PROMENADES À TRAVERS LE
PARIS DES MARTYRS
1523 -
1559
CHAPITRE XI
La place Maubert (Suite)
Étienne DOLET
3 Août 1546
Étienne Dolet fut à son tour
brûlé sur la place Maubert le 3
août 1546.
Qu'est-ce que Dolet :
« C'est le Christ de la
pensée libre » a dit Boulmier.
Douen l'a trop
« protestantisé » et
Henri Bordier, par réaction, l'a mis trop en
dehors de ce qu'on appelait au XVIe siècle
le courant
« luthérien ». Nous
dirions mieux aujourd'hui c'est le type du libre
croyant.
Humaniste et imprimeur, Étienne
Dolet naquit à Orléans en 1509,
l'année même où Calvin naissait
à Noyon.
Il vint de bonne heure étudier à
Paris, dès 1521. En 1525, il était
l'élève de ce Nicolas Bérauld
qui fut aussi le précepteur des Chatillon,
de Coligny. En 1526, Dolet part pour l'Italie et
séjourne trois ans à Padoue. Puis il
suit à Venise le cardinal Jean du
Bellay-Langey, dont il devient le secrétaire
(1). Il revient
avec lui en France et c'est alors que sur les
conseils de son protecteur, il se décide
à se rendre à Toulouse pour y
étudier le droit. C'était en 1530. La
vie universitaire y était intense et parfois
désordonnée. Les nouvelles
idées religieuses n'avaient pas tardé
à pénétrer dans la ville et la
répression y avait été
très dure. Étienne Dolet élu
orateur de la nation de France, c'est-à-dire
de la corporation
d'étudiants qui portait
ce nom, prononça le 9 octobre 1532 un
discours virulent où il attaquait le violent
esprit de réaction qui s'était
emparé des autorités locales :
« Chez quel gens vivons-nous, disait-il,
la grossièreté des Scythes, la
monstrueuse barbarie des Gétes, ont-elles
fait irruption dans cette ville, pour que les
pestes humaines qui l'habitent, haïssent,
persécutent et proscrivent ainsi la sainte
pensée ? » Il opposait les
Toulousains aux Turcs. « Les Turcs
laissent les chrétiens s'assembler entre
eux... il n'en est pas ainsi des magistrats
toulousains : nous pratiquons avec eux la
même religion, nous vivons soumis au
même gouvernement, nous parlons à peu
près la même langue. Eh bien, toutes
ces considérations ne les empêchent
pas de nous traiter en étrangers et en
ennemis... »
(2).
Tout cela n'était que trop vrai.
En 1531, un savant latiniste, Bunel avait
été proscrit comme luthérien
et en juin 1632, un autre professeur Jean Caturce,
ou plutôt Jean de Cahors, avait
été brûlé pour un crime
original. Profondément religieux et
chrétien, Jean de Cahors avait
proposé à ses amis réunis le
jour des Rois de remplacer la formule absurde le
roi boit... par cette déclaration
chrétienne : Jésus-Christ
règne dans nos coeurs !
Ce toast devait lui coûter la
vie !
Le supplice de Jean de Cahors avait
impressionné ses élèves, les
étudiants en général. Beaucoup
d'entre eux frappés de son
héroïque courage avaient adopté
les idées nouvelles.
Rabelais, ami de Dolet, et qui avait
pris le parti de rire de ces choses pour ne pas en
pleurer, y avait fait dans son Pantagruel
(3) une claire
allusion.
Dolet est plus clair encore.
« Vous avez tous vu brûler vif,
disait-il dans son second discours sur Toulouse,
ici même, dans cette ville, un malheureux
dont je passe le nom sous silence. La flamme du
bûcher a dévoré sa
dépouille mortelle, mais celle de l'envie
s'acharne encore après sa mémoire.
Admettons qu'il ait poussé trop loin
l'audace de ses discours, qu'il ait presque
toujours manqué de modération dans
son langage, qu'il ait été
scélérat des pieds à la
tête et qu'il ait mérité mille
fois le supplice des hérétiques,
devait-on néanmoins, à l'heure
où il faisait acte de repentir lui fermer
brusquement la route vers les idées plus
saines... ? » (4).
