LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE II
LA MORALE NOUVELLE
(Matthieu V, 20-48.)
SON CARACTÈRE POSITIF
2. Son caractère libre et
primesautier.
«Vous avez entendu qu'il a
été dit : Tu ne commettras point
d'adultère. Mais moi je vous dis : Quiconque
regarde une femme pour la convoiter, commet
déjà l'adultère avec elle dans
son coeur.»
Le contraste entre l'ordre ancien et
l'ordre nouveau que Jésus illustre ici par
un exemple concret, éclaire une nouvelle
face de la «justice supérieure».
La justice ancienne, c'est la vie
réglée par des principes moraux; la
moralité nouvelle, c'est la vie jaillissant
d'une façon de sentir qui est
elle-même morale. Celui dont la façon
de sentir n'est pas morale est immoral, quelque
morale que soit sa conduite. Le sentiment impur
équivaut de ce fait à
l'adultère : l'un et l'autre sont des
manifestations de la même nature immorale et
ne présentent qu'une différence de
degré. L'homme qui se détourne
résolument de toute immoralité, et
fait des exigences de la loi morale sa règle
de conduite, vit moralement; celui seul qui
réalise l'idéal moral en vertu d'une
impulsion intérieure irrésistible est
moral. Car il l'est dans son être intime et
non seulement par l'orientation de sa conduite; et
sa façon d'agir procède de ses
impressions spontanées qui sont morales et
non de principes moraux
contraires à des
penchants qu'il serait obligé de tenir en
bride
(1).
La moralité du royaume de
Dieu est un état intérieur librement
et spontanément moral qui s'exprime
nécessairement par des manifestations de
même nature. Il ne saurait produire les
sentiments immoraux qui sont le fruit de la nature
humaine corrompue dont la rédemption est
indispensable à l'apparition de l'être
nouveau. L'être originel a des sensations
pures, aussi là où il règne,
l'instinct sexuel inhérent à notre
nature est-il pur, et dominé par le respect
de soi-même et du prochain, qui le
préserve de toute altération.
L'émotion sensuelle ne disparaît donc
pas, mais elle devient une source de force, un
stimulant précieux, et le respect mutuel
dont elle est pénétrée en
exclut toute basse convoitise.
Cependant ici encore l'enseignement
de Jésus au sujet de l'adultère ne
concerne pas uniquement ce point particulier, mais
s'applique à tous les domaines de la vie
morale. En voici quelques exemples :
Quiconque aspire à la
considération a déjà
dérobé sa gloire au Père qui
est aux cieux. De même celui qui
réclame la reconnaissance. Car tout ce qui
vaut dans notre activité n'est que l'effet
de l'action de Dieu en nous et par nous. Le respect
pour le Dieu qu'il adore n'est donc pas encore un
sentiment instinctif et spontané chez celui
que n'affectent point péniblement les
éloges, les hommages de gratitude et
d'admiration.
Quiconque ressent la présence
d'un autre comme un obstacle sur
son chemin s'est déjà
débarrassé de lui dans son coeur.
Éprouver un sentiment opposé n'est ni
insensé, Il impossible, car celui qui ne vit
que comme membre d'un corps voit dans tout
concurrent un autre membre qui le complète,
allège sa charge et collabore au bien de
l'ensemble; et il trouve autant de joie à le
servir négativement par un acte de
renoncement, qu'à lui fournir une aide
positive.
Quiconque porte envie à son
prochain l'a déjà volé dans
son coeur.
Quiconque tient son prochain en
petite estime, l'a déjà
condamné et s'est déjà
élevé intérieurement au-dessus
de lui.
Quiconque est l'esclave de ses
biens, de ses intérêts, de ses
habitudes, s'est déjà vendu
lui-même.
Nous sommes donc tous voleurs,
meurtriers, adultères et
blasphémateurs? Oui, certes, quelque
honnêtement et pieusement que nous vivions
d'ailleurs. Car nous le sommes par notre
façon de sentir. Jésus n'entend point
nous accabler cependant, mais nous éclairer
sur ce que nous sommes et sur ce que nous pouvons
devenir. Ses paroles sont des rayons de
lumière illuminant la terre promise vers
laquelle nous marchons.
