PROMENADES À TRAVERS LE
PARIS DES MARTYRS
1523 -
1559
CHAPITRE XI
La place Maubert
La place Maubert. - Origine de ce nom. - Une
représentation satirique en 1515. - Les
martyrs. - Guillaume Joubert, Jacques de la Croix
dit Alexandre ou Laurent Canus. - Antoine Augereau.
- Deux exécutions en 1542. - Impressions
d'un témoin catholique. - François
Bribart. - Jean Chapot. - Étienne Dolet. -
Nicolas Clinet. - Taurin Gravelle. - Philippe de
Luns, dame de Graveron. - Conclusion. - Un mot
d'Émile Boutroux. - Une citation de
Michelet.
Le nom de place Maubert évoque des
idées sinistres. La statue de Dolet que l'on
y a dressée exprime la protestation de
l'esprit moderne contre la barbarie d'autrefois.
Cette place, devenue aujourd'hui banale,
était une des plus curieuses du Paris
d'autrefois.
D'où vient son nom ?
« Il lui a été
donné, dit un vieil
auteur (1),
par corruption de maître
Albert, parce qu' Albert le Grand, qui a
été de son temps l'ornement de
l'Université, étant venu de Cologne
en cette ville, fut suivi d'un si grand nombre
d'écoliers, que la classe ordinaire
n'étant pas assez grande pour les contenir,
ce célèbre docteur fut obligé
de donner ses leçons au milieu de cette
place qui en a retenu le nom. » C'est la
tradition légendaire. D'autres pensent que
ce nom de Maubert vient d'un abbé de
St-Germain-des-Prés qui permit le premier
aux Parisiens de bâtir sur cette partie du
territoire dépendant de son abbaye.
Quoi qu'il en soit, la place,
était célèbre au Moyen-Age, et
au XVIe siècle encore, par les fêtes
universitaires qui s'y donnaient et les joyeux
devis qu'on y pouvait entendre. Elle était
en même temps le lieu d'exécution des
« criminels » jugés par
l'Université, et, comme en Grève, les
marchés, les spectacles et les jeux y
alternaient avec les pendaisons et les
bûchers.
Au printemps de 1515, une, scène
joyeuse avait fort amusé les écoliers
de la place Maubert. Un prêtre qui se faisait
appeler M. Cruche, y avait représenté
certaine sottise, moralité, sermon et farce
qui était une satire des grands seigneurs
« qui portaient du drap d'or à
crédit et emportaient leurs terres sur leurs
épaules. » Il montrait aussi une
certaine lanterne où l'on voyait une poule
sous une salamandre (2)
et « cette poule portait
sur elle une chose qui était assez pour
faire mourir dix
hommes. » Cette poule
symbolique était une allusion fort claire
à Jeanne Le Coq, mariée à
l'avocat Disome, et dont les complaisances pour le
roi étaient connues de tous... Le roi
était jeune. Il résolut de se venger
de l'insolent sans recourir à la justice.
Une dizaine de ses gentilshommes se rendirent
à la Taverne du Château, rue de
la Juiverie et le sieur Cruche y fut mandé
pour y jouer sa farce. Il fut contraint de
s'exécuter, après quoi il fut
« dépouillé en chemise,
battu de sangles merveilleusement et mis en grande
misère. » Les amis du roi avaient
même apporté un sac pour le mettre
dedans et le jeter à la rivière. Mais
le bonhomme cria si fort qu'il était
prêtre, qu'il portait la tonsure, que les
conjurés n'osèrent pousser plus loin
leur vengeance.
La Réforme naissante ne tarda pas
à avoir ses victimes place Maubert. Le
premier martyr de la Réforme qui y ait
été brûlé, s'appelait
Guillaume Joubert. Voici ce qu'on lit à ce
sujet dans le Livre de raison de Nicolas
Versoris.