Défendre un luthérien,
c'était grave. D'autant plus que Dolet
s'attaquait en même temps aux superstitions
locales : « Toulouse en est encore
aux plus informes rudiments du culte
chrétien... Comment qualifier, en effet,
cette cérémonie qui a lieu tous les
ans, le jour de la fête de St-Georges, et qui
consiste à faire neuf fois le tour de
l'église sur des chevaux lancés au
galop ? ... Que pensez-vous de cette croix
qu'à de certains jours on
plonge dans la Garonne, comme pour amadouer un
Eridan, un Danube, un Nil quelconque ou le vieux
père Océan ? Que signifient us
voeux adressés au fleuve, soit pour en
obtenir un cours paisible, soit pour se
préserver d'une inondation ? Que
veulent dire, en été, quand la
sécheresse fait désirer la pluie, ces
statues de saints, ces magots de bois pourri, que
des enfants promènent par la ville ? Et
cette ville, si honteusement ignare en fait de
religion véritable, cette ville ose imposer
à tous un christianisme de sa façon,
et traiter d'hérétiques les libres
esprits qui n'en veulent pas ?
(5)
Non content de s'élever contre
ces restes d'un paganisme christianisé,
Dolet signalait les injustes sentences
prononcées contre les meilleurs des
hommes : « Le parlement a
persécuté, disait-il, Jean
Boissonné le plus intègre des hommes,
Mathieu Pacus, Pierre Bunel, Jean de Pins, si
respectable pour sa vertu. Je n'en finirais pas, si
je voulais rapporter tous les exemples de
cruauté donnés publiquement à
Toulouse... »
(6).
Le Parlement de Toulouse ne pouvait
laisser impuni un pareil langage. Dolet fut mis en
prison le 25 mars 1533. L'intervention de Jean de
Pins, évêque de Rieux et de son ami
Boyssonné fit relâcher Dolet, mais il
fut banni de la ville et il gagna Lyon où il
trouva du travail chez le célèbre
imprimeur allemand Gryphius. C'est là qu'il
publia ses Discours contre Toulouse et
quelques sonnets latins
où il traitait durement ses
persécuteurs.
L'épisode toulousain l'avait
dégoûté du droit et Paris tenta
de nouveau l'ardent polémiste que Dolet
était déjà. Il rentre à
Paris, de Lyon, le 15 octobre, 1534. Il travaille
et durement - mais l'heure n'était pas
favorable aux libres esprits. L'affaire des
placards luthériens affichés dans
Paris et jusqu'à la porte de la Chambre
à coucher du roi, avait provoqué les
terribles mesures que l'on sait. Les bûchers
avaient flambé dans tous les coins de Paris.
Le 18 novembre, Dolet écrivait à un
de ses amis de Lyon, Guillaume de Scève
« Il n'est bruit dans le public que des
offenses faites au Christ par les
luthériens... C'est pourquoi beaucoup de
personnes, non seulement du bas peuple, mais du
corps respectable des marchands,
soupçonnés de partager l'erreur
luthérienne ont été
jetés en prison. J'assiste à ces
drames en simple spectateur, ayant pitié du
malheur des uns et riant de la folie des autres,
quand je les vois braver la mort par une sotte
persévérance et une
intolérable obstination. »
Évidemment, Dolet n'avait pas la
vocation du martyre. Ses convictions
n'étaient pas assez fortes pour le porter
à braver la mort en les défendant. Il
resta peu de temps dans ce Paris brûleur de
prophètes. Il rentre à Lyon pour y
publier son Dialogue sur l'imitation
cicéronienne dirigé contre
Érasme. Il y revient après un nouveau
séjour à Paris pour y publier son
oeuvre capitale, ses Commentaires sur la langue
latine, fruit d'un travail immense et
judicieux. Une page de ce livre mieux que de
longues explications, fera comprendre
pourquoi s'est allumé sur
la place Maubert le bûcher de Dolet. Nous
avons déjà vu, ici même,
comment la Faculté de théologie
d'alors, la Sorbonne, traitait les partisans de la
Réforme ou de la Renaissance, l'ensemble des
novateurs. Voici en quels termes Dolet osait dans
son livre flétrir les ouvriers de la
réaction furieuse qui allumait tant de
bûchers :
« Je ne saurais
déguiser sous un lâche silence
l'infamie de certains monstres à face
humaine, qui, voulant frapper au coeur notre avenir
littéraire, ont pensé qu'il fallait,
de nos jours, anéantir l'art typographique.
Que dis-je ? pensé ! N'ont-ils pas
conseillé cet horrible meurtre à
François de Valois, roi de France,
c'est-à-dire à l'unique appui des
lettres et des littérateurs, à leur
partisan le plus chaud, à leur père
le plus aimant ? Et quel motif ont-ils fait
valoir ? Un seul : c'est qu'à les
entendre, l'erreur luthérienne
trouvait, dans la littérature et l'art
typographique, un trop docile instrument de
vulgarisation. Ridicule nation de crétins !
