MARTIN
NIEMÖLLER
9. - LE « GRAND » ET
LE « PETIT » MARTIN
On a souvent reproché à la lutte
ecclésiastique de ces cinq années de
n'être autre chose qu'une querelle de
pasteurs polémistes. On ne saurait mieux
répondre à ce grief qu'en
disant : « Allez donc passer huit
jours au presbytère de Niemöller et
vous verrez bien si cette lutte n'est
inspirée que par le plaisir de faire de
l'opposition ».
Nous avons vu Niemöller à son
bureau et dans son cabinet de travail. Il nous
reste à parler des autres parties de ce
presbytère : cuisine, jardin, chambres
d'enfants avec leurs sept habitants de dix-huit
à trois ans. C'est le domaine de Madame
Niemöller. En fait de soucis et de mouvement,
il ne le cède en rien au reste de la maison.
Toutefois cette femme, qui connaît son mari
depuis l'enfance, ne parle que fort peu des charges
et des peines qu'elle a partagées avec lui
dès la fin de la guerre, pendant les dures
périodes de son travail agricole et de son
artisanat, puis pendant ces dernières
années si difficiles. Mais on le lit sur ses
traits et l'on ne peut que donner raison au
jugement d'un visiteur anglais :
« She is a fine, brave
lady ».
Il est naturel que la vie de famille se
ressente de la lutte menée par
Niemöller. Autant que possible, il se fait
accompagner de sa femme dans ses travaux et dans
ses voyages. Il est rare aussi qu'ils n'aient
à leur table un ou plusieurs hôtes
inattendus. On raconte qu'un jour un
étranger manifestait un appétit si
extraordinaire que les yeux
écarquillés des enfants regardaient
avec étonnement les portions géantes
dont son assiette était chargée,
lorsqu'une petite voix s'écria
- Eh ! bien, si tu arrives à
bout de tout ça ! ...
Mais tout n'est pas toujours aussi gai,
même pour les enfants. La première
fois qu'ils prirent conscience du sérieux de
leur vie, ce fut un matin de février, en
1934. Quelque chose fit explosion sur le toit de la
maison et un jet de flammes s'en échappa.
Une heure plus tard, voici la police, que personne
n'avait appelée, et les six enfants,
précipités hors de leurs lits,
apprirent qu'une bombe avait été
jetée sur le presbytère, par une main
heureusement inhabile et alors que les parents
étaient en voyage. Jusqu'à ce jour,
ce cas n'a jamais été
éclairci.
La petite troupe d'enfants grandit, observe
attentivement ce qui se passe autour d'elle, est
souvent témoin aux repas, de graves
entretiens entre parents et amis, et se
représente les choses à sa
manière. La fillette de huit ans, quelque
part en séjour de vacances, babille avec la
cuisinière et parlant d'un collègue
de son père, lui dit :
- Tu sais, nous avons à la maison
l'oncle F., tu pourrais bien te marier avec lui, il
n'a encore jamais été en prison.
Une autre fois, les parents apprennent que
les cadets, tandis qu'ils sont censés faire
leur somme d'après dîner, s'amusent
à se relier au moyen du tuyau de
l'aspirateur à poussière et jouent
aux personnages qui téléphonent au
« frère
Niemöller ». Sujets des
conversations : la police secrète ou
l'histoire de l'Eglise au XXe siècle !
C'est une cause de grand chagrin pour
Niemöller de ne pas pouvoir donner à la
famille tout le temps voulu et d'avoir besoin de se
réserver ses rares moments de répit.
Le dimanche, la plupart de ses enfants sont
dispersés dans les familles de la paroisse,
qui se les disputent au point qu'elles doivent pour
ainsi dire les retenir à l'avance. Cela
permet à la mère de respirer un peu,
et pourtant elle se reproche de manquer à
son devoir sitôt qu'elle
n'a pas les sept enfants autour d'elle : -
« Ils sont pourtant si
gentils ! ». Et cela nul ne le
conteste. Ils ont tous leur originalité
particulière, très doués et
fiers de leur « petit
père ». Plus remarquable encore
est la conscience, qui leur est en quelque sorte
innée, de leurs devoirs à
l'égard de leur Église et la
résolution avec laquelle même les plus
jeunes vont à l'école du dimanche
afin de devenir un jour, comme leur père, de
fidèles témoins du Seigneur
Jésus-Christ.
C'est aussi le seul but que poursuit
Niemöller dans cette éducation. Il n'a
point d'autre pédagogie. Ses enfants vivent
« dressés dans la
liberté ». Les garçons font
partie de la jeunesse hitlérienne comme
leurs camarades et, comme ces derniers,
élevés dans l'obéissance
envers les autorités. Avec la
réserve, bien entendu, qu'on doit
obéir à Dieu plus qu'aux hommes et
qu'aucun conflit de devoirs ne doit aboutir
à un reniement du christianisme. Car, dans
la maison de Niemöller, tous prennent une part
active à la lutte ecclésiastique et
les enfants s'en tiennent aux mots d'ordre du
père. Niemöller n'ayant pas
réussi un jour à faire rapporter une
décision, à son gré trop
modérée, il quitta la séance
du Conseil fraternel avec vivacité et
reçut de son aîné cette parole
de consolation :
- Il te faudra bientôt trouver autre
chose, petit père, ça ne prend
plus !
