LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE PREMIER
LE POINT DE DÉPART
(Matthieu V, 3-19.)
1. Ceux qui cherchent. (Suite)
« Heureux ceux qui ont le coeur pur, car
ils verront Dieu. »
Jésus n'a point en vue dans
ces paroles une pureté morale absolue, ni
une conduite irréprochable; il se fût
servi, dans ce cas, d'une expression
différente. Il eût dit, par
exemple : Heureux ceux qui sont
parfaits, heureux ceux qui sont justes! Prise dans
ce sens-là, cette parole serait tout
à fait étrangère à
l'esprit des béatitudes et au terrain sur
lequel Jésus se place là comme dans
tous ses autres discours. Car il est venu appeler
à la conversion non les justes mais les
pécheurs.
Le mot « pur » est ici le
contraire de trouble, mélangé, faux,
menteur (comp.
Matthieu, chap. 6, v. 22;
chap. 10, v. 16; et
Jean, chap. 1, v. 47). Il
désigne ceux dont le coeur est
sincère. Or, si les chercheurs sont
certainement sincères, ils ne sont point,
pour la plupart, moralement irréprochables.
Souvent même ils sont inférieurs,
à cet égard, à d'autres qui,
estimant avoir trouvé, peuvent appliquer
toute leur énergie au polissage de leur
âme. Le chemin des chercheurs se
déroule par delà la notion courante
du bien et du mal, et conduit à une
appréciation nouvelle de toutes les valeurs.
Les principes moraux traditionnels perdent pour eux
sur bien des points leur caractère
obligatoire. D'autres impératifs
catégoriques se dressent devant eux. Or,
pour ceux qui s'écartent ainsi des chemins
battus, les erreurs sont presque
inévitables. En outre, l'inquiétude
intime commence par remuer et mettre au jour la
fange qui, dans la quiétude de l'inertie
antérieure, s'était
déposée au fond obscur de
l'âme, en sorte qu'ils restent
épouvantés à la vue de leur
corruption, jusqu'à l'heure où ils se
rendent compte que la purification commence dans
les profondeurs, pour parvenir peu à peu
jusqu'à la surface. Mais leur
sincérité n'en est point compromise.
Au contraire, elle est précisément le
foyer de la crise intérieure qui fait
émerger tous les éléments
malsains qui sommeillaient en eux.
Jésus a donc en vue les
natures honnêtes, droites,
simples, sans parti pris, dont la
vie jaillit directement d'une impulsion
spontanée, quoi qu'elle amène,
d'ailleurs, à la lumière. C'est chez
les enfants que nous rencontrons cette
spontanéité réalisée au
plus haut degré. Aussi Jésus les en
loue-t-il à plusieurs reprises, et
déclare-t-il ouvertement : «Si vous ne
vous convertissez et ne devenez comme des enfants,
vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu»,
c'est-à-dire dans le règne de la
sincérité primitive.
L'expression de «coeur
pur» comprise ainsi, non comme une notion
abstraite et affadie par l'usage, mais d'une
manière concrète et vivante, et dans
son rapport avec les autres traits du
caractère des chercheurs relevés par
les béatitudes, nous révèle
à l'arrière-plan de toutes leurs
aspirations, la disposition que Jésus
indique en ces mots : «celui qui est de la
vérité». Le coeur pur, c'est
celui dont l'élan vers la
vérité est tout impulsif et se
manifeste directement dans la vie.
« Ils verront Dieu. » Car,
sans le savoir, ils sont orientés vers lui,
et ouverts à son influence. Le
tréfonds obscur de leur être,
demeuré jusqu'alors silencieux,
s'éveillera à la vie. En eux
s'affirmera, avec une certitude immédiate et
spontanée, la présence de ce principe
éternel et l'indestructible lien qui les
unit à l'auteur de toute vie. Voir, c'est
saisir. Comme notre oeil perçoit les formes
extérieures, leur regard intérieur
percevra clairement la réalité
vivante que nous désignons sous le nom de
Dieu. Elle deviendra pour eux l'objet d'une
expérience personnelle.