Comme si, par elles-mêmes, les armes
étaient chose pernicieuse et fatale, et
comme s'il fallait les supprimer à cause des
blessures qu'elles font et de la mort qu'elles
donnent !....
Heureusement que l'abominable, le
monstrueux complot de la Sorbonaille, de ce ramas
d'ivrognes et de sophistes, s'est vu briser par la
sagesse et la prudence de Guillaume Budé, ce
soleil scientifique de notre âge, et de Jean
du Bellay, évêque de Paris,
prélat hors ligne, autant par sa vertu que
par sa haute dignité. »
(7)
Hélas ! Dolet se trompait.
Ni Budé, ni le roi, ni personne alors
n'était de taille à brider le complot
qui réussit au contraire et Dolet ne devait
pas tarder à s'en apercevoir.
En 1538, l'humaniste était devenu
imprimeur. Parmi les ouvrages qui sortirent de son
officine il y eut un volume de vers,
Carmina, où Dolet exprimait avec sa
verve mordante son opinion sur les moines les plus
redoutables ennemis - avec le Parlement et la
Sorbonne - de l'esprit nouveau :
« La race des encapuchonnés,
dit-il, ce bétail à tête basse,
a toujours à la bouche le refrain
suivant : Nous sommes morts au monde.
Et pourtant, il mange à ravir ce digne
bétail ; il ne boit pas trop mal ;
il ronfle à merveille, enseveli dans sa
crapule ; il sait faire place à l'amour
et à toutes les voluptés. Est-ce
là ce qu'ils appellent, ces
révérends, être morts au
monde ? Il s'agit de s'entendre :
morts au monde, ils le sont
assurément ; mais parce qu'on les voit,
ici-bas, fatiguer la terre de leur masse inerte, et
qu'ils ne sont bons à rien... qu'à la
scélératesse et au
vice. »
Voilà des traits qui ne se
pardonnent pas et Dolet n'allait pas tarder
à s'en apercevoir.
À mesure qu'il vieillissait, les
idées de Dolet le rapprochait des
« luthériens ». Certes,
il n'accepte pas ce titre. Il était trop
dangereux à porter. Les
« luthériens » avaient
d'ailleurs, eux aussi, leur orthodoxie que Dolet
dépassait. Il n'en est pas moins vrai que
nous trouvons sous la plume de Dolet beaucoup des
thèses luthériennes et, devenu
imprimeur, il se fera l'éditeur courageux de
quelques-uns de ces livres d'Érasme,
traduits par Berquin et que nous
avons déjà vus condamnés au
feu avec leur traducteur. En 1542, il publie, entre
autres Le chevalier chrétien, le
Moyen de bien et catholiquement se confesser
d'Érasme, l'Enfer de Marot ; les
Épîtres et Évangiles des
cinquante et deux dimanches de l'an de
Lefèvre d'Etaples, avec, une
Épître au lecteur de Dolet
lui-même, le Gargantua de Rabelais,
les Prières et oraisons de la Bible, les
Oeuvres de Clément Marot.
Il n'en fallait pas tant pour attirer
sur soi les sévérités du
pouvoir ecclésiastique et séculier.
Poursuivi à la requête du promoteur
des causes de l'inquisition, Dolet fut
arrêté à Lyon et mis dans les
prisons de l'archevêché. L'inquisiteur
général, Mathieu Orry, assisté
de l'official de l'archevêque Étienne
Faye, lui fit son procès et par sentence
rendue le 20 octobre 1542, le malheureux Dolet fut
déclaré « mauvais,
scandaleux, schismatique, hérétique,
fauteur et défenseur des
hérétiques et erreurs, et pernicieux
à la religion
chrétienne »
Dolet en appela au Parlement de Paris
et, sur l'intercession de quelques amis, le roi lui
accorda sa grâce, en juin 1543, à
condition qu'il abjurerait les erreurs qui lui
étaient imputées et que, ses livres
seraient brûlés sur la place
publique.
Dolet, comme Rabelais, soutenait ses
idées jusqu'au bûcher - exclusivement.
Ses convictions, plus littéraires et
oratoires que religieuses, ne lui imposaient pas de
mourir pour elles. Il fit tout ce qu'on lui
demandait et ses livres furent brûlés
à sa place.