« Le samedi XVIIe jour de
février (1526), en karesme, ung nommé
maistre Guillaume Jobert, natif de la ville de la
Rochelle, fils de l'avocat du roy de lad. ville,
licientié en loix, demeurant pour lors
à Paris, comme sont demeurant jeunes
licentiés pour veoir et cognoistre de la
pratique, pour plusieurs blasphèmes par luy
dictz et recitez contre l'honneur de Dieu, de sa
très sacrée et
intémérée mère et
vierge Marie, condempné fust à estre
mené au parvy Notre-Dame et là faire
admende honorable, de là
mené dans ung tombereau devant l'Eglise
madame Ste-Geneviève,
intégrité de laquelle s'estoit
efforcé de violer, faire pareille, amende
honorable, puys mené à la place
Maubert, après luy avoir percé la
langue, estranglé fust et bruslé
à ung instant. Les informacions et
procès contre luy fait, fust trové si
abhominable et honteux que par arrest fust
condempné à estre brûlé
quant et led. personnaige, parce que les choses
dont il estoit accusé valloient mieux estre
cellés que dictez et recitez. Dieu lui face
pardon. Il mourust par conrection bon chrestien. Je
estois présent. »
L'annotateur de Versoris, M. Fagniez, se trompe
dans ses conjectures quand il suppose qu'il s'agit
ici de deux personnages dont l'un était
coupable de crime contre nature. Il a
été trompé par la bigoterie de
Versoris. Il s'agit simplement du crime
reproché déjà à Jean
Vallière, qui fut aussi brûlé
avec son procès, parce qu'il
s'élevait contre l'immaculée
conception de la vierge Marie.
Le journal de Driart nous donne
l'âge du martyr. il avait 24 ans. Driart
lui-même, la Cronique , le Journal
d'un bourgeois de Paris, s'accordent tous pour
voir en Guillaume Joubert, non l'être impur
qu'a supposé M. Fagniez, mais un jeune
avocat qui avait proféré quelques
paroles blasphématoires contre Dieu et sa
glorieuse mère et les benoist saincts et
sainctes. » On sait ce que cela veut dire
dans la bouche d'un
ecclésiastique du XVIe
siècle : Joubert était
simplement Imbu des idées de la
Réforme (3).
Le 18 juin 1534, nouveau bûcher
d'hérésie. Il s'agit cette fois, d'un
ancien Jacobin qui, atteint et convaincu
d'hérésie, fut dégradé
devant Notre-Dame par l'évêque de
Paris, et livré ensuite à la justice
laïque qui le fit brûler tout vif place
Maubert. Il s'appelait Jacques De la Croix, dit
Alexandre ou Laurent Canus, natif de Caen au
diocèse d'Évreux. Un document de la
Bibliothèque nationale reproduit par divers
auteurs, prétend, dans une sorte
d'amphibologie voulue, qu'il avait
été à Lyon où il
s'était marié à deux femmes.
Mais nous savons la facilité avec laquelle
on calomnie les hérétiques ; le
renseignement est absurde. Les auteurs du
Martyrologe n'auraient point accueilli
Alexandre Canus dans leur galerie de Martyrs, s'il
y avait eu quelque chose à lui reprocher
dans sa vie. S'il eût été
« bigame », les
réformés de Lyon où il
exerçait son ministère, auraient
été les premiers à le
dénoncer.
Alexandre Canus désireux de
professer librement sa foi s'était
retiré en Suisse dans le canton de
Neuchâtel, puis à Genève, au
moment même où Farel
s'efforçait d'y faire pénétrer
l'Évangile. Là, il s'était
trouvé en lutte violente avec le dominicain
Furbity. Indigné d'entendre celui-ci traiter
de chiens enragés, de juifs, de turcs,
etc..., ceux qui mangeaient de la viande le
vendredi, lisaient la Bible en langue vulgaire ou
niaient la suprématie du
pape, il lui tint tête et lui offrit de
prouver publiquement ses erreurs. Le conseil de
Genève le fit arrêter et le condamna
au bannissement. Canus rentra alors en France,
passa par Mâcon, prêchant hardiment
l'Évangile. Venu à Lyon, il y
prêcha le jour de Pâques 1534, et le
lendemain devant un grand auditoire. Il y avait
alors à Lyon des orfèvres
« fidèles ». La justice
avertie des assemblées que tenaient les
réformés, fit arrêter Canus et
le condamna à mort. Il en appela, et c'est
ce qui l'amena à Paris. En route, il
convertit le capitaine qui le conduisait. C'est
qu'il était mû d'un grand zèle,
dit Froment, et savant, « car il avait
bien profité et longtemps
étudié dans Paris. » Canus
exerça dans les débuts de la
Réforme française un rôle,
assez important pour que Théodore de
Bèze lui ait consacré un article dans
ses Vrays Pourtraits (p. 173).
