Cellule 33
Jeudi-Saint, 29 mars 1945.
QUE LA GRÂCE DE NOTRE SEIGNEUR
JÉSUS-CHRIST SOIT AVEC NOUS TOUS. AMEN.
L'apôtre Paul écrit dans la
première épître aux
Corinthiens, chap. 11, v. 26.
« Toutes les fois que
vous mangez de ce pain et que vous buvez de cette
coupe, vous annoncez la mort du Seigneur,
jusqu'à ce qu'il
vienne. »
La veille de ce Vendredi-Saint où les
trois croix furent dressées sur la colline
de Golgotha, notre Seigneur et Sauveur a
réuni autour de lui ses disciples, les
futurs apôtres pour célébrer
avec eux une dernière fois le repas pascal
par lequel le peuple de l'ancienne alliance
commémorait la merveilleuse
délivrance de la servitude
égyptienne. Selon l'usage, ils ont
mangé l'agneau pascal, bu à la coupe
des bénédictions et chanté
ensemble le cantique des louanges. La
cérémonie terminée, les
disciples attendent le signal du départ pour
l'auberge située hors de la ville,
près du Mont des Oliviers, où ils
avaient coutume de se rendre chaque mois.
Mais Jésus ne se dispose pas à
partir. Au repas pascal, il rattache un second acte
solennel ; il prend le pain qui se trouvait
encore là sur la table, le rompt
en morceaux et le distribue aux
disciples en disant : « Prenez,
mangez, ceci est mon corps qui est donné
pour vous : faites ceci en mémoire de
moi ». Puis il prend la coupe, qui
était restée devant lui, la tend
à ses amis en disant :
« Prenez, buvez-en tous ; cette
coupe est la nouvelle alliance en mon sang qui est
répandu pour vous et pour plusieurs, pour le
pardon des péchés ; faites ceci
en mémoire de moi toutes les fois que vous
en boirez ».
Dans la surprise du premier moment, les
douze n'auront sans doute pas compris ce qui se
passait. Mais il y a une chose qui ne pouvait leur
échapper, malgré leur
étonnement : le Seigneur, dans ces
paroles, faisait allusion à sa mort. Son
corps allait être rompu, comme le pain qu'il
leur distribuait ; son sang allait être
répandu, comme la gorgée de vin qu'il
leur donnait à boire. Son oeuvre terrestre,
à peine commencée, touche à sa
fin ; leur maître prend congé
d'eux.
Il ressort des récits
évangéliques que ce n'était
pas la première fois que Jésus
parlait aux siens de sa mort plus ou moins
prochaine. Mais il n'avait pas été
compris. C'était une énigme pour eux
quand Jésus leur disait que sa mort
était une nécessité voulue de
Dieu. Ils espéraient l'avènement du
Royaume de Dieu annoncé par lui, et
s'attendaient à voir leur Maître
paraître devant le monde comme souverain et
juge et instaurer un nouvel âge d'or.
Mais cette fois-ci il n'y a plus de
malentendu possible. Tous ces rêves sont
évanouis. L'un des douze s'éloigne
pour trahir son maître ; les autres se
disperseront ; le plus fidèle d'entre
eux niera avoir jamais eu affaire à cet
homme. Bref : c'est une catastrophe, un
effondrement.
Il y a bientôt deux mille ans depuis
ce certain soir et toujours encore, le Jeudi-Saint,
les disciples de Jésus
s'assemblent autour de sa table et rappellent le
souvenir de l'heure où Jésus a
laissé à ses disciples, comme un
legs, cette recommandation :
« Faites ceci en mémoire de
moi ».
On en vient alors à se demander - et
qui parmi nous ne s'est jamais posé la
question ? - qu'est-ce donc, au fond, qui
confère à cette
cérémonie son pouvoir sans pareil sur
les coeurs humains - d'où vient que,
malgré toutes les discussions et divisions
théologiques dont ce sacrement a
été l'occasion, l'Eglise
chrétienne continue à rompre le pain
et à tendre la coupe, tout comme si ces
débats ne la concernaient pas ?
