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 CHAPITRE PREMIER

JEUNESSE (1837-1861)

 

C'est caché dans le gland que déjà vit le chêne; Ainsi l'homme sommeille au coeur du jeune enfant. Bienheureux s'il se livre à la main souveraine Qui d'un enfant peut faire un lutteur triomphant.

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1. A Giez

C'est dans les environs du célèbre champ de bataille de Grandson, au pied du Jura vaudois, que se cache dans la verdure le riant village de Giez. Au commencement de l'année 1836, un jeune ménage s'y installait dans une demeure toute simple, mais aménagée avec un goût délicat. Le mari, Charles-Auguste Rappard, âgé de trente-quatre ans, était un théologien allemand qui avait trouvé une seconde patrie et des amis selon son coeur dans ce coin retiré de la Suisse française. Sa femme, Marie-Antoinette, née de Rham, charmante enfant de dix-huit ans seulement, mais mûrie de bonne heure à l'école de Dieu, était née et avait été élevée dans l'antique manoir seigneurial de l'endroit, et le quittait maintenant pour partager avec son époux bien-aimé le modeste logis villageois qu'il venait d'acquérir dans le voisinage avec le domaine attenant.

Ces jeunes mariés, qui fondaient leur union sur la résolution solennelle: « Pour moi et ma maison nous servirons l'Eternel, » devaient être les parents de Charles-Henri Rappard. Faisons un peu plus ample connaissance avec eux.

 

L'arbre généalogique de la famille Rappard plonge ses racines dans le sol helvétique, sur les rives riantes du lac de Zurich. C'est de là, à ce qu'affirme la chronique, que « sieur Heinrich Rappert de Rappertswil, né vers 1410, se retira en l'an 1445 à Dorsten en Westphalie, où ses descendants changèrent leur nom, selon le dialecte néerlandais, en Rappard. » La famille « de Rappard » est fixée dans la Prusse rhénane et en Hollande; il y en a aussi une branche dans la province de Posen. Le rameau auquel appartenait Charles-Auguste, et qui a compté un bon nombre de théologiens renommés, a fini par laisser tomber le « de » honorifique, en dépit du titre de noblesse qui lui appartenait, tout en conservant les mêmes armoiries que les autres branches de la famille. Charles-Auguste Rappard était né le 3 avril 1802 dans l'intéressant village de Neukirchen près Mörs, où son père était pasteur. De Marburg, où il s'était initié à la théologie rationaliste, il était allé à Halle, où il avait subi l'influence bénie de Tholuck, puis à Tubingue, où il se lia avec plusieurs hommes de valeur, J. Burckhardt et Ludwig, pasteur à Davos. Il avait ensuite, pendant deux ans et demi, servi de suffrageant à un pasteur malade, et s'était alors trouvé en contact avec des chrétiens simples et vivants, qui lui avaient inspiré le désir intense de rencontrer des personnalités vraiment façonnées par le Saint-Esprit et transformées à l'image de Christ. Ayant dû faire un séjour de repos chez son beau-frère, le pasteur Bräm, alors maître à l'école des jeunes filles de Bâle, il séjourna dans cette ville de 1828 à 1830, s'occupant aussi d'enseignement, mais sans cesser d'être hanté par cette soif de sainteté. Quand vinrent les troubles politiques qui amenèrent la scission du canton, il parcourut à pied les Vosges, puis le jura, à la recherche de quelqu'un qui réalisât son idéal de perfection ou d'obéissance sans réserve à la Parole de Dieu.

 

Enfin, à Yverdon, il fréquenta les réunions intimes d'une petite communauté issue du Réveil, et dont l'âme était M. Lardon, chrétien éminent qui mourut en 1834. Ces gens-là, par leur rupture avec le péché, leur séparation du monde, leur stricte discipline, l'avaient si fort attiré qu'il s'était fixé à Yverdon, remplissant les fonctions de précepteur chez Mme veuve de Rham. Celle-ci, née Adélaïde Doxat, fille du seigneur de Champvent près Yverdon, était restée veuve avec trois petits enfants après cinq ans de mariage. Son mari, Charles de Rham, brillant jeune officier, avait pris du service dans l'armée anglaise et mourut à la fleur de l'âge. La jeune veuve avait cherché et trouvé la consolation auprès du Prince de la Vie.