La sincérité
intérieure que ne trouble aucun désir
intéressé, que n'aveuglent ni
préjugés, ni
arrière-pensées, et qui conserve une
attitude tout objective, voilà donc l'oeil
spirituel limpide, auquel l'universelle puissance
de vie peut se découvrir
et qui la distingue nettement. Car les vibrations
incessantes de la vie divine trouvent dans cette
intégrité d'une vie personnelle avide
de vérité, l'organe qui les transmet
à la conscience. Le contact personnel avec
Dieu est rétabli: nous «voyons»
Dieu. Saisis par lui, nous le saisissons
intuitivement comme nous percevons tout ce qui ne
tombe pas sous les sens, mais transparaît au
travers, c'est-à-dire tout ce qui dans ce
monde est du domaine de l'esprit. Alors, mais
seulement alors, nous «croyons » en Dieu,
s'il est vrai que la seule foi authentique soit
l'intuition spontanée de la
réalité du divin.
Cette affirmation que les coeurs
purs verront Dieu, est vraiment pour notre
génération « une parole dite
à propos Y). Car le trait commun
actuellement à d'innombrables chercheurs,
c'est une répugnance instinctive pour le
Dieu prêché et reconnu, et une
aspiration inconsciente au Dieu inconnu. Entendre
discourir sur son compte leur devient
intolérable, et cependant toutes les racines
de leur être tendent vers ce sol
éternel auquel nous appartenons tous. Ils
nient Dieu, parce qu'ils mesurent
profondément l'insuffisance grotesque de
toutes les représentations qu'on se fait de
lui, et parce que les explications les plus
plausibles ne sauraient remplacer pour eux
l'expérience, fondement de toute certitude.
Ils ont raison, sans aucun doute : toutes les
dissertations sur l'existence de Dieu sont
absolument vaines. Toutefois ils ont tort de
conclure que ce qu'on est impuissant à
formuler n'existe pas. Les limites de la
réalité dépassent notre champ
visuel, en éloignement comme en
profondeur.
Or Jésus leur apporte la
parole libératrice : il ne s'agit ni de
croire, ni de reconnaître, ni de persuader,
ni de démontrer, mais
d'expérimenter. Jésus nous place sur
le terrain de l'expérience, et nous en
montre la condition préalable dans la
sincérité du coeur. Une seule chose
importe: entrer en contact vivant et personnel avec
la source première de toute vie, afin de
prendre par la vie possession de Dieu.
Cet enseignement est d'une
portée immense pour les croyants, comme pour
les incroyants. Car il fait passer la connaissance
de Dieu du domaine des idées dans celui de
la vie. Il nous affranchit à la fois de
l'effroyable tourment qui obsédait notre
esprit et de la fièvre intérieure qui
nous consumait. Renonçant à nos
vaines préoccupations, nous attendons en
paix l'heure où nous connaîtrons
quelque chose de la puissance de vie universelle et
du contact personnel avec elle, qui répond
à notre nature même.
Nous éprouvons, au reste, sa
présence avant même de nous en douter.
Notre inquiétude intérieure, d'autant
plus intense et persistante que notre
sincérité est plus complète,
cette inquiétude qui nous arrache à
notre inertie et nous pousse à chercher sans
relâche, est déjà un
pressentiment de Dieu. C'est un
phénomène objectif qui s'accomplit
dans notre vie personnelle. Nous ne prenons
clairement conscience de son origine et de sa
véritable portée, que lorsqu'il a
acquis un certain degré d'intensité.
Alors nous comprenons soudain que c'est Dieu qui
ébranle notre âme. Ceux que les
apparences captivent et satisfont sont
effleurés aussi par ces vibrations de la vie
divine, mais elles ne les mettent point en
mouvement, car il leur manque la
sincérité qui seule est capable de
discerner ce qui palpite sous les
phénomènes. Seuls les coeurs purs en
sont réellement ébranlés. Or
plus ils sont intègres, plus il leur devient
évident que ce qui les
presse et travaille en eux, c'est Dieu. Et une fois
les yeux ouverts, ils le découvrent partout.
Cette expérience est une
chose prodigieuse. Elle nous transporte au
delà de tout ce qui constitue la religion,
jusque dans le domaine de la vie divine. Elle est
la pierre angulaire de la constitution normale de
l'être humain et de l'organisation nouvelle
et complète de toutes ses conditions
d'existence.
