Son concours est d'autant plus précieux que la pénurie des pasteurs est plus grande. En septembre 1744, Paul Rabaut lui écrit : « Quel « vide je sens, quand nous ne sommes pas ensemble ! (Court n'était pas encore reparti pour Lausanne). il me semble que je n'existe qu'à demi et qu'une partie de moi-même m'a été arrachée ; je serais venu vous joindre très volontiers, mais le pouvais-je au milieu de tant d'occupations ? Oh ! quel fardeau pour mes faibles épaules ! Hier au soir, je bénis vingt-six mariages, c'était tout de Provençaux. Demain, j'en bénirai aussi un nombre considérable. Comme j'aurai une nombreuse assemblée et une quantité extraordinaire de communiants, j'ai prié notre très cher frère, M. Roger, de m'aider à administrer la Sainte Cène ».

Chose à remarquer et qui confirme toutes les assurances de soumission données par les Réformés, le Synode national de 1744 décrète un Jeûne dans toutes les Églises, « pour la conservation de la personne sacrée de Sa Majesté, pour le succès de ses armes, pour la cessation de la guerre, et pour la délivrance de l'Eglise ». En second lieu, le Synode ordonne aux pasteurs « de faire un sermon sur cette parole de Tite II, 9 : « Avertissez le fidèle d'être soumis aux Princes et aux magistrats », afin d'incliner le peuple à la fidélité au Souverain (16). En outre, on adresse au Roi, au nom de tous les protestants, une Requête où l'on implore la fin des sévices, où l'on s'engage en revanche... à ne plus traiter de matières de controverse dans les Assemblées et même... à ne plus évoquer les souffrances du passé ! Et cela, dans un langage humble et suppliant que les libres citoyens d'une libre démocratie seraient tentés de taxer de faiblesse, sinon de courtisanerie.

Vaines protestations de fidélité, vaines prières de rapporter les Édits cruels ; la persécution reste implacable ; mais l'illusion des Réformés reste irréductible ; ils s'obstinent dans l'attente d'une prochaine délivrance. Cet indestructible espoir est la nuée lumineuse qui les conduit et les soutient au Désert, le phare qui les attire au port ; principe d'ardeur et d'action que ce profond espoir.

Ils croient candidement que le roi ignore leurs souffrances, et que, s'il les connaissait, il y mettrait fin. De là, leurs innombrables Mémoires, Placets, Suppliques ; si le monarque n'y fait pas droit, c'est qu'on les confisque en chemin. Et, sans cesse, ils recommencent leurs envois, dans la pensée qu'un jour une de leurs supplications tombera entre ses mains.

Mais le fanatisme ne lâche pas prise, et il remord de plus belle, après un moment d'accalmie. C'est ce qu'on vit le lendemain de la bataille de Fontenoy, 11 mai 1745. Il est ravivé, comme d'habitude, par l'Assemblée générale du Clergé et son don gratuit, au retour des troupes royales dans la Province, Richelieu n'ignore ni les pacifiques dispositions des protestants, ni leur idéal de liberté, ni leurs Mémoires, ni leur indignation soulevée par le cantique scandaleux, que, calomnieusement, on leur attribue. Il ne se montre pas moins hostile à leur égard ; il subit la pression cléricale ; politique avant tout, il estime qu'il est habile de fléchir et d'écraser iniquement le faible. Et, docile aux exigences du clergé, il donne des ordres pour une application sévère des ordonnances ; de nouveau, les Prédicants s'enfuient au loin, se cachent, recommencent leurs Assemblées secrètes ; et Paul Rabaut quitte Nîmes, reprenant sa vie errante et périlleuse.

L'année 1745 est une année mauvaise entre toutes ; les pires persécutions reparaissent : fatigues et privations du Désert, tragiques surprises, implacables condamnations. Heureusement, le Synode de 1744 avait remis de la vaillance dans les âmes ; la ferveur religieuse bouillonne ; plus on est harcelé, plus on agit. Paul Rabaut, comme un général d'armée, se porte sur tous les points, soufflant l'enthousiasme et la bravoure. C'est une question de vie ou de mort ; il est des défaites qui sont la fin d'un peuple ; il s'agit de tenir bon, plus que jamais.

