PREMIER DISCOURS
(1) .
« Parce que
l'iniquité sera multipliée, la
charité de plusieurs se
refroidira. »
(MATTH., XXIV, 12.)
Aucun de nous n'a oublié l'émotion
qui faisait battre nos coeurs, il y a peu de
jours : nous venions d'apprendre que notre
ville était en feu. Et, bien qu'il fût
permis de supposer quelque exagération dans
la sinistre nouvelle, les tourbillons de
fumée qui s'élevaient des bords du
Rhône, les furieuses rafales de notre bise,
le souvenir aussi, présent à tous les
esprits, de l'incendie qui avait
dévoré naguère une cité
américaine, tout se réunissait pour
nous remplir d'appréhension.
Mais vous rappelez-vous, en particulier,
quel sentiment se fit jour lorsqu'on
s'aperçut qu'un grand hôtel,
séparé du foyer de l'incendie par
deux maisons intactes, avait soudain pris feu, sans
cause appréciable ? De groupe en
groupe, tout bas d'abord et bientôt tout
haut, on se répétait qu'un crime
avait été commis. Impossible
d'expliquer autrement ce nouvel accident. Puis, on
commentait de mystérieuses histoires de
complots et d'arrestations. On voulait voir
à l'oeuvre cette société
internationale qui s'est fait connaître,
hélas ! par assez d'actes mauvais, pour
attirer sur elle les soupçons dès
qu'un grand malheur se produit. Ainsi,
préoccupés du besoin de trouver une
cause à ce qu'ils ne comprenaient pas, les
esprits se hâtaient de désigner des
coupables : qui sait chez combien ces
sentiments ont recouvert ceux de la reconnaissance,
due à Dieu pour sa protection ?
Ce n'est point là, du reste, un
fait isolé. Dans ces derniers temps, bien
des catastrophes ont été
signalées et ont provoqué des
explications de même nature. Qu'a-t-on dit,
par exemple, au mois d'octobre, quand on a
reçu la nouvelle que Chicago presque
entière était
réduite en cendres ? On a, pendant deux
ou trois jours, parlé d'un accident, d'une
imprudence. Ensuite, on ne s'est plus
contenté de cette version. On s'est cru
certain que la méchanceté seule avait
agi.....
On avait vu des formes sombres se
glisser le long des rues, des torches à la
main. On était sur la trace d'une bande
d'incendiaires qui avaient résolu de
poursuivre, dans le Nouveau-Monde, la
réalisation du programme dont la Commune de
Paris n'avait donné qu'un premier
aperçu. Ce fut bien pis, quand on sut que
des forêts immenses subissaient le sort de la
malheureuse ville. On affirma que la
révolution universelle commençait,
et, dans des milliers de coeurs,
pénétrait, avec un sentiment
d'horreur, un sentiment de haine qui ne contribuera
certes pas à sauver la
société.
Réunissez, mes frères,
bien d'autres faits encore, qui sont
présents à toutes les mémoires
et qu'il n'est pas nécessaire
d'énumérer ici. Puis, tirez les
conclusions. Pour moi, j'en vois surtout ressortir
une, que je trouve clairement exprimée dans
les paroles de notre texte : d'une part,
l'iniquité est multipliée ; de
l'autre, la charité s'est refroidie. Dans
une époque
très-fière de ses
progrès, reparaissent des crimes qui ne
s'étaient pas vus depuis l'âge des
barbares, ou dont il faudrait chercher la pareille
chez les tribus les plus sauvages de l'Afrique ou
de la Polynésie.
Si nous, spectateurs de ces forfaits,
étions les vrais disciples de l'Ami des
pécheurs, nous éprouverions un grand
redoublement de charité. Nous nous
sentirions au coeur beaucoup d'amour pour ceux qui
sont très-souvent les aveugles instruments
de ces horreurs. Nous examinerions ce qui peut
atténuer leur responsabilité,
expliquer leur égarement. Loin d'ouvrir
à deux battants la porte aux
soupçons, nous l'ouvririons à la
pitié pour des frères dont plusieurs,
certainement, ne sont devenus méchants que
pour n'avoir pas été aimés. Le
faisons-nous ?