Toutefois ses ennemis n'avaient pas
désarmé. Ils le firent retenir en
prison jusqu'au 13 octobre et dès le 6
janvier 1544 il était de nouveau
arrêté. On l'accusait d'avoir
expédié à Paris deux ballots
des livres défendus qui avaient
motivé sa première condamnation. Il
affirma et le fait est probable - qu'il
était victime d'une noire machination, qu'il
n'avait pas fait lui-même l'expédition
en question. Quoiqu'il en soit, il réussit
à s'échapper trois jours après
son arrestation et à gagner le
Piémont.
Malheureusement, Dolet s'était
marié ; il avait une femme, un enfant.
Le désir de les revoir l'emporta sur la
prudence, il rentra à Lyon. Aussitôt
reconnu, il fut emprisonné, pour de bon
cette fois, (septembre 1544) et
réintégré à la
Conciergerie de Paris. Le procès reprit
interminable et impitoyable. On l'accusa cette fois
d'une traduction tendancieuse d'une phrase de
Platon. Après la mort dit un personnage de
Platon, tu ne seras plus rien du tout, « La Sorbonne
prétendit qu'il n'y a pas dans le texte
l'idée de néant que Dolet y
introduisait. La Sorbonne se trompait - mais toutes
les armes étaient bonnes contre un
hérétique. Dolet qui avait trop
compté d'abord sur ses protecteurs sentit
bientôt les affres du bûcher. Il se mit
à exprimer ses sentiments dans une touchante
complainte
- Si au besoin le
monde m'abandonne
- Et si de Dieu
la volonté n'ordonne
- Que
liberté encores on me donne,
- Selon mon
veuil,
-
- Dois-je en mon
coeur pour cela mener deuil
- Et de regrets
faire amas et recueil ?
- Non, pour
certain, mais au ciel lever l'oeuil
- Sans autre
égard.
-
- Sus donc,
Esprit, laissez la chair à part
- Et devers Dieu
qui tout bien nous départ
- Retirez-vous
comme à votre rempart,
- Votre
forteresse...
Avant d'en venir à ces sentiments de
résignation, Dolet avait connu des moments
d'indignation vigoureuse :
- Que me
veut-on ? Suis-je un diable
cornu ?
- Suis-je pour
traître et boutefeu tenu ?
- Suis-je un
larron ? un guetteur de
chemin ?
- Suis-je un
voleur ? un meurtrier
inhumain ?
- Suis-je un loup
gris ? Suis-je un monstre sur terre,
- Pour me livrer
une si rude guerre ?
- . . . . . . . .
. . . .
Dolet avait imprimé les oeuvres de
Mélanchton, une Bible de Genève,
l'Institution chrétienne de Jean
Calvin ; il avait attaqué les
superstitions du temps, dit aux moines et à
la Sorbonne d'alors quelques dures
vérités, cela valait la mort. Le 3
août 1546, le tombereau le conduisit au lieu
du supplice. Pour ne pas avoir la langue
coupée et pour avoir le
bénéfice d'être
étranglé avant de sentir la flamme,
il consentit à répéter le
formulaire que lui proposait le confesseur qu'on
lui avait donné : « Mon Dieu,
vous que j'ai tant offensé, soyez-moi
propice, et vous aussi, Vierge-Mère, je vous
en conjure, ainsi que
St-Étienne :
intercédez là-haut pour moi, pauvre
pécheur ! »
Toujours soufflé par le
confesseur, il consentit encore à avertir
les assistants de lire ses livres avec beaucoup
de circonspection. Il répéta
trois fois qu'ils contenaient des choses qu'il
n'avait pas bien comprises. En échange de
cette sorte de rétractation obtenue par la
crainte du bûcher on lui fit la grâce
de l'étrangler avant de le brûler. Il
avait juste 37 ans.
Quelle était au fond la
pensée de cette nouvelle victime de la place
Maubert ? Était-ce un athée, un
libre-penseur au sens moderne du mot ? On l'a
prétendu et beaucoup de ceux qui font un
pèlerinage annuel à sa statue le
croient encore. Mais c'est une erreur
matérielle, une méprise
complète.