La façon de sentir que
crée en nous le fonctionnement de la vie
nouvelle procède de la vérité.
Notre vocation originelle s'y réalise et s'y
manifeste. Elle triomphe des préventions, de
l'arbitraire, de la superficialité et de
l'étroitesse qui altèrent et
défigurent la nature humaine. Le flot de
notre vie renouvelée s'y répand
limpide et puissant. La conduite morale, même
fondée sur les principes les plus
élevés et sur la volonté la
plus éclairée, pâlit devant
l'énergie et l'originalité de son
action féconde comme les produits
de la réflexion et du
labeur humain devant les créations du
génie. Car être moral, c'est accomplir
toute moralité.
Les sensations morales s'affirment
en nous dans la proportion où notre
être originel grandit, se fortifie par
l'exercice et l'expérience, vit la
vérité et en devient une incarnation.
Mais cela n'est possible qu'au prix d'une lutte
sans trêve contre les sensations
faussées, déviées et
corrompues de notre vieille nature qui doit
être vaincue et délogée. Aussi
ne réalisons-nous que progressivement cette
moralité primesautière. Elle est le
fruit mûr de notre devenir.
C'est dire que nous n'y parviendrons
que par le développement de la vie nouvelle
dans notre âme. Une fois de plus, nous nous
trouvons ramenés à l'évolution
que nous ont révélée les
béatitudes. Elle seule peut produire en nous
cette sensibilité nouvelle, toute
pénétrée du pur instinct de la
vérité. Le travail sur
nous-mêmes peut en sauvegarder la croissance
et en hâter les progrès, mais il ne
saurait la créer. Il faut qu'elle soit
spontanée; les sentiments de seconde main,
provoqués par un effort moral, manquent de
vérité innée, de certitude
profonde, de vie jaillissante, de force
créatrice et de puissance
souveraine.
C'est donc incontestable : le
développement de notre être originel
peut seul produire une vie spontanément
morale qui, à son tour, favorise la
croissance de cet être nouveau. Il contribue
du même coup à la destruction des
instincts mauvais de notre vieille nature. Le
sentiment profond de notre misère et de la
souffrance humaine, notre endurance patiente, notre
poursuite passionnée de la
vérité étoufferont en nous la
plupart de ces instincts pervers. Mais ce qui leur
portera le plus rude coup, c'est le retour à
notre spontanéité native, la
renaissance de la nature enfantine
en nous. Car lis sont
incompatibles avec la sincérité et la
simplicité reconquises. Plus notre
véritable humanité revit et s'affirme
en nous, plus ils perdent de terrain.
Il serait donc absurde de
prétendre que le caractère objectif
de la transformation qui doit se produire en nous
exclut le travail sur nous-mêmes. Il n'en est
rien. Seulement ce travail doit se borner à
assurer les conditions évolutives qui
dépendent de nous, et les mesures
indispensables à notre développement.
Il ne peut rien créer; il peut fort bien
coopérer. incapable de produire l'être
originel, il peut le protéger et concourir
à son éducation. Aussi Jésus
ne poursuit-Il pas en disant : Efforce-toi
d'éveiller en toi des instincts moraux, mais
:
«Si ton oeil droit est pour toi une
occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de
toi. Car il vaut mieux que l'un de tes membres
périsse et que ton corps tout entier ne soit
pas jeté dans la géhenne. Si ta main
droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la
et jette-la loin de toi. Car il vaut mieux que l'un
de tes membres périsse et que ton corps tout
entier ne soit pas jeté dans la
géhenne. »
L'oeil et la main sont une occasion
de chute lorsqu'ils sont les agents d'une
convoitise mauvaise. Dans ce cas, il ne nous reste
qu'à les arracher, pour éviter la
destruction de la vie nouvelle qui veut grandir en
nous. Plutôt les perdre que de nous perdre
tout entier.