Peu, n'est-ce pas ; bien peu.
Effrayés du mal, nous devenons durs envers
ceux qui l'ont commis. Nous leur en voulons de nous
avoir fait peur. Notre coeur
désorienté a besoin de flétrir
des coupables. Nous nous éloignons de la
charité qui espère et qui ne
soupçonne pas
(1. Cor. XIII, 5.). Nous contribuons,
pour notre part, à séparer la
société en deux
classes qui se détestent l'une l'autre. Et
nous ne saurions nier, devant ces faits, que la
prophétie du Sauveur commence à se
réaliser : « Parce que
l'iniquité sera multipliée, la
charité de plusieurs (du grand nombre, dit
le texte) se refroidira. »
Jésus annonçait cet
état de choses comme un signe de la fin des
temps. Nous n'avons pas le droit de ne pas nous en
occuper. Autant il nous est interdit de fixer des
dates pour la fin du monde, parce que
« Dieu le Père a
réservé à sa propre puissance
la disposition des temps et des moments
(Actes I, 7.) » autant il
nous est ordonné de penser aux signes qui
préparent la fin, de sorte que nous ne
soyons pas surpris par elle, comme les
contemporains de Noé par les eaux du
déluge.
L'iniquité est multipliée.
La charité est refroidie. Ayons le courage
de regarder en face ces deux vérités,
comme deux solennels garde à vous ! et
que Dieu nous donne une charité nouvelle,
rendue capable par sa chaleur de fondre les glaces
de l'iniquité !
I
Nous pourrions ne pas nous arrêter
longuement sur la première de nos deux
assertions : l'iniquité est
multipliée. Que dire, en effet, à ce
propos, qui n'ait été dit et redit
sur tous les tons ? Tâchons, cependant,
de comprendre ce que Jésus entendait, ce que
nous devons entendre, par ce mot :
l'iniquité.
Remarquez qu'il ne dit pas : les
iniquités. Il ne se borne pas à
désigner certains actes mauvais qui peuvent,
dans un temps donné, se multiplier d'une
façon particulière, puis passer et
faire place à d'autres. Non ; ce n'est
pas deux ou trois, actes que le Seigneur a en
vue : c'est la source unique de ces actes,
c'est le mal lui-même. Dans la langue du
Nouveau Testament, l'iniquité désigne
soit l'absence de loi, soit la révolte
contre la loi. Vivre sans loi, ou violer la loi,
voilà ce que l'Écriture appelle
l'iniquité, la transgression, le
péché ; - dans
la première
épître de saint Jean, ces termes sont
absolument synonymes
(1 Jean III, 4.). Cherchez
maintenant, mes frères, une
définition du mal qui s'applique mieux que
celle-là aux temps où nous
vivons !
Quiconque prête un peu l'oreille
aux bruits du jour, sait que le but poursuivi par
les réformateurs modernes de la
société, c'est non pas seulement
l'abolition de telle ou telle loi qui les
gêne, mais la suppression de la loi en
général et dans sa totalité.
Ne plus obéir à rien qu'à ses
caprices, ni à personne qu'à
soi-même, secouer les jougs de quelque
côté qu'ils viennent, voilà
bien le progrès, voilà
l'idéal. Tous, il est vrai, ne marchent
point du même pas dans cette route. Mais la
foule qui s'y précipite s'appelle pourtant
légion, et ceux qui voudraient aller plus
lentement sont entraînés par les
autres. Quand, à Zurich, l'été
dernier, une assemblée populaire interrompt
un orateur en s'écriant : À bas
le respect ! beaucoup dressent les oreilles et
trouvent que c'est un peu prompt. Ce n'est pourtant
que l'expression assez crue, mais sincère,
de sentiments qui bouillonnent
dans des milliers de coeurs. À bas le
respect ! Ceux qui crient cela sur la place
publique ont, du moins, le mérite de la
franchise. Mais ils ne sont pas plus coupables que
ce jeune fils ou cette jeune fille qui se moquent
de l'autorité paternelle, ni plus dangereux
que ce savant enfermé dans son cabinet bien
tranquille, où il démontre
plaisamment que la Bible est un tissu de fables.