Boulmier a écrit :
« Depuis dix ans que je m'occupe de
Dolet, je crois avoir lu avec, une certaine
attention, à peu près tout ce qui est
sorti de sa plume. Eh bien ! je l'affirme sans
crainte : je n'ai pas trouvé chez cet
homme si indignement traqué par la calomnie
contemporaine, une phrase, un mot, qui, même
avec l'interprétation la plus malveillante,
puisse faire croire qu'il ait nié, ou
simplement mis en doute l'existence de Dieu. Bien
au contraire, j'ai rencontré, ça et
là dans ses livres une foule de passages
d'où jaillissent, pour ainsi dire, les plus
vifs élans vers la toute-puissance et la
toute-bonté divines. »
(8)
Dolet était-il protestant ?
Je ne crois pas qu'on puisse l'affirmer.
Dans sa jeunesse, dans ses discours contre Toulouse
par exemple, il déclare qu'il ne peut
approuver les nouvelles opinions. « Je
n'observe, dit-il, que celle dont nos pères
ont jusqu'ici pratiqué les
rites. » Peut-être n'eût-il
pas été aussi formel quelques
années plus tard. Mais dans son dialogue de
l'Imitation cicéronienne contre
Érasme il s'exprime encore fort
sévèrement contre les
luthériens. Marot non plus ne voulait pas
être appelé
« luthérien ». Encore
une fois, cela coûtait trop cher à
ceux qui ne voulaient pas aller jusqu'au
bûcher inclusivement. Mais on sent bien qu'au
fond Marot est un luthérien secret. Il n'en
est pas de même de Dolet.
Écoutons-le : « La
méprisable curiosité des
luthériens a porté une cruelle
atteinte à la dignité de la
religion ; ces hérétiques ont
fourni le prétexte de mépriser les
choses les plus connues ; en place des divines
institutions qu'ils ont renversées, ils en
ont introduit de purement humaines ; ils
ont aiguisé l'esprit des ignorants et des
brutes. » (9)
Voilà un reproche qui en dit long
sur le protestantisme de Dolet. Il reproche ainsi
à la Réforme ce qui fait son
mérite à nos yeux : elle a
aiguisé l'esprit des ignorants et des
brutes. En d'autres termes, elle a
émancipé le peuple. Si les
libres-penseurs qui accordent à Dolet
l'honneur annuel d'un pieux défilé
étaient justes, ils
élèveraient non pas à la
place de celle de Dolet, mais à
côté de la sienne, une statue
commémorative à l'un de ces
luthériens courageux qui sont morts sans
faiblesse et sans repentir pour
avoir, entre autres, commis le crime
« d'aiguiser l'esprit des ignorants et
des brutes. »
Quoi qu'il en soit, la mort de Dolet eut
un retentissement profond au XVIe siècle.
Théodore de Bèze le pleura en vers
latins dont il eut grand tort de se repentir... Un
poète anonyme lui consacra une
épitaphe dont nous retiendrons les derniers
vers :
- Mort est Dolet,
et par feu consumé...
- Oh quel malheur
et que la perte est grande !
- Mais
quoy ! en France on a accoustumé
- Toujours donner
à tel saint telle offrande.
Le trait n'a rien perdu de son à propos.
(10)
Le supplice de Dolet sur la place
Maubert ne devait pas être le dernier, loin
de là. Pour en finir avec ce lugubre
défilé, nous n'en rapporterons plus
que trois, le supplice de Nicolas Clinet, de Taurin
Gravelle et Philippa de Luns, dame de
Graveron.
Le 4 septembre 1547, les protestants de
Paris forcés par la persécution de se
réunir en secret, s'étaient
rassemblés au nombre de
trois ou quatre cents dans une maison de la rue
St-Jacques, en face le collège du Plessis.
Quelques prêtres à l'affût
dénoncèrent les protestants au guet.
Une foule hurlante mais lâche se
réunit bientôt aux portes de la
maison. Les gentilshommes présents
tirèrent l'épée et offrirent
de faire un chemin à tous les huguenots
réunis. Ceux qui acceptèrent leur
offre purent s'échapper. Une cinquantaine de
femmes ou d'hommes âgés ou timides
restèrent dans la maison.
Arrêtés tous ils furent livrés
au Parlement et la Cour commença leur
procès. Nous empruntons le récit de
leurs souffrances et de leur mort vaillante
à la Chronique protestante de
Crottet.
Le 17 septembre 1557, trois des
prisonniers furent amenés devant les juges.