En effet, chers amis, ces débats ne
la regardent en aucune manière. Le Seigneur
Jésus-Christ ne nous a pas donné une
doctrine sur ce repas sacré, et n'a pas
voulu nous en donner une. Mais toutes les doctrines
par quoi nous essayons, nous autres hommes, de nous
rendre compte du gouvernement de Dieu, sont
sujettes à vieillissement et à
variations. Ce qui intéressait
particulièrement la curiosité des
anciens Grecs, à savoir comment un homme
pouvait en même temps être Fils de
Dieu, cette question a fait pendant des
siècles l'objet de disputes
théologiques interminables. Aujourd'hui cela
n'a plus d'intérêt pour nous, non
parce que nous serions devenus plus
indifférents en matière religieuse,
mais parce que nous savons que ce n'est pas
là une question suscitée par l'esprit
du Nouveau Testament et par notre foi
chrétienne.
D'autres générations se sont
cassé la tête pour savoir comment il
était possible que, pour l'amour de
Jésus, Dieu pardonne les
péchés de ceux qui croient. Dieu
saint et juste, comment peut-il charger un autre de
notre culpabilité ? Aujourd'hui, seuls
des savants théologiens comprennent quelque
chose à ces théories et à ces
exercices de la pensée, tandis que les
fidèles de l'Eglise savent depuis longtemps
qu'un miracle ne s'explique pas et qu'il vaut mieux
renoncer à tout essai d'explication.
Il en a été de même des
discussions sur le repas sacré :
comment du pain et du vin peuvent-ils être le
corps et le sang de Jésus-Christ ? La
principale division au sein de l'Eglise issue de la
Réformation provient surtout des divergences
entre Luther, Zwingli et Calvin, tous étant
cependant unanimes à repousser la doctrine
moyenâgeuse de la transsubstantiation,
enseignée par l'Eglise catholique romaine.
Aujourd'hui toutes ces différences
théologiques sont si subtiles qu'il faut
être un penseur au-dessus de la moyenne pour
s'y retrouver. Et si notre salut dépendait
de cette connaissance, le Royaume des cieux serait
réservé aux savants, ce qui est en
flagrante contradiction avec les intentions et les
paroles de Jésus.
Non, dans la Sainte Cène, il y va de
quelque chose de tout autre, de quelque chose que
le plus intelligent avec toute sa science, ne peut
comprendre, mais que le plus simple peut
aisément saisir : le Seigneur
Jésus annonce sa propre mort, et il le fait
de manière à lever le voile de
mystère qui enveloppe l'issue de sa vie. Ce
qu'il dit alors du sens de sa mort est devenu pour
ses apôtres, puis pour son Église de
tous les temps, le noyau de la foi
chrétienne et du message chrétien.
Quand l'apôtre Paul veut résumer en
une seule phrase le contenu de sa
prédication missionnaire, il le fait en ces
termes : « Je n'ai pas jugé
que je dusse savoir autre chose (en matière
religieuse) parmi vous, que Jésus-Christ, et
Jésus-Christ crucifié ». Et
quand l'Eglise chrétienne veut donner
à sa foi l'expression à la fois la
plus brève et la plus explicite, elle prend
pour symbole la croix. La croix qui est
dressée sur les autels de nos
églises, qui nous salue sur les chemins de
la patrie ; la croix, signe d'espérance
sur les tombes de nos bien-aimés. Nous ne
connaissons qu'une seule consolation, qu'un seul
motif de confiance : Jésus-Christ le
crucifié.
Rien de plus simple que l'explication que
Jésus donne de sa mort aux disciples lors de
la Sainte Cène.
Pour la comprendre, nul n'est besoin de
philosophie ni de science littéraire. Il ne
faut qu'un coeur ouvert, prêt à voir
et à entendre.
Le Seigneur lui-même rompt le pain,
lui-même tend la coupe : c'est dire
qu'il donne lui-même son corps et son sang.
Ce n'est donc pas qu'on lui enlève la vie
contre son gré, comme pourrait le croire un
spectateur détaché. Il en fait don
librement, ainsi qu'il le dit dans
l'Évangile selon Jean : « Nul
ne m'ôte la vie, je la donne ».
Mais il ne la jette pas comme quelque chose
d'inutile dont on ne sait plus que faire. Il donne
à ses disciples le pain et le vin, afin
qu'ils en vivent. Sa mort est un cadeau dont ils
doivent bénéficier. Enfin, le fait de
manger ce pain et de boire cette coupe suscite une
nouvelle espèce de communauté, la
communauté de ceux que le Seigneur rend
participants de son sacrifice, la communauté
de la Sainte Cène. Voilà ce que nous
dit l'acte que nous voyons s'accomplir sous nos
yeux.
