LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE PREMIER
LE POINT DE DÉPART
(Matthieu V, 3-19.)
1. Ceux qui cherchent.
Jean se tenait au seuil du pays, sur les rives
solitaires du Jourdain. Il frappait à la
porte et proclamait son message : « Voici
venir le jour de Dieu. » À ce cri, le
peuple tout entier s'émeut. Saisies d'une
intense émotion, les foules accourent de
toutes parts. Il s'agit de se préparer
à cet événement inouï et
de s'assurer le salut. jean baptise et instruit,
mais son action n'est que provisoire; il dirige
tous les regards vers celui qui doit venir et qui
reste encore ignoré.
Cependant les pouvoirs publics
interviennent, et réduisent au silence
l'importun Baptiste. C'est alors que Jésus
paraît. Il se met à parcourir les
villes et les villages en y faisant retentir la
même proclamation : «Le royaume de Dieu
est proche, convertissez-vous. » À
l'ouïe de ces paroles, tous comprennent que
les temps sont venus, car ce qu'ils attendaient,
ils le voient apparaître en sa personne. De
lui émanent les vertus bienfaisantes et
libératrices d'une vie nouvelle, inconnue
jusqu'alors. Ils accourent, ils se
pressent autour de lui, une
même question dans le coeur et sur les
lèvres : Que devons-nous faire?
C'est dans ces circonstances que
Jésus, s'adressant à la foule,
s'écrie : « Heureux les pauvres en
esprit!» Comme le soleil perçant les
nuages, cette parole dut illuminer les coeurs
profondément troublés qui attendaient
de lui le mot de leur destinée. Jésus
ne leur prescrit aucune tâche, il les
déclare heureux. L'impérieux :
«tu dois » fait place à une
assurance riche de promesses qui les investit du
plus grand de tous les biens. Ils se tenaient aux
pieds de Jésus, accablés
déjà sous une infinité de
devoirs, mais prêts à se charger
encore jusqu'aux extrêmes limites de leurs
forces; il les élève sans autre dans
la sphère de la vie divine.
Quand nous ignorerions tout de
Jésus, cette seule parole suffirait à
lui donner la prééminence sur tous
les prophètes de la terre. En effet tous ont
imposé aux hommes des obligations; lui seul
a libéré ceux qui venaient à
lui du poids du passé et de l'accablement de
l'avenir en les plaçant au centre même
du salut espéré.
Il en va de même, aujourd'hui
encore, pour ceux qu'oppressent tant de fardeaux
religieux et philosophiques, quand se
déchire le brouillard des
préjugés confessionnels ou
matérialistes, et quand le Fils de l'homme
leur apparaissant dans sa réalité,
leur jette son appel à la vie en leur
montrant le but de l'humanité. C'est un
merveilleux affranchissement de tout lien et de
tout fardeau. On se sent plongé dans les
flots vivifiants d'un salut merveilleux duquel
découle une vie nouvelle. C'est là ce
que la Bible appelle la grâce, elle entend
par là ce puissant courant de vie qui
jaillit de la source originelle et
créatrice.
Le Sermon sur la montagne est une
bonne nouvelle, et non pas une
seconde loi. Les béatitudes ne sont pas de
fallacieuses promesses, suivies d'exigences
rigoureuses. Leur cri de bonheur huit fois
répété vibre au travers de
toutes les instructions consécutives.
Consolation, encouragement,
révélation bienheureuse, le Sermon
sur la montagne est l'Évangile même.
Voilà la note toute nouvelle qu'il faut y
percevoir d'un bout à l'autre pour le bien
comprendre.
Alors même que les mots disent : « tu
dois », leur sens profond et l'esprit qui les
anime répètent ; « heureux
êtes-vous », car vous pouvez accomplir
ces choses, vous les accomplirez
nécessairement, elles seront la
manifestation naturelle du royaume des cieux en
vous.
« Heureux les pauvres en esprit,
car le royaume des cieux est à eux.