Les derniers comme les premiers prétendent
travailler à la
régénération de la
société. Ils travaillent à sa
ruine, parce qu'ils avancent, chacun pour son
compte, cette révolte contre la loi que
Jésus a nommée
« l'iniquité. »
La loi ! Mais ne semble-t-il pas
qu'elle tende à devenir une antiquité
bizarre, un objet de curiosité, ou encore un
jouet, dont chacun se sent libre de faire ce qu'il
lui plaît ? Qu'on modifie souvent les
lois, il n'y aurait encore que moitié mal,
surtout si c'était pour arriver à une
meilleure obéissance. Malheureusement, ce
n'est guère le cas. D'une part, on les
multiplie, ce qui trahit d'habitude un
accroissement de transgression ; de l'autre,
on est vainement en quête, toutes les
années, de leur donner des garanties
nouvelles, ce qui montre qu'elles
ne sont pas généralement
acceptées. Ce ne sont pas, du reste, les
criminels ordinaires qui s'insurgent seuls contre
les lois. Que d'honnêtes gens vont rejoindre
aujourd'hui les transgresseurs ! Seulement,
ils s'y prennent avec plus d'habileté. Ils
violent la règle, mais pas en face. Ils y
mettent les formes, et le nombre est immense de
ceux auxquels pourrait s'adresser l'apostrophe
sévère de Jésus :
« Au dehors, vous paraissez justes aux
hommes ; mais au dedans, vous êtes
remplis d'iniquité
(Matth. XXIII,
28.) ! »
Si cela est vrai pour les lois
écrites par les hommes, combien plus encore
pour la loi de Dieu, dont les premières ne
sont qu'un pâle reflet. - Dieu commande
l'observation de son jour, le repos de ses sabbats,
qu'Il nous a donnés pour notre propre
soulagement dans nos fatigues. Eh bien ! il a
suffi que ce fût un ordre, pour que l'homme
n'en voulût pas. Comptez le nombre de
manufactures, d'ateliers, de magasins, où
les maîtres font du dimanche le jour du
travail et du gain, forçant ainsi presque
nécessairement leurs ouvriers à
faire du lundi le jour de la
paresse et de la boisson. Comptez le nombre de nos
maisons et de nos champs où l'on accumule
sur le jour du repos des occupations pour
lesquelles la veille ou le lendemain eussent
amplement suffi.
Dieu commande le respect de la
propriété du prochain. Contre cet
ordre se rebellent non pas seulement les voleurs de
grand chemin, mais beaucoup de gens du meilleur
monde qui, s'ils ne prennent rien directement dans
la bourse d'autrui, empêchent du moins d'y
entrer, ou d'y rester, beaucoup d'argent qui aurait
dû s'y trouver. Débiteurs
négligents qui ne s'inquiètent point
de leurs dettes, les laissent dormir pendant des
mois, pendant des années, et,
chrétiens, disent-ils, se moquent du
commandement de Moïse : « Le
salaire de ton mercenaire ne demeurera point chez
toi jusqu'au lendemain
(Lév. XIX, 13.). »
Vendeurs indélicats qui vantent une
marchandise inutile ou même
gâtée, et la font payer plusieurs fois
sa valeur ; acheteurs peu scrupuleux qui
déprécient l'objet auquel ils
tiennent, descendants fidèles de l'homme
dont parlait Salomon - « Celui qui
achète dit : Cela ne
vaut rien, cela ne vaut rien. Après cela, il
s'en va et il l'estime
(Prov. XX, 14.). »
Négociants qui mènent à
certains égards la société, et
devant qui grands et petits s'inclinent, mais dont
les entreprises ont été
entachées de plus d'une violation du 8me
commandement, aux yeux de Celui qui sonde les
coeurs et les reins.... Un journal nous racontait
l'autre jour la fondation d'une caisse d'un nouveau
genre, qui devait s'appeler « la caisse
de la conscience. » Elle était
destinée, par un certain nombre de
négociants des États-Unis, à
recevoir toutes les sommes dont ils estimaient
être devenus propriétaires par des
moyens que la probité chrétienne
n'approuve pas. En un temps assez court, cette
caisse a reçu plus de 1,400,000 fr. Qu'en
pensez-vous, mes frères ? Le vieux
monde n'aurait-il pas aussi de quoi remplir sa
« caisse de la conscience, » si
elle était établie
(2) ?.... Et
que vous dirais-je encore ?