C'était le beau temps où les Malan, les Gaussen, les Ami Bost, les Haldane proclamaient à Genève la bonne nouvelle de la grâce toute gratuite, et la jeune veuve venait fréquemment avec ses enfants y savourer cette prédication. La petite Marie elle-même en reçut alors des impressions ineffaçables.

Mme de Rham passait ses hivers à Yverdon et ses étés à Giez, et elle confia avec joie l'éducation de son fils au jeune théologien allemand que lui recommandait M. Lardon.

Cette tâche achevée, désireux de travailler, comme l'apôtre Paul, de ses mains, Rappard fit un apprentissage d'horloger, puis se tourna vers l'agriculture. C'est alors qu'il demanda la main de Marie de Rham, la soeur de son ancien élève, et elle lui fut accordée avec joie et confiance, malgré la différence d'âge et de nationalité. Au reste, la mère ne se séparait pas de son enfant; elle s'établit avec ses deux cadets dans son voisinage immédiat, dans une autre maison de la même propriété.

C'est là que, le 26 décembre 1837, les jeunes époux avaient la joie profonde de serrer dans leurs bras le petit CHARLES-HENRI RAPPARD. Son père le baptisa lui-même, peu de jours après sa naissance, par immersion, selon l'usage apostolique; ce mode de faire symbolisait mieux, à ses yeux, « l'ensevelissement dans la mort de Christ », et il y fit souvent allusion au cours de l'éducation de ses enfants. Que de fois, lorsque le monde les attirait, leur père ne leur a-t-il pas dit : « Mon enfant, je t'ai baptisé dans la mort de Christ; c'est pour Lui que tu dois vivre, et non pas pour le monde et le péché! »

Il n'y a pas grand'chose à raconter de l'enfance d'Henri Rappard. Bien que sa croissance fût rapide et son corps vigoureux, il n'arrivait que lentement à parler, et l'épanouissement de ses facultés n'avait rien de précoce. Tout ce qu'on a pu dire de lui, c'est qu'il était un enfant des plus tranquille.

Il n'avait guère que trois ans quand il échappa presque miraculeusement à la mort. Entendant passer un lourd camion, sa mère regarde à la fenêtre tout juste pour voir tomber son petit Henri, jeté à terre par le cheval de devant. C'était trop tard pour l'arracher au danger : les quatre chevaux et le lourd attelage poursuivent leur chemin. A moitié morte d'anxiété, la pauvre mère se précipite sur la route; et voici que son petit homme se relève sain et sauf, sans une larme, sans se douter de ce qui lui serait arrivé, si le Seigneur n'avait pas étendu sur lui une aile protectrice.

 

En 1840, la petite famille alla faire visite au grand-papa Rappard, le pasteur de Neukirchen près Moers. On fit un soir pour les habitants de la cure une sérénade avec accompagnement instrumental. Henri était transporté de ravissement. Sur les genoux de sa mère, il lui jeta ses petits bras autour du cou en disant (le français était sa langue maternelle): « Maman, la peau me tremble.... »

Cependant le petit cercle de famille, à Giez, allait s'élargissant d'année en année; et la jeune mère avait de quoi s'occuper avec ses six enfants, auxquels elle savait d'ailleurs demander maints petits services. De son côté, le père travaillait ferme, et, pour novice qu'il fût en agriculture, il n'en arrivait pas moins à de superbes résultats. Considérant la culture du sol comme la vocation première de l'homme, celle sur laquelle repose sans conteste le bon plaisir de Dieu, il mettait toute son énergie à en surmonter les difficultés, étudiant avec une inlassable ardeur les publications qui s'y rapportaient, si bien qu'il finit par conquérir les suffrages et l'admiration des paysans un peu routiniers du voisinage. D'abord assez sceptiques à l'endroit de ses hardiesses et de ses méthodes nouvelles, ils durent finalement reconnaître que « cet Allemand » ne s'y entendait pas trop mal et qu'il avait su mettre son domaine en pleine valeur.