»
Jésus déclare heureux
les. pauvres, ceux qui sont dans le
dénûment. Le mot de «pauvres
» est pris ici dans son sens le plus
étendu, mais Jésus lui donne une
acception subjective : « en esprit »,
ajoute-t-il. Il désigne donc ceux qui,
conscients de leur pauvreté
intérieure, pénétrés du
sentiment de leur indigence, en éprouvent du
malaise et un intense
mécontentement.
Il est possible que Jésus ait
dit simplement, comme le rapporte Luc
(chap. 6, v. 20) : « Heureux les
pauvres, malheur à vous, riches. » Car
on constatait sans doute alors comme aujourd'hui,
combien il est rare que les riches éprouvent
spontanément soit la sensation de leur
indigence, soit un intérêt profond
pour un nouvel ordre de choses. S'ils participent,
il est vrai, aux maux inhérents à la
nature et à la vie humaines, ils sont
cependant satisfaits des conditions d'existence qui
leur garantissent le bien-être
matériel.
La version de Luc est donc
peut-être la forme originale des paroles de
Jésus, mais elle n'en donne pas le sens
réel. Car pour Jésus, l'essentiel fut
toujours l'état intérieur des hommes
et non leurs circonstances
extérieures.
À qui s'adressent aujourd'hui
ces paroles? Évidemment à ceux
qu'animent des dispositions analogues. Les pauvres
dont il s'agit ici, sont ceux qui ont le vif
sentiment de leur superficialité, de leur
médiocrité, de la vanité et du
vide de leur vie; ceux qui, parmi tous les
intérêts, tous les idéals qui
embellissent leur existence, ne peuvent se
défendre d'un profond besoin d'autre chose
et ressentent douloureusement la distance à
laquelle ils sont encore de leur véritable
destination; tous ceux enfin chez lesquels se
manifeste d'une manière quelconque
l'élan intérieur vers le but
suprême de l'humanité. Ce sont les
chercheurs auxquels leur soif de
vérité, de justice et de
liberté, leur aspiration à une
existence vraiment humaine et digne de ce nom, ne
laissent pas de repos; chez lesquels
l'inquiétude et l'effort de
l'humanité en travail se font jour d'une
façon personnelle et deviennent les forces
motrices de la vie.
Peu importe, pour l'instant, de
quelle manière leur inquiétude leur
devient consciente et se manifeste, quels
mouvements elle actionne, quelles vagues elle
roule. Qu'ils aspirent à la
rédemption, à la vie du surhomme,
à une culture effective et authentique,
à la création d'un état futur
assurant à l'homme des conditions
d'existence dignes de lui, - pourvu que ces
aspirations soient réellement l'effet d'un
profond mécontentement d'eux-mêmes,
ils connaissent la pauvreté d'esprit que
Jésus réclame.
Ils existent aujourd'hui par
milliers ces êtres qui aspirent et qui
cherchent, ne se distinguant en rien
extérieurement, et
cependant partout répandus. Aucun mouvement,
aucune tendance, aucune confession, aucun parti,
aucune classe de la société, ne les
englobe ni ne les exclut; au contraire ils se
rencontrent dans tous les milieux et ne se
reconnaissent qu'à la passion pour la vie
véritable dont ils sont consciemment ou
inconsciemment enflammés.
Au pôle opposé sont les
âmes rassasiées, les êtres
pleins d'eux-mêmes, gonflés
d'admiration pour les progrès accomplis par
notre génération, et qui trouvent
tranquillité et satisfaction dans la
possession d'un bien quelconque, ne fût-ce
que la mince considération dont ils
jouissent, un point de vue douteux dans lequel ils
s'encroûtent, un programme dont ils se
glorifient, une foi qu'ils gardent comme un
trésor inestimable, le bien-être
mesquin d'un bonheur familial superficiel, la
richesse, la puissance ou les plaisirs. Ce sont les
philistins de la culture, de l'Église ou de
la libre pensée, de la science ou de
l'esthétique, adorateurs de la formule et de
la phrase, de la surface correcte et des situations
bien assises hors desquelles il n'y a pas de
salut.
