.

  2. L'oeuvre et les ouvriers

 

L'oeuvre à laquelle Rappard avait été appelé à se vouer, et qui allait devenir si complètement sienne, ne lui était point étrangère. Déjà comme élève de Chrischona, il en avait saisi le caractère spécial par une intuition profonde, et avait pris sa part du fardeau avec une grande fidélité.

Il pouvait bien, lui, l'écolier docile et l'élève modèle, une fois nommé inspecteur, attendre de ses élèves l'obéissance et un labeur consciencieux ; lui qui avait si virilement accepté les désagréments de la vie réglementée, il était bien placé pour diriger les frères d'une main sûre, pour comprendre leurs désirs et leur faciliter la tâche, de sorte que les études et les travaux de Sainte-Chrischona se développèrent dans une direction toujours plus attrayante.

Telle est l'appréciation de son ancien ami et maître Bauder.

Voici comment dans son premier rapport annuel (1869) Rappard décrit la tâche de l'institution :

Pour apprécier équitablement l'enseignement donné à Sainte-Chrischona il est nécessaire de ne pas perdre de vue le caractère et l'esprit de la Pilgermission. Le caractère du fondateur, la fondation et la marche même de l'Institution jusqu'à ce jour ne laissent subsister aucun doute quant à la tâche que le Seigneur lui a imposée. Notre institut n'est en aucune façon un séminaire scientifique, il n'en veut pas être un. Sa raison d'être est d'adapter les aptitudes et les dons de tout genre, même les plus chétifs, aux activités les plus diverses du vaste champ de travail du Seigneur, en donnant aux jeunes gens qu'on lui confie une culture simple, mais aussi solide et approfondie que possible.

La culture biblique a pour base la communion fraternelle, la mise en commun des expériences chrétiennes, communion qui ne doit pas être entravée par des études absorbantes et desséchantes, et qui s'entretient par l'explication de la Bible, sans aucune concession à la critique théologique. Maîtres et élèves se tiennent assis aux pieds du Seigneur, qui leur parle par les Écritures de l'Ancien comme du Nouveau Testament. Ils cherchent à saisir tout le plan du salut dans son ensemble, et à comprendre chaque passage particulier à la lumière de l'ensemble. Cet enseignement biblique doit édifier, développer, fortifier l'homme intérieur. Il est complété par d'autres branches d'enseignement : l'histoire biblique, l'introduction aux divers livres de la Bible, le contenu de la foi, la morale, l'histoire de l'Église, quelque peu de symbolique et de théologie pratique, et enfin des prédications à analyser, à rédiger et à prononcer.

Si donc quelqu'un veut acquérir une culture scientifique, ce n'est pas chez nous qu'il la trouvera, et de même si l'on cherche des hommes qui aient une culture théologique, ce n'est pas à nous qu'il faut s'adresser. Mais si en revanche on veut un homme foncièrement évangélique et habitué à exposer les vérités bibliques, un homme qui ne se glorifie pas de savoir autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, un homme qui ait appris de Dieu à s'abaisser pour être relevé par lui selon la loi de son Royaume, voilà précisément l'espèce d'hommes que notre institut s'efforce de former. Le but que Sainte-Chrischona se propose est peu élevé aux yeux des hommes, mais très élevé aux yeux de Dieu.

Avec quelle profondeur et quel sérieux il considérait l'éducation des élèves confiés à ses soins, un passage du rapport de 1870 en fait foi :

Dans une institution missionnaire, ce qui se passe au dedans des âmes donne sa valeur à ce qui se manifeste ait dehors. Que la Parole et l'Esprit de Dieu agissent plus ou moins fortement dans les coeurs de ceux qui se préparent au service du Seigneur, c'est de leur attitude intérieure que cela dépend. Pour sa vaste moisson, le Seigneur aime à employer aussi de ces ouvriers qui, sans savoir beaucoup de choses, savent ce qu'il faut savoir, qui, sans être remarquablement doués, possèdent cependant des dons, et qui dans leur pauvreté sont pourtant riches et capables d'en enrichir d'autres. Ces dons précieux, ces divines capacités, nous nous sommes efforcés de les acquérir, mais nous devons bien reconnaître que nous nous sommes sentis souvent, non seulement pauvres en esprit, mais pauvres de l'Esprit. Nous avons beaucoup prié, sans avoir d'ailleurs en abondance l'esprit de prière. Nous avons cru à toute la Parole de Dieu, mais sans beaucoup de cette joie que donne la foi. Nous nous sommes laissé reprendre par l'Écriture sainte et nous avons abondamment parlé de sanctification, et il y a eu cependant bien des manquements dans notre conduite : nous n'avons pas su marcher paisibles devant la face du Seigneur et sous la discipline du Saint-Esprit. Toutefois et en dépit de tout, il est une chose que nous avons su maintenir ferme, c'est que « nous sommes la propriété de Jésus-Christ, qui nous a rachetés, nous, perdus et condamnés, nous a acquis, nous a arrachés à tous nos péchés, à la mort et au pouvoir du diable, non pas avec de l'or ou de l'argent, mais avec son sang précieux et saint, afin que nous soyons à Lui en propre et pour que nous vivions dans son Royaume, sous sa souveraineté, le servant dans une justice, une innocence, une félicité éternelles, de même qu'il est lui-même ressuscité des morts, pour vivre et régner éternellement. » Cela, c'est sûr et certain.