C'étaient Nicolas Clinet, vieillard de
soixante ans, natif de Saintonge et l'un des
surveillants ou anciens de l'Eglise de Paris :
Taurin Gravelle de Dreux, avocat au Parlement, qui
avait prêté pour la réunion, la
maison que son parent, le sieur Barthomier, lui
avait laissée en garde et la demoiselle
Philippe de Luns. Nous ne rapporterons pas tout ce
qui concerne les deux premiers. Quant à leur
compagne d'infortune, elle montra une constance si
héroïque que nos lecteurs seront bien
aises de trouver ici le récit de ses
derniers combats. Nous le transcrivons presque mot
à mot du manuscrit des Martyrs de l'Eglise
de Paris qui se trouve à la
Bibliothèque Royale (11).
Cette jeune femme, elle n'avait alors
que vingt ans environ, avait
quitté la paroisse de Luns, dans le
diocèse de Périgueux, pour venir
s'établir à Paris, et se joindre
à l'Eglise qui s'y était
formée depuis peu. Sa piété
était exemplaire, et sa maison située
dans le faubourg de St-Germain-des-Prés,
était ouverte aux fidèles qui
désiraient s'y réunir pour prier
Dieu. Quoiqu'elle fut demeurée seule depuis
le mois de mars de cette année, par suite de
la mort de son époux le Seigneur du Gramboy
(12), que son
zèle avait fait nommer surveillant ;
cette circonstance ne l'avait pas
empêchée de fréquenter
assidûment les assemblées religieuses,
et elle n'avait pas manqué de se rendre
à celle de la rue St-Jacques, ou la
Sainte-Cène devait être
célébrée. Au Châtelet,
elle avait répondu avec fermeté aux
docteurs de Sorbonne qui étaient venus
auprès d'elle, pour essayer de la ramener au
catholicisme, que sa foi était fondée
sur la parole de Dieu et qu'elle voulait mourir en
la professant.
Quand elle comparut devant ses juges,
elle se montra calme et résignée.
Cependant elle ne put retenir quelques
soupirs ; mais à cela près, elle
conserva toujours sa présence d'esprit et
elle répondit avec courage et souvent
même avec une certaine gaieté, aux
questions qui lui furent adressées. Une fois
entre autres, que le lieutenant Munier lui
demandait si elle croyait que le corps de
Jésus-Christ fût au sacrement de
l'autel, elle ne put s'empêcher de prononcer
ces paroles : « Eh ! Monsieur,
qui croirait que cela fut le corps de celuy auquel
toute puissance a esté donnée et qui
est élevé par
dessus tous les cieux, quand les
souris le mangent. » À ce sujet,
elle raconta avec tant de grâce et
d'enjouement un fait de ce genre, qui
s'était passé dans la province
qu'elle avait quittée qu'on reconnut
bientôt qu'elle était loin
d'être abattue par la crainte, bien que ses
yeux fussent quelquefois baignés de larmes.
Au reste dès le premier interrogatoire, elle
put s'apercevoir qu'elle ne pourrait pas
échapper à la mort, si ce n'est en
abjurant. Ses voisines attestaient bien, il est
vrai, qu'elles n'avaient qu'a se louer de leurs
rapports avec elle, qu'elle était
très charitable ; mais elles ajoutaient
(ce qui à cette époque était
un crime impardonnable) que sans cesse il y avait
en sa maison gens chantant les psaumes : que
deux ou trois fois on avait vu sortir nombre infini
de personnes de là dedans ; que son
mari mourant n'avait jamais appelé les
prestres ; qu'ils ne savaient où il
estait enterré et que jamais ils n'avoient
eu nouvelles du baptême de leur enfant.
La pauvre jeune femme voulut alors se
préparer à comparaître devant
Dieu. À l'issue de la séance et au
moment où l'on donnait l'ordre de la ramener
dans sa prison, elle s'adressa au
lieutenant :
« Monsieur, lui dit-elle, vous
m'avez osté ma soeur et avez commandé
que je feusse entièrement seule. Je voy bien
que ma mort approche, et partant (en
conséquence), si j'ay eu jamais besoin de
consolation, c'est à présent. Je vous
prie m'octroyer que j'aye une Bible ou un Nouveau
Testament pour me conforter. »
Nous ne savons pas si sa demande fut
agréée. Mais ce qui est certain,
c'est qu'elle montra une grande
connaissance du saint livre dans
les réponses qu'elle fit aux juges. Nous
allons les rapporter ici, telles que l'auteur, qui
les avait copiées au greffe, les a
insérées dans son
manuscrit :
- D.
Interrogée par le lieutenant particulier
si elle ne voulait pas croire à la
messe ?
R.
Qu'elle voulait seulement croire ce qui est au
vieil et nouveau Testament.
D. Si
elle ne croit pas ce qui est en la Messe et
mesmement au sacrement de
l'Hostel ?