Mis à la torture à Paris,
il en eut une jambe rompue. « Mon Dieu,
s'écriait-il au milieu de ces tourments, il
n'y a pitié ni miséricorde en ces
hommes ; fais que je la trouve en
toi. » Guillaume Budé
« qui « était de grande
autorité et crédit par son savoir et
érudition exquise, », finit par
faire observer aux bourreaux du Parlement, qu'on
avait par trop tourmenté le pauvre
patient.
Ses juges n'ayant pu lui extorquer les
noms de ses frères, le condamnèrent
à mort. Il devait être
préalablement dégradé devant
Notre Dame. « Pendant qu'on faisait tous
les mystères accoutumés, »
Canus restait silencieux, car il craignait qu'on
lui coupât la langue. Mais ses gestes et son
sourire disaient assez ce qu'il pensait de la sotte
cérémonie dont il était le
héros. Quand on l'eut
revêtu d'une robe de fou, il bénit
Dieu de lui avoir donné la livrée que
Jésus lui-même reçut dans la
maison d'Hérode.
Mené dans un tombereau à
la place Maubert, il exhortait le peuple, qui le
suivait... Plusieurs murmuraient qu'on le faisait
mourir à tort.
Arrivé au pied du poteau, il
obtint du lieutenant criminel du Châtelet,
Jean Morin, et du chantre de la sainte Chapelle, la
permission de parler. Il fit alors « un
sermon excellent et de merveilleuse
efficace, » dans lequel il rendait raison
de sa foi et traitait de la Cène du Seigneur
« avec telle véhémence et
vivacité d'esprit », que plusieurs
fidèles qui l'avaient entendu prêcher
confessèrent qu'il n'avait jamais mieux
parlé. (4).
Quand il eut finit, il dit :
« Allons », et ayant
prié les yeux levés au ciel, il
disait au milieu du feu : « Prions
Jésus-Christ qu'il ait pitié de nous
et qu'il reçoive mon esprit. » Et,
jusqu'à la fin on l'entendit crier à
haute voix jusqu'à ce qu'il ait rendu
l'esprit : « Mon Rédempteur,
aie pitié de moi. »
Des morts comme celle-là,
recrutaient en masse des adhérents à
la Réforme française.
Parmi ceux qui virent mourir Canus, les
uns, dit Crespin, disaient que si cet homme
n'était sauvé, personne ne le serait,
les autres se frappaient la poitrine en disant
qu'on avait fait tort à cet homme qui ne
parlait que de Dieu. D'autres enfin disaient qu'il
était mort « obstiné en sa
loi ».
Pour avoir une idée de la valeur
du récit de Crespin, il est bon de relire le
récit catholique de la mort de Canus. On
sera frappé de la concordance.
« Quand il fut à la place Maubert,
et descendu d'un tombereau, il pria MM. les
docteurs qui le conduisaient avec le greffier
criminel du Parlement, lui donner congé de
faire une petite harangue, ce qui lui fut
octroyé, et commença fort bien
à parler du saint sacrement de l'autel, mais
à la fin n'en valut rien ; parquoi, mes
dits seigneurs les docteurs ne le voulurent laisser
achever et fut brûlé tout vif avec son
procès ; mais toujours criait
« Jésus ! » et
encore lui étant dedans le feu. »
(5)
On comprend que le Parlement pour
éviter de pareils discours ait
décidé dès lors de couper
préalablement la langue à ceux qui
étaient décidément des
« hérétiques
obstinés. »
(6).
Canus mourut en juin.