« Heureux ceux qui procurent la
paix, car ils seront appelés enfants de
Dieu. »
Ceux dont il s'agit ici ne sont
point des êtres pacifiques ne demandant
qu'à éviter les conflits et à
vivre en paix avec chacun, mais des
créateurs de paix qui la répandent
tout autour d'eux; non des conciliateurs
insupportables qui croient devoir s'immiscer dans
toutes les relations tendues, mais des êtres
qui portent en eux-mêmes la source
«d'une paix qui surpasse toute
intelligence». Aussi la paix qu'ils apportent
n'est-elle pas le résultat de manoeuvres
habiles, mais l'effet d'une action involontaire
exercée par ces véritables
chercheurs.
Nous voyons ici la disposition
décrite dans la béatitude
précédente déployer ses effets
dans la vie. L'intégrité
intérieure qui veut la vérité,
rétablit involontairement l'ordre dans
toutes les relations et les circonstances
ambiantes. La paix qu'elle procure ne consiste pas
à ignorer les situations délicates,
éluder les explications, éviter les
frottements, étouffer les antagonismes, en
usant de compromis, en se résignant au lieu
de combattre, en se jetant dans les bras les uns
des autres au lieu de lutter
héroïquement, en
capitulant au lieu de prendre
délibérément fait et cause
pour la vérité. Tout cela n'est que
faiblesse malsaine. C'est la défaite, et non
le triomphe de la paix. Mais l'équilibre
intérieur d'une âme fondée en
soi, la fermeté et la droiture qui
créent des situations nettes, le calme
persistant au milieu des agitations du dehors, la
supériorité de l'âme
s'affirmant parmi toutes les vicissitudes de la
destinée, l'attitude vraie à
l'égard de tous, bref, l'ordre
régnant dans notre vie et dans notre
activité, voilà la paix, voilà
ce qui la répand.
C'est des profondeurs de notre
être que jaillit l'harmonie. Celui qui a
trouvé Dieu acquiert la paix, il la procure
dans la mesure où il l'incarne. De ceux
qu'elle anime, émanent des puissances
tangibles d'ordre et d'apaisement, des
possibilités d'entente et de
compréhension mutuelles, une influence qui
élève au-dessus des petitesses et des
contradictions, une vision de la véritable
union intérieure qui réside, comme la
vérité, plus profond que toutes les
oppositions apparentes. Ils agissent sans paroles,
souvent même sans rien connaître des
mésintelligences qu'ils côtoient. Ils
créent la paix par leur être
même. Ils éveillent le goût de
ce qui devrait être, et le malaise de vivre
dans le désaccord personnel et la
désunion générale. C'est
extraordinaire combien souvent, à leur seule
apparition, les situations les plus
embrouillées s'éclaircissent
d'elles-mêmes. Quiconque se livre à
leur influence pénètre dans leur
atmosphère sereine; quiconque leur
résiste, au contraire, ne peut que
s'enfoncer davantage dans le chaos.
C'est l'harmonie divine et
créatrice qui se manifeste dans ces artisans
de paix. Ils en sont les instruments. Ils sont les
cellules vivantes qui par leur action organique
attirent tous ceux avec lesquels elles entrent en
contact dans l'ordonnance
harmonieuse de l'être et de la vie originels.
Par eux se constitue l'unité de
l'humanité en Dieu. Ils seront
appelés enfants de Dieu, car ils le sont.
À leur caractère et à leur
action se reconnaît leur race.
Jetons maintenant un regard en
arrière sur le prologue du Sermon sur la
montagne; il nous donne la clef de toutes les
instructions qui suivront. Qui concernent-elles?
À qui sont-elles destinées?
Voilà ce que nous révèlent les
béatitudes.
Les théologiens discutent la
question de savoir si elles s'adressent aux seuls
disciples de Jésus ou à toute la
foule qui l'écoutait. Question inconcevable,
discussion oiseuse, qui partent d'un point de vue
tout à fait étranger à
l'esprit même de ce discours. Comment,
à lecture de ce début si
précis, se demander encore quels sont ceux
que Jésus a en vue ? Il ne pouvait
l'indiquer plus clairement que par le portrait que
tracent d'eux les béatitudes : c'est pour
ceux qui cherchent qu'il a prononcé le
Sermon sur la montagne. Qu'ils soient pour
l'instant en rapport plus ou moins personnel avec
lui, cela n'a pas d'importance et il n'y fait
allusion nulle part.
