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 CHAPITRE IV

L'APPEL A SAINTE-CHRISCHONA 1868

 

Des mains mourantes de son frère

Reprenant l'étendard sacré,

« 0 Roi, fit-il, c'est ton affaire!

Que par Toi je sois délivré! »

 

 

Depuis l'été de 1868 on pouvait voir dans un petit compartiment de la table à écrire de M. Rappard une enveloppe sur laquelle se lisaient ces mots en forts caractères : Appel du Seigneur à Sainte-Chrischona par l'entremise de son serviteur Louis Jaeger. Cette enveloppe contenait trois lettres. La certitude d'avoir été placé à son poste par le Seigneur était pour lui chose infiniment précieuse et rassurante.

Lorsqu'en août 1864 il avait quitté l'institut, son cher maître, le chapelain Schlienz, était encore en pleine activité. L'année suivante, à la suite de la retraite de Bonekemper, un jeune théologien wurtembergeois, le pasteur J. Völter, avait été appelé et placé aux côtés du chapelain avec le titre d'inspecteur. Cette direction double amena bien des difficultés, d'autant plus que l'inspecteur Völter manifestait l'intention de donner à l'institution une direction strictement luthérienne. Le décès de Spittler, en décembre 1867, rendait nécessaire une mise au point de toute la situation. Völter ayant posé certaines thèses comme principes directeurs de l'oeuvre et comme conditions de son activité future, le comité ne put entrer dans sa manière de voir. La Pilgermission, fondée sur le terrain de l'unité de tous les enfants de Dieu, entendait y demeurer.

C'est ainsi qu'il arriva que l'inspecteur Völter quitta l'institution le 20 avril 1868. Six jours après, le dimanche 26 avril, le Seigneur rappelait à lui son fidèle serviteur, le chapelain Schlienz. Ce jour même devait avoir lieu la consécration de cinq « frères », et malgré son extrême faiblesse, Schlienz ne voulait pas se priver de la joie de leur imposer les mains. Toutefois cela ne devait pas se faire. Il put encore se lever de bonne heure, mais pour se remettre bientôt au lit, et à quatre heures de l'après-midi, tandis que, dans la chapelle bondée, l'Église implorait la bénédiction du Seigneur sur les « frères » partants, là-haut, dans la chambrette du clocher, le Maître venait chercher son serviteur lassé. Avec son dernier souffle, il priait encore instamment :

Maître, n'abandonne pas ton oeuvre!

Peu après, cependant, on put croire que le Seigneur voulait vraiment en finir avec l'institution. L'administrateur Kessler, dont la santé laissait depuis longtemps à désirer, fut pris de fortes hémorragies pulmonaires et dut demander un congé prolongé, tandis que le jeune instituteur Közle donnait sa démission, ayant accepté un poste d'évangéliste.

Si la mort de Spittler avait déjà éveillé quelques inquiétudes quant à l'avenir de la Pilgermission, on comprend que cette succession de dispensations frappantes ait renforcé ces impressions pessimistes. On savait en outre que les frais, dépassant toute prévision, de la fameuse Route apostolique, avaient entraîné une dette considérable, en sorte qu'on entendait dire de divers côtés que c'en était fait de la Pilgermission. Un employé, l'administrateur de la maison affiliée « Meyenbühl », un excellent homme, sincèrement pieux, se laissa si bien gagner par les appréhensions qu'il donna sa démission, ayant reçu un appel et ne sachant, disait-il, ce qui allait advenir de Ste-Chrischona.

Ce furent des temps pénibles pour le comité, qui ne comptait alors que quatre ou cinq membres, et spécialement pour le fidèle ami et le principal soutien de l'oeuvre, M. Louis Jaeger. Aussi cria-t-on du fond de l'abîme à l'unique mais puissant Sauveur, et pareil cri ne saurait rester sans réponse.