Dieu a défendu le mensonge :
un ardent besoin de mentir s'est emparé des
enfants des hommes. La vérité est
devenue si rare, que celui qui la dit, ou croit la
dire, est obligé de l'entourer de
protestations multipliées, qui n'aboutissent
qu'à augmenter la défiance. On parle
de vérité vraie, de
vérité certaine, de
vérité véridique, comme si la
vérité toute seule n'avait plus
aucune chance de se faire admettre nulle part.
Partout la loi semble n'avoir été
donnée que pour inspirer le désir de
la violer. Elle est devenue une occasion
d'iniquité, en ce sens qu'elle a
soulevé, dans tous les lieux où elle
a pénétré, la passion de s'y
soustraire. Au nom de la liberté, on l'a
déchire, ne voyant pas, ou ne voulant pas
voir que, sans le respect de la loi, la
liberté n'est qu'un désordre ou bien
une anarchie.
Cet état, du reste, n'est pas
nouveau. L'apôtre Paul nous avait
déclaré déjà, que
« le péché a pris de
nouvelles forces par le
commandement
(Rom. VII, 13.). » Mais ce
qui est nouveau dans cet état, c'est qu'il
tend à passer de la société
civile dans la société religieuse, du
monde dans l'Eglise. Là aussi, on
déclare la guerre à la règle.
Que chacun, a-t-on dit, croie ce qu'il voudra et
comme il voudra ; après cela que tous,
bien unis entre eux, affirmateurs ou
négateurs des mêmes principes, se
donnent fraternellement la main et continuent
à former « l'Eglise de nos
pères. » À bas les
liturgies ! À bas les confessions de
foi ! Cela ne sert qu'à diviser. Nous
ne voulons pas plus du joug des doctrines que du
joug des hommes. Plus de loi, et soyons unis.
Ces théories, mes frères,
vous savez qui, surtout, les recueille et s'en
nourrit. Vous savez ce qu'en pensent nos jeunes
gens, à qui elles enlèvent l'ennuyeux
devoir d'obéir et de se soumettre.
Affranchis de l'autorité religieuse, vous
savez ce qu'ils font de l'autorité de la
famille. Vous saurez bientôt, si Dieu ne nous
tend la main pour nous sauver, ce qu'ils feront des
autorités de leur pays. Tel enfant, tel
citoyen ; telle famille, telle
société. C'est au foyer
domestique qu'on commence
à crier : À bas le
respect ! en attendant de le vociférer
sur la place publique. C'est à la maison que
se forme petit à petit l'iniquité,
avant de s'étendre sur le monde comme une
inondation..... Encore une fois, ne pensez-vous pas
que notre époque donne raison d'une
manière saisissante à la
prophétie du Sauveur :
« L'iniquité, sera
multipliée ! »
II
Jésus ajoutait : La charité
du grand nombre se refroidira.
On pourrait ici remarquer l'erreur
étrange où sont tombés ceux
qui voudraient réformer le monde en
commençant par supprimer la loi. Ils se
rattachent à un projet dont
l'énoncé, tout au moins, ne saurait
manquer d'éveiller des sympathies. Ils
veulent (ils le disent, du moins), amener le
règne de la fraternité
universelle. Leur tâche,
c'est de détruire toutes les
barrières élevées entre les
hommes et de les réunir. les uns aux autres
par un ardent amour. Aux États-Unis
d'Amérique doivent se relier les
États-Unis d'Europe, et tous ensemble ne
formeront qu'une seule patrie, dont tout homme sera
citoyen par le seul fait de sa naissance. Alors,
pour la première fois, on ne verra partout
que des frères. Alors la fraternité
triomphera dans l'égalité, sur une
terre rajeunie par la liberté.....Bel
idéal, nous en convenons. Idéal que
plusieurs poursuivent avec une
sincérité que je veux bien me garder
de mettre en doute. Chimère,
néanmoins, et rien de plus, aussi longtemps
qu'on prendra, pour atteindre ce but, la route
indiquée par les ennemis des lois. Ils ont
dit : Plus d'autorité, et la
fraternité triomphera. Jésus avait
dit : Plus de loi, et la charité se
refroidira. Cette parole, qui a pu nous
étonner, reçoit des
événements contemporains une
conformation assez éclatante.