Il est évident qu'en
réalité le Sermon sur la montagne
s'adresse à tous, puisqu'il indique l'unique
voie d'un devenir véritablement humain et
qu'il renferme les principes et les lois de cette
évolution créatrice, principes et
lois dont la portée est universelle. Mais
les chercheurs seuls sont aptes à recevoir
ces enseignements et préparés
à réaliser ce devenir et à
saisir cette vie. Pour tous les autres, le Sermon
sur la montagne reste incompréhensible et
impraticable. Il faut qu'ils deviennent à
leur tour des chercheurs afin
d'en trouver l'accès. Ce n'est qu'à
ce prix qu'ils en pénétreront le sens
et qu'il opérera en eux une
transformation.
Cela peut paraître dur; ce
n'est cependant qu'une nécessité de
nature. Notre vie intérieure, aussi bien que
notre vie extérieure, est régie par
les lois de la causalité dont nous croirions
à tort pouvoir nous affranchir. Pas de
phénomène sans conditions
préalables déterminées, pas de
résultat sans cause efficiente. Il est donc
parfaitement naturel que le règne de Dieu ne
puisse s'établir dans un être humain
sous l'impulsion vivifiante de Jésus, que
moyennant un certain état de la
personnalité. Les béatitudes nous
décrivent cet état intérieur
sans lequel il est impossible de participer
à l'évolution qui cherche à se
réaliser.
Cette austère
vérité ne cadre point avec la
conception sentimentale d'un bonheur final
universel, ni avec l'affirmation courante dans les
cercles religieux : il suffit de croire. Comme si
chacun pouvait croire! L'éveil de la foi
suppose certaines conditions inéluctables,
et là comme ailleurs l'action silencieuse
des lois naturelles se révèle dans
leur effet, Aussi sont-ils rares, ceux qui
connaissent l'intuition spontanée de Dieu,
le vivant.
L'Évangile est sans aucun
doute destiné à tous, et il tend
à la création d'une nouvelle
humanité. Mais il n'est encore accessible
qu'à un petit nombre. il y a beaucoup
d'appelés, mais peu d'élus chez
lesquels puisse actuellement naître et
grandir l'être originel. Et cela, non pas en
conséquence d'une prédestination
divine, mais bien d'une prédisposition
créée par la vie. Aussi s'en faut-il
de beaucoup que tous les chercheurs qui entendent
l'appel de Jésus soient du nombre de ceux
qu'il proclame heureux.
Il y en a tant dont la recherche est
superficielle, intermittente, apparente ! Elles
sont si rares, les natures sérieuses,
profondes, persévérantes et
honnêtes, chez lesquelles rien n'est voulu ni
emprunté, mais tout procède
involontairement d'une impulsion spontanée.
Il y a de nos jours, il est vrai, beaucoup de
pauvres en esprit convaincus de leur indigence.
Mais qui donc mène deuil sur les souffrances
de l'humanité et se charge réellement
de ce redoutable fardeau ? Où sont les
endurants assez optimistes et assez clairvoyants
pour découvrir partout des vestiges de
beauté, de bien et de vérité,
et pour leur rendre hommage, si chétifs
qu'il leur apparaissent auprès de ce que
réclament leurs aspirations ?
Toutefois si Jésus semble,
à chaque béatitude nouvelle,
restreindre le cercle de ceux auxquels il
s'adresse, ce n'est là qu'une apparence qui
ne doit décourager aucun chercheur
sincère. En réalité, ces
paroles ne font que décrire le
développement qui s'accomplit en eux et leur
tracer ainsi la voie. C'est une marche, un devenir.
Les béatitudes nous en montrent le point de
départ; la suite du discours nous en
révélera la portée et les
effets. De là l'importance capitale de ces
huit paroles : elles découvrent à nos
regards les origines mystérieuses de la vie
nouvelle.
Résumons ce qu'elles nous en
font connaître : Dans les coeurs
sincères chez lesquels le choc de la vie
journalière ne provoque pas seulement des
impressions superficielles, mais des
émotions profondes, naît une agitation
intérieure qui devient toujours plus
intense. C'est le frémissement inconscient
de l'âme ébranlée par les
vibrations divines qui émanent de tous les
phénomènes, de tous les
événements. Plus ces hommes au coeur
droit multiplient leurs efforts,
plus ils luttent
intrépidement avec la vie, plus aussi
augmentent leur malaise et leur
mécontentement intérieur. En vain se
replient-ils sur eux-mêmes pour
échapper à la vanité de
l'existence; la faiblesse, le désarroi, le
mystère de leur propre moi ne font
qu'augmenter le sentiment cruel de leur
dénûment.