Il s'agissait de trouver le plus tôt possible un homme capable de prendre en main l'oeuvre chancelante, et les pensées de tous se tournèrent d'un commun accord vers le jeune missionnaire C.-H. Rappard, au Caire. Il reçut le 25 mai la lettre suivante, que nous donnons presque in extenso:

 

Bâle, le 17 mai 1868.

Frère bien-aimé en notre Seigneur Jésus,

Le dernier courrier t'aura sans doute apporté la douloureuse nouvelle du départ de notre cher chapelain, et tu es un de ses nombreux fils qui pleurent avec un amour reconnaissant cet ami paternel, cet homme de Dieu.

En reprenant à l'oeuvre ce bien-aimé chef si tôt après notre cher père Spittler, le Seigneur nous éprouve douloureusement. Les coeurs brisés, nous nous courbons devant notre Dieu saint, notre Seigneur, nous plaçant à ses pieds avec l'oeuvre, et attendant de lui qu'il nous fasse grâce et qu'il panse nos blessures. Nous lui demandons aussi de combler les vides en nous donnant des hommes selon son coeur, qui se soient vraiment offerts à lui en sacrifice, et qui veuillent par sa grâce vivre pour lui et le servir avec une entière consécration.

Or nous avons tous reconnu en toi un homme de cette trempe, et notre Comité m'a chargé de t'appeler, cher frère Rappard, à prendre la place du bienheureux chapelain à la tête de l'institution de Sainte-Chrischona. Il ne s'agit pas là d'une décision précipitée prise à la légère; c'est le fruit de longues délibérations et de beaucoup de prières, de sorte que nous pouvons d'autant mieux espérer que le Seigneur Jésus confirmera ce choix qui vient de lui et fera retentir son oui dans ton coeur par son Saint-Esprit.

Dans tes lettres à M. Spittler, tu t'appelais son fidèle « fils pèlerin », et tu parlais de ta femme comme d'une véritable « âme de pèlerin ». C'est bien là ce dont Sainte-Chrischona a besoin.

Ce qui nous a fait hésiter quelque peu à t'adresser cet appel, c'est ton installation toute récente au Caire comme pasteur de son église en formation. Mais cette hésitation a pris fin cette semaine, grâce à un télégramme du comité local de Jérusalem (le premier télégramme lancé de Jérusalem à Bâle) te proposant comme successeur du chapelain. Quand tu exposeras à l'Église ces décès aux conséquences si graves, elle ne manquera pas de comprendre comment nous en sommes arrivés à cette détermination.

Ton fidèlement attaché, L. Jaeger.

 

Rappard reçut cette lettre à Alexandrie, où il passait quelques jours pour affaires. Il l'envoya à sa femme, au Caire, en l'accompagnant des lignes ci-dessous, que nous aimons d'autant plus à reproduire que nous n'avons pas sa réponse à M. Jaeger.

 

Alexandrie, 25 mai 1868 au soir.

.... La lettre ci-jointe te fera pressentir dans quelles dispositions d'esprit je me trouve. Pour le moment tout tourbillonne en moi, et je ne sais trop que penser. A première lecture, il y avait en moi un grand « Non! non! jamais je n'en serai ni capable ni digne ». Ces chers amis s'exagèrent de beaucoup mes capacités. Même à présent, quelques heures plus tard, c'est encore ma pensée, mais un peu différemment. C'est la chair qui commence à dire son mot et à me représenter combien la situation à Chrischona sera pour nous difficile et désagréable ; mais ce ne sont pas là des raisons qui puissent nous arrêter. J'ai un besoin intense d'en causer avec toi. Prie instamment et sans cesse, pour que nous soyons conduits par le Seigneur, par Lui seul. Vois-tu, j'ose attendre de lui qu'il me conduise aussi en cette affaire d'après Ps. 32, 8. Quelle consolation !