N'insistons pas, toutefois, sur ce
côté de notre sujet. Laissons un
moment les théories sociales, et
bornons-nous à constater les faits.
Montrons que, dans ces temps où
l'iniquité s'est multipliée, la
charité se refroidit.
Écartons aussi, dès
l'entrée, une objection qu'on sera
probablement tenté de nous faire. Comment,
dira-t-on ! vous accusez notre époque
d'avoir laissé la charité se
refroidir ? Est-ce juste ? Mais aucune,
peut-être, n'a été plus remplie
d'oeuvres de charité. Jamais on ne
s'était autant occupé des pauvres,
des infirmes, des abandonnés, des ignorants,
de tous ceux, enfin, qui réclament de l'aide
et de la sympathie. C'est vrai, mes frères.
Dieu me garde de dire du mal de notre temps
uniquement pour le triste et stérile plaisir
de gronder ; rien n'est plus loin de ma
pensée que de nier ce qui s'y fait de bon.
Il est permis, cependant, de se demander de quelle
nature sont, en réalité, ces
différentes oeuvres qu'on oppose à
notre thèse, - quel but elles poursuivent et
quels principes les inspirent. Il est bon
d'examiner s'il y a beaucoup d'amour dans toutes
ces entreprises de la charité, et si toutes
répondent à l'ordre de
l'apôtre : « Que la
charité soit sincère
(Rom. XII, 9.) ! »
Nous donnons beaucoup. Je
l'admets ; on nous l'a d'ailleurs tellement
dit, qu'il est difficile de ne pas le croire.
Comment donnons-nous ? Ne se
glisse-t-il point d'orgueil dans les dons nombreux
qui sortent de nos mains ? N'y
mêlons-nous aucune ostentation, aucune
recherche de nous-mêmes ?
Ensuite, à qui
donnons-nous ? Est-ce à la
société d'aumônes qui nous
envoie son collecteur, et dont nous recevons les
appels avec un dépit mal dissimulé,
n'osant refuser pourtant, parce que cela aurait
trop mauvaise façon ? Est-ce à
l'ami, au solliciteur qui vient réclamer nos
offrandes, visiteur dont l'insistance nous ennuie
énormément, que nous tâchons
d'accueillir avec des sourires, mais dont nous
maudissons par derrière l'impertinente
indiscrétion ? Ou bien, est-ce au
pauvre parce qu'il est pauvre, au malheureux parce
qu'il est malheureux, à notre frère,
parce qu'il est notre frère et que nous
l'aimons ? Est-ce, mieux encore, à
Jésus, que nous devrions voir, aimer et
soigner dans tous les infortunés ?
Encore ici, je passe et je n'insiste
pas. Je voulais seulement vous montrer que beaucoup
d'aumônes, même larges, ont pour objet
de se débarrasser du misérable,
plutôt que de le soulager,
et qu'il est très-facile de soutenir sans
charité un grand nombre d'oeuvres de
charité.
Revenons à notre
proposition : La charité se
refroidit.
Nous avons placé tout à
l'heure dans la famille une des sources principales
du débordement de l'iniquité. C'est
dans la famille aussi que nous trouverons refroidi
un des premiers foyers de la charité.
Là-dessus, mes chers auditeurs, consultez
votre expérience. Soyez vous-mêmes vos
juges. N'est-il pas vrai que la charité se
retire peu à peu des familles, de vos
familles ? Vous ne savez pas bien comment cela
se fait ; vous le regrettez, vous en
gémissez ; mais c'est ainsi. L'amour
n'est pas ce qu'il devrait être entre les
maris et les femmes, entre les parents et les
enfants. Les liens se relâchent ;
l'intimité s'en va. Chacun tire de son
côté, sans trop se soucier des
autres.