L'oeil n'est que
l'intermédiaire de la séduction,
l'organe de la sensation coupable. L'ordre de nous
l'arracher sans délai, si
une chose quelconque excite notre convoitise,
marque la façon péremptoire et
radicale dont nous devons nous soustraire à
toutes les impressions qui attisent notre instinct
sexuel.
Toutefois cet ordre de Jésus
ne s'applique pas uniquement au domaine des
sensations impures, mais à tous les domaines
de notre vie. Pour que les instincts moraux que
crée en nous la vie nouvelle puissent
prospérer, il faut que nous rendions
l'existence impossible à tous les instincts
contraires, en les privant des excitations et des
séductions qui les éveillent et les
entretiennent, aussi bien que du milieu et du
terrain où ils prospèrent. Leur
retirer ainsi toutes leurs conditions d'existence,
c'est les condamner à périr
nécessairement. Ce retranchement ne sera
jamais trop radical. Si nous l'opérons avec
l'énergie qu'il faut à un homme pour
s'arracher l'oeil, les sensations coupables
mourront en nous, faute d'aliment, tandis que les
pures et nobles émotions se
fortifieront.
Que celui que ses sens et son
imagination pervertie entraînent au mal
évite donc tout ce qui risque de les
exciter. Fût-ce la chose la plus belle, la
plus pure, la plus irréprochable en soi,
pour peu qu'elle éveille en lui des
sensations impures, qu'il la fuie! Peut-être
devra-t-il bannir de son existence les
créations artistiques les plus merveilleuses
et les chefs-d'oeuvre de la littérature ou
renoncer aux entretiens les plus innocents avec une
personne de sexe différent, afin
d'éviter tout ce qui pourrait enflammer son
imagination et allumer ses instincts
déshonnêtes.
Toutefois, en supprimant les
excitations extérieures, nous ne faisons
parfois que multiplier celles du dedans. Ce serait
donc nous arrêter à mi-chemin que de
ne point nous imposer, dans
cette direction aussi, toutes les mesures
nécessaires pour étouffer nos
mouvements de convoitise et tenir en respect notre
imagination : nourriture simple et frugale, genre
de vie propre à nous endurcir, exercice
corporel, activité intense.
Si nous pratiquons cette discipline
avec persévérance, notre façon
de sentir s'épurera, et s'imprégnera
graduellement de la moralité
véritable de l'être originel.
L'ascétisme à lui seul ne saurait
accomplir cette transformation. Il retranche et
détruit. C'est la vérité
grandissante qui élève et transforme
tout ce qu'il y a de vraiment humain en nous. Car
il s'agit de ne détruire aucun des
éléments inhérents à
notre nature, mais bien de leur restituer cette
pureté et cette santé souveraine,
auquel rien de ce qui est humain ne doit demeurer
étranger, parce que rien ne saurait plus les
altérer. Aussi toutes les relations qu'il
avait fallu rompre pourront-elles être
renouées dès que la suprématie
de notre vie nouvelle nous aura rendus capables de
les régler et de les vivifier.
Il faudra que le vaniteux
dominé par le désir de plaire cesse
de s'occuper de son extérieur, qu'il
s'efforce de passer inaperçu et de rester
indifférent à l'impression qu'il
produit; qu'il abandonne tout ce qui lui
prête du prestige, qu'il renonce à la
vie mondaine, ou à la carrière qui
flatte sa vanité, pour se consacrer à
des devoirs sérieux réclamant toutes
ses pensées. Lorsqu'il aura ainsi
éteint sa soif de briller et placé
son centre de gravité dans les profondeurs
de sa personnalité, son être
véritable pourra naître à la
vie et dans la mesure où il se
développera, le transfigurer lui-même.
En se retrouvant plus tard dans ses anciennes
conditions d'existence, si brillantes
fussent-elles, il y vivra comme
dans un monde nouveau et, parmi leur éclat
trompeur, affirmera son être
renouvelé.
