LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE II
LA MORALE NOUVELLE
(Matthieu V, 20-48.)
SON CARACTÈRE POSITIF
1. Son caractère positif:
elle est un «accomplissement».
«Vous avez entendu qu'il a
été dit aux anciens : TU ne tueras
point, et celui qui tue sera passible du jugement.
Mais moi le vous dis : Celui qui se met en
colère contre son frère sera passible
du jugement, et celui qui dit à son
frère : Imbécile ! sera passible de
la cour de justice, et celui qui lui dira :
Insensé ! sera passible du feu de la
géhenne. Si donc tu apportes ton sacrifice
à l'autel et si là il te revient en
mémoire que ton frère a quelque chose
contre toi, laisse ton sacrifice devant l'autel et
va d'abord te réconcilier avec ton
frère; après quoi reviens
présenter ton offrande. Hâte-toi de te
mettre d'accord avec ton adversaire, tandis que tu
chemines avec lui, de peur qu'il ne te livre au
juge, que le juge ne te livre à l'huissier
et que tu ne sois jeté en prison. En
vérité, je te le dis, tu n'en
sortiras pas avant d'avoir payé
jusqu'à la dernière obole.
»
Tout ce développement est
composé d'images, d'expressions, de figures,
si complètement juives qu'il est presque
impossible de le transposer en détail dans
notre langage. Cet enchevêtrement d'exemples
empruntés tantôt à la conduite
morale, tantôt à la vie judiciaire, et
aboutissant au feu de la géhenne, ce
sacrifice apporté à l'autel, cette
réconciliation avec l'adversaire
inspirée par la crainte du châtiment,
sont complètement
étrangers à notre pensée. Mais
ce n'est là que le vêtement juif qui
recouvre un enseignement très simple et
très clair.
Le meurtre est la manifestation
suprême et dernière de l'irritation
contre le prochain. Or, pour les hommes qui sont
sur la voie de la vie, non seulement tout acte par
lequel se trahit cette irritation - atteinte
portée aux intérêts d'un autre,
offense, jugement, insulte - est une faute morale,
mais le fait seul de la ressentir est coupable en
lui-même. Cependant, ce n'est encore
là que la justice des pharisiens
renforcée, la rigueur de la loi morale
poussée à l'extrême, la
fidélité au commandement remontant
aux manifestations les plus intimes du mal, ce
n'est pas encore l'accomplissement que Jésus
attend de ses disciples. On peut dominer sa vieille
nature au point de conserver sans cesse le
sang-froid le plus absolu : on n'a fait que
circonscrire et surmonter le chaos. La vie nouvelle
est autre chose.
L'accomplissement dont parle
Jésus ne se réalise que lorsque
l'hostilité instinctive contre le prochain
fait place à un bon vouloir qui vit au fond
de l'âme et qui se manifeste involontairement
à chaque agression nouvelle. C'est là
l'ordre nouveau dans lequel la vie du prochain
n'est plus niée, mais affirmée au
contraire. L'attitude négative qui
consistait à éviter les mauvais
procédés et à réprimer
les sentiments coupables fait place à
l'action positive pour le bien des
autres.
De là l'importance que
Jésus attache à la
réconciliation avec le prochain. Elle prime
tout : même les devoirs les plus
sacrés doivent lui céder le pas.
L'ordre précis que Jésus nous donne
de laisser notre sacrifice devant l'autel pour
aller aussitôt nous réconcilier avec
notre frère, s'il nous
revient à l'esprit qu'il a quelque chose
contre nous, marque ce que cette obligation a
d'absolu, ce que notre bon vouloir doit avoir
d'illimité. Bien loin d'arrêter sur
nos lèvres la parole rédemptrice, la
colère et la haine doivent l'évoquer
au contraire. Telle est, dans sa perfection, la
tâche proposée à
l'accomplissement positif de la loi. La
réconciliation est le pôle
opposé du meurtre, elle est aussi
féconde qu'il est destructeur.
Mais pour découvrir la loi de
la vie nouvelle qui s'y manifeste,
considérons de plus près ce
phénomène intime. L'humanité
nous offre le spectacle de l'antagonisme
involontaire des individus : conflits
d'intérêts, préventions
hostiles, lutte instinctive pour l'existence. Il
s'établit donc forcément entre eux
une tension persistante que renforce le frottement
de la vie commune. Survient une décharge de
courant : l'irritation intérieure, la
colère, la haine qui s'étaient
amassées éclatent en injures, en
offenses, en calomnies, bref en tentatives
meurtrières à un degré
quelconque.
Or, Jésus nous le fait
comprendre, il ne suffit pas de prévenir
absolument la décharge de ce courant mortel,
il faut le supprimer. Cela n'est possible qu'en le
remplaçant par un courant de vie,
c'est-à-dire par l'impulsion qui nous presse
de vivre pour autrui. Elle seule est capable de
désarmer notre prochain.
À une condition toutefois :
c'est qu'elle soit aussi naturelle et aussi
involontaire que ne l'est communément
l'attitude d'hostilité réciproque.
L'accomplissement de la loi que Jésus nous
présente ici est donc une manifestation
spontanée de la vie originelle dont les
béatitudes nous ont décrit la
naissance et l'épanouissement. Nous y avons
vu l'élan vers le prochain s'éveiller
d'une manière tout
impulsive, et se traduire par
l'entr'aide miséricordieuse; la
réconciliation avec notre adversaire
irrité n'est pas autre chose que la paix que
procurent les enfants de Dieu par le fait seul de
leur vie nouvelle.