Mais soudain retentit l'appel
à la vie, venu de n'importe où,
modulé dans n'importe quel ton. C'est un
ébranlement intérieur qui
éveille en eux l'instinct de leur vocation
native, un écho de la vérité
dont leur temps est l'interprète qui
retentit fortement en eux, une
révélation de la vie personnelle
authentique qu'ils voient réalisée
par un autre et qui leur ouvre les yeux sur
eux-mêmes, un élan vers le but
imprimé à leur âme par les
grands courants qui entraînent notre
siècle, une catastrophe qui leur fait
entrevoir dans la vie des profondeurs
ignorées, la bonne nouvelle de
l'Évangile qui les bouleverse. De quelque
nature que soit cet appel, ils ignorent encore
où il les mènera, néanmoins il
a coordonné leurs impulsions. Ils
chercheront désormais, car ils comprennent
que ce qu'il leur faut existe quelque part. Mais de
la profondeur de leur sincérité
dépendra l'intensité de leur
inquiétude, du degré de leur droiture
dépendra l'énergie de leur recherche.
Or la sincérité et la droiture ne
sont que les deux faces de
l'immédiateté de la vie
intérieure, dans sa conscience intime, comme
dans ses manifestations, les deux
éléments de la candeur enfantine sur
laquelle repose toute vérité
humaine.
Lorsque retentit au fond de ces
âmes d'enfant l'appel de Jésus
à une reconstitution normale de l'être
et à une organisation nouvelle de la vie,
leur recherche acquiert du même coup un
objet, une direction, un but. Cette «vivante
parole de Dieu», cette
manifestation précise de la volonté
créatrice qui poursuit le
développement intégral de
l'humanité, transforme leur élan
intérieur en un mouvement positif.
L'être originel prend vie, l'évolution
nouvelle commence.
Alors aussi s'éveille en eux
une vive compassion pour les souffrances de leurs
semblables. L'énigme de leur propre
destinée devient le problème de
l'humanité. C'est comme membres d'un corps
qu'ils souffriront désormais.
L'énergie qui les anime prend un
caractère d'objectivité. il ne s'agit
plus pour eux de leur salut personnel seulement,
mais de la rédemption
universelle.
Cette expérience a une
importance capitale, car elle nous affranchit
d'emblée de l'étroitesse et de
l'isolement égoïstes qui entravent le
développement de notre nature originelle.
L'élargissement qu'elle nous apporte est la
condition de notre productivité. Notre vie
prend alors le caractère de
solidarité qui est conforme à notre
vraie nature, et s'effectue au profit de la grande
unité à laquelle nous appartenons.
Cela seul assure le développement harmonieux
de notre personnalité naissante, car elle
est ainsi préservée de toutes les
déformations et de toutes les excroissances
de l'égoïsme.
Le chercheur chez lequel
s'opère cette transformation ne se rend
compte ni de ces phénomènes, ni de
leur enchaînement. Souvent même il
ignore au début ce qui se passe en lui. Sa
tension intérieure subsiste, malgré
ce commencement de réalisation et il faut
les effets de ce nouvel état de choses pour
lui révéler que, sous la surface de
sa vie, vient de poindre ce qu'appelaient: ses
désirs.
Cependant dès que notre
être originel commence à vivre
et à s'exprimer selon sa
nature, il rencontre la résistance que lui
oppose l'inertie ambiante. Sa croissance n'en est
pas ralentie, mais stimulée au contraire :
cette opposition ne fait qu'accroître sa
vigueur et renforcer son originalité. Se
heurte-t-il à un obstacle? Il se tourne vers
la profondeur et y puise la force victorieuse.
C'est ainsi qu'il apprend l'endurance,
première expérience éducatrice
et, en tout temps, la plus précieuse,
à condition que ce soit l'authentique
endurance simple et sincère dans laquelle se
manifeste et s'accroît l'héroïsme
caché.
L'héroïsme, nous le
trouvons ailleurs aussi. Mais ici, et c'est ce qui
prouve qu'il est un effet de
l'épanouissement de la vie nouvelle, il
s'unit à la patience qui supporte. Ailleurs
la souffrance endurée aigrit et rend
injuste, aveugle, exclusif. Ici, elle
développe non seulement la puissance de la
vérité, mais le goût rigoureux
et délicat qui recherche la
vérité dans tout ce qui est humain,
le flair subtil qui discerne, parmi la multitude
des phénomènes ambiants, tous les
éléments de vie et toutes les
semences d'avenir.