Cela nous frappe d'abord chez les jeunes
gens, chez nos enfants. Comme ils cherchent avec
empressement leurs convenances ! Comme ils
s'inquiètent peu de la gêne,
quelquefois des douleurs, que la
satisfaction de ces convenances entraînera
dans la famille ! Un vieux père, une
vieille mère ! Mais ce sont parfois les
dernières personnes auxquelles pensent les
enfants d'un certain âge - pas toujours
très-âgés, - dans
l'organisation de leurs journées et dans la
recherche de leurs plaisirs. Le père et la
mère s'arrangeront assez ! Cette
explication, qu'on ose ici et là formuler,
suffit à tout. - Un spirituel
écrivain, publiant, il y a peu
d'années, un livre d'éducation, y a
placé un chapitre intitulé :
« Messieurs les enfants
(3). »
Ce titre est exact. Il arrive souvent à
messieurs nos fils d'avoir le verbe haut, les
exigences impérieuses. La charité
n'est pas leur fait, ou, s'ils aiment quelqu'un,
c'est d'abord eux-mêmes. Que de fois,
n'est-ce pas, mesdemoiselles nos filles rivalisent
avec eux, non de dévouement, mais de
frivolité, c'est-à-dire
d'égoïsme.
Accordons tout cela : c'est
malheureusement trop vrai pour pouvoir être
nié. Mais hâtons-nous d'aller plus
loin. Il ne serait point juste de rejeter la faute
uniquement sur les enfants. Elle
remonte plus haut. Il faut la chercher dans les
pères et dans les mères, en
nous-mêmes, par conséquent.
L'éducation, dites-moi, cette tâche si
sainte et si laborieuse, est-elle constamment
inspirée par la charité ? Que
vous proposez-vous avant tout, mes frères,
avec vos enfants ? De faire réussir le
plus tôt possible de jeunes plantes, et de
les charger de beaucoup de feuilles ? Ou bien
d'amener de jeunes âmes à
Jésus, afin qu'il les bénisse ?
Vous les aimez, j'en suis certain. Mais
les aimez-vous avec charité ? Vous les
aimez quand ils sont sages, obéissants,
gentils. Et quand ils désobéissent,
quand ils vous manquent de respect, quand ils sont
maussades, franchement insupportables, alors, au
lieu de cet amour dont ils auraient un plus grand
besoin que jamais, ce qu'ils trouvent, chez vous,
c'est de l'impatience, de brusques gronderies, des
reproches emportés et pas toujours justes.
Souvent, certes, vos enfants sont
très-importuns, très-maladroits. Mais
ils sont jeunes, voyez-vous, et comme tels, ils
avaient droit à votre charité. Que de
fois, au lieu de cela, leurs élans enfantins
ont été arrêtés par la
froideur d'un père devenu tout à coup
inabordable, et qui ne pouvait
descendre un seul instant des hauteurs de son
travail pour s'amuser avec les petits ! Que de
fois ils se sont heurtés et blessés
aux distractions interminables d'une mère,
qui ne savait arracher une heure aux tracas de son
ménage ou aux soucis de sa toilette, pour
redevenir enfant avec ses enfants !
Remontons d'un degré, et ne
craignons pas d'aborder une grande plaie de notre
époque. Nous verrons que ce refroidissement
de la charité a commencé par jeter sa
glace épaisse entre la femme et le mari. On
avait juré de s'aimer, de se supporter, de
rester fidèle l'un à l'autre
« dans la maladie et dans la
santé, au jour de l'infortune ainsi qu'au
jour de la prospérité. »
Serments oubliés, engagements
déchirés ! On ne s'aime plus. On
a commencé par se témoigner
mutuellement un peu moins de confiance, ce qui veut
toujours dire un peu moins de tendresse. Le mari a
pris ses habitudes, la femme a pris les
siennes ; on ne les a pas mises en commun.
Petit à petit, chacun s'est accoutumé
à savoir un peu moins ce que l'autre
faisait. On ne se consultait point, on ne se
communiquait rien. On s'accommodait fort bien de
longues heures qui
s'écoulaient sans que deux pensées
aient été échangées.