De leur côté, les persécuteurs semblent décidés à en finir. Citadelles, couvents, galères se remplissent de victimes ; la lutte bat son plein ; on résistera quand même, la victoire est au bout. C'est la foi du Chef, de cet illustre serviteur de la conscience chrétienne, et cette foi, il la communique au Protestantisme entier, dont il est adoré. On le vit bien, quand le bruit courut que les dragons avaient réussi à le cerner ; ce fut un cri général. chacun d'accourir, trois ou quatre mille Nîmois, hommes et femmes, volent auprès de lui, armés de fusils, de fourches, de bâtons, pour le défendre jusqu'à la mort. (23 juin 1745.)

Le déchaînement des fureurs cléricales et soldatesques n'empêcha pas la tenue d'Assemblées formidables : « L'on me mande de Montauban, écrit Paul Rabaut à Antoine Court, que les protestants y donnent des marques extraordinaires de zèle ; ils font des Assemblées de 30.000 personnes. Un dimanche du mois dernier, on y bénit 181 mariages ; le dimanche suivant, 60 et celui d'après, 14 » ; chiffres qu'on croirait grossis par la distance, mais qui n'en laissent pas moins pressentir le plus vigoureux élan. C'est cette même année qu'a lieu, à Grenoble, le supplice de Roger, vénérable pasteur de soixante-dix ans, le premier rentré en France après l'exil de la Révocation, le premier à avoir, en 1708, visité et réveillé les Églises terrifiées, qui, dans le silence de la peur, semblaient disparues. C'est de lui que date leur renaissance après la tempête, renaissance poursuivie en 1715 par Antoine Court, à la mort de Louis XIV, et couronnée par la restauration du régime Synodal.

Jacques Roger est un des plus ardents et des plus dévoués prédicants du Désert. Un de ses jeunes collègues, Louis Ranc, venait d'être arrêté à Livron et il lui écrit pour le préparer à son supplice « Pauvre enfant, que je voudrais être à ta place ! Arrêté à son tour, Roger répond à l'officier qui l'interroge sur son identité : « Je suis celui que vous cherchez depuis trente-neuf ans ; il était temps que vous me trouvassiez ». Il est condamné, suivant le dispositif de l'Édit de 1724, ainsi que Louis Ranc ; preuve évidente que si cet abominable Édit sommeillait parfois, il vivait toujours.

Roger fait preuve, avant de mourir d'une sérénité splendide, rayonnement d'une âme qui s'envole vers la patrie. En marchant à la potence, il disait : « La voici l'heureuse journée que j'avais si souvent désirée ; réjouissons-nous, mon âme, puisque c'est l'heure où tu entres dans la joie de ton Seigneur » (17)
De telles morts, loin d'effrayer les autres prédicants, leur donnent la soif du martyre.

Paul Rabaut communique en ces termes cet événement à son ami Court : ... « Ce fut le 22 mai qu'il reçut cette glorieuse couronne qu'il avait tant désirée. Peu de temps avant sa capture, il avait eu une maladie de laquelle il croyait mourir, et ce qui l'affligeait extrêmement, c'était que Dieu ne lui fit pas l'honneur de l'appeler à signer de son sang la doctrine qu'il avait prêchée. Le Seigneur voulut satisfaire à son désir ; aussi, témoigna-t-il être fort content qu'on lui lut la sentence par laquelle il était condamné à être pendu. ... Il employa le temps qui lui restait à chanter des psaumes et à adresser à Dieu de ferventes prières. ... Son corps resta pendu jusqu'au lendemain qu'on le jeta dans l'Isère » (18). De tels hommes sont inaccessibles à la crainte, et le martyre même, loin de les ébranler, les attire. Roger avait été l'âme et le guide des Églises du Dauphiné,

Pour Paul Rabaut, c'est un coup douloureux, un vaillant de moins. Mais il est soutenu par ces deux choses qui dominent toutes les contingences : son dévouement à une sainte cause - et sa pleine confiance en Dieu. Son âme éclairée de ces deux lumières, il va de l'avant sur la route obscure, le coeur en haut, suivi d'une troupe animée de la même ardeur et orientée vers le même but.

Les temps deviennent de plus en plus en durs, malgré la longue guerre qui ne se termine, qu'en 1748 par la paix d'Aix-la-Chapelle. Les troupes ont maintenant des loisirs dans leurs casernes ; on peut les utiliser avec plus de succès contre les huguenots désarmés et se venger des inquiétudes qu'avait occasionnées, pendant la guerre, la crainte bien gratuite d'un soulèvement des Églises.