Je me sens excessivement petit et chétif et indigne de toute la miséricorde de mon Dieu. Mais je suis à lui, je veux être à lui, son serviteur! Il peut m'envoyer où il veut.

La vie m'apparaît si solennelle, et la vocation si grande. Oh ! que Dieu nous sanctifie tout entiers! Qu'il te bénisse et te mette au clair! A part lui, nul ne me connaît aussi bien que toi.

Je ne dirai rien de cette affaire ici. Tu voudras bien faire de même. N'en parle qu'à Jésus!

Ton Henri.

 

La réponse au Comité, remise à la poste du Caire le 29 mai, était écrite dans le même esprit. Il y déclarait en outre que, se sachant appelé à être évangéliste, il ne pouvait pas renoncer à cette vocation, pas même comme inspecteur de l'institution. Il se sentait pressé d'annoncer Jésus-Christ et le salut qu'il a accompli, et il ne pouvait pas prêcher Chrischona, par où il entendait donner des conférences sur l'oeuvre, ni faire des tournées de collectes, surtout pas solliciter des dons. Il se sentait contraint de dire cela d'avance au comité qui l'appelait et demandait un nouvel examen de cette question si grave.

 

Il disait à sa femme : Cette lettre sera pour nous ce que fut pour Gédéon sa toison. Nous regarderons la réponse, quelle qu'elle soit, comme l'expression de la volonté de Dieu.

Avant même qu'une réponse pût venir, arriva de Bâle une seconde lettre, se rapportant à celle qu'Henri avait adressée à M. Jaeger à la nouvelle de la mort de M. Schlienz :

 

Bâle, 27 mai 1868.

Tu n'auras pas été peu surpris par ma lettre du 17 mai, car tu ne t'attendais guère à être appelé à prendre la place du bienheureux chapelain. Mais ta lettre, reçue deux jours après le départ de la mienne, nous permet d'espérer que le bon et fidèle Berger et Evêque des âmes n'a placé de façon si claire sur ton coeur les besoins de Sainte-Chrischona que pour te préparer toi-même à ce poste. Ainsi, ta lettre nous confirme précisément dans notre choix. Les sentiments qu'elle exprime ont toute ma sympathie. Je te tends donc la main, et le Seigneur sera avec nous. Alléluia!

Notre cher administrateur Kessler va mieux; il vient de partir pour un séjour de convalescence. Il t'envoie ses salutations cordiales, se réjouissant beaucoup d'être sous tes ordres !

Très fraternellement, ton J.-L. Jaeger.

 

Voici enfin, sauf quelques coupures, la troisième lettre, attendue dans un esprit de prière et de soumission :

 

Bâle, le 17 juin 1868.

Béni soit Dieu, le Père de miséricorde, et le Dieu de toute consolation ! Il est juste que je commence cette lettre par la louange et l'action de grâces, ayant en mains ta lettre du 29 mai et le « oui », conditionnel il est vrai, par lequel tu réponds à notre appel. Ton consentement conditionnel étant donné, et les conditions étant acceptées, nous te présentons dès maintenant à nos amis comme le successeur du chapelain Schlienz et comme le directeur de l'institut. Venez donc, au nom de Jésus, mon cher frère et ma chère soeur! Chrischona est comme un orphelin, un pauvre orphelin abandonné! Le Seigneur arrangera tout selon sa gratuité.

Ton bien attaché J.-L. Jaeger.

 

Cette fois Rappard put donner d'un coeur rassuré son consentement définitif. Voici en quels termes :

 

Le Caire, le 27 juin 1868.

Votre lettre du 17 juin est là devant moi. Nous l'attendions en prière avec la pleine assurance qu'elle nous donnerait la réponse divine à toutes nos questions humaines. Ainsi c'est mon Dieu qui m'appelle; lui qui me connaît, lui qui sonde les coeurs et les reins, il me fait dire par la bouche de ses serviteurs: Viens travailler dans ma vigne de Chrischona! Comme serviteur de Christ, et je le suis et je veux l'être, que pourrais-je faire d'autre que d'obéir de bon coeur? je connais mon divin Maître, et les richesses de sa grâce, et les forces qu'il communique de jour en jour aux siens et qu'il s'est toujours plu à déployer dans leur faiblesse.