Plus de vues unies, dès lors, dans
l'éducation des enfants. Plus de souffrances
ni de joies partagées. Chacun chez soi,
chacun pour soi. Et l'on appelle encore cela un
mariage chrétien !... Ce sont des
détails, me direz-vous ; des
petitesses.. Je veux bien. Mais ces petitesses
réunies deviennent de grandes choses.
Demandez plutôt à ces nombreux
ménages désunis, où le mari et
la femme, finalement ennuyés l'un de
l'autre, le coeur et la bouche remplis de
reproches, sont arrivés au bord d'un
abîme, qu'il n'y a pas besoin de vous nommer.
Oh ! ces détails accumulés
deviennent de lourds nuages dans le ciel de la
famille, et de grands malheurs dans la
société, parce qu'ils ont
contribué, chacun pour sa part, à
refroidir la charité.
Ce froid, en effet, se propage.
Même entre les croyants, la charité se
refroidit. Et, comme nous avons vu
l'iniquité, c'est-à-dire la
révolte contre la loi, se glisser au milieu
de l'Eglise, de même nous devons y constater
de nos jours l'absence de la charité. Nous
nous laissons aller, - je ne dis
pas à juger les doctrines ; c'est notre
devoir et plût à Dieu que nous
apprissions à « éprouver
les esprits pour savoir s'ils viennent de Dieu
(1 Jean IV, 1.), » - mais
à juger et à condamner les hommes qui
professent ces doctrines. Nous suspectons les
intentions ; nous prêtons des
motifs ; nous nous dépitons contre ceux
que nous devrions aimer et plaindre d'autant plus
qu'ils n'ont pas le bonheur de croire.
Chrétiens évangéliques,
laissez-moi le proclamer et m'en humilier avec
vous, nous méritons ce reproche que
l'apôtre de l'amour dut écrire
à l'Église
d'Éphèse : « J'ai
quelque chose contre toi, c'est que tu as
abandonné ta première charité
(Apocalypse II, 4.). » Nous
l'avons si bien abandonnée, que nous perdons
de plus en plus notre influence sur le monde. Au
lieu de dire de nous, comme les païens
autrefois : Voyez comme ils s'aiment ! on
serait tenté de s'écrier Voyez comme
ils se déchirent !
Refroidie dans l'Eglise comme dans la
famille, la charité ne se réchauffe
pas dans le monde, dans la société
civile. Là, dans cette famille
agrandie, il y a comme dans les
nôtres des enfants revêches, pis que
cela, méchants et cruels. Beaucoup d'entre
eux sont chargés de bien des fautes, de bien
des crimes. Résister à leurs
entreprises, c'est plus que notre droit, c'est
notre devoir, car nous les voyons souvent
déclarer à l'ordre établi une
guerre implacable. Mais comment nous y
prendrons-nous ? Deux voies nous
étaient ouvertes. Celle de la
charité, d'abord, dont il est écrit
« qu'elle couvre une multitude de
péchés
(1. Pierre IV, 8.), » et
qui les couvre si bien qu'elle finit par les
étouffer. Ensuite, celle de la vengeance.
Celle-là, c'est la voie large, et il y en a
beaucoup qui y entrent. On prend l'habitude de
répondre aux menaces par des menaces,
à la guerre par la guerre. On déguise
assez mal la peur que l'on éprouve,
derrière de grandes phrases et des
expressions de dédain, qui sont comme des
flots d'huile versés sur un feu ardent. Ce
ne sont pas nos mépris qui détruiront
les armées de l'iniquité.
Nommons tout de suite les choses par
leur nom. Quel est le sentiment
généralement éprouvé
chez nous à l'égard de cette
association toujours
grandissante, dont l'étendue, sans parler de
ses actes, suffit à mériter notre
attention, l'association internationale des
travailleurs ? Qu'il y ait dans son sein une
grande masse d'iniquité, ce n'est pas moi
qui le nierai. Son programme n'est pas la
réforme, c'est la révolution sans
pitié comme sans justice. Ses moyens, ce
sont les violences ; ses résultats,
jusqu'ici, à côté de beaucoup
de ruines, les souffrances énormes de
plusieurs milliers d'êtres trompés, au
profit de quelques meneurs qui les trompent. Mais,
qu'opposons-nous, je vous prie, à cette
iniquité multipliée ?