L'Édit de 1724 est appliqué avec rigueur ; les dragons sont partout et saccagent tout, malgré les incessantes protestations et démonstrations de loyalisme des pasteurs et de leurs fidèles.
Le fanatisme ne désarme pas et le gouvernement craint toujours la connivence des Églises avec l'Étranger, quelque nouvelle prise d'armes. Et pourtant les religionnaires ne se lassent point d'affirmer que, « si on les laisse tranquilles, ils ne « bougeront pas ».

Par précaution, mesure préventive, on eût voulu éloigner les prédicants, Paul Rabaut entr'autres, accusés d'entretenir un esprit de révolte et d'être capable de soulever les foules. C'était, en particulier, la hantise du procureur du roi de la ville de Nîmes qui eut l'étrange idée de demander une entrevue à Paul Rabaut. Celui-ci, très étonné, très défiant de cette démarche étrange, consulte ses amis de Lausanne. Ses amis sont inquiets autant qu'embarrassés ; ils soupçonnent quelque piège ; refuser l'entrevue, c'est manquer de respect ; l'accepter, c'est peut-être courir à sa perte. Aussi, Paul Rabaut ne se hâte pas de répondre au procureur ; et nous lisons dans une lettre à Antoine Court : « J'ai voulu avant tout être bien informé du caractère et de la façon de penser de l'homme en question ; et, ayant appris que c'est un rusé politique, tout dévoué aux Jésuites, ayant quelques conjectures qu'il se proposait principalement de m'engager à me retirer dans un pays libre, j'ai différé jusqu'ici à le voir ; je lui écrirai, dans peu, pour l'informer qu'il y a des difficultés à cela, et pour lui dire qu'il peut coucher sur le papier les choses qu'il a à me proposer ». (19) Il le fit, et tout en resta là.

Chaque crise nouvelle est, pour Paul Rabaut, une occasion de grandir dans l'estime des gens par le déploiement de ses rares qualités de clairvoyance, de sagesse, et de décision. De toute part, on vient le consulter, et les Catholiques de déclarer que « sa maison est aussi accréditée que celle de l'évêque ».
On lui écrit : « Les Églises vous ont des obligations sans nombre »... « Ménagez vos jours, prévenez les embûches, vivez pour les milliers d'âmes qui vous sont dévouées... » Et l'un de ses collègues du Poitou affirme qu'il est « le plus célèbre ministre du Royaume, le vrai conseiller, le vrai directeur des Églises sous la Croix ».

La persécution sévissant plus que jamais, il informe Antoine Court que, de concert, ses collègues et lui, ont adressé des lettres explicatives au ministre Saint-Florentin et au duc de Richelieu, - une requête au roi, - et il lui en envoie la copie ; car Antoine Court tient à être exactement au courant de tout. Paul Rabaut lui fait part, en même temps, de l'état des Églises du Poitou et du Haut-Languedoc ; il centralise les nouvelles de partout ; il suit avec sollicitude, avec angoisse, la vie des Églises particulières et les péripéties de chacune ; il est obsédé par le souci des Églises ; « il est en mal d'Églises », comme saint Paul qui, après le dramatique tableau de ses épreuves, s'écrie, (2 Cor. XI, 28) : ... « et sans parler du reste, mes préoccupations quotidiennes ! le souci de toutes les Églises ! Qui vient à faiblir, que je n'en souffre ! Qui vient à tomber, que je n'en aie la fièvre ! ».

Il en est là, anxieux, frémissant, mais prudent, pour ne pas aggraver encore le mal par la témérité. Les surprises d'Assemblées avec leurs redoutables conséquences, sont plus fréquentes et les populations plus exaspérées.
C'est alors qu'a lieu le massacre de la population de Mazamet (17 mars 1745), alors que périrent sous les balles ou aux galères tant de malheureux, appartenant à tous les rangs de la société.

