MARTIN
NIEMÖLLER
10. - LA PRISON
Voici le moment où cet autre
NiemölIer va se trouver placé au centre
de la lutte pour l'Eglise. Le 1er juillet 1937, la
Gestapo vient le quérir pour un
« court interrogatoire »
d'où il ne reviendra plus. Sa maison est
perquisitionnée du haut en bas, on saisit
ses documents et ses sermons, on séquestre
trente mille marks provenant de collectes d'Eglise
et conservés dans un coffre. Le coup n'est
plus inattendu. Depuis des semaines le procureur
d'État enquête contre Niemöller.
Déjà, en automne 1936, ce dernier
avait pris des dispositions dans la paroisse en
prévision de son arrestation.
On est à la veille de la
Conférence oecuménique d'Oxford.
Dès le mois de mai, les principaux
délégués de l'Eglise
confessante se voient retirer leurs passeports. Fin
juin, la plupart des membres du Conseil fraternel
de Prusse et de la direction de l'Eglise sont en
prison. Niemöller sait que son tour viendra
bientôt. C'est à peine s'il
s'étonne lorsque, après quelques
heures d'arrêts, il est emmené
à la prison préventive de Moabit. Le
lendemain, les journaux annoncent en gros
caractères les accusations portées
contre lui : « Excitations du haut
de la chaire, attaques perfides contre
l'État et le Parti ». Puis,
quelques semaines plus tard, on apprend que le
jugement est fixé à la
mi-août.
L'Eglise confessante se rend compte - et le
dit du haut de ses chaires - que, dans la personne
de Martin Niemöller, c'est elle-même qui
est emprisonnée et traînée
devant les tribunaux. Mais elle espère avec
lui que le procès public lui permettra de
justifier sa cause et de faire la preuve de sa
bonne conscience devant le monde
entier. Aussi va-t-elle, avec
confiance, au-devant des débats, pour
lesquels elle se prépare minutieusement.
Mais lorsque, soudain, le procès est remis
de semaine en semaine, de mois en mois, on
réalise de plus en plus l'absence de
Niemöller sur le champ de bataille.
Angoissés, ses amis se demandent :
comment supportera-t-il cela ? Six semaines
d'attente anxieuse, puis le brusque renvoi du
procès pour un temps
indéterminé. Après quatre
années de vie active, le voici dans sa
cellule, entre une table, une chaise et un lit.
Naguère, du matin de bonne heure jusque tard
dans la soirée, des gens et toujours des
gens, et maintenant l'isolement, le silence du
tombeau N'importe qui supporterait cela, mais non
pas un Niemöller !
Écoutons-le cependant. Avent 1937 Il
m'est impossible de répondre
individuellement aux centaines de messages que je
reçois en cette période de l'Avent.
Il est une seule chose que je vous demande à
tous : ne cédons pas à la
lassitude ! Des voix se lèvent, ici et
là, qui s'efforcent de nous montrer dans les
souffrances de notre Église la preuve que
nous avons fait fausse route. À cela nous
répondons avec confiance que les
apôtres nous ont appris à
considérer les choses sous un tout autre
jour. Nous savons bien, sans doute que ce n'est pas
plus notre souffrance que notre
prospérité qui nous procure et nous
assure la paix avec Dieu. Cette paix est une
grâce de Celui dont la souffrance a
commencé à la crèche et s'est
accomplie sur la croix, afin que nous tous, qui lui
appartenons, puissions être appelés
enfants de Dieu. Croyons à cette joyeuse
nouvelle que Dieu nous envoie, et, forts de sa
vertu, poursuivons notre course sans nous
inquiéter de la désapprobation des
hommes, mais avec la paix de Christ dans nos coeurs
et la louange de Dieu sur nos lèvres. Que
Dieu nous soit en aide ! ».
