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 3. Au Caire

 

Nous avons déjà vu Henri Rappard, aux débuts de son séjour en Égypte, faire la navette entre Alexandrie et le Caire, où il prêchait alors en allemand et en français dans l'oratoire de la station de Saint-Marc. Il faut dire à l'honneur du Khédive qu'il accordait le libre parcours en chemin de fer dans tout le pays à tous les missionnaires et ecclésiastiques de tous ordres.

Dès les débuts de 1867, Rappard avait tenu ces cultes régulièrement tous les quinze jours, et quelques membres de la colonie germano-française caressaient l'espoir de faire de lui leur pasteur proprement dit et de se constituer en Église. Ils exposèrent leur désir directement au comité de Chrischona, à Bâle, qui entra dans leurs vues, à la condition toutefois que M. et Mme Rappard pussent discerner dans cette démarche une indication d'En Haut.

Et c'est ce qui arriva. L'oeuvre d'Alexandrie pouvait être remise en bonnes mains, tandis que les quelques agneaux disséminés dans le désert spirituel de la populeuse cité du Caire avaient un urgent besoin des soins d'un fidèle berger. C'est ainsi qu'en avril 1868 déjà le jeune couple Rappard échangea son premier foyer d'Alexandrie contre un autre, au Caire.

La maison louée précédemment dans le quartier arabe de la dense capitale égyptienne témoignait hautement de l'esprit d'abnégation des missionnaires de Chrischona. Ils n'avaient certes pas pensé chacun à sa propre maison, ou chacun à son confort, mais bien à la maison de Dieu (Aggée 1, 9).

Une superbe salle, d'une hauteur surprenante, prenait la plus grande partie du bâtiment. A côté se trouvait une chambrette ou cellule, la chambre du prophète, comme on l'appelait, qui avait la même hauteur imposante. Un vestibule, qui pouvait servir de réfectoire, était encore un peu plus élevé, de sorte qu'on n'y manquait pas d'air. Mais les autres pièces de la maison défient toute description : casées sans aucun plan, sans aucun ordre, les unes au-dessus, les autres de côté, reliées ou séparées par des escaliers et des encoignures, les unes pourvues de minuscules fenêtres, les autres privées de ce luxe et éclairées par la porte seulement. En outre, tout cela menaçait ruine, si bien que pour un homme doué comme Rappard d'un besoin inné d'ordre, il fallait une pénible victoire sur soi-même pour entrer dans cette habitation et surtout pour y introduire sa jeune femme. Mais la salle, la magnifique salle de culte, avait fait pencher la balance !

Le premier soir, comme on venait d'achever le repas et qu'on avait passé dans une pièce voisine, on entendit le bruit sourd d'un corps qui tombait, et là-dessus un des convives se précipita dans la chambre en disant qu'un gros serpent était tombé d'un trou du toit sur la table du repas et y restait étourdi par la chute. C'était vrai. On put heureusement tuer aussitôt l'animal toujours immobile; mais, en dépit des dires d'une jeune citadine affirmant que les serpents « domestiques » sont rarement dangereux, on ne se sentait qu'à demi rassuré. Le petit incident eut toutefois son bon côté : on put ainsi, preuve en mains, démontrer à l'insouciant propriétaire mahométan la nécessité des réparations vainement réclamées jusqu'alors, et obtenir de lui toute espèce de petites améliorations. Au bout de deux ou trois semaines, l'habitation avait pris un aspect si agréable et avenant qu'on s'en contenta volontiers. Elle était d'ailleurs relativement fraîche, dans son coin ombreux et sombre - le thermomètre y restait toujours de quelques degrés plus bas que dans les élégantes constructions du quartier européen, appelé Esbékijeh ; et cependant il marquait encore constamment, au gros de l'été, de 27 à 30 degrés Réaumur, même dans les pièces les plus fraîches.