Hélas ! une charité presque
toute froide. Sans y réfléchir,
poussés par notre horreur ou par notre
effroi, nous augmentons volontiers des crimes
très-réels de beaucoup de crimes
imaginaires, et nous condamnons les uns et les
autres avec la même rigueur. Nous nous
éloignons des coupables, vrais ou
prétendus ; nous les tenons à
distance ; nous affectons de ne pas
connaître ces gens-là. Savez-vous que
de fois il a suffi de ces froideurs pour rejeter
dans les rangs des plus méchants, ceux qui
blâmaient hier leurs excès, et que
dégoûte aujourd'hui notre manque de
charité ? Eh bien ! Jésus
n'aurait pas fait ainsi. Il ne
les aurait pas repoussés, ces coupables. Il
se serait approché d'eux. Il ne leur aurait
pas caché un seul de leurs torts. Maintes
fois, je pense, il leur aurait
répété : Malheur à
vous ! Mais il y aurait eu dans sa menace plus
de charité que dans nos jugements sommaires
et sans appel (4).
C'est qu'il aurait, en même
temps, reconnu leurs besoins ; il leur aurait
montré sa sympathie ; il serait venu
vers eux en commençant par s'anéantir
soi-même, « en prenant la forme
d'un serviteur. »
Suivre cet exemple, mes frères,
c'est la seule arme qui nous reste pour combattre
les progrès du mal. Nous ne sommes pas si
rassurés que nous voulons en avoir l'air, et
cela seul suffirait à prouver que la
charité s'est refroidie : si elle
était parfaite, elle bannirait la crainte
(1 Jean IV, 18.). Marchons
résolument contre cet ennemi que nous
craignons. Mais, pour marcher de manière
à ne pas nous faire battre, marchons avec
amour. Il est passé le moment de regarder de
loin les périls de la société,
en s'endormant dans son
bien-être. Le temps de l'action est venu.
Quand, il y a quinze jours, l'incendie
menaçait Genève, vous auriez
traité de lâches les citoyens qui
seraient restés sourds à l'appel du
tocsin, et qui n'auraient employé
qu'à leurs plaisirs ces heures
émouvantes. Traiterez-vous de bons citoyens,
de chrétiens courageux, ceux qui restent les
bras croisés à la voix d'un bien
autre tocsin et devant les flammes d'un bien autre
incendie, de l'incendie social, qui menace de tout
embraser ? Oh ! descendez de vos
hauteurs, mes bien-aimés frères.
Occupez-vous de ceux que vous appelez vos ennemis,
et dont plusieurs pourraient devenir vos amis, si
vous vouliez les aimer. Rapprochons aujourd'hui,
non par le socialisme, mais par la charité,
les rangs hostiles et divisés de notre
société.
Mais comment resserrer les liens
déjoints ? À quel foyer
réchauffer la charité
refroidie ?
Nous consacrerons à ce grave
sujet une étude spéciale. De celle
que nous achevons ressort toutefois une
première conséquence. Si c'est
l'iniquité, c'est-à-dire la
suppression de la loi, qui a pour résultat
le refroidissement de la
charité, ce sera l'obéissance, le
retour à la loi, qui nous rendra la
charité. Retournons donc à la
loi : nous en avons besoin pour être
libres. Retournons-y sans tarder. Mais, rendons-en
grâces à Dieu, ce ne sera pas pour en
rester à la seule loi du Sinaï à
celle qui épouvante et qui maudit. Nous
n'aurons pas de repos avant d'être
arrivés à la loi de
Jésus-Christ, à son joug aisé
et à son fardeau léger. Il nous
affranchit, mais en nous donnant ses commandements.
Oh ! puissions-nous bientôt, à
force de les avoir pratiqués, leur rendre le
même témoignage que l'apôtre
Jean. « Ses commandements ne sont pas
pénibles
(1 Jean V, 3.). »
Ainsi soit-il !
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