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 2. Au Löwenstein

 

Le Löwenstein est sur le territoire de Neuhausen, non loin de la célèbre chute du Rhin, dans un climat des plus salubres ; tout s'unissait, la situation, l'air et les environs, pour attacher les nouveaux venus à ce délicieux coin de terre.

 

Mais à peine l'installation était-elle terminée qu'une douloureuse épreuve s'abattit sur la famille. La petite cadette, Marie, à peine âgée de deux ans, jouait gaiement au jardin avec ses frères et soeurs, quand, échappant à leur surveillance, elle alla tomber dans le bassin du jet d'eau.

On la retira immédiatement, mais la petite s'était sans doute grièvement blessée à la tête, et sa jeune âme s'était envolée. Le coup fut terrible pour les parents, et la santé de la mère s'en ressentit longtemps. La douleur du père avait quelque chose de poignant: « Tu m'as pris un agneau de mon troupeau, s'écriait-il, Seigneur, es-tu devenu mon ennemi? » Toutefois la consolation ne fit pas défaut, et l'épreuve porta son fruit paisible de justice.

Il fallut reprendre le train de vie coutumier. Une chambre avait été aménagée en salle d'étude. N'étant plus trop accaparé par le train de campagne, grâce aux domestiques de confiance qu'il avait trouvés, le père commença à donner lui-même à ses enfants des leçons régulières, réalisant ainsi son désir de les soustraire à l'influence, délétère à ses yeux, des écoles publiques. Les aînés avaient appris à Giez avec leur mère à lire et à écrire, en français naturellement. Au Löwenstein on se mit énergiquement à l'allemand. Toutes les leçons se donnèrent dans cette langue.

Le père se fit seconder par des maîtres de la ville, et les fillettes eurent leur institutrice particulière, jeune personne bien douée et d'une piété éprouvée, demeurant dans la maison.

 

En 1847 la famille fit un nouveau séjour à Neukirchen, où un gendre du pasteur Rappard, le très vivant pasteur Andreas Bräm, avait succédé à son beau-père. Ce séjourne fut pas du temps perdu pour Henri; il fréquenta l'école et se trouva ainsi en rapport avec des camarades de son âge. En outre les liens qui unissaient les deux familles se resserrèrent. Chacun aimait et vénérait l'oncle Bräm, qui ne cessa de porter à ses neveux et nièces un tendre intérêt, leur donnant de précieux conseils et priant fidèlement pour eux. Il y avait aussi le vénérable bourgmestre Haarbeck, un de leurs proches parents, et d'ailleurs le village de Neukirchen, déjà alors, ne manquait pas de choses intéressantes, capables de développer l'esprit et le coeur.

L'état de santé de Mme Rappard laissant encore à désirer, son mari l'emmena faire un séjour à Ostende, où, par la bonté de Dieu, les bains de mer ramenèrent enfin les forces désirées. C'est de là qu'est datée une lettre si caractéristique de ce père vraiment père qu'il vaut la peine de la reproduire ici.

Mon cher Henri, sais-tu que je suis jaloux de votre affection, et cela parce que personne ne vous aime autant que moi? Il va sans dire que maman n'est pas moins jalouse, et pour la même raison. Voilà pourquoi nous faisons à qui vous écrira le plus souvent, pour vous aiguillonner de telle façon que nous ayons tous la même ambition : qui saura le mieux aimer ?

Le port est là sous nos yeux ; j'observe les matelots, avec quelle agilité ils grimpent aux mâts. Tu as beau être fort en gymnastique, tu en serais émerveillé.

Nous voyons aussi les baigneurs. Ça ne va pas tout seul quand la mer est grosse. Mais je suis bien sûr que tu serais plus courageux qu'une grande fille que le voyais ce matin et qui poussait des cris de paon à chaque vague. Tu regarderais tout bonnement ton papa, et en le voyant rester tranquille, tu ferais comme lui. Finalement les vagues qui semblent près de vous engloutir passent on ne sait comment, et on est tout surpris de se voir encore debout. Il en est ainsi de bien des choses dans la vie : elles passent aussi. La mort elle-même, le roi des épouvantements, n'effraye pas l'enfant de Dieu, puisqu'elle n'est pour lui qu'un passage.

Tout près de cette grande fille il y avait un tout petit garçon, qui, lui, était tout content et ne criait pas, quand même il eût pu y avoir pour lui quelque danger, parce qu'il était si petit. Mais c'est qu'il était dans les bras de son père, qui le tenait au-dessus des vagues. Voilà pourquoi il n'avait pas peur. N'avait-il pas raison d'avoir confiance en son père et de rester tranquillement dans ses bras ? Puissiez-vous faire de même, enfants, et nous aussi, parents, à l'égard de notre Père céleste. Il est plus grand que tous.

Adieu, mon Henri. Sois toujours sage et pense constamment à nous. Si tu savais combien nous nous réjouissons à la pensée de vous revoir tous

Ton papa.