C'est aussi cette même année, 12 décembre 1745, qu'est faite la capture du ministre Mathieu Majal, dit Désubas, « très considéré et très chéri ». De sanglantes scènes suivirent, où Paul Rabaut, intervenant, montre toute sa bravoure et tout son ascendant sur ses coreligionnaires. Ceux-ci courent après les dragons, pour leur arracher Désubas qu'ils emmènent ; une lutte s'engage ; les dragons tirent, et Désubas reçoit un coup de baïonnette, L'escorte conduit Désubas à la prison de Vernoux ; le lendemain. un tumultueux attroupement réclame sa libération ; la troupe fait une décharge ; 30 morts et quantité de blessés. Alors, la montagne s'arme et descend en masse ; l'heure est terrible, le danger imminent. Paul Rabaut paraît, assourdi par les cris furieux : « Nous le voulons mort ou vif ». Il leur parle avec l'autorité d'un maître ; il en appelle aux principes de l'Évangile, au bon sens, à l'intérêt supérieur des Églises, à l'affection qu'elles ont pour lui ; bref, il calme la tempête, et les révoltés retournent chez eux, désolés, mais soumis (20).

Les faits parlent mieux que tout : on voit, pris sur le vif, l'esprit de modération qui anime Paul Rabaut et aussi la grande influence dont il jouit auprès des foules méridionales, si facilement inflammables. Sans les pasteurs, plus éclairés, plus imbus de l'esprit de l'Évangile que leur entourage, il est à croire que, souvent, l'indignation générale aurait suivi son cours ; ils sont les agents les plus actifs de l'ordre et de la fidélité au roi. Combien n'est-il donc pas contradictoire, aveugle, de la part du roi et de la Cour, de supprimer les Prédicants, c'est-à-dire ceux-là même qui, malgré tout, maintiennent le peuple dans la résignation à tous ses maux !

L'intendant Lenain fait subir à Désubas un interrogatoire dans lequel percent ses préoccupations sur les connivences possibles des Huguenots et de l'étranger : « Les Protestants ont-ils une caisse commune ? - Ont-ils fait un amas d'armes ? - Ne sont-ils pas en correspondance avec l'Angleterre ? » - « Rien de tout cela n'est vrai, répond le patient ; les ministres ne prêchent que la résignation et la fidélité au roi. - « Je le sais », dit Lenain ». On le savait, mais on ne croyait pas à leur sincérité ; quand on manque soi-même à sa parole, on soupçonne volontiers les autres d'y manquer également.

Devant cette recrudescence de la persécution, les Synodes redoublent de zèle, prescrivent la convocation des Assemblées, l'assiduité aux cultes publics, la célébration au désert de toutes les cérémonies religieuses : Sainte Cène, mariages, baptêmes. Les dernières années de cette période, à partir de 1745, marquent pour les Églises un accroissement d'afflictions. Inexorables sont la Cour de Grenoble et le Parlement de Montpellier, ne laissant rien passer et infligeant le maximum des peines : femmes battues de verges, tour de Constance et citadelles remplies d'une multitude de femmes innocentes, 200 galériens, pendaisons incessantes des Prédicants et des Ministres : Pierre Durand, Ranc, Jacques Roger, Désubas.

C'est au plus fort de cette lutte que parait une Apologie des Protestants de France sur les Ministres, les Assemblées du Désert, etc. En même temps, paraît aussi en Hollande un volume de La Chapelle sur la Nécessité du culte public. Paul Rabaut, sous l'inspiration d'Antoine Court, représente, dans une lettre à l'Intendant Lenain, tout ce qu'on fait souffrir aux Protestants dans leur culte, leurs biens, leurs enfants, leurs personnes ; il fait observer que les pasteurs, jusqu'ici, les ont maintenus dans la patience et la fidélité, mais que, si l'on continue à les blesser au vif, il est à croire qu'il n'aura plus d'action sur eux. Un grand mémoire de plaintes est remis à Lenain pour la Cour ; on y expose les douleurs, sans nombre et sans nom, infligées aux Huguenots... « Tout cela rend l'état des Protestants « plus malheureux que celui d'aucun des peuples « qui vivent aujourd'hui sur la terre... »
Plaintes dédaignées qui ont le même sort que toutes les précédentes et toutes celles qui suivirent. Mais l'illusion de l'espérance est tenace chez les victimes. Les malheureux persécutés ne cessent de croire au parfait amour du roi pour ses sujets dissidents et rien ne peut leur faire sortir de l'esprit l'idée que, si l'on manque à leur égard de justice et d'humanité, c'est tout simplement qu'on laisse le roi dans l'ignorance de l'état des choses, que leurs plaintes réitérées lui sont cachées, et qu'à son insu, contre son gré, on les martyrise.
Certes, s'ils n'eussent été vraiment fidèles, - comme Paul Rabaut ne cesse de le leur recommander, - que de fois, pendant les expéditions guerrières du monarque, ils auraient pu créer des ennuis, des embarras, à l'intérieur ! Notamment dans la guerre de 1746, lorsque 40.000 Autrichiens et Piémontais, soutenus par une flotte Anglaise ont pris Gênes et Nice, et occupent la Provence ! Malgré leurs souffrances, ils n'en ont pas même l'idée et les ennemis repassent le Var le 2 février 1747. Tout ce que font, les protestants Français, c'est d'adresser au roi un nouveau Placet de fidélité, continuant de croire à son attachement pour eux, pendant qu'il continue de les écraser.