Or Jésus n'a pas dit :
Heureux les orthodoxes, heureux ceux qui font le
sacrifice de leur raison, heureux ceux qui
m'appellent Seigneur ! mais : «Heureux les
pauvres en esprit », sans condition ni
restriction. Chrétiens ou juifs,
athées, matérialistes, spirites, quoi
que vous puissiez être par ailleurs, peu
importe, le royaume des cieux est à
vous.
Que n'existe-t-il une expression
qui, triomphant des malentendus et des apparences,
orienterait aujourd'hui tous les chercheurs vers le
but unique auquel tendent tous ceux qui
tâtonnent et qui luttent, - comme le faisait
alors le terme de «royaume des cieux», ou
«royaume de Dieu». Cette expression nous
manque. Nous ne pouvons
qu'essayer d'en formuler le sens
en termes variés : règne de notre
nature divine, ou, ce qui revient au même,
réalisation de notre vocation originelle et
de la véritable rédemption;
reconstitution libératrice et vivifiante de
l'humanité - de chacun de ses membres comme
de 'Son ensemble - en un organisme composé
de personnalités vivantes; organisation
nouvelle de la vie; culture intégrale et
réelle de l'être humain; en un mot,
fin suprême de l'humanité. Sous
quelque aspect que vous conceviez ce règne,
ô chercheurs, il n'est pas seulement une
espérance : vous le posséderez, car
c'est en vous-mêmes qu'il se
réalisera.
Jésus dit expressément
aux pauvres en esprit: «Le royaume des cieux
est à vous.» Il ne les assure point
qu'ils y entreront un 'jour, après
être morts saintement; car le règne de
Dieu vient sur la terre, il appartient à
ceux qui cherchent et il s'établit en eux.
Il commence à poindre dans leur âme
dès l'instant où y retentit l'appel
à la vie. Ce n'est point une promesse, mais
un fait, aussi réel pour les chercheurs
d'aujourd'hui que pour ceux d'autrefois, car il se
produit avec la nécessité d'un
phénomène naturel, moyennant
certaines conditions
déterminées.
Lorsque cet appel nous atteint au
coeur, la sourde inquiétude qui couvait au
fond de nous-mêmes et qui cherchait en vain
l'apaisement dans les spéculations
abstraites, la piété, les jouissances
intellectuelles ou une activité quelconque,
jaillit soudain comme une flamme consumant tout ce
qui n'a pas de valeur vitale. Quiconque traverse
cette fournaise et voit s'y effondrer tout ce qui
constituait la richesse et le repos de sa vie, se
sent alors plus pauvre que le dernier des
mendiants, et de son coeur s'élève
une ardente aspiration aux choses nouvelles qui
sont en marche.
C'est la révolution
intérieure qui commence. il ne s'agit, en
effet, de rien moins que de l'être originel
qui veut naître et s'épanouir en nous
(1). Quiconque
trouve son contentement dans ce qu'il est ou dans
ce qu'il possède, est impropre à le
concevoir, car le règne de Dieu consiste en
vie véritable, en biens, permanents, en
forces effectives, au prix: desquels tout ce que
nous croyons avoir, être et pouvoir n'est que
trompeuse apparence. Seul celui qui ressent
profondément la vanité de toutes
choses s'ouvre à cette réalité
vivante et, à mesure qu'il la poursuit,
devient capable de la saisir. Au sein de ses
aspirations inquiètes tressaille et
s'éveille son être originel. Son
véritable moi commence à germer en
lui.
Dans les béatitudes
suivantes, ceux que Jésus proclame heureux
ne sont pas des hommes d'autre sorte auxquels il
adresserait des promesses différentes, il ne
fait qu'y décrire sous leurs divers aspects
les chercheurs et le lot qui leur est
assuré, afin de nous en donner ainsi une
idée toujours plus nette. Les traits qu'il
relève et salue en eux sont des
manifestations caractéristiques de la
pauvreté d'esprit, qui nous en
révèlent la vraie nature. Dans les
âmes chez lesquelles le sentiment de la
pauvreté est spontané, ces traits
caractéristiques apparaîtront tout
naturellement, mais là où il n'est
qu'un sentiment d'emprunt, ils feront
défaut.