En répondant à cet appel, le désir et le besoin de nos coeurs est de nous consacrer entièrement au Seigneur, avec tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons, pour un vivant sacerdoce, pour faire sa volonté et nous laisser mettre à l'oeuvre où il lui plaira.

Ce qui a le plus de prix aux yeux de Dieu, c'est l'amour, l'amour pour le Seigneur, l'amour pour les frères, l'amour pour toute âme immortelle. je le sais et j'en fais le sujet journalier de mes prières. Mais je reconnais aussi franchement devant Dieu et devant mes frères que je suis encore en grand déficit à cet égard. Demandez donc pour moi à Dieu de m'accorder richement ce don le « meilleur » (I Cor. 12, 3 1) pour qu'en tout temps et en toute occasion je suive ce chemin excellent, le chemin de la bénédiction et du succès dans le travail au service du Royaume de Dieu.

Je sens plus vivement que jamais combien j'aime Sainte-Chrischona et combien je lui suis intimement attaché. Ce qui m'encourage très particulièrement, c'est que ma chère femme pense et sent comme moi.

C.-H. Rappard.

 

Il s'agissait de ne point perdre de temps si l'on voulait se mettre à l'oeuvre à Chrischona avant l'hiver. « Frère » Ostertag se chargea provisoirement de la station du Caire, qui fut peu après pourvue d'un pasteur allemand à demeure.

Ajoutons ici que le beau plan de la « Route apostolique » dut être finalement abandonné quelques années plus tard, d'une part à cause du retrait de la mission en Abyssinie en vue de laquelle l'entreprise avait été devisée, d'autre part à cause des dettes qu'elle avait entraînées et qui pesaient trop lourdement sur la Pilgermission. On apprit ainsi que, dans le Royaume de Dieu, ce n'est pas d'après un plan préconçu, mais pas à pas, dans la dépendance et sous la direction d'En Haut, que l'oeuvre doit croître et se développer comme d'elle-même.

Trente ans plus tard, un élève de Chrischona, au service de la Mission des pionniers du Soudan, commença à nouveaux frais une oeuvre missionnaire à Assouan, la ci-devant station de Saint-Pierre de la Route apostolique. Puissent les jeunes ouvriers récolter une moisson de joie après les semailles arrosées de larmes de leurs devanciers!

 

Le 7 août, Rappard et sa femme quittaient la terre d'Égypte accompagnés du petit Samuel, tout heureux de pouvoir suivre en Europe ses parents adoptifs. Ils purent encore aller prendre congé de leurs parents à Jérusalem. Toutefois cette visite d'adieux fut assombrie par un accès de fièvre qui d'abord affaiblit beaucoup Henri, mais qui, par la bonté de Dieu, se dissipa entièrement au cours de la traversée de Jaffa à Venise. Le trajet en chemin de fer se fit cette fois par le Brenner, et les voyageurs n'ont jamais pu oublier l'impression produite sur leurs yeux, fatigués de l'éclat du soleil égyptien, par la verdure des montagnes et des vallées du Tyrol. Passant par Innsbruck, Munich et Lindau, ils atteignirent d'abord la bonne vieille maison familiale d'Iben, où quelques jours de repos les restaurèrent, corps et âme; puis ils continuèrent leur route vers Bâle et Chrischona, un peu dans les mêmes dispositions que les disciples, alors qu'il est dit (Marc 10, 32) : «Jésus allait devant eux, les disciples étaient troublés et le suivaient avec crainte» ; mais pourtant aussi avec une joyeuse confiance en la parole du Maître : « Ayez bon courage : j'ai vaincu le monde. »


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