La terreur redouble, en effet, jusqu'en 1750. Antoine Court qui, en vue de son ouvrage sur les Églises, recevait de Paul Rabaut et de toute la France protestante des informations détaillées, déclare dans un Mémoire historique que, depuis 1744, il y eut plus de 600 prisonniers protestants, plus de 800 condamnés à diverses peines, plus de 300 condamnés, par le Parlement de Grenoble, à mort, aux galères ou au fouet et, de 1746 à 1752, 1.600 Huguenots furent condamnés aux galères perpétuelles, pour... « crime d'Assemblée ».

Autant que de ces horreurs, Paul Rabaut souffre moralement des divisions qui ont repris, qui ne savent pas faire trêves, même en ces temps d'exceptionnels malheurs ; il souffre aussi des petitesses, des calomnies, des attaques dont il semble que son magnifique dévouement devrait le préserver. Il en a des accès d'amère tristesse, de découragement. Un incident, surtout, lui occasionna le plus vif chagrin et lui attira de gros ennuis : certaines de ses lettres écrites à Antoine Court et où il avait dû mettre des notes, des appréciations intimes sur quelques personnes, furent indiscrètement décachetées et dévoilèrent des secrets exclusivement destinés à son ami ; coup de théâtre, grande rumeur, polémique violente, désagréments de toute sorte, ce qui lui fit écrire dans une heure d'accablement... « On me donne tant de chagrin que la vie me devient odieuse et que je n'avais jamais autant été tenté de quitter le pays que je ne le suis aujourd'hui. De grâce, mon cher et tendre ami, faites-moi part de vos judicieux conseils... Ennemis au dehors, ennemis au dedans, persécutions ouvertes, menées secrètes, calomnies, injures, haines, c'est là une partie de ce que j'éprouve et qui m'est d'autant plus fâcheux que je n'y étais pas accoutumé. Veuille le Père des lumières me montrer ce que je dois faire et me donner la force de le suivre ! »

Ce n'est pas la première fois qu'il définit de telles plaintes. Comment un pasteur si éminent rencontre-t-il autour de lui tant de manques d'égards, tant d'hostilité ? Dans une autre occasion, il verse sa douleur dans le sein de son ami : quelques jeunes proposants, et les discussions d'un Synode l'ont profondément blessé... « Mon esprit s'aigrit toutes les fois que je considère avec combien de passion les choses se passent parmi nous ; et il y a longtemps que je serais venu vous joindre, si la crainte de manquer à mon devoir ne m'avait retenu. Si tout ceci continue, il faudra bien se déterminer à prendre ce parti... » (21)

Un jour même, la pensée lui vient de fonder une colonie de 500 religionnaires et il s'informe à cet effet, auprès de Court, de ce qu'est le Duché de Brunswick, où le prince offre des conditions très avantageuses aux émigrants Français. Mais c'est chaque fois, chez lui, un mouvement d'humeur passager plutôt qu'un projet réel, mûri et arrêté. Sa conscience, au dernier moment, ne lui eût pas permis d'abandonner les Églises, où il avait été et où il devait être encore si utile. La voix du devoir, en lui, refoulait toujours les voix inférieures. Et sa digne compagne, Madeleine Gaidan, « ma Rachel », comme il l'appelle, l'encouragea fortement à poursuivre, dans son vaste champ de travail, l'oeuvre que Dieu lui avait confiée.

Il demeure donc héroïquement, jusqu'au bout, pour son Dieu et pour son Église, dans cette dure vie de privations, de fatigues, de périls, qu'exprime laconiquement l'exergue de son cachet : « Né à pâtir et à mourir ».

