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 CHAPITRE V

LE JEUNE INSPECTEUR 1868-1874

 

C'est toi le Maître, et non, oh ! non pas moi! Donnant aux serviteurs leur tâche journalière, Tu diriges leurs pas dans leur belle carrière, Et leurs fardeaux, tu les prends tous sur toi

1. Nouveaux débuts

 

Une fraîche brise d'automne caressait les chaumes et murmurait à travers les beaux hêtres des forêts, quand, au matin du 29 août 1868, pèlerins émus, le nouvel inspecteur et sa femme montèrent à la chapelle de Sainte-Chrischona, à l'ombre de laquelle ils allaient avoir dorénavant leur foyer. La veille, à leur arrivée à Bâle, ils avaient trouvé l'accueil le plus chaud au Klösterli de Riehen, où M. Jaeger et Mlle Spittler leur avaient souhaité la bienvenue. Accompagnés de ces fidèles amis, ils s'étaient acheminés ce matin-là sur la route jusqu'à un certain contour d'où soudain apparaissait sur la hauteur, dans la brume azurée, le groupe des maisons de Chrischona.

Alors avait commencé l'émouvante ascension de l'étroit et raide sentier.

La maisonnée qui attendait son berger et directeur se sentait bien dépouillée. Plusieurs maîtres avaient été rappelés plus haut ou appelés ailleurs; le bon vieux pasteur anglais Robinson, qui avait bien voulu offrir ses services pour les mois d'été, avait dû à son tour repartir pour sa patrie. Les élèves n'avaient plus pour s'occuper d'eux qu'un ami venu du Fälkli. Au reste, il faut dire que, pendant ces mois d'abandon, les jeunes gens s'étaient montrés, au dire de chacun, comme tenus sous la discipline de l'Esprit. Adossés au mur d'enceinte de la chapelle, au haut de ces gradins de l'ouest qui dès lors ont vu tant d'adieux, ils saluèrent les arrivants par un beau cantique

 

Il est fidèle et bon, le Dieu de paix!

Heureux celui qui sur lui seul s'appuie!

Oui, bienheureux celui qui se confie

En sa bonté qui ne faiblit jamais! I

l est fidèle et bon, le Dieu de paix.

 

Après la nuit vient la clarté du jour,

Et du tombeau Dieu ramène à la vie.

Ce qu'il a pris, à notre âme ravie

Il sait le rendre, et par son tendre amour

Après la nuit vient la clarté du jour.

 

Il y avait dans ce chant un je ne sais quoi d'ému qui rappelait le mot frappant d'Esdras : « On ne pouvait distinguer le bruit des cris de joie d'avec le bruit des pleurs parmi le peuple. »

Alors tout le monde entra dans la chapelle pour rétablir le calme dans les coeurs par la prière, pour écouter la Parole divine et consacrer à nouveau son coeur et sa vie à Dieu.

Une semaine plus tard, le dimanche 6 septembre, avait lieu la consécration de huit « frères », et par la même occasion, l'installation solennelle du nouvel inspecteur. Beaucoup étaient heureux de le revoir et de saluer son retour, tandis que d'autres, à l'aspect de la haute taille élancée de ce jeune homme au teint pâli par son séjour en Égypte et par sa récente maladie, ne cachaient pas leurs appréhensions : « Voilà encore un candidat à la mort! » entendait-on dire çà et là. Mais, par la grande bonté de Dieu, Henri Rappard collabora encore pendant quarante et un ans à la préparation de jeunes soldats de Jésus-Christ, les bénissant et leur imposant les mains à leur départ. En cette première occasion, il avait pris pour texte l'histoire de Gédéon (Juges 6), qui avait particulièrement occupé ses pensées depuis quelques semaines. Tout serviteur de Dieu, disait-il, doit entendre au préalable cette double déclaration : D'abord, que grâce lui a été faite: « L'Éternel est avec toi » (V. 12), puis qu'il est un envoyé : « N'est-ce pas moi qui t'envoie? Va avec cette force que tu as » (v. 14)- Il était tenu de reconnaître avec une humble gratitude que ces deux mots avaient retenti dans son âme, tout spécialement à propos de son appel à Chrischona, et maintenant il était là, confus, mais joyeux, faible par lui-même, mais fort de la force du Seigneur, l'Éternel.