R.
Qu'elle croyait aux sacrements institués
de Dieu, mais qu'elle n'avait trouvé que
la Messe fut instituée de
Luy.
D. Si
elle ne voulait recevoir le sacrement de
l'hostel ?
R.
Qu'elle ne voulait rien faire que ce que
Jésus-Christ avait
commandé.
D,
Depuis quel temps elle s'estoit confessée
au prestre ?
R.
Qu'elle ne savait et que tous les jours elle se
confessait à Dieu, comme il avait
commandé et ne croyoit qu'autre
confession fut requise et instituée par
Jésus-Christ, pour ce que luy seul avait
puissance de pardonner les
péchés.
D. Ce
qu'elle sentait des prières
adressées à la Sainte-Vierge Marie
et aux Saints ?
R.
Qu'elle ne savait autre oraison à faire
que celle que Dieu lui avait enseignée,
s'adressant à luy par son fils
Jésus-Christ et non autre. Bien
savait-elle que les saints du
paradis sont heureux, mais ne leur voulait
adresser ses prières.
D. Ce
qu'elle croyait des images ?
R.
Qu'elle ne leur voulait porter aucune
révérence.
D. De
qui elle avait aprins cette
doctrine ?
R.
Qu'elle avait étudié au Nouveau
Testament.
D. Si
elle faisait distinction des viandes au jour du
vendredi et samedi ?
R.
Qu'elle ne voudrait manger de la chair ces
jours, si elle pensait blesser la conscience de
son prochain infirme ; mais qu'elle sait
bien que la parole de Dieu commande, ne faire
distinction des viandes en quelque jour que ce
soit, et qu'on pouvoit user de toutes, en les
prenant avec actions de grâces. La dessus,
on lui objecta que l'Eglise avait fait
défense de manger la chair à
certains jours ; et que ce qui n'estoit de
soi péché, estoit fait
péché, à raison de sa
prohibition.
R.
Qu'elle ne croyait en cela à autres
commandements et défenses qu'à
celles que Jésus-Christ avoit
faites ; et quant à la puissance que
le pape s'attribue de faire des ordonnances,
elle n'en avoit rien trouvé au
Nouveau-Testament.
De
rechef on lui répliqua que les puissances
tant ecclésiastiques que
séculières ont été
délaissées par Dieu pour gouverner
son peuple.
R.
Qu'elle le confessait des puissances
appelées séculières ;
mais que en l'Eglise, elle n'avoit pas leu
qu'austre eust authorité de commander que
Jésus-Christ.
D. Qui
estoit celui ou celle-là qui l'avoit
instruite ?
R.
Qu'elle n'avait autre instruction que le texte
du Nouveau-Testament.
D. Une
autre fois elle fut interrogée de la mort
de son feu mari, si elle ne l'avait pas
enterré dans son
jardin ?
R. Que
non, mais avoit esté emporté
à l'Hôtel-Dieu, pour estre
inhumé avec les pauvres (comme elle en
pouvait montrer l'attestation), sans toutefois
autres cérémonies
superstitieuses.
D. S'il
est requis pour la salvation de celui qui est
décédé de faire
prières ?
R.
Qu'elle croyait celui qui serait
décédé au Seigneur, estre
purgé par son sang et ne lui fallait
autre, purgation, et que partant n'était
besoin de faire prier pour les
trés-passez, et qu'ainsi elte l'avait leu
au Nouveau-Testament.
D. Si
aux assemblées où elle se trouvait
après la prédication faite, on
avoit accoustumé d'esteindre les
chandelles ?
R. Que
non, et ne s'estoit jamais trouvée en
lieu ou tel cas se fist.
Nicolas Clinet et Taurin Gravelle ayant
montré la même fermeté devant
les juges, les trois martyrs, furent
condamnés comme hérétiques le
27 septembre, après avoir reçu la
question. En attendant l'heure du supplice, ils
furent conduits à la chapelle du Palais. Les
docteurs de Sorbonne vinrent selon leur habitude
faire de nouvelles tentatives pour les ramener
à la foi catholique. Mais leurs efforts
furent prodigués en pure perte. On fit alors
monter chacun des trois martyrs dans une charrette.
Un prêtre s'approcha au même instant de
la jeune femme pour la confesser, mais elle le
repoussa en disant qu'elle se confesserait à
Dieu auquel seul d'après
ce qu'elle avait lu dans la
Bible elle reconnaissait le pouvoir de remettre les
péchés et duquel elle attendait le
pardon des siens.