À cet acte, cependant, le Seigneur
Jésus-Christ ajoute un mot d'explication,
qui varie selon les récits, mais dont le
sens est clair. En rompant et en distribuant le
pain, Jésus a dit : « Prenez,
mangez, ceci est mon corps qui est donné
pour vous » et en tendant la coupe :
« Prenez et buvez-en tous cette coupe est
la nouvelle Alliance en mon sang qui est
répandu 'pour vous et pour plusieurs pour le
pardon des péchés ». Et
chaque fois il ajoute : « Faites
ceci en mémoire de moi ».
Il nous est donc dit par là que, par
sa mort, le Seigneur ne s'éloigne pas de
nous, surtout pas quand nous acceptons le don qu'il
nous fait. Au contraire : c'est alors qu'il
s'unit complètement à nous, se donne
à nous entièrement, au point que son
corps et son sang deviennent nôtres. Oui,
c'est dans ce « pour vous »
qu'est le vrai secret de sa mort sur la croix. Ce
mot ne signifie pas que
Jésus meurt pour les siens comme un soldat
pour son peuple et sa patrie ou comme un sauveteur
qui, en arrachant quelqu'un des flammes ou de
l'eau, périt lui-même. Jésus le
dit explicitement : « Pour le pardon
des péchés ». Voilà
ce qui fait de sa mort quelque chose
d'unique : il meurt à notre place, lui
le Juste pour les injustes, le Saint pour les
pécheurs. Et nous voici à sa place,
libérés de culpabilité et
devenus par lui, par amour pour lui des enfants
bien-aimés de Dieu.
C'est la fin de l'Ancienne Alliance,
où les rapports entre Dieu et nous
étaient basés sur le principe de la
récompense et du châtiment. En mourant
pour nous, Jésus inaugure la Nouvelle
Alliance, fondée sur le pardon des
péchés et qui enlève à
notre mort son effroi, parce qu'un autre a pris sur
lui notre châtiment. « Où il
y a pardon des péchés, il y a vie et
félicité. »
Cette explication que Jésus nous
donne de sa mort est, comme nous l'avons dit, d'une
grande simplicité. Mais elle est si
merveilleuse qu'elle en devient
incompréhensible et si profonde qu'elle est
inépuisable. La raison humaine, d'ailleurs,
n'en viendra jamais à bout. Mais pour tout
coeur humain en détresse, qui soupire
après la certitude d'un Dieu
miséricordieux ; pour toute conscience
oppressée sous le poids de la faute, le
message de la croix et de la mort du Seigneur
Jésus-Christ devient une source de
joie : « Pour toi, pour le pardon
des péchés ». Ce. n'est pas
là une invention humaine. Lui-même
s'est exprimé ainsi. Et il nous a
donné le repas, de la Nouvelle Alliance afin
que nous n'ayons pas seulement à entendre,
mais que nous puissions « goûter et
voir combien l'Éternel est bon ».
« Faites ceci en mémoire de
moi. »
C'est ainsi qu'avec l'Eglise de tous les
temps nous célébrons le repas du
Seigneur en mémoire de sa mort, entendant
chaque fois sa voix qui nous met au
bénéfice de sa mort :
« Pour vous, pour le pardon des
péchés ». Et nous mangeons
le pain, nous buvons à la
coupe en l'écoutant nous
dire : « Mon corps donné pour
vous, mon sang versé, pour
vous ».
Ce message ne vieillit pas. Le temps ne lui
enlève rien de sa force vivifiante. Car
toujours en proie au même tourment et
soupirant après Dieu, le coeur humain reste
le même. Et si un jour tous les morts tombent
dans l'oubli, l'Eglise ne cessera pas de
prêcher la mort du Seigneur
Jésus-Christ et d'en témoigner, parce
que c'est là qu'est la source de sa vie.
Elle continuera à se réunir autour de
la table du Seigneur crucifié, dans la
repentance, dans la reconnaissance pour son amour
et en glorifiant Dieu pour sa miséricorde
incompréhensible, jusqu'à ce que son
Seigneur vienne, à la fin des temps et avec
lui ce Royaume de Dieu, où ce qui est
imparfait prendra fin, où nous le verrons
tel qu'il est et où nous serons
auprès de lui pour toujours.
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