Celui que domine l'argent devra s'en
dépouiller sans réserve. Car tant que
son âme est au pouvoir de l'argent son
être originel ne peut grandir. La richesse,
aussi bien que les soucis et les convoitises,
étouffe la semence qui lève. Qu'il
arrache sa bourse et la jette loin de lui ! Cela ne
signifie point qu'il doive nécessairement
distribuer toute sa fortune aux pauvres. Qu'il la
transforme en valeurs vitales au lieu de la placer
à intérêts! Si ses biens sont
pour lui une occasion de péché, une
chaîne ou un obstacle, qu'il les
dépense entièrement pour son
prochain, en vue duquel ils lui ont
été confiés. Avant même
que d'avoir achevé cette tâche, il
aura rompu ses liens et acquis une nouvelle
vie.
Assez d'exemples. C'est à
chacun de savoir ce qu'il doit arracher de sa vie.
Nous le savons tous, d'ailleurs, si lents que nous
soyons à le faire. On ne saurait au surplus
exiger de personne de se dépouiller
précisément des choses qui font le
charme de son existence. Que celui qui y trouve son
contentement les conserve et périsse avec
elles! Quant aux chercheurs auxquels
répugnent les défroques sous
lesquelles l'humanité déguise sa
misère, qu'ils prêtent l'oreille
à la parole du maître : « Si ton
oeil te fait tomber dans le péché,
arrache-le. »
Quiconque hésite et cherche
à éluder cette obligation n'est point
apte au royaume de Dieu. Et cependant, Combien ne
se bornent pas à hésiter, mais
refusent. Ils se figurent pouvoir éviter ce
sacrifice. L'être nouveau, pensent-ils, doit
être assez vigoureux pour triompher de leur
impureté et de leurs esclavages sans qu'ils
soient obligés de lui venir en aide par des
mesures violentes, la toute-puissance de
Dieu doit éclater
précisément dans la victoire
remportée sur toutes les conditions
défavorables. D'autres estiment qu'il suffit
d'opposer intérieurement une
résistance continuelle aux influences
néfastes et à l'attrait du mal; cela
est plus difficile, disent-ils, que de recourir
à un procédé sommaire et
radical, c'est donc un exercice d'autant plus
salutaire pour notre fermeté. Certains enfin
feraient les sacrifices demandés s'ils
étaient seuls en cause, mais ils ont des
obligations envers d'autres êtres, et ils
trouveraient égoïste de s'y soustraire
dans l'intérêt de leur propre bien.
Quelle force de conviction, quel sérieux
moral respirent ces prétextes hypocrites !
En réalité, ceux qui marchandent
ainsi ne veulent pas obéir, ou Plutôt
ils ne le peuvent pas. Leur aspiration à la
vie et à la vérité n'est pas
assez puissante pour les inciter à tout
risquer afin d'acquérir ce qui contrebalance
et remplace tout : la vie nouvelle.
Qui oserait, en effet,
déclarer qu'il a conquis cette vie sans
renoncer auparavant à tout ce qui lui
faisait intérieurement obstacle, et sans
avoir coupé les vivres à tous ses
instincts dépravés? Cela est
impossible. Il y a là une loi de nature
inexorable : tant que des sensations contraires
vibrent en nous, les sensations nouvelles n'y
sauraient prospérer. Or rien
n'arrêtera les premières aussi
longtemps que quelque chose les provoquera; tout ce
qui les ravive doit donc être supprimé
sans merci. Alors seulement pourra surgir en nous
la sensibilité nouvelle de notre être
originel.
Aussi tous ceux qui se soustraient
à cette obligation catégorique
restent-ils stationnaires et finissent-ils par
périr. C'est en vain qu'ils cherchent
à justifier moralement leur refus d'amputer
les membres gangrenés. La vieille nature
étouffe la nouvelle. La semence de vie ne
peut lever et grandir parmi
l'ivraie envahissante, quel que soit d'ailleurs
l'enthousiasme avec lequel on proclamé sa
vertu créatrice. De là
l'éternel « nous sommes de pauvres
pécheurs », qui laisse subsister les
occasions de chute tout en offrant la consolante
perspective du salut dans une vie future.
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