Ainsi la vie de l'être
originel se manifeste d'emblée, tant
activement que passivement, dans toutes les
directions. L'endurance que relève la
troisième béatitude, n'en est qu'un
exemple. L'affirmation de nous-mêmes contre
le courant contraire, l'élaboration de
toutes nos expériences, nécessaires
à notre éducation personnelle, ont
des modes aussi variés que la vie
elle-même. Cependant, de cette action et de
cette réaction, de cet effort et de cette
résistance, résulte une orientation
nouvelle de la vie. Désormais l'aiguillon de
notre vie personnelle et consciente, c'est la soif
de vérité. qui augmente dans la
proportion même où elle s'assouvit. La
vérité s'instaure en nous.
Mais comme l'être nouveau a
été affranchi définitivement
d'un individualisme exclusif et ne se sent plus
exister qu'avec et pour les autres, à cette
orientation nouvelle de la vie s'ajoute une
impulsion nouvelle : le besoin de vivre pour
autrui. Car la vérité et la
miséricorde sont indissolublement unies et
se conditionnent réciproquement. La soif de
vérité conduit à la
miséricorde, et l'élan de l'amour
secourable conduit à la
vérité. «Si quelqu'un aspire
à s'élever parmi vous, qu'il se fasse
le serviteur de tous, et si quelqu'un aspire
à être grand, qu'il se fasse l'esclave
de tous. »
Quand notre être originel
s'accroît ainsi en hauteur, en étendue
et en profondeur, quand il se déploie dans
notre vie d'une manière toujours Plus nette
et plus puissante, le moment vient où nous
comprenons que ce qui se passe en nous est le
résultat d'une impulsion divine et
créatrice. Alors se lève le grand
jour de la vie nouvelle. Désormais notre vie
personnelle s'organise clairement et solidement
selon un principe nouveau, non seulement en
elle-même, mais dans son rapport avec son
principe éternel et avec la structure
générale de l'humanité. Les
sources des profondeurs jaillissent et
débordent. De l'expérience du divin
découle une harmonie féconde. Une
influence vivifiante se déploie.
L'énergie plastique des vibrations divines
crée et modèle la vie par
l'intermédiaire de l'homme. Le royaume de
Dieu se réalise.
Tel est, pour autant que je le
comprends et que je réussis à le
formuler, le secret de la transformation radicale
de l'être, à ses débuts du
moins, depuis les premières douleurs de
l'enfantement jusqu'à la naissance de la vie
nouvelle. Les béatitudes n'en donnent ni une
description détaillée, ni
surtout une explication
circonstanciée. Elles ne contiennent que des
indications fortuites, suffisantes néanmoins
pour nous donner une idée de cette
transformation et du moyen d'y parvenir.
Chacun comprendra que ce changement
radical est le fruit d'un devenir et non le
résultat d'un travail. Il s'agit ici
d'expériences spontanées,
d'opérations créatrices qu'on ne peut
contrefaire et auxquelles on ne saurait
s'entraîner. D'un pareil effort, en effet, ne
résulterait point une vie originale, mais
une construction artificielle, non une nouvelle
création, mais de la piété
seulement. Nos pratiques et nos efforts nous
laissent dans notre état ancien, jamais ils
ne nous introduiront dans un monde nouveau. Comme
le dit l'Écriture : «Un homme ne peut
prendre que ce qui lui a été
donné », et : «Cela ne
dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui
court, mais de la miséricorde de Dieu.
» Il faut que la puissance de vie universelle
nous imprime' un mouvement créateur, que du
germe de vie enseveli au fond de nous-mêmes,
elle fasse éclore et s'épanouir notre
être originel. Or, de cette impulsion
première-née de notre
inquiétude intérieure, jusqu'au terme
parfait de notre devenir, tout échappe
à notre action.
La seule chose qui dépende de
nous, c'est de nous placer autant que possible dans
les conditions favorables à la croissance de
cette vie mystérieuse, conditions que
reconnaît certainement, en une faible mesure
au moins, chacun de ceux qui lisent ces lignes avec
un sincère désir de les
découvrir. Jamais sans elles la
légère inquiétude qui
frémit en nous ne deviendra une
énergie créatrice capable de toutes
les victoires. Jésus l'a marqué dans
une de ses paraboles : il faut un terrain propice
pour que le grain de semence
lève et porte du fruit en
abondance. La fertilité des terrains varie.
