PROMENADES À TRAVERS LE
PARIS DES MARTYRS
1523 -
1559
Athéniens de Paris, que vous
soyez Parisiens de naissance ou
d'adoption, on vous accuse - et, il faut
l'avouer, le reproche n'est pas sans
fondement, de vivre au milieu de la grande
ville et de ne pas connaître la
topographie de votre cité, le nom
de vos rues, les souvenirs historiques qui
se rattachent aux divers monuments, -
toutes choses que les étrangers
savent mieux que vous.
HOFFBAUER, Paris à
travers les âges.
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UNE PAGE DE PASCAL
« C'est une étrange et longue
guerre, que celle où la violence essaie
d'opprimer la vérité. Tous les
efforts de la violence ne peuvent affaiblir la
vérité et ne servent qu'à la
relever davantage. Toutes les lumières de la
vérité ne peuvent rien pour
arrêter la violence, et ne font que l'irriter
encore plus. Quand la force combat la force, la
plus puissante détruit la moindre ;
quand on oppose les discours aux discours, ceux qui
sont véritables et convainquants confondent
et dissipent ceux qui n'ont que la vanité et
le mensonge : mais la violence et la
vérité ne peuvent rien l'une sur
l'autre. Qu'on ne prétende pas de là,
néanmoins, que les choses sont
égales : car il y a cette extrême
différence, que la violence n'a qu'un cours
borné par l'ordre de Dieu, qui en conduit
les effets à la gloire de la
vérité qu'elle attaque ; au lieu
que la vérité subsiste
éternellement, et triomphe enfin de ses
ennemis, parce qu'elle est éternelle et
puissante comme Dieu même. »
(Douzième
Provinciale).
CHAPITRE 1er
Le Marché aux Pourceaux
(Avenue de l'Opéra).
La foule élégante qui
promène avenue de l'Opéra sa
curiosité ou son loisir ne se doute
guère qu'elle foule l'endroit de Paris qui
était il y a quatre siècles le plus
repoussant et le plus sale de Paris, je veux dire
l'emplacement de la Butte des Moulins et du
Marché aux Pourceaux.
Les deux buttes dites des Moulins
s'étaient peu à peu formées,
pense-t-on, des terres extraites des fossés
de Paris et des détritus que l'on n'avait
pas alors la possibilité d'éloigner
de la capitale.
Sur une pente de la butte qui se
trouvait à l'est, à l'endroit
où s'ouvrira plus tard la rue qu'Anne
d'Autriche fera baptiser du nom de sa patronne,
Ste-Anne, se trouvait la voierie basse,
« la place au sang »,
c'est-à-dire l'endroit où se faisait
l'abattage du bétail qui était
débité, non loin de
là, dans la grande boucherie
St-Honoré près de l'Hospice des
Quinze-vingts.
Il y avait là un
réceptacle d'immondices dont on a
retrouvé la trace en 1877 au cours des
travaux entrepris pour l'alignement et le percement
de l'Avenue de l'Opéra. Le conseil municipal
d'alors se préoccupa des dangers que pouvait
faire courir à la santé publique
l'enlèvement « des gadoues noires et
méphitiques retrouvées sous les
démolitions, entre la rue Ste-Anne et la rue
Traversière. »
(1)
C'est là dès
l'entrée de la rue Ste-Anne et dans l'espace
compris entre l'avenue de l'Opéra, la rue
Ste-Anne et la rue Thérèse, que se
tenait le marché aux pourceaux.
L'odeur de ce coin infect était telle qu'en
1571 Charles IX ne voulait pas habiter
l'été le palais voisin des Tuileries
avant qu'on ait pris des précautions pour
atténuer les désagréments d'un
tel voisinage.
La grande Butte des Moulins et le
marché infect qui se trouvait à ses
pieds appartenait à l'évêque de
Paris et c'est là que s'exécutaient
les arrêts de sa justice.