 

Les quelques années suivantes s'écoulèrent rapides. L'étude, au Löwenstein, marchait de pair avec les travaux rustiques. Et le travail n'était certes pas un jeu pour ce garçon qui grandissait beaucoup. Labourer, semer, herser, moissonner, débarrasser le sol des pierres, arracher les mauvaises herbes, il fallait mettre la main à tout, sous la conduite d'un domestique. Henri dut apprendre de la façon la plus réaliste ce que c'est que porter le joug dans sa jeunesse. Mais il apprit aussi que cela est bon pour l'homme (Lam. 3, 27).

Il y avait d'ailleurs beaucoup à apprendre dans les heures de leçons, ainsi que dans les cultes domestiques, que le père savait rendre fort intéressants et instructifs. Sans doute les enfants ne savaient pas toujours les apprécier à leur juste valeur, pas même les aînés, et il arrivait que les heures les plus belles leur semblaient parfois un peu longues. Le père croyait devoir prêcher la loi, si bien que pendant longtemps Henri n'a connu du Seigneur Jésus que sa haine de tout faux-semblant et de toute hypocrisie ; ce n'est que plus tard, assurait-il, qu'il avait appris à voir en lui celui qui aime et sauve les pécheurs.

Ce cher père 1 Nous nous souvenons avec attendrissement de ce qu'il a dû répéter plus d'une fois: « Ah! mes enfants, si seulement vous progressiez une bonne fois spirituellement, quelles choses douces et magnifiques j'aurais à vous dire ! » Il l'a toutefois compris plus tard:

Ton tendre amour et ta grâce, Seigneur,

Peut seul briser l'immense orgueil du coeur.

Mais la fidélité de sa foi n'a point été déçue. La précieuse semence qu'il a jetée en terre a fructifié dans le coeur de ses enfants bien-aimés.

Le Saint-Esprit choisit souverainement sa façon d'agir. Il arrive parfois, même pour des enfants élevés dans un milieu croyant, à l'abri des influences pernicieuses, que la vie nouvelle ne se forme qu'au travers de la tempête, à la suite d'une conviction profonde et douloureuse du péché pour d'autres, au contraire, l'oeuvre de la grâce est paisible et cachée. Ainsi en fut-il pour notre Henri. Ce fut comme un doux et joyeux printemps: un mystérieux travail se poursuit dans les entrailles du sol à mesure que se fond la croûte glacée; voici que s'entr'ouvre une timide fond la croûte glacée, fleurette, voilà que brille une gaie pâquerette ; prairies et buissons commencent à se parer de verdure ; c'est le printemps, c'est la vie qui coule à flots! Mais nul ne saurait dire quel jour et à quelle heure elle est apparue.

Il est du moins un trait commun à tous ceux en qui la vie divine a commencé à circuler: ils ont d'abord été humiliés et comme courbés sous le poids de leurs manquements et de leurs déficits, ils ont été poussés à chercher Dieu et ont éprouvé le besoin de la communion avec Jésus, le Sauveur des pécheurs.

 

Dans l'âme d'Henri s'éveilla graduellement la conviction toujours plus profonde qu'il n'était pas en règle avec Dieu. Il se sentait éloigné de lui, froid, indifférent, « mort ». Pendant assez longtemps il ne savait pas exactement ce qui lui manquait. Enfin il se rappela soudain cette déclaration : « Si vous qui êtes mauvais vous êtes capables de donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père céleste ne donnera-t-il pas son Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent. » (Luc II, 13 .) Ces mots s'enfoncèrent dans son coeur avec une puissance irrésistible et lui apparurent d'une clarté, d'une évidence, d'une simplicité lumineuses. Il s'étonnait de n'y avoir pas pensé plus tôt. A genoux dans un recoin tranquille du verger, il prit Jésus au mot: « Père céleste, dit-il, mes parents m'ont bien volontiers donné ce qui m'était bon, donne-moi donc aussi ton Saint-Esprit, comme tu l'as promis. » Il n'eut pas conscience de quelque expérience particulière, mais il avait saisi avec une foi enfantine la clef qui lui ouvrait le trésor de Dieu. Il avait ainsi commencé à puiser grâce après grâce et il n'a jamais dès lors cessé de le faire. C'était la vie, la communion consciente avec Dieu.

Cependant la Providence accordait à son serviteur la bénédiction féconde promise aux patriarches. Si l'un des enfants avait été redemandé tout jeune, comme on l'a vu, il y en eut onze qui grandirent et furent la joie de leurs parents.

C'est ainsi que le Löwenstein finit par ne plus fournir assez d'occupation à l'active et joyeuse bande. Les grands fils devaient apprendre à se tirer d'affaire eux-mêmes, et il leur fallait un champ de travail plus vaste. Leur père le comprit et sut tourner la page.


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