L'étude des béatitudes
suivantes nous permettra donc de mesurer la force,
la profondeur, l'authenticité et la
pureté de nos aspirations et de notre
inquiétude.
« Heureux ceux qui mènent
deuil, car ils seront consolés.
»
L'expression de « consolation
d'Israël» était fréquemment
employée pour désigner le salut
messianique. Si Jésus en use ici, il est
évident qu'il fait allusion à une
souffrance Plus profonde et Plus large que celle
que nous apportent les contrariétés
passagères de chaque jour et nos infortunes
personnelles. Ses paroles évoquent bien
plutôt le souvenir du serviteur de
l'Éternel, de l'homme de douleur, qui
incarnait aux yeux des prophètes le peuple
croyant et fidèle accablé sous le
poids des misères présentes, mais
attendant le salut à venir, - le souvenir
aussi du deuil des enfants d'Israël assis
pleurant au bord des fleuves de
Babylone.
La souffrance dont il s'agit ici est
donc l'universelle souffrance humaine et la
consolation promise ne consiste point seulement en
un secours religieux, mais en une aide effective et
libératrice.
Cette parole de Jésus
éclaire d'une lumière nouvelle la
détresse intérieure des chercheurs et
la portée de la vie originelle qui germe en
eux : à la conscience de leur misère
s'ajoute la torture que leur fait éprouver
le sort cruel de l'humanité, si infiniment
divers et toujours d'une si poignante
gravité. Ce n'est qu'aux âmes
tourmentées chez lesquelles se confondent
ces deux courants d'inquiétude que
Jésus s'adresse ici.
L'humanité accablée de
maux appelle à grands cris la
délivrance. Son infortune
éveille une douleur poignante dans les
coeurs qui aspirent et qui cherchent, mais ils
n'essaient point d'endormir leur mal. Au contraire,
prenant résolument sur eux le fardeau de la
destinée humaine, ils consentent à
souffrir, aux prises avec ce problème
tragique. À ces âmes chargées,
Jésus ouvre de merveilleuses perspectives :
heureux ceux qui ressentent personnellement la
souffrance humaine et qui s'en chargent
intérieurement : la rédemption sera
leur partage. La rénovation de
l'humanité vers laquelle nous marchons
l'affranchira des maux dont elle souffre; ils en
feront l'expérience. Car la manifestation de
notre nature originelle et cet affranchissement
effectif sont, dans la grande évolution qui
commence, aussi intimement liés et aussi
dépendants l'un de l'autre que le sont, dans
l'âme inquiète des chercheurs, la
pauvreté d'esprit et le deuil causé
par l'universelle souffrance.
Cette douleur intime revêt
naturellement des formes et des nuances diverses
selon les temps et les moments. Les disciples de
Bouddha ne l'ont pas ressentie de la même
façon que ceux du Christ et chez nous,
chercheurs d'aujourd'hui, elle se manifeste
autrement que chez ceux qui attendaient alors le
royaume de Dieu. Ceux d'entre nous qui ne sauraient
s'accommoder des conditions humaines actuelles, ni
tolérer le désaccord
intérieur, la faiblesse de volonté,
la mentalité compliquée, raisonneuse
et vieillote de la génération
présente, non plus que la
stérilité de notre vie collective,
ceux qu'épouvantent la vulgarité, la
méchanceté, les passions qui ravagent
les âmes et l'existence anormale qui les
déforme, - ceux-là ressentent la
souffrance dont parle Jésus d'une
manière conforme à notre
siècle. Or Jésus leur garantit
expressément la rédemption et il leur
donne ainsi la joyeuse assurance
de voir un jour la vie humaine se dégager de
l'état d'infériorité où
elle végète actuellement. Telle est
la perspective bienheureuse que nous ouvre la
seconde béatitude. Ce n'est point par hasard
que Jésus promet la rédemption
précisément à ceux qui
mènent deuil. Cette déclaration
repose sur une loi naturelle fondamentale, celle de
la relation intime existant entre la souffrance
volontairement assumée et la. puissance
libératrice, loi confirmée par
l'expérience de tous ceux qui se chargent
intérieurement des douleurs humaines et qui
les portent avec
persévérance.