Ce fut bien en réalité un commencement tout nouveau, tant pour l'éducateur que pour ses élèves. L'un d'eux écrit:

De 1868 à 1870, j'ai eu le privilège d'entendre Rappard nous exposer la Parole divine. Pour nous tous, c'était une grande bénédiction, et nous étions heureux que le Seigneur eût mis à la tête de l'oeuvre un homme de cette trempe. Les temps étaient sérieux, et nous nous demandions, non sans inquiétude, comment se ferait notre préparation intellectuelle et spirituelle, n'ayant presque point de maîtres. L'arrivée du nouvel inspecteur combla le vide, et dans la suite nous avons pu apprécier de plus en plus sa clairvoyance et sa perspicacité, son énergie et son autorité.

Déjà dans une de ses lettres précédentes, M. Jaeger avait déclaré :

Nous reconnaissons sans ambages qu'il y a fort à faire pour nous organiser de façon plus régulière et plus féconde, et nous soumettrons l'ensemble et les détails de l'oeuvre à un examen approfondi. Mais il s'agit avant tout de combler les vides survenus dans l'institut et dans le Comité.

Le moment était venu de procéder à cette réorganisation. Ce ne fut pas toujours facile. Plus d'une fois Rappard remarqua: « je ne me permettrais pas de réclamer sur un ton tranchant les améliorations qui me semblent indispensables. Mais, à force de les remettre sur le tapis, la vérité se fera jour, comme l'eau qui tombe goutte à goutte finit par transpercer la pierre. »

Dieu lui donna de savoir tempérer de façon bienfaisante son don inné de domination. Un jour qu'il s'agissait d'apporter quelques restrictions aux sorties des élèves, on institua une règle, qui n'avait d'ailleurs rien de trop sévère, mais qui n'eut pas l'heur de plaire à tous les « frères ». L'un d'eux, prétendant qu'elle ne s'adaptait pas à ses circonstances, insista pour qu'on lui permît de sortir à d'autres heures. A la fin l'inspecteur lui répondit amicalement, mais fermement: « Mon cher « frère », tu peux te figurer combien il m'est désagréable d'être obligé de te redire encore et toujours non; je t'en prie, qu'il n'en soit plus question ! » L'élève comprit, et bientôt chacun se mit au pas.

Il y eut pendant quelques années tout un apprentissage à faire. La dette courante était un fardeau que tous ressentaient, et que tous devaient en effet ressentir. Il s'agissait de vivre le plus économiquement possible, et de ne s'accorder que le strict nécessaire, à soi comme aux autres. C'est ainsi qu'à ce premier Noël on ne dépensa pas un sou en cadeaux. D'un traitement nul n'avait soufflé mot: n'avait-on pas le vivre et le couvert? Aussi, en dépit de l'indigence, était-ce un temps béni.

D'emblée les repas se prirent en commun; le premier hiver les nouveaux venus eurent pour logis particulier trois pièces de l'institut. Plus tard ils se retirèrent au « Kirchheim », dont le rez-de-chaussée abritait alors et abrita quinze ans encore les ateliers d'imprimerie et de reliure.

Ce ne fut pas facile de trouver les aides nécessaires pour l'enseignement, de sorte que l'inspecteur était surchargé. C'était une épreuve pénible. Enfin un élève, le frère Martin Uchlinger, un ancien instituteur, se chargea d'une partie du fardeau, et fut des années durant un collaborateur des plus appréciés.

Une affection maladive rapportée d'Égypte se fit sentir encore tout l'hiver et procura fréquemment à Rappard des heures d'angoisse; mais, le printemps venu, le Seigneur lui donna d'abord la foi qui demande la guérison, et bientôt après la guérison elle-même.

C'est aussi aux premiers jours du printemps 1869 que Rappard savoura pour la première fois les joies intimes et puissantes de la paternité, par la naissance d'une fillette. Nous aurons l'occasion de revoir de plus près ce qu'a été le père de famille au milieu des siens.


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