Le 20 novembre, on amena place Maubert,
pour y être étranglé et
brûlé, un libraire qui demeurait tout
près de là et dont le crime
consistait à relier et à vendre des
livres de Luther
(7). Le 24
décembre, c'est le tour d'un imprimeur,
Antoine Augereau.
Antoine Augereau était originaire
de Fontenay-le-Comte, en Vendée. Il venait
de publier à Paris, dans
cette année 1533, le
fameux livre de la reine Marguerite, Le miroir
de l'âme pécheresse qui avait paru
pour la première fois à
Alençon, en 1531. La Sorbonne s'était
jetée sur le livre et l'avait
condamné sans en connaître l'auteur.
Mais la reine Marguerite se fit connaître, se
plaignit à son frère du traitement
subi par son opuscule. Examiné à
nouveau, celui-ci fut trouvé orthodoxe par
l'évêque de Senlis, Guillaume Parvi,
et le tout se termina par des excuses. L'imprimeur
du volume ne réussit pas à se tirer
aussi bien d'affaire. Condamné comme
complice des afficheurs du placard de 1534, et
comme imprimeur de « faux
livres, » il fut étranglé
dans une poterne avant d'être
brûlé.
Le 18 septembre 1535, on brûla vif
dans Paris, deux jeunes gens originaires de Tours.
L'un, place Maubert, l'autre au cimetière
St-Jean. C'étaient « de jeunes
compagnons faiseurs de rubans de soie et de
tissus. »
Quel effet produisait sur les
spectateurs tant soit peu éclairés la
barbare exécution d'aussi braves gens ?
Le document qui suit va nous en donner une
idée.
Deux exécutions à Paris
pour cause d'hérésie.
Lettre d'un jeune allemand,
témoin oculaire 1542.
(Communiqué par M. A.
Müntz). Bull. 1858, p. 420
On lira sans doute avec un profond
intérêt la lettre qui suit. Elle fut
adressée, en 1542, par un jeune Allemand
catholique, Eustalhius de Knobelsdorf, qui
s'était rendu à Paris dans
l'intérêt de ses études, au
savant théologien Georges Cassander,
catholique comme lui, mais comme
lui porté à des sentiments de
concession à l'égard du nouveau
culte. Nous traduisons cette pièce du latin,
sauf une vingtaine de lignes au commencement, que
nous omettons paru qu'elles ne renferment que
l'expression de l'attachement du jeune
correspondant pour Gassander, dont il avait
probablement été
l'élève
(8).
Au
très savant George Cassander, professeur au
collège de Bruges.
... Vous me priez,
très honoré ami, de vous communiquer
exactement ce que j'ai pu savoir des
luthériens condamnés à
être brûlés. Je sais le faire,
autant que la brièveté du temps me le
permet, car il faut que je réponde à
votre lettre au moment même où je
viens de la recevoir, sous peine de laisser le
messager s'en retourner les mains
vides.
Je vous ai
parlé des services de prières qui se
faisaient ici ; je pensais alors qu'ils
n'avaient rien d'extraordinaire ; mais,
depuis, j'ai su qu'ils ont une cause
spéciale et qu'ils se rapportent à
des événements
malheureux. Le roi de France
avait écrit au Parlement de Paris pour lui
recommander d'ordonner des prières publiques
à cette fin qu'il réussit à
recouvrer son patrimoine légitime,
détenu injustement par des usurpateurs
(9) et
à venger la mort de ses envoyés, qui
avaient été tués contrairement
au droit des gens, à toute humanité
et à toute foi. En outre, le roi
recommandait au Parlement de faire exécuter,
selon l'usage, les gens hétérodoxes
qui se trouvaient détenus dans les prisons.
On se hâta d'obtempérer au voeu du roi
et, après de nombreuses processions, un
service général de supplications fut
célébré avec beaucoup de pompe
par tout le clergé et tout le peuple. Des
prédicateurs furent chargés
d'apprendre au peuple que le but principal de cette
solennité était d'obtenir du ciel le
succès des entreprises du roi et le
relèvement de l'Eglise romaine, très
gravement menacée, et qu'en
conséquence on brûlerait vifs,
après la solennité, huit individus
qui avaient mal parlé du siège
apostolique (10).