«Heureux les endurants, car ils
hériteront de la terre.
Hériter de la terre, de la
terre promise, CI était en Israël une
expression courante pour désigner
l'abondance des bénédictions divines
et du bonheur messianique. C'est là ce que
Jésus promet aux âmes patientes et
soumises que leurs aspirations mêmes exposent
à l'inimitié; car - nous en faisons
encore aujourd'hui l'expérience, - on
opprime ceux qui cherchent, et cela inconsciemment,
involontairement, comme sous l'action d'une force
irrésistible. Cela aussi est une loi de
nature.
Ceux qui s'efforcent de
découvrir le chemin de la vie, dans une
muette obéissance à leur impulsion
intérieure, feront toujours sur les esprits
inertes avec lesquels ils entrent en contact et en
conflit. l'impression de personnages incommodes,
exaspérants, insensés, et ils se
verront certainement malmenés. Plus ils
seront sincères et résolus dans leur
recherche de la vie nouvelle, plus ils devront
apprendre à souffrir sans
défense. Car cette hostilité n'est
que la contre-pression exercée par le
courant qu'ils remontent.
Mais ces opprimés sont des
« endurants ». Nos versions traduisent ce
mot par «doux » ou
«débonnaires » et en effacent
ainsi la nuance d'héroïsme qu'il a dans
le texte original. Les chercheurs ne sont ni des
fanatiques, ni des esprits exclusifs, ergoteurs,
tranchants ou aigris. Ils subissent la pression de
l'élément contraire plutôt que
de le faire voler en éclats; ils supportent
même les oppositions les plus douloureuses.
Ils reconnaissent le bien partout où ils
l'aperçoivent et promènent de tous
côtés des yeux bien ouverts afin de
découvrir le moindre indice de vie. Ils
fouillent jusque dans les décombres pour y
discerner les valeurs et les germes qui y sont
ensevelis. Ils recherchent le vrai sous tous les
phénomènes et ne se donnent pas de
repos qu'ils ne l'aient décelé. Ils
saisissent les occasions d'approuver, non de
désapprouver leur prochain. Ils vivent
d'affirmation, non de négation;
n'écrasent point, mais relèvent;
n'importunent personne, mais vivifient ce qui
dépérit, apportent la guérison
à ce qui est malade, et la clarté
dans la confusion. Absorbant ainsi tous les germes
de vie et toutes les semences d'avenir, ils en
alimentent leur propre croissance et collaborent du
même coup à l'avènement de la
grande vérité qui cherche à se
réaliser.
C'est pourquoi l'avenir leur
appartient, l'organisation nouvelle de la vie sera
leur oeuvre et portera leur caractère. Ils
sont en route, ils atteindront le but. Il faut
qu'ils le sachent et se cramponnent à cette
certitude, quelque invraisemblable qu'elle puisse
leur paraître, en face de l'opposition qui
les accable.
C'est là une assurance
stupéfiante. Elle ne nous garantit
pas seulement un
développement tout nouveau de l'être
humain et une rédemption correspondante,
mais une transformation complète de toutes
choses, par la puissance organisatrice de la vie
nouvelle qui commence à sourdre dans les
profondeurs de la personnalité humaine. Il
nous semble parfois impossible, insensé
même, que ce que nous sentons germer en nous
puisse jamais prévaloir et changer la face
du monde. il ne s'agit de rien moins, en effet, que
d'une nouvelle création de
l'humanité. Cependant l'affirmation de
Jésus est formelle. Le but sera atteint. Ce
n'est qu'une question de temps.