Outre « frère » Ostertag, qui avait été en charge au Caire l'année précédente, il y avait encore dans la maison un petit nègre d'environ douze ans, nommé Samuel. Il avait été surpris quelques années auparavant par des pillards arabes sur les bords du grand fleuve (le Nil blanc) où il avait passé son enfance, et emmené avec quelques autres garçons noirs dans la Haute-Égypte, pour y être vendu comme esclave. Mais la Providence avait voulu qu'au moment où le chargement d'esclaves approchait de Khartoum, la célèbre voyageuse hollandaise, Mlle Alexine Tinné, l'aperçût de la rive et fît aussitôt mander énergiquement au pacha que des garçons noirs allaient être amenés au marché des esclaves, en violation flagrante de la loi. A l'arrivée du bateau, des agents de police étaient déjà sur place, qui reprirent aux misérables pillards leurs victimes et rendirent la liberté aux petits noirs. Mlle Tinné put alors les faire remettre aux missionnaires de Chrischona de la station de Saint-Thomas à Khartoum. Samuel et ses jeunes compagnons se trouvèrent ainsi placés sous la direction bienveillante de M. Duisberg, négociant-missionnaire, puis, plus tard, répartis entre plusieurs différentes stations. Samuel vint au Caire, où les Rappard le trouvèrent investi des fonctions de petit domestique.

Le missionnaire se mit à l'oeuvre avec un joyeux entrain. Son séjour au Caire dura trop peu de temps pour lui permettre d'y entreprendre une oeuvre missionnaire proprement dite parmi les coptes et les mahométans. Son temps était suffisamment rempli par les prédications du dimanche, les visites, surtout les visites aux malades et aux mourants, - qui trop souvent, hélas 1 ne voulaient pas se croire mourants. - Les services funèbres étaient toujours pour lui des occasions précieuses d'annoncer l'Évangile à ceux qu'on ne parvenait pas à amener aux cultes. Là comme à Alexandrie, Allemands et Suisses semblaient s'être donné le mot pour n'avoir plus qu'un but en vue, gagner le plus possible et le plus vite possible, et s'amuser autant que possible. Plus tard, de retour dans la patrie, ce serait toujours assez tôt, disaient-ils en riant, pour penser aux choses sérieuses !

Il y avait cependant quelques âmes bien préparées, qui ressemblaient à un sol altéré. Il nous souvient, par exemple, d'une brave Zurichoise qui, tenant le ménage de quelques messieurs, savait arranger ses courses au marché de façon à « se faufiler dans la cure » à l'heure du culte matinal pour y chercher une « goutte d'eau vive » et s'en retourner vite à sa tâche, en nous laissant son cordial « Adié, adié ! » Voici bien longtemps déjà qu'elle est auprès du Seigneur. Certains hommes montrèrent aussi une vraie piété, et, de fait, il se forma une petite communauté qui est devenue l'Église allemande actuelle.

Une école qui existait déjà commença à prospérer. L'âme de cette société juvénile, c'était Samuel. Un jour, comme on racontait le récit de la multiplication des pains, il demanda d'un air triomphant à ses camarades, mahométans pour la plupart: « Eh bien, à présent, avez-vous entendu ce que peut faire mon Jésus ? »

Rappard fut très heureux de ce que sa femme avait accès dans les harems, où les filles du peuple, asservies, mènent une existence si misérable. Il espérait qu'il pourrait sortir quelque bien de ces visites.

Mais à peine toutes ces diverses activités étaient-elles bien lancées que retentit déjà le signal du départ, quoiqu'on ne le comprît pas aussitôt.

Des nouvelles attristantes arrivaient de Sainte-Chrischona. Le bon chapelain Schlienz était mort; M. Bauder vint en personne d'Alexandrie pour en apporter la nouvelle à son ami. Henri en fut profondément affecté : il aimait beaucoup Chrischona, et il sentit d'instinct que l'institution se trouvait à un tournant de son histoire. Enfermé dans son cabinet, il demeura longtemps seul avec Dieu, sans se douter cependant pour le moment des conséquences qu'aurait pour lui-même ce douloureux événement.