À
peine le service de prières était-il
terminé que la foule se porta à la
place Maubert pour y attendre les victimes. Mais ce
jour-là rien ne fut fait. Les
luthériens, à ce qu'on disait, en
avaient appelé au Parlement. J'en ai vu
brûler deux. Leur sort m'inspira des
sentiments bien divers. Si vous
y aviez été, vous auriez
souhaité à ces infortunés un
châtiment moins rigoureux.
Le premier
était un tout jeune homme, encore sans
barbe, à peine un peu de duvet lui avait
poussé au menton ; la plupart des
assistants ne lui donnaient pas vingt ans. Il
était fils d'un cordonnier. L'autre
était un vieillard plus que
sexagénaire, déjà
affaissé par l'âge, d'une figure
vénérable, avec une longue barbe
blanche. Le jeune avait dit des choses malsonnantes
sur les images miraculeuses (ici on ne les
vénère pas seulement, on accourt de
toutes parts pour les adorer) ; il avait
soutenu qu'elles ne diffèrent guère
des dieux de pierre des Gentils, et qu'on doit les
rejeter des temples chrétiens si elles
deviennent une occasion d'idolâtrie. Il
était accusé d'avoir tenu encore
d'autres propos qui se rapprochaient des doctrines
de Luther. Quand on l'exhorta à se
rétracter, loin de le faire, il se
déclara prêt à confirmer
même par sa mort ce qu'il avait
avancé. Il fut amené devant les juges
et condamné à avoir la langue
coupée et à être
brûlé ensuite. Sans changer de visage,
le jeune homme présenta sa langue au couteau
du bourreau, en la sortant autant qu'il pouvait. Le
bourreau la tira encore davantage avec une pince,
la coupa et en frappa plusieurs fois les joues du
patient. On dit que ceux de la foule qui
étaient le plus près (ô
piété des Français !)
ramassèrent cette langue encore palpitante
et la jetèrent à la figure du jeune
homme !
Placé ensuite sur une
charrette, celui-ci fut conduit au lieu du
supplice ; mais, à le voir, on
eût dit qu'il allait à un festin. Il
descendit spontanément et seul de la
voiture, et se plaça à
côté du poteau qui
devait servir à l'exécution. Quand on
lui eut mis la chaîne autour du corps, je ne
puis vous dire avec quelle égalité
d'âme et avec quelle expression dans les
traits il supporta les cris d'allégresse et
les insultes de la foule ameutée contre lui
(insultantis turbae plausum et oblairationem). Il
ne proférait aucun son ; de temps
à autre il crachait le sang qui emplissait
sa bouche, et il dirigeait ses yeux vers le ciel,
comme s'il s'attendait encore à quelque
secours miraculeux. Quand on eut couvert sa
tête de soufre, le bourreau lui montra le feu
d'un air menaçant ; mais le jeune
homme, sans s'effrayer, fit comprendre, par un
mouvement de son corps, qu'il se laissait
brûler volontiers. En vérité,
cher Cassander, je doute que les illustres
philosophes qui ont tant écrit sur le
mépris de la mort eussent supporté
avec la même constance de si cruels
tourments, tant cet adolescent paraissait
élevé au-dessus de ce qui est de
l'homme.
Le sort du
vieillard fut un peu plus doux, mais me
révolta beaucoup plus. C'était un
bourgeois de Paris, père d'une nombreuse
famille, estimé à cause de sa vie
honnête. Ayant tenu quelques propos trop
libres contre les moines au sujet de l'invocation
des saints (car ici il faut être sur ses
gardes), et ayant dit que tous les chrétiens
sont prêtres, il fut convaincu par des
témoins et jeté en prison.