« Heureux ceux qui ont faim et soif
de la justice, car ils seront rassasiés.
»
Le caractère des chercheurs
sincères auxquels s'adresse le Sermon sur la
montagne se précise, chaque béatitude
le définit d'une manière plus vivante
et en éclaire tour à tour les
différentes faces.
Que de gens s'enthousiasment pour de
grandes choses et brûlent du désir de
les atteindre! Mais leur propre personnalité
reste stationnaire. À force de regarder au
loin, ils ont perdu la faculté de
s'apercevoir eux-mêmes. La
préoccupation de l'avenir leur fait
méconnaître et négliger le
devoir présent et personnel. Heureux donc
les affamés pour lesquels tous les grands
intérêts de l'existence s'effacent
devant l'intense désir d'être
délivrés du mal !
Ils sont affamés de justice,
nous dit Jésus. Ce terme de «Justice
» représentait une notion courante
parmi les Juifs. L'apôtre Paul, dans sa lutte
contre les ordonnances légales, lui donna
une acception nouvelle conforme à la
pensée chrétienne.
Bien qu'usité encore dans la langue
théologique, il n'a plus aujourd'hui de
signification réelle que dans le domaine du
droit et de la vie civile. Chez les juifs, il
impliquait la disposition intérieure et la
conduite extérieure conformes à la
loi, c'est-à-dire à l'expression
alors régnante de ce que tout homme doit
être et pratiquer.
Aujourd'hui encore les vrais
chercheurs ont le sentiment vif et profond de leurs
obligations, et cependant tous éprouvent
également l'impossibilité de formuler
en préceptes ce qui s'impose
spontanément à leur conscience
intime. Ils ont soif de réaliser, dans leur
état intérieur et dans leur conduite,
la vie véritable à laquelle ils sont
destinés. Bienheureux celui qui
connaît cet effort incessant et
passionné de l'âme vers la splendeur
infinie et radieuse de l'être humain, car il
sera rassasié. La vérité
prendra vie en lui et le pénétrera,
il sera façonné,
entraîné et guidé par
elle.
Ce courant d'aspiration à la
vérité a acquis de nos jours une
profondeur et une puissance extraordinaires. Nous
comprenons enfin que l'être humain tel que
nous le connaissons n'est qu'un être
transitoire, inférieur à sa condition
d'homme. « Ce que nous sommes n'a pas encore
été manifesté», nous ne
faisons que le pressentir. Le travail
créateur se poursuit en nous et son
achèvement révélera chez la
créature humaine une splendeur
insoupçonnée. Cette intuition jaillit
chez les uns de la contemplation du Christ, l'homme
accompli, chez les autres du spectacle de ce qu'il
y a d'inachevé et de chaotique dans notre
existence actuelle. Mais les uns et les autres
s'insurgent également contre
l'indifférence satisfaite de ceux qui
déclarent que cet état de
médiocrité est inhérent
à notre nature et qu'aucune évolution
créatrice ne le transformera jamais. Les uns
et les autres soupirent
après l'épanouissement grandiose de
l'être intégral, qui portera à
sa perfection tout ce qui n'est
qu'ébauché en nous. L'organisation
nouvelle de la vie vers laquelle nous marchons, est
inséparable de cette transformation
intérieure : l'être véritable
se révélant et se réalisant
progressivement dans l'homme peut seul l'apporter
au monde.
Aussi avons-nous soif de voir cet
être de vérité
s'épanouir en nous, car tout le reste
demeure dans le chaos tant que l'ordre nouveau ne
s'installe pas en nous-mêmes. Si la
vérité ne naît et ne grandit
dans notre vie personnelle, toute notre
activité n'est qu'agitation puérile,
et notre proclamation de l'avènement de la
vraie humanité n'est que le vain bavardage
d'une imagination surexcitée.