Tout ce quartier était bien fait
d'ailleurs pour les bûchers et les
pendaisons. Non loin de là, dans la
direction de la Seine et près des
Quinze-Vingts, sur la chaussée
St-Honoré, il y avait l'échelle de
justice qui a baptisé la rue de
l'Échelle.
LES DEUX BUTTES D'APRÈS LE
PLAN O. TRUCHET (1551)
LA BUTTE DES MOULINS,
D'APRÈS LE PLAN GOMBOUST (1652).
Le marché aux pourceaux n'était
pas ouvert à tous les
criminels. On n'y
exécutait jamais pour crime de meurtre ou de
rapt, mais on y exécutait fort bien et
indifféremment les voleurs, les faussaires,
les faux-monnayeurs, les sorciers et
sorcières, les
hérétiques.
Comme l'Eglise a horreur du sang,
l'évêque confiait aux gens du roi
l'exécution de ses sentences. Les voleurs y
étaient pendus, les faussaires et les
hérétiques étaient
brûlés ; quant aux
faux-monnayeurs ils étaient bouillis vivants
dans une grande chaudière
(2).
Le marché aux pourceaux a eu
l'honneur de voir brûler le premier martyr de
la Réforme française.
C'était le 8 août 1523. On
vit ce jour-là un tombereau à
immondices conduire devant Notre Dame de Paris un
pauvre moine ermite âgé au plus d'une
quarantaine d'années. Il put une
dernière fois attacher ses regards sur les
pierres déjà vieillies de l'admirable
édifice. On le contraignit d'entendre du
dehors une messe expiatoire ; c'était
« l'amende honorable » à
laquelle tous les hérétiques
étaient condamnés. Puis il fut
replacé dans son tombereau et, à
travers les rues étroites du Paris d'alors,
il fut conduit, en sortant par la porte
St-Honoré, jusqu'au pied de la Butte des
Moulins, au marché aux pourceaux. Là,
on lui coupa la langue ; après quoi,
attaché au gibet par une
chaîne de fer, il fut brûlé tout
vif dans son habit d'ermite.
Quel crime atroce avait donc commis le
malheureux et qui était-il ?
Il s'appelait Jean Vallière.
C'était un ermite augustin de la petite
communauté de Livry près de Pressy.
Il était originaire d'Acqueville près
Falaise (3). Il
fut brûlé dit le moine Pierre Driart,
« pour les blasphèmes et
énormes paroles par lui dites à
l'encontre de notre créateur Jésus et
sa digne mère la Vierge Marie. Le Journal
d'un bourgeois de Paris précise le
« blasphème ». Jean
Vallière aurait affirmé que
« notre seigneur Jésus-Christ
avait été de Joseph et de notre Dame
conçu comme nous autres
humains. »
Jean Vallière était tout
bonnement un des premiers adhérents de ce
qu'on appelait alors la secte luthérienne.
L'esprit de la Renaissance avait
pénétré dans beaucoup de
couvents, et parmi les plus instruits, et les plus
vivants des moines. Les Augustins surtout - l'ordre
auquel appartenait Luther - se distinguaient par un
« Modernisme » relatif.
L'esprit d'Érasme avait
pénétré à Livry
même pendant que Jean Mauburnus en
était l'abbé
(4).
D'Érasme à Luther il n'y
avait qu'un pas et beaucoup de moines parmi ceux
qui désiraient la réforme de l'Eglise
le franchirent. Il n'était pas douteux que
Jean Vallière ait été de
ceux-là. Preuve en soit ce que rapporte
Pierre Driart tout de suite après le
supplice de Jean Vallière. Il note que ce
même jour le Parlement, ordonna de
brûler grosse quantité des livres de
Luther devant Notre-Dame sur un grand
échafaud à ce
préparé. » Il fut aussi
fait cry » que, sous peine de
confiscation de corps et de biens, nul ne fût
si osé ni hardi de garder des livres de
Luther, mais qu'on les mît tous au feu.