Attaqué là par des
théologiens, il fut aisément
réduit au silence ; il ne savait pas
discuter. Il avoua son erreur et déclara
qu'il se repentait. Ce triomphe vint fort à
propos pour le clergé, car de telles gens
donnent souvent beaucoup de besogne, même
à nos docteurs les plus
fameux. On exhorta le vieillard à
persévérer dans ses sentiments de
pénitence et on lui dit qu'il mourrait ainsi
en chrétien, tandis que s'il ne
s'était point rétracté, il
serait mort en luthérien. Il fut lié
par le bourreau et placé sur une charrette,
à côté de deux jeunes gens qui
furent attachés à lui, revêtus
de chemises blanches et portant dans leurs mains
des torches ardentes. Ils avaient entendu le
vieillard parler contre les moines et ne l'avaient
point dénoncé. C'était
là leur crime. Conduits avec le vieillard
à l'église de Notre-Dame (in templum
Deiparae Virginis), ils y obtinrent leur pardon.
Le
vieillard y dut de nouveau se rétracter en
invoquant la sainte Vierge. De là il fut
mené au gibet, où il
répéta qu'il avait tout
rétracté et qu'il n'avait rien de
commun avec Luther. En conséquence, il fut
subitement étranglé, puis
jeté, demi-mort, dans les flammes. Beaucoup
d'assistants jugeaient cette peine trop
douce ; ils auraient voulu voir le vieillard
brûlé vif. S'ils m'avaient
interrogé, ils auraient trouvé en moi
des sentiments tout à fait opposés.
Qu'y a-t-il, en effet, de plus indigne que de
livrer un homme au feu pour une erreur qu'il ne
défend pas obstinément ? Les
saints Pères eux-mêmes n'ont-ils pas
dit que l'hérésie consiste dans
l'opiniâtreté ? Ce malheureux
vieillard fut brûlé peu de jours
après le départ de Cornélius
(11).
J'apprends que le même sort attend des
victimes innombrables. Prions Dieu pour que ces
gens se convertissent s'ils sont dans
l'erreur ; si au contraire ils ont raison,
Dieu veuille leur donner de
combattre intrépidement ! Mais en
voilà plus qu'assez, il faut que je
m'arrête. Veuillez lire, dans des sentiments
d'indulgence et d'amitié, ce récit
fait à la hâte. Adieu.
Paris, le
10 juillet 1542.
EUSTACHIUS DE KNOBELSDORF.
Les cendres n'avaient pas le temps de refroidir
à la place Maubert. Voici ce que nous lisons
dans le Martyrologe à la date de
1543. « En la fureur de cette
persécution émue, par les
Sorbonnistes (12)
de Paris, plusieurs excellents
témoins de la vraie et pure doctrine de
l'Évangile furent exécutés en
divers lieux en France. En la ville de Paris,
François Bribart, secrétaire de Jean
du Bellay, cardinal et évêque de
Paris, donne ample et suffisant témoignage
que la vérité du Seigneur lui
était plus précieuse que les
mensonges de ses adversaires, ni que sa propre
vie... On le mena au supplice comme un agneau
paisible. La langue lui étant
coupée au sortir de la Conciergerie, il
ne cessa, par signes manifestes, de déclarer
l'espérance qui était en lui. Il fut
brûlé, en la place Maubert, l'an 1543
(13). »
Et voici maintenant, le 19 juillet 1546,
le martyre de Jean Chapot.
C'était un jeune dauphinois,
instruit, qui, d'abord
réfugié à
Genève, en était sorti pour revenir
à Paris où il s'efforçait de
vendre et de distribuer des livres des
Saintes-Écritures et autres traités
réformés. Son zèle le fit
tomber entre les mains du libraire Jean
André qui faisait métier de trahir et
de dénoncer ceux qui achetaient ou vendaient
les livres suspects d'hérésie. Lizet
destitué de sa charge au Parlement
était devenu - malgré sa flagrante
immoralité - abbé de St-Victor et il
continuait à faire du zèle contre les
novateurs qu'il ne pouvait plus brûler. Jean
André était à sa solde et
à celle des
« Sorbonnistes ».