Bien des pères seraient difficilement
abordables dans de telles situations et, à
vrai dire, plus d'un orage se déverse sur la
maison de Niemöller. Mais l'impression
caractéristique qu'il produit est cependant
celle d'une étonnante tendresse paternelle
à l'égard de ses enfants. Il n'est
pas un tyran domestique qu'ils auraient à
redouter. Ils obtiennent de lui bien des choses que
n'obtiendraient pas des adultes. Nous touchons
là au point faible du « grand
Martin ». Car c'est ici que commence le
règne du « petit
Martin », le benjamin,
né au presbytère de
Dahlem un dimanche d'août 1935, tandis que
les cloches de l'église sonnaient pour le
culte. Cet enfant de la « guerre
ecclésiastique » est
étrangement tranquille au milieu de la
nervosité des autres habitants de la maison.
De bonne heure il a été
habitué à voir beaucoup de gens
autour de lui, sans en avoir peur. Lorsque, le 1er
juillet 1937, quinze policiers vinrent
arrêter son père et perquisitionner
dans la maison, le petit Martin circulait sans se
gêner au milieu de ces inconnus, le visage
rayonnant, ne pouvant se douter qu'il ne reverrait
son père qu'après plusieurs mois,
derrière un grillage de prison.
Ce cadet, que le grand-père
Niemöller a baptisé, est le centre et
l'idole de toute la famille, la seule joie humaine
sans mélange que connaisse son père.
Avec lui s'intervertissent les rôles du
« grand » et du
« petit » Martin. Car
« en tout homme véritable se cache
un enfant qui veut jouer ». Cette parole,
tirée de Nietzsche, se trouve chez Christian
Morgenstern, auteur particulièrement
aimé de Niemöller, qui cite de
mémoire la plupart de ses poèmes et
s'applique à soi-même leurs maximes de
vie pratique. Aussi voit-on voisiner chez lui le
plus grand sérieux avec l'humour le plus
folâtre. Il y a peu d'endroits en Allemagne
où l'on rie autant et aussi cordialement que
dans les milieux de l'Eglise confessante et en
particulier chez Niemöller. Celui-ci a
gardé ainsi toute la fraîcheur de la
jeunesse et cette spontanéité
juvénile qui sait s'amuser de farces bien
réussies. Cela ne peut porter ombrage qu'aux
esprits renfrognés, bougons et surtout
jaloux du « grand
Martin ».
Ce même humour, par ailleurs,
prémunit Niemöller et ses amis contre
le reproche de vivre par trop dans les nuées
au lieu d'être campés sur leurs deux
pieds. Sa spiritualité n'a pas besoin de se
donner une auréole artificielle ni de se
draper dans la solennité d'une conscience
professionnelle et sociale. Il fait du reste peu de
cas de l'ascétisme. Son zèle n'a rien
de monacal. Il est trop bon
luthérien pour ne pas se réjouir avec
une sorte d'ingénuité des biens de ce
monde, tels qu'un bon repas, un film amusant ou une
société joyeuse. Certes, les heures
dont il dispose pour cela sont comptées.
Même quand viennent enfin les courtes
vacances de l'été, elles sont encore
interrompues par plus d'une conférence ou
séance.
Il sait bien, sans doute, qu'il a des
succès humains, un nom connu et un nombre
croissant de partisans. Il ne croit pas devoir s'en
défendre. Et pourquoi ne suspendrait-il pas
à la paroi le diplôme de docteur en
théologie honoris causa que
l'Amérique lui a décerné en
1936 ? Il n'en tire aucune vanité et ne
cherche pas à jouer au
« grand » Martin. Il n'en
éprouve que la joie simple et sincère
de voir que le jeune Niemöller qu'il fut et
qu'il reste à bien conduit sa barque. Et
toujours reparaît dans sa demeure le visage
du « petit Martin », de l'autre
Niemöller, qui aborde son sermon avec crainte
et tremblement, qui sans cesse atteint les limites
de ses forces physiques, qui souvent est
tenté de tout abandonner quand il voit
l'infidélité ou la division se
glisser dans les rangs de ses amis. Un homme
chargé de soucis pour sa femme et ses
enfants dont l'existence est engagée dans la
lutte, et que les siens ne voient jamais sans
anxiété quitter la maison, se
demandant s'il reviendra sain et sauf. Un homme qui
peut dire avec l'apôtre Paul qu'il est
« assiégé chaque jour par
les soucis que lui donnent les
Églises » et qu'il a
« travaillé plus que tous les
autres », non pas lui, cependant, le
« grand Martin », mais la
grâce de Dieu qui a été avec
lui ( V.
1 Cor. XV. 10 et
Il Cor. XI, 28).
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