La cellule s'est peu à peu
transformée en chambre pastorale dans
laquelle Martin Niemöller n'est guère
moins actif que chez lui. Des milliers de lettres
de tout le pays, voire du monde
entier y affluent et sont enregistrées dans
son Journal. Le jour de son anniversaire, il
reçoit trois mille messages de
félicitations et de voeux. Comme ci-devant,
toutes ses préoccupations vont à sa
paroisse et à l'Eglise entière. Il
est au courant de tous les
événements. Apprenant que
jusqu'à Noël 1937 quelques centaines de
ses frères dans le ministère
partagent son sort, pendant un temps plus ou moins
long, il y voit une confirmation, et non un
ébranlement de la position que l'Eglise et
lui-même ont cru devoir prendre.
L'anecdote suivante, même si elle est
légendaire, illustre bien cet état
d'esprit. L'aumônier de la prison ayant
demandé à Niemöller :
- Mon frère, pourquoi es-tu en
prison ? il reçut pour seule
réponse cette question :
- Et toi, mon frère, pourquoi n'es-tu
pas en prison ?
Bien plus, en janvier 1938, après six
mois d'attente et alors que la situation de
l'Eglise n'a fait que s'aggraver, son langage a
presque un accent de triomphe : Janvier
1938 : « Au cours de ces six mois,
la barque de l'Eglise est remise à flot.
Certes, ses couleurs sont ternies, ses mâts
sont brisés, son aspect n'est pas beau. Mais
le Seigneur Jésus-Christ est toujours au
gouvernail et la barque flotte ! Qui eût
osé espérer cela, lorsque Ludwig
Müller crut pouvoir crier : ville
gagnée ! Ça n'a pas duré
plus que l'émeute rouge de 1918 ;
après cela, on ne fuit plus devant le
premier fantôme venu, parce qu'on sait bien
ce qu'il y a par derrière. Je pense que ma
détention est le fait du saint
« humour » de Dieu. D'abord ils
s'écrient en ricanant :
« Cette fois nous le
tenons ! » Puis, viennent les
incarcérations. Et voici le
résultat : Des églises pleines,
des fidèles qui prient.
Démène-toi, ô monde, je suis
debout et je chante en sécurité. La
puissance de Dieu prend soin de moi. Les menaces du
monde tournent à sa confusion. Me
laisser gagner par l'amertume
serait la pire ingratitude ».
Tous les dix jours il peut recevoir pendant
un quart d'heure et en présence d'un
gardien, la visite de sa femme et parfois de ses
enfants. Il lui est dur, sans doute, d'être
séparés d'eux, du petit Martin en
particulier. Pourtant, c'est toujours lui, le
prisonnier, qui console et réconforte les
siens. Sa plus grande joie est d'entendre un de ses
jeunes fils le saluer d'un joyeux :
« Dieu te bénisse,
père » et d'apprendre la
réponse qu'il fit un jour au gardien en
partant. Celui-ci lui ayant
demandé :
- Sais-tu bien, pourquoi ton père est
ici ? », l'enfant répondit
avec assurance :
- Oui, parce qu'il a annoncé le pur
Évangile.
Et quand, à la maison, la petite
soeur adresse un message à son père,
elle déclare :
- Je suis toujours très fière
d'écrire : Moabit, prison
préventive ».
À la question qui lui fut
posée une fois sur ce qu'elle pouvait bien
demander dans ses prières pour son
père, cette même enfant
répondit avec la simplicité de ses
neuf ans : « Je prie pour que la
décision soit bonne. Jusqu'ici je n'ai pas
su ce que c'est qu'une décision. Maintenant
je le sais ». Elle exprimait ainsi ce
qu'éprouvaient son Église et la
chrétienté de tous pays lorsqu'enfin,
le 7 février 1938, le procès
commença. Partout, dans les maisons et dans
les églises, des prières
d'intercession. Toutes les pensées et tous
les regards sont dirigés vers la salle du
tribunal de Moabit. Mais aussitôt on
déclare que les débats ne seront pas
publics. Seuls les représentants de
l'État et de l'Eglise et un membre de
l'Eglise confessante sont présents lorsque
Niemöller est appelé à
s'expliquer devant ses juges. À tous les
assistants, il est ordonné de garder le
silence le plus complet sur ce qu'ils entendront.