 

Il n'était cependant pas entièrement satisfait. Son désir intense de voir sa maison et sa famille placées sans aucune réserve sous l'autorité de la Parole de Dieu ne se réalisait pas aussi parfaitement qu'il l'avait rêvé. Il se heurtait sans cesse à l'influence des us et coutumes du monde, et devait constater qu'ils avaient plus d'attrait pour ses enfants que l'extrême simplicité qui lui apparaissait comme l'idéal de la vie chrétienne. Comment soustraire ses enfants à l'exemple déprimant de la piété traditionnelle et à demi-mondaine qui régnait presque partout? Comment garder leurs coeurs de telle façon que l'Esprit et la Parole de Dieu y trouvent la place vacante, ou, comme il disait, un « espace vide » pour y déployer leur action sans entraves? Cet « espace vide » occupait une place prépondérante dans sa pédagogie. Nous sommes, disait-il, trop envahis par les préoccupations terrestres; les intérêts éternels passent en sous-ordre, et nous négligeons la seule chose nécessaire. Le vrai, le seul remède. n'était-il pas de se tenir, lui et les siens, à l'écart des chrétiens inconséquents et à l'abri de leur influence? Aussi lui semblait-il entendre toujours plus clairement retentir au fond de son âme l'appel divin: « Sors de ton pays et de ta parenté, et va-t'en dans le pays que je te montrerai. »

 

Après avoir tourné et retourné ces pensées dans son coeur, il s'en ouvrit aux siens, qui, loin de l'en dissuader, entrèrent à pleines voiles dans sa manière de voir, à commencer par sa noble belle-mère. Rappard n'était pas homme à s'en tenir à des projets et à des paroles. Dès qu'il fut bien au clair sur ce qui le tourmentait, il s'enquit sans plus de retard des domaines vacants qui pouvaient lui convenir, et bientôt il partait en voiture avec Mme de Rham pour aller voir de leurs yeux les maisons qu'on leur proposait. Après quelques recherches, il fit choix du Löwenstein, à Neuhausen près Schaffhouse, et acheta ce beau domaine, après s'être défait avantageusement de celui de Giez.

 

En octobre 1845 eut lieu le déménagement, pour ne pas dire l'émigration. Deux landaus transportaient des rives méridionales du lac de Neuchâtel jusqu'aux environs de la chute du Rhin le père, la mère, la grand'mère, les six enfants et une fidèle servante. D'autres chars suivaient avec les meubles et les outils. C'était avant les chemins de fer, et l'on n'avait encore aucun de ces si commodes moyens de transport qui de nos jours semblent indispensables.

La jeune mère avait une telle confiance dans la sagesse de son mari qu'elle quittait de bon coeur son pays et sa parenté, son entourage et son milieu français pour s'en aller à l'étranger seconder son mari et créer à ses enfants un nouveau foyer.

Qu'on se figure une bonne maison, solide, bien conçue et bien construite, aux chambres vastes, avec coins et recoins et nombreuses dépendances, une maison littéralement bâtie sur le roc - on le vit bien lorsqu'on fit, quelques années plus tard, passer la première ligne Bâle-Constance en tunnel droit au-dessous ; - tout autour un grand jardin, de magnifiques arbres fruitiers, de superbes ombrages, et plusieurs poses de cultures. Telle était la demeure familiale où M. Charles-Auguste Rappard venait installer son petit monde dans l'automne 1845. Le jeune Henri avait tout près de huit ans, en sorte que cet événement marquant lui laissa de vivants souvenirs.


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