Sa femme et ses enfants lui inspirent aussi de vives préoccupations. Si on les lui enlevait ! Si sa chère Madeleine était jetée dans la sombre Tour de Constance ! Si ses chers petits, arrachés du foyer, étaient emportés dans un couvent, à tout jamais perdus de corps et d'âme ! Il en a le frisson. « Je ne trouve plus de maisons pour placer nos enfants... Je suis toujours fort en peine pour trouver des retraites, soit pour moi, soit pour mes enfants et nous sommes presqu'à la rue tous nos gens sont épouvantés. » Son tendre coeur de père (22), aux prises avec les austérités du devoir, - telle est la tragédie se déroulant dans sa grande âme -, ne voulant sacrifier, ni son amour paternel, ni sa mission pastorale ; violemment combattu, un jour tenté de fuir, un jour sommé de mourir à son poste : « Mon coeur est attaché à la poudre de nos sanctuaires et je m'en laisserai arracher qu'à la dernière extrémité ».

Il ne retrouve de paix que dans l'obéissance absolue à la voix divine et quand il a mis ses enfants en lieu sûr, à l'étranger. Leur mère, foncièrement associée à la destinée de son mari, reste attachée au sol, se cachant à Nîmes, ou le suivant de retraite en retraite, dans les contrées les plus sauvages et dans les réduits les plus primitifs, subordonnant leur vie, l'un et l'autre, aux capricieuses fluctuations de la politique, de la Cour, et du fanatisme du Clergé.

Cela nous conduit à la seconde période du Désert, de 1750 à 1762, toujours une persécution sans merci et une espérance sans éclipse. Comme les anciens prophètes, les Huguenots marchaient à la lumière de « l'Éternel », vers le but, dans l'obscurité des événements.


Table des matières


(1) V. Lettres. à Court, I, 81, 104, 145, 248, 296, 333.

(2) Lettres à Court, I, 226, 227. V. aussi, 79, 101, 115, 248, 309, 335.

(3) Lettres à Court, II, 373.

(4) Louis XV, p. 44.

(5) Il fut appelé, dans la suite à présider un grand nombre de Synodes provinciaux et nationaux et les Colloques de Nîmes du 23 août 1770, - du 31 mars 1774, - du 22 mars 1773, - du 13 mars 1782 - du 19 mars 1783, (Archives du Consistoire de Nîmes).

(6) Boyer était un ancien dragon. Devenu pasteur, il s'était signalé par son indépendance à l'égard de la discipline ecclésiastique et par ses opinions peu orthodoxes. On lui reprochait aussi, à tort ou à raison, de l'immoralité. Mais cette accusation ne put pas être nettement démontrée.

(7) Lettres à Court, I, 78, 86.

(8) Lettres à Court, I, 144 et 296.

(9) Lettres de P. Rabaut à Antoine Court, I, 100.

(10) De 1735 à 1744 il n'y avait eu aucun Synode national.

(11) Lettres à Court, I, 102.

(12) Lettres à Court, 1, 101.

(13) Je n'ai pu m'assurer s'il en existait encore dans le Gard et dans l'Hérault remontant à cette époque. Mais grâce à M. le pasteur Caladou, je sais qu'il en reste un à Domenargue, annexe de Boucoiran, relatant, le 8 mars et le 11 avril 1744, un mariage et un baptême faits par P. Rabaut.

(14) Lettres à Ant. Court, I, 103.

(15) Lettres à Ant. Court, I, p 11, note 1.

(16) Apprenant la maladie de Louis XV à Metz, l'Assemblée se mit à prier Dieu pour sa guérison.

(17) Ch. Coquerel, Églises du Désert, I, 334, 345, 346, 347.

(18) Lettres de P. Rabaut à Court, I, 185. Ed. Hugues, II, 196, 197.

(19) Lettres de P. Rabaut à Ant. Court, 9 avril, 23 juin 1745, T. I, p. 175, 184.

(20) Pons, Notice sur P. Rabaut, 1808.

(21) Lettres à Ant. Court, I, p. 322, 12 juin 1748.

(22) Lettres à Ant. Court, I, p. 168, 220, 315, etc., et II, p. 106,109, 189, 191, 213, 356, 366, etc.

 

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