Le lendemain, il écrivit au comité, lui exposant en toute franchise son avis sur l'avenir de l'institution et mettant sur le coeur de ses « vénérables frères et pères » ce qu'il sentait profondément être exigé par les conjonctures présentes. Il craignait que sa démarche ne leur parût offensante ; mais il n'en fut rien. il avait obéi à une puissante impulsion intérieure, et les destinataires de la lettre le sentirent bien. Cette lettre (malheureusement introuvable) en croisa une autre, contenant un premier appel que lui adressait le comité et dont parlera le chapitre suivant.

Disons seulement ici qu'après un séjour de trois mois et demi au Caire l'heure sonnait déjà où les missionnaires pèlerins, vraiment bien nommés cette fois, allaient reprendre leur bâton de pèlerins. Huit mois après leur mariage, il leur fallut revendre tout leur premier mobilier de jeunes époux ; ces détails extérieurs leur paraissaient cependant peu de chose en comparaison de la tâche écrasante qui les attendait.

Mais avant de quitter l'antique pays des Pharaons avec Henri Rappard et sa femme, que le lecteur veuille bien encore faire en leur compagnie quelques excursions.

La plus intéressante fut leur promenade à cheval aux pyramides de Gizeh, ces vénérables monuments d'un lointain passé. Grâce à l'aide des bédouins placés là par le gouvernement, ils escaladèrent sans trop de peine la grande pyramide et purent jouir d'une vue saisissante qui leur laissa d'ineffaçables impressions. Le parcours de l'intérieur de la pyramide, où la poussière de milliers d'années tourbillonne aveuglante autour du voyageur, leur parut fatigant et déprimant.

Ils allèrent visiter Héliopolis, la Ville du soleil, en compagnie du vénérable pasteur Ad. Sarasin de Bâle, qui, revenant de Palestine, s'arrêta quelques jours au Caire, logé dans la haute chambrette du prophète à côté de la salle de culte.

Tout ce qui constitue le charme particulier et unique du Caire, sa citadelle décorative, ses innombrables minarets, ses jardins luxueux, ses larges avenues et ses rues étroites, incessamment animées par une multitude bigarrée, est demeuré au fond des coeurs des jeunes missionnaires comme un souvenir inoubliable, mais indiciblement douloureux. Ils ont vu trop de péché et de misère. Et les scènes de fanatisme des derviches mahométans auxquelles ils ont assisté! Et le spectacle atroce d'un malheureux acclamant d'abord le faux prophète d'une voix qui vous transperçait jusqu'aux moelles et avec d'horribles contorsions, puis tranchant d'un coup de dents la tête d'un serpent vivant, pour avaler ensuite le reptile tout entier, morceau par morceau! Ils ont vu de leurs yeux aussi le spectacle émouvant qui se renouvelle chaque année au retour du pèlerinage de la Mecque, alors que des centaines d'hommes se jettent la face en terre dans la rue principale, pour que le Scheik-el-Islam, un haut dignitaire monté sur un coursier blanc, puisse chevaucher sur leur dos. Ne peut-on pas discerner dans ces faits l'empreinte mystérieuse de la puissance des ténèbres ?

Mais le dernier tableau qui passa devant leurs yeux fut plus réconfortant. Depuis des semaines déjà on observait les progrès de la hausse printanière annuelle du Nil. Soudain retentit la joyeuse nouvelle: Le Nil déborde! Alors s'ouvrent toutes les écluses, et tous les fossés petits et grands se remplissent de l'eau limoneuse qui apporte la fertilité et la bénédiction. C'est ainsi que Dieu donne l'humidité nécessaire au pays où la pluie ne tombe pour ainsi dire jamais.

Rappard a souvent dès lors fait allusion à ce fait dans ses allocutions. La bénédiction, l'eau vive, vient d'En Haut ; Dieu seul peut la donner. Mais il faut ouvrir les écluses, supprimer les obstacles, creuser des fossés, et cela, c'est à nous de le faire, et dans nos propres coeurs et dans nos vies, et dans les divers champs de travail qui nous sont confiés.


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