L'accomplissement positif des lois
morales qui régissent l'ordre ancien n'est
ainsi que l'épanouissement créateur
de l'être nouveau opposé à
toutes les agressions de l'adversaire. Il faut
qu'en face de l'ordre ancien se dresse et triomphe
l'ordre nouveau. L'influence vivifiante et
conciliatrice de l'être originel doit vaincre
et transformer aussi bien le chaos organisé
et discipliné, que les puissances
dévastatrices de la barbarie
déchaînée.
C'est là ce que Jésus
veut nous faire comprendre. Dans les paroles que
nous considérons, il nous présente
certaines applications d'une loi
générale. Mais ces exemples n'ont
qu'une importance secondaire. En nous y
arrêtant nous perdrions l'intelligence du
principe même. L'essentiel n'est donc pas de
nous réconcilier à tout prix avec
celui qui a quelque chose contre nous : il se peut
que nous n'en possédions pas encore
intérieurement la capacité.
Dépourvus de la puissance créatrice
de la vie nouvelle, nous ne pourrions ainsi qu'en
copier sans succès les manifestations. Ce
serait désastreux. Il se peut aussi que nous
devions renoncer à une démarche qui
ne ferait que surexciter la colère de notre
frère. Qu'on songe aux cas si divers
auxquels ces paroles peuvent se rapporter, et qu'on
se rappelle que Jésus lui-même - pour
autant du moins que nous sommes renseignés
à ce sujet - n'a point cherché
à se réconcilier avec ses
adversaires. Ce qui importe, c'est que la loi de la
vie nouvelle règne intégralement en
nous : nous devons vivre absolument pour nos
semblables et l'inimitié que nous
rencontrons ne doit provoquer
dans notre âme qu'une émotion
miséricordieuse et le désir de la
réconciliation.
Impossible de dire comment ces
dispositions se manifesteront pratiquement dans
chaque cas particulier; cela se montrera, si notre
conduite découle directement de l'intuition
de la situation donnée. Gardons-nous de la
combiner d'avance par la réflexion. Elle
perdrait la spontanéité dont
dépend sa puissance créatrice.
L'essentiel c'est que vive et règne en nous
la sensibilité nouvelle de l'être
originel qui ne connaît d'autre
réaction contre le mal que la joie d'aimer
davantage.
Si au lieu de nous en tenir aux
exemples mentionnés par Jésus, nous
saisissons ainsi la loi même de la vie
nouvelle qu'ils illustrent, nous constaterons que
les échappées qu'il nous ouvre sur
tel ou tel domaine spécial, nous
découvrent en réalité toute
l'étendue de notre vie morale.
Considérons, par exemple, une
question d'un autre genre. Il est évident
que la véritable culture de
l'humanité repose sur l'action
réciproque et complémentaire de la
nature féminine et de la nature masculine.
C'est là que gît certainement le
secret de notre avenir. Mais cet échange ne
peut aujourd'hui porter tous ses fruits, parce que
la relation mutuelle des deux sexes est encore si
tendue qu'ils n'entrent guère en contact
sans éprouver une émotion sensuelle.
De là l'ordre de ne séduire personne,
c'est-à-dire de ne se départir jamais
de la réserve obligée envers l'autre
sexe. Pour peu que nous approfondissions le sens de
ce précepte, en le rapprochant de
l'enseignement de Jésus sur la colère
et les injures, nous envisagerons toute
coquetterie, toute façon de jouer avec
l'attrait sensuel, comme une faute morale. Mais le
véritable accomplissement de la loi va
beaucoup plus loin : si
malgré notre attitude irréprochable,
la convoitise sexuelle s'est allumée dans le
coeur de notre prochain, bien loin d'en profiter,
mais bien loin aussi de rompre brusquement tout
rapport avec lui, nous chercherons à
éteindre l'excitation sensuelle par notre
pureté même et à la transformer
peu à peu en une harmonie intérieur.
Quand un homme et une femme se sont liés
d'amitié, l'un d'eux vient à
broncher, l'autre ne se précipitera point
à corps perdu dans l'abîme de la
passion; mais il ne se retirera pas non plus, en
abandonnant le premier à son sort, au
contraire, il le soutiendra et le guidera avec plus
de fermeté que jamais jusqu'à ce que
soit passé ce vertige d'un moment. C'est
ainsi qu'il accomplira la loi, en mettant au
service de l'autre sexe l'instinct profond qui
l'attire vers lui et en devenant pour lui, par la
puissance de sa nature originelle reconquise, une
source de joie et de progrès.
Il en va de même dans tous les
domaines. Écarter tout ce qui fait obstacle
à la vie de notre prochain plutôt que
l'entraver en quoi que ce soit, répondre
à son mauvais vouloir par le bon vouloir et
le bon secours, nous réjouir de son bonheur
au lieu de lui porter envie, opposer aux
cachotteries et aux méfiances une candeur
absolue et une confiance sans réserve,
administrer notre fortune comme un
dépôt qui nous est confié pour
le bien des autres, au lieu de tiré profit
des dommages subis par eux, vivre non en
égoïste mais comme membre d'un corps, -
voilà la moralité qui est un
accomplissement positif de la loi, et qui n'a plus
à maîtriser les instincts mauvais,
parce qu'elle en est affranchie et qu'elle est
devenue vérité
créatrice.
Cette morale supérieure de
l'être originel nous garantit une
organisation nouvelle de la vie, parce qu'elle
contribue à
l'établir. Car elle triomphe du chaos et le
métamorphose. Sous son influence vivifiante,
toutes choses sont faites nouvelles. Aussi les lois
de la morale nouvelle sont-elles en même
temps celles du développement de la
véritable nature humaine dont nous attendons
la réalisation.
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