Le huis-clos n'est levé que pour la
proclamation du jugement. Niemöller
est condamné à sept
mois de forteresse et à mille marks d'amende
pour violation du paragraphe relatif aux devoirs
des prédicateurs. Par contre, l'accusation
d'attaques perfides contre l'État et le
Parti n'est pas retenue. La peine des arrêts
en forteresse signifie que l'accusé n'a rien
commis de déshonorant ni de
préjudiciable aux intérêts du
Reich. Elle est en outre compensée par la
prison préventive.
Le soir de ce 2 mars, le monde respire. Dans
la maison de Niemöller on fait les malles pour
aller en vacances avec le père
retrouvé. La paroisse de Dahlem se dispose
à célébrer un culte d'actions
de grâces. Tout à coup, on apprend que
l'acquitté du tribunal est retombé
entre les mains de la Gestapo qui l'envoie,
dès le lendemain, au camp de concentration
de Sachsenhausen, près de Berlin. L'amnistie
du 20 avril n'apporte aucun changement à sa
situation. La nouvelle d'un transfert dans une
forteresse ne se confirme pas. Cinquante
délégations de toutes les parties du
Reich frappent vainement aux portes des
ministères. La protestation des dirigeants
du mouvement oecuménique demeure sans effet.
Un recours en grâce de la paroisse de Dahlem
pour son pasteur est purement et simplement
écarté par le Führer.
Une seule fois, au début d'avril, Mme
Niemöller réussit à voir son
mari. Au Vendredi-Saint un pasteur est
autorisé à lui donner la Sainte
Cène dans sa cellule. Il peut recevoir deux
lettres par mois. Ce sont là ses seuls
rapports avec le monde extérieur. Il ne peut
faire sa promenade quotidienne à l'air libre
que séparé de ses compagnons de
captivité. On lui interdit l'usage de papier
et de crayon, ce qui pour lui est une rude
privation. Il porte le costume des détenus.
Tout cela n'inspire à l'assesseur Chantre,
un fils de pasteur (!) que ces simples mots :
« Quelques pasteurs de l'Eglise
confessante en feront le sujet de communications du
haut de la chaire, puis l'affaire sera vite
oubliée ».
Est-ce là le dernier chapitre de
cette histoire ? À vues humaines, elle
n'a pas d'issue. Mais le zèle pour la maison
de Dieu n'est pas éteint pour autant. Et ce
n'est pas la fin de la milice du Christ, à
laquelle appartient Niemöller et avec lui
l'Eglise confessante qui regarde à ce
prisonnier comme à un témoin de
l'Eglise triomphante. On n'en a pas fini avec la
Bible, le catéchisme et le psautier, qui lui
restent dans sa cellule. Trois fois, depuis sa
captivité, il a lu l'Ancien et le Nouveau
Testament et c'est plus de 300 cantiques qu'il a
appris par coeur. Il n'en a pas fini de dire
à toute idolâtrie, un
« non » toujours aussi
saintement résolu, que sa conscience
liée par la Parole de Dieu ne retirera
jamais, même au prix de sa liberté.
Enfin, rien n'est changé dans ses rapports
avec sa paroisse : de l'Eglise comme de sa
cellule continuent à monter vers Dieu leurs
prières d'intercession. « J'ai
l'impression, écrivait-il dans la
première lettre de sa captivité, que
l'Eglise comprend l'impossibilité de se
passer du joyeux message de Jésus-Christ,
dans l'avenir comme dans le passé. Je suis
heureux et reconnaissant de pouvoir maintenant me
laisser porter par Celui que j'ai
prêché. Qu'il est beau de savoir que
ce rocher demeure inébranlable,
malgré tout ce qui peut nous
arriver ! ».
Tel est Niemöller. Privé de sa
liberté, de son travail et de sa famille,
contraint au silence, il est dans sa cellule plus
éloquent et plus puissant encore qu'il ne le
fut dans sa chaire.
« Naguère », dit un ami
anglais après sa première rencontre
avec lui, « je savais qu'il était
un lutteur. Maintenant je sais qu'il est un
croyant ».
L'histoire dira tout ce qu'il a fait pour
son Église et pour son peuple. Quant
à lui, il lui suffit qu'on dise :
« Celui-ci aussi fut avec
Jésus de Nazareth »
(
Ev. Luc XXII, v. 56 et
Actes IV, v. 13)
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