« Heureux les
miséricordieux, car ils obtiendront
miséricorde. »
Les gens contents d'eux-mêmes
sont généralement impitoyables. Mais
lorsque nous sentons notre indigence et ployons
sous le faix des douleurs humaines, notre coeur
déborde de pitié à la vue de
tout être qui souffre. Rien ne nous
coûte pour lui venir en aide, car sa
détresse nous accable plus encore que la
nôtre. propre. Celui qui connaît la
faim ne peut souffrir de voir son prochain manquer
de pain; aussi la miséricorde habite-t-elle
toujours au coeur des chercheurs chez lesquels
l'effort vers la vie naît d'un besoin profond
et spontané.
La compassion active résulte
donc, en vertu d'une nécessité
intérieure, de la soif de vie
véritable. Ces deux dispositions sont
indissolublement liées, comme le sont le
sentiment de la pauvreté et la participation
à la souffrance
universelle. C'est la tension
intérieure qui se traduit par un mouvement
effectif. Comme la faim et la soif de
vérité ne consistent point en une
vaine sensation de vide, mais en une aspiration
douloureuse, un impétueux élan de
l'âme, de même la miséricorde
dont parle Jésus n'est point un simple
sentiment de pitié, mais une aide positive
et personnelle. Jésus ne dit pas : Heureux
les coeurs sensibles ! Car ce qui ne se traduit pas
en actes est sans valeur, ce qui se résout
en états d'âme reste infructueux et ne
peut qu'affaiblir et relâcher.
C'est à ceux qui cherchent
que se font entendre les appels de notre vraie
nature. Alors s'éveille en eux non seulement
le désir de connaître et de
réaliser la vérité, mais la
vive sensation de leur communion de nature et de
destinée avec leurs semblables. Ils prennent
conscience de la solidarité qui les unit et
de l'aide qu'ils leurs doivent. Si donc quelqu'un
n'exerce pas la miséricorde envers les
malheureux que la vie place sur son chemin, c'est
que la recherche de la vérité n'a pas
encore ébranlé les profondeurs de son
être; elles demeureront inertes et
silencieuses jusqu'à ce que l'ardeur de ses
aspirations finisse par triompher de son
engourdissement et de son
étroitesse.
Celui qui répand la
miséricorde, obtiendra miséricorde.
Secourir, c'est être secouru : tel est
l'enchaînement intime des opérations
profondes de la vie. Il serait faux et superficiel
de considérer ce résultat comme une
récompense émanant d'une puissance
supérieure. Ici, comme dans tout le Sermon
sur la montagne, nous sommes sur le terrain des
lois naturelles de l'être et de la vie. Nos
actes de miséricorde ne sont que la
répercussion des témoignages de
compassion que nous avons reçus
nous-mêmes et dont le plus
merveilleux est de nous avoir rendus capables de
Compatir. Ainsi, dans la mesure où la vie
véritable grandit en nous, se réalise
notre destinée originelle,
c'est-à-dire le triomphe sur toutes les
détresses qui ne sont que l'effet de la
contradiction entre elle et notre vie. Le royaume
de Dieu extirpe le mal.
La béatitude
précédente se rapportait à la
constitution normale de la personnalité :
elle affirmait que lorsque la vérité
palpite dans une âme, elle y grandit et
envahit l'être tout entier. Cette
béatitude-ci nous montre que, lorsque
s'éveille et s'affirme l'instinct de la
solidarité, la communion conforme à
leur vocation native s'établit entre les
hommes, vivifiante et féconde. Celui qui vit
non en individu isolé, mais comme membre
d'un corps, prospérera comme tel. Il tirera
de tous sa vie, parce que c'est pour tous qu'il
vivra.
La miséricorde dont il s'agit
n'est point cependant l'assistance arbitraire,
effet d'un sentiment de pitié qui a
été excité en nous et qui
cherche à s'apaiser, mais la manifestation
directe d'une solidarité spontanément
ressentie. C'est l'instinct de conservation de la
communauté tout entière qui se fait
jour en nous. La «bienfaisance» est tout
autre chose : elle est bonne, utile, indispensable,
mais elle n'a rien à faire ici.
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