Sollicitée par quelques
conseillers de la Cour du Parlement de prendre une
croix de bois dans ses mains selon qu'on avait
coutume de le prescrire aux criminels, et pour
obéir disaient-ils, au commandement de Dieu
qui ordonne à chacun de porter sa croix.
Ah ! Messieurs, leur répondit-elle,
vous me faites bien porter ma croix, m'ayant
injustement condamnée et m'envoyant à
la mort pour la querelle de nostre Seigneur
Jésus-Christ lequel n'entendit oncques
parler de ceste croix que vous dites.
Le jugement portait que les trois
condamnés devaient avoir la langue
coupée, dans le cas où ils ne
voudraient pas se convertir. Aucun d'eux n'ayant
consenti à le faire, on procéda
à cette cruelle opération. Quand ce
fut le tour de la jeune dame, elle s'écria
avec gaieté : puis que je ne plains mon
corps, plaindrai-je ma langue, non, non, dit-elle
en la tendant elle-même au bourreau.
Ce fut dans cet état que les
prisonniers sortirent du palais. Gravelle montrait
une étonnante fermeté. Les soupirs
qui échappaient de son sein, ses regards
sans cesse tournés vers le ciel, indiquaient
assez les pensées qui agitaient son coeur
dans ce moment solennel. Clinet déjà
affaibli par l'âge laissait apercevoir un peu
de tristesse sur son visage pâle et
défait. Quant à leur compagne
d'infortune elle paraissait sur sa charrette
rayonnante de beauté et de grâce. Pour
témoigner la joie qu'elle éprouvait
de paraître bientôt en présence
de son divin époux, elle
avait quitté ses vêtements de deuil et
elle avait repris son chapeau de velours et les
autres ornements qu'elle avait portés dans
le temps de son bonheur terrestre. Arrivés
sur la place Maubert, Clinet et Gravelle furent
brûlés vifs. La jeune femme fut
étranglée après avoir
été flamboyée aux pieds et au
visage.
Ces supplices firent une profonde
impression sur le peuple qui commençait
à revenir de son égarement et de sa
fureur et qui éprouvait le désir de
connaître cette doctrine pour laquelle il
voyait un si grand nombre d'individus affronter la
mort avec tant de courage. « Ces tristes
et constants spectacles, dit un écrivain
contemporain (13)
jettoient quelque trouble, non
seulement dans l'âme des simples, mais des
plus grands, qui les couvraient de leur manteau, ne
se pouvant la plupart persuader que ces gens
n'eussent la raison de leur côté,
puisqu'au prix de leur vie, ils le maintenaient
avec tant de fermeté et de
résolution ; autres en avaient
compassion, marris de les voir ainsi
persécutez. Et contemplant dans les places
publiques ces noires carcasses suspendues en l'air,
avec des chaînes vilaines, reste des
supplices, ils ne pouvaient contenir Ieurs larmes,
les coeurs mesmes pleuraient avec les yeux.
Cependant les curieux désiraient voir leurs
livres, et sçavoir le fond de leur
créance et pourquoy on les faisait
mourir. »
« Quant aux erreurs du
passé écrivait un jour M. Emile
Boutroux à l'auteur de ces pages, il faut
les laisser tomber sans
colère. »
C'est dans ce sentiment que nous
terminons ce petit livre. Nous l'avons écrit
et nous le terminons sans colère - mais non
sans admiration.
On a cherché toutes sortes de
causes à la Réforme française,
politiques, sociales, économiques, que
sais-je ? Ceux qui auront lu jusqu'au bout ces
tristes pages, auront bien vu que la Réforme
française a des origines essentiellement
religieuses et morales. C'est la liberté de
leur pensée, de leur conscience et de leur
culte que demandaient les premiers
réformés, pas autre chose. Tous les
exemples de fermeté héroïque et
d'indéfectible foi que nous avons
donnés ici, montreront une fois de plus
combien Michelet avait vu juste lorsqu'il disait de
la Réforme à son aurore :
« Elle ne refit pas l'idée,
mais le caractère. Elle agit et
souffrit, donna son sang à flots. Ses
martyrs populaires qui cherchaient leur force dans
la Bible, font une seconde Bible sans le savoir et
combien sainte !
Le martyrologe de Crespin est bien
autrement édifiant à lire que la
chronique des rois de Juda. Cela dure quarante
ans ! Nulle résistance, nul combat. On
ne sait que bénir et mourir. »
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