Jean Vallière est donc bien la
première victime, de la Réforme
naissante. On connaissait son supplice par la
première édition du Journal d'un
bourgeois de Paris et par la Cronique du roy
Francoys 1er. On connaissait son nom, depuis
1895, par la publication de la Chronique
parisienne de Pierre Driart. Nous avons
trouvé depuis lors son jugement que l'on
croyait perdu. Nous donnons ici ce document qui est
le plus ancien texte aujourd'hui connu d'une
condamnation prononcée par
le Parlement contre les
adhérents de la Réforme
française.
Extrait des Registres de
parlement
Veues
par la court les charges et informations faites par
le Juge et garde des prevostz et soubsbaillys de
Precy (5) ou son
lieutenant à l'encontre de Jehan
Vallière soy disant hermite prisonnier en la
Conciergerie du pallais pour raison des
exécrables et detestables blasphèmes
par luy dictz et professez de notre Saulveur et
Redempteur Jhesucrist et de la glorieuse vierge
Marie sa mère, les interrogatoires et
confessions dudit Valliere, faictes par devant
aucun conseiller dicelle court à ce faire
commis par elle, comme les recollemens de tesmoings
et confrontacions faictes auxdictes personnes et
luy oy et interrogé en la dicte court sur
les dits cas, lequel s'est advoué clerc et
comme tel à Requis estre rendu à son
ordinaire et, tout considéré, et
arresté que ledit Vallière ne sera
rendu comme clerc et ne joyra de privillège
de cléricature, et au surplus, la court,
pour raison desdicts cas, a condempne et condempne
ledit Vallière a estre mené en un
tombereau où l'on porte les immondices de la
Ville, jusques devant l'église notre dame de
Paris et illec requerir mercy et pardon à
Dieu et à la Vierge Marie de sesdits
blasphèmes et ce faict estre d'illec
mené au marché aux
pourceaulx et illec avoir la langue couppée
et après estre brulé tout vif, son
habit et son corps mis en cendre. Et a
ordonné et ordonne ladicte court que le
proces faict contre le dict Vallière sera
bruslé et declaire ses biens confisquez.
Fait et exécuté le huitième
jour d'aoust l'an mil cinq cens et vingt-trois.
Ainsi
signé Malon.
Collation
est faite. LORMIER. (6)
Jean Vallière ne fut pas la seule victime
brûlée au Marché aux Pourceaux
par l'intolérance du temps.
Le 18 novembre 1534, un tisserand dont
nous ne savons pas le nom, fit amende honorable,
lui aussi, devant Notre-Dame. Puis, par la
même route, il fut conduit au Marché
aux Pourceaux. On lui coupa la langue après
quoi il fut brûlé vif.
D'après Pierre Driart il se
rétracta et mourut bon chrétien. Mais
le brave moine prend souvent ses désirs pour
des réalités et la
rétractation du marchand est fort douteuse.
On épargnait à ceux qui avaient fait
quelque concession les souffrances d'être
brûlé vif. On les étranglait
préalablement. Et ce ne fut pas le cas du
malheureux tisserand qui fût
brûlé vif. Il est possible d'ailleurs
de mourir « bon
chrétien » sans croire à la
messe.
La même scène se renouvela
l'année suivante.
Le 5 mai 1535, veille de l'Ascension,
deux hommes, dont l'un s'appelait
Étienne Bénard, originaire des
environs de Rouen, procureur du roi, et
âgé de 40 ans environ, et l'autre,
Marin Du Val, natif de Melun et couturier de son
état, furent traînés sur une
claie au parvis de Notre-Dame où ils furent
contraints de faire amende honorable. Puis, on les
mit dans un tombereau et on les conduisit au
Marché aux Pourceaux. Là, ils furent
pendus à des chaînes de fer et
brûlés. Ils moururent
« repentants et bons
chrétiens », dit le Journal
d'un bourgeois de Paris. C'étaient deux
luthériens soupçonnés d'avoir
trempé dans l'affaire des placards,
c'est-à-dire d'avoir affiché dans
Paris, à la fin de 1534, un factum violent
contre la Messe.
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