Qu'elle soit suffisante, du moins, pour permettre
à la semence de lever, de grandir et de
porter du fruit!
La première condition
nécessaire à l'éclosion et
à la croissance de la vie nouvelle en nous,
c'est la sincérité, la
simplicité de la conscience et de la
conduite, c'est-à-dire une
spontanéité complète dans
l'assimilation et les manifestations de la vie.
Jésus a dit : «Si vous ne devenez comme
des enfants, vous ne pouvez entrer dans le royaume
de Dieu. » Du même coup, il confie
à notre effort ce qu'il nous présente
cependant comme un devenir.
Et telle est bien en effet la
situation. Il ne dépend pas de nous
d'être spontanés. Cependant la
spontanéité est un des
éléments de notre nature, puisqu'elle
est un des caractères de l'enfant. Il nous
est donc possible de découvrir les causes
qui l'ont détruite en nous et, par
conséquent, les moyens de recouvrer cette
faculté atrophiée.
Soyons bien décidés,
tout d'abord, à ne plus jamais avoir honte
de notre naïveté, mais à la
respecter au contraire comme le milieu favorable
aux vibrations de la vie divine. Puis
affranchissons-nous de tout ce qu'il y a de
raisonné et de voulu dans notre
manière d'être et dans notre vie, car
c'est cela qui a tué en nous la
spontanéité. Donnons-nous, en tout et
partout, comme le coeur nous en dit.
Débarrassons notre existence de tout ce
qu'elle a de compliqué, de façonner,
d'affecté. Cherchons à simplifier
notre train de vie.
Soyons naturels et sans malice afin
de pouvoir agir simplement et sans contrainte.
Ayons une horreur vigoureuse des clichés et
des plagiats. Bannissons de notre être et de
notre vie les vaines apparences, visons à
l'honnêteté et à la
loyauté dans nos opinions, nos jugements et
nos entreprises, acquérons
la droiture et la rectitude physique et morale.
Alors renaîtra en nous notre nature
d'enfant.
Mais il ne suffit pas de tendre
à ce but, il faut encore agir en
conséquence. Il y aura des liens à
briser, des résolutions inusitées
à accomplir, une révolution à
opérer dans notre vie extérieure.
Nous ne pourrons plus, par exemple, laisser envahir
notre terrain par les mauvaises herbes de la
culture moderne. Nous devrons nous soustraire
à maint devoir conventionnel et à
mainte considération secondaire pour que
l'enfant revive et prospère en
nous.
Persévérons cependant.
Non seulement nous recouvrerons ainsi notre
spontanéité perdue, mais la vie dont
témoignent les béatitudes deviendra
peu à peu pour nous une
réalité. Elle naîtra et
s'affirmera d'elle-même au contact des
impressions et des événements
journaliers, car elle possède une
énergie créatrice qui garantit son
développement ultérieur. Ressentir ce
que nous vivons, vivre ce que nous ressentons,
voilà tout ce que nous avons à faire.
C'est ce vivant ressentir qui fait prospérer
notre être originel. Or, plus nous serons
simples et sincères, plus nos
émotions seront puissantes, nettes et
profondes.
Mais ce que nous n'éprouvons
et n'expérimentons point encore, il faut
savoir l'attendre. Il faut que la patience bride
notre zèle, afin qu'il ne se laisse pas
tenter d'imaginer ou de remplacer par autre chose
ce qui n'a pas encore grandi spontanément.
Qu'il nous suffise d'attiser toujours à
nouveau nos aspirations. Elles seules créent
en nous la réceptivité
nécessaire. La volonté qui s'applique
au détail de ce que nous voudrions
éprouver, vient du malin. Au contraire,
l'aspiration qui ne précise rien, mais qui
attend avec ferveur, verra la réalisation.
Tout ce qui doit naître en nous
naît du sein de nos
aspirations, et ce qui doit croître, croit
par ces aspirations jamais assouvies, bien que
constamment exaucées. Impossible d'en dire
plus. C'est à chacun de découvrir
l'accès à la vie nouvelle. Il
n'existe aucune formule magique qui nous l'indique
et qui nous l'ouvre. Il faut le chercher et
«il y en a peu qui le trouvent».
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