Pierre Chapot dénoncé et
pris comparut devant la Chambre ardente du
Parlement. Il sut si bien tenir tête aux
conseillers et aux juges, il plaida si bien son bon
droit de faire la Ste-Écriture juge dans la
querelle alors soulevée, que la Cour fit
chercher trois docteurs, Nicolas Clerici, doyen de
la Faculté de théologie, Jean Picard
et Nicolas Maillard. Ceux-ci, habitués
à voir condamner les
hérétiques sur leur simple rapport se
refusèrent d'abord à la discussion
sous prétexte que c'était une chance
de mauvaise conséquence que de disputer avec
des hérétiques. Cependant la douceur
de Chapot les fit entrer dans la discussion. Tandis
qu'ils se retranchaient derrière les
conciles, les coutumes, les articles et
déterminations, Chapot en revenait toujours
à la règle certaine,
l'Écriture, et il en appelait aux juges les
exhortant à rechercher eux-mêmes la
vérité sans se laisser empêcher
et détourner par rien. Si bien que les
maîtres Docteurs, confus de voir mise au jour
« leur ânerie et
impudence » se retirèrent furieux
et menaçants.
Pendant ce temps, Chapot en
prières rendait grâces à Dieu
qui l'avait aidé dans la défense de
sa cause et le suppliait d'inspirer à la
noble compagnie un jugement juste et droit.
Chapot ayant été
invité à se retirer, un débat
violent s'engagea entre le Président et les
conseillers et Chapot eût été
absous sans l'acharnement du rapporteur de son
procès (un homme confit en
impiété, pollutions et vilenies) qui
insista pour qu'on le fit mourir. Chapot
rappelé eut beau montrer qu'en condamnant
ses livres, c'est la Ste-Bible que l'on condamnait
aussi. « L'impudence des plus
effrontés gagna la couardise des autres, qui
avaient été intimidés par les
Sorbonnistes. Tout ce qu'il obtint c'est
d'être brûlé vif sans avoir la
langue coupée au préalable.
Parvenu à la place Maubert,
Chapot que l'on avait soumis à la question
extraordinaire pour essayer de lui faire dire le
nom de ceux qui lui avaient acheté des
livres, demanda que l'on soulevât son pauvre
corps démembré pour qu'il pût
un peu parler au peuple selon la permission de la
Cour. Deux hommes le soulevèrent debout sur
la charrette qui l'avait amené. Il
commença à dire : Peuple
chrétien, peuple chrétien, mais il
eut une faiblesse et ne put que dire
faiblement : « Seigneur, donne-moi
la force que j'ai toujours demandée, de
pouvoir rendre raison de ma foi aux hommes, afin
qu'ils connaissent que je ne suis pas
hérétique mais entièrement
d'accord avec l'Eglise catholique et vraiment
chrétienne ». Puis, retrouvant des
forces il exposa sa foi, en commentant le symbole
des apôtres et se défendant
d'avoir offensé la Vierge
Marie. Mais quand il en arriva à la
Cène et à la différence qu'il
y a entre elle et la Messe, Maillard l'arrêta
tout net. Dans la foule, des écoliers
protestèrent, il y eut un peu de tumulte
dont Maillard profita pour faire descendre Chapot
et pour hâter l'exécution. Chapot
ayant été dépouillé de
ses habits et élevé en l'air,
Maillard lui criait : « Dites
seulement Ave Maria et vous serez
étranglé (14).
Mais Chapot disait sans
cesse : « Jésus, fils de
David aie pitié de moi ! »
Quelques-uns prétendirent
qu'extrêmement pressé par Maillard il
lui échappa de dire :
« Jésus Maria ! »
mais se repentant aussitôt, il
s'écria : « 0 Dieu, qu'ai-je
fait. Pardonne-moi, Seigneur, c'est à toi
seul... ! »
Maillard trouva le mot suffisant il fit
tirer la corde et le martyr fut
étranglé.
Ce terrible épisode eut un
épilogue. Après l'exécution,
Maillard se rendit au Parlement et se plaignit
vivement à la Chambre ardente de n'avoir pu
empêcher le martyr de parler, que ses paroles
avaient produit un tumulte et que si l'on faisait
ainsi pour les autres, tout serait perdu. Il
importuna tellement la Cour qu'il fut
décidé que désormais on
couperait toujours les langues des
condamnés, dans la prison même pour
que le peuple ne soit pas séduit par leurs
discours (15).
De pareilles décisions
provoquées par des docteurs de l'Eglise se
passent de tout commentaire.
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