 

D'emblée, Rappard s'occupe avec un soin minutieux de chaque détail de sa tâche. Une de ses maximes favorites d'inspecteur était: « Que celui qui préside le fasse avec soin!» Il avait suspendu au-dessus de sa table de travail un texte qui lui servait à la fois d'encouragement et de garde à vous: « Confie-toi à l'Eternel de tout coeur, et ne t'appuie point sur ta prudence. »

Il eut pour le seconder des collaborateurs précieux et capables. Ils travaillaient en parfait accord, mais chacun à sa façon.

Nous étions tous encore jeunes, écrit l'un d'entre eux ; l'aîné, notre inspecteur, n'avait que trente-trois ans ; nous avions, nous autres, trente et un, vingt-neuf, vingt-sept et vingt-cinq ans. Nous étions des enfants et nous avions toutes les maladies de l'enfance.

Par où il entendait certaines rudesses, certaines étroitesses, et sans doute aussi certain manque de support. Mais sur un point ils étaient vraiment unis: ils voulaient servir le Seigneur et sa cause de tout leur coeur; aussi la bénédiction de Dieu reposait-elle visiblement sur leur travail, et progressaient-ils les uns avec les autres et les uns par le moyen des autres.

Pendant un temps, l'inspecteur et les trois maîtres eurent un aide fidèle en la personne de M. Kessler. Mais sa santé laissait toujours à désirer, et, en mars 1872, le Seigneur reprit auprès de lui son serviteur fatigué. Rappard l'avait eu en grande affection. Il écrivait un jour à son sujet ces mots touchants:

La voilà vide, cette chambrette où pour la première fois de ma vie j'avais trouvé un ami, et senti que l'amour de Christ est le ciment de toute amitié véritable ! Il n'est plus là, ce missionnaire-pèlerin aimant, cet humble lutteur, mon frère, mon ami Kessler! C'était dans le Sauveur que notre communion mutuelle et notre affection puisaient leur force.

Le jeune inspecteur fut très reconnaissant du renforcement donné sur son désir au Comité, peu après son entrée en fonctions. Il a toujours hautement apprécié cette communion fraternelle et cette collaboration dans la direction et dans la prière, et il en a retiré de grandes bénédictions.

Il considérait comme dangereuse dans certains cas surtout pour les jeunes gens, cette tendance, trop répandue même chez des frères d'ailleurs sincères, à s'émanciper de toute direction et de toute autorité humaines. Il avait l'impression que plus d'un chrétien qui a fini par s'égarer à droite ou à gauche aurait été préservé de ces fâcheux écarts s'il avait consenti pour l'amour du Seigneur à se placer humblement sous une direction humaine.

Voici ce qu'il écrivait du Comité de la Pilgermission:

Bien que nous n'ayons pas de jour mis à part, comme les frères moraves, qui fêtent chaque année le 13 novembre en souvenir de la bienheureuse expérience faite en 1741 de l'« anciennat de Jésus », le Comité n'en maintient pas moins que Jésus-Christ est le Roi et le Directeur invisible de l'oeuvre entière. Nous sommes reconnaissants envers notre Chef bien-aimé de nous avoir dit, à nous, ses disciples si incapables à tant d'égards : « N'appelez personne sur la terre votre maître ; car un seul est votre maître : Christ. » C'est lui que nous avons invité à nos séances, pour qu'il nous dirige sûrement, selon son bon plaisir.

Les divers services du dimanche émanant de Chrischona rentrent aussi dans l'oeuvre de l'institut. Voici ce qu'en dit Rappard.

Les aînés parmi les « frères » s'en vont porter dans vingt à trente localités des environs les prémices de l'enseignement reçu, en y tenant des classes bibliques plus ou moins fréquentées. Sans doute il ne s'agit là, à plus d'un égard, que d'un travail d'apprentis, et personne ne s'en rend mieux compte que les jeunes « frères » eux-mêmes. Et pourtant le Seigneur nous a montré par des preuves certaines qu'il prend plaisir à ce travail. Quand un disciple sincère de Jésus, après avoir été en contact pendant toute la semaine avec la Parole de Dieu, et après avoir fait avec son maître l'analyse écrite et orale d'un texte approprié, s'en va, dans le sentiment de sa faiblesse, mais le coeur débordant, rendre témoignage de ce que son Sauveur a fait à son âme, ce témoignage ne restera pas sans bénédiction.

Le jeune inspecteur participait lui-même avec zèle à cette activité, visitant petites et grandes localités. Mais on interrompait toutes ces sorties le premier dimanche de chaque mois. C'était le jour de retraite de la maisonnée ; maîtres et élèves se réunissaient autour de la table sainte, et cet usage a subsisté jusqu'à ce jour.


Table des matières

Précédent:I. Nouveaux débuts

Suivant:3